Édouard Garand (17p. 90-92).

CHAPITRE X

EXPLICATIONS


— Veiller sur Marcelle !

Ce fut un cri général.

— Je le comprends, cela vous étonne grandement, dit Monique ; je vais donc vous expliquer tout… Auparavant, je tiens à vous dire, M. de Bienencour, que c’est à moi que vous avez sauvé la vie, certain jour de l’été dernier, dans le Tunnel du Requiem, et non à Marcelle.

— Ah ! s’exclama Gaétan. Alors, bien des choses qui me paraissaient inexplicables….

— Le Tunnel du Requiem !… murmura Marcelle.

— M. de Bienencour, je vous ai reconnu tout de suite, lorsque je vous ai aperçu, sur la terrasse, le lendemain de votre arrivée au Beffroi. Vous n’aviez plus votre barbe, vous étiez vêtu autrement ; tout de même, je n’ai pas hésité, un seul instant à vous reconnaître… C’est que, voyez-vous, on n’oublie jamais qui nous a sauvé la vie.

— Mais, fit Gaétan, ne m’avez-vous pas dit, Mlle Dolorès, que Marcelle avait été effrayée de quelque chose, au Tunnel du Requiem, un jour de l’été dernier ?

— Dolorès a dû vous le dire, en effet, répondit Marcelle. Un jour, que je m’étais aventurée jusqu’au tunnel, j’avais vu un cheval, tué par le train, dans le Tunnel du Requiem. Il a été tué sous mes yeux ! dit-elle, en frissonnant. La pauvre bête, affolée, avait tant essayé de… Mais, je préfère ne pas en parler davantage, je…

— Mon Dieu ! Quelle ressemblance existe entre vous deux ! s’écria Gaétan, en s’adressant aux jumelles. Lorsque je vous ai vue, au bal de tante Paule, Mlle Marcelle, j’étais si convaincu que c’était vous que j’avais secourue… Et puis, ce chien, cet énorme collie…

— Ce chien, c’était Iso, mon fidèle protecteur et ami, qui m’avait été donné en cadeau, alors qu’il était tout petit, M. de Bienencour, répondit Monique. Iso ressemble à Mousse, et il n’est pas surprenant que vous et… d’autres s’y soient trompés. Mais, j’ai d’autres explications à vous donner. Père, la nuit où le feu dévasta la forêt, vous vous souvenez ?… vous aviez aperçu un moine, au pied de l’escalier, conduisant au grenier… Ce moine, c’était moi…

— Toi, Monique !

— Oui, moi ! Cette nuit aussi où Marcelle a vu un moine, penché sur elle et la regardant dormir, c’était encore moi. Le moine que Wanda Carrol a entrevu, un soir, dans la sacristie de la chapelle, c’était moi, encore… Certes ! Ce n’était pas mon intention de vous effrayer ; mais les corridors secrets dont je vous ai parlé, tout à l’heure, sont très froids, et comme je suis généralement vêtue légèrement, j’endossais une tunique de moine, trouvée, un jour, dans une des armoires de la sacristie. L’ombre du moine, dans le beffroi, qui avait tant effrayé ma sœur jumelle, certain soir, qu’elle la vit se projeter sur la terrasse, eh ! bien, c’était moi, encore cette fois.

— C’est vous, Monique, qui avez sonné l’alarme, le soir du feu, n’est-ce pas ? demanda Dolorès.

— Oui, Dolorès, c’est moi ! Voyant l’incendie faire de rapides progrès, j’avais quitté hâtivement ma demeure, et accourant vers le Beffroi, je sonnai l’alarme. Il y aurait, je le pressentais, des malheureux à secourir ; je vins ici, vous en avertir.

— Chère enfant ! dit Henri Fauvet. Mais, continue, je te prie ; il y a d’autres mystères à nous expliquer, j’en suis sûr.

— Oui, il y en a… C’est moi, et non Marcelle, que vous avez aperçue, à la Cité du Silence, M. Le Briel, ce soir où votre cheval, affolé par l’orage, a pris le mors aux dents. Vous m’avez appelée, c’est-à-dire que vous avez appelé ma sœur, vous avez appelé Iso, croyant que c’était Mousse… Vous vous en souvenez ?

— Si je m’en souviens ! fit Raymond.

— Et c’est moi qui suis entrée furtivement chez le Docteur Carrol, une nuit, alors que vous étiez retenu chez lui, malade, afin de m’assurer que vous étiez en voie de guérison. J’avais été témoin de l’accident qui vous était arrivé, du moins, j’avais vu votre cheval partir à fond de train, voyez-vous, et comme j’en étais, en quelque sorte, la cause, j’étais très inquiète à votre sujet…

— Je sais maintenant… murmura Raymond, avec un sourire ému.

— Ce n’est pas Marcelle, mais moi qui ai tué l’ours qui vous poursuivait un soir, M. Le Briel…

— Tué… un ours ! s’écria Henri Fauvet.

— Eh ! oui, père ! Je vous raconterai tout, en détails, ce soir ou demain ; je ne fais que citer les faits, en ce moment, et éclaircir certaines choses, qui ont dû vous paraître fort mystérieuses, j’en suis sûre… Je continue donc : M. de Bienencour, un soir, alors que tous dormaient, au Beffroi, vous avez cru voir Marcelle, assise sur un banc, dehors… Vous vous êtes approché pour lui parler…

— C’était donc vous, Mlle Monique ? fit Gaétan.

— C’était moi… Je me suis enfuie, à votre approche, et cela a paru beaucoup vous intriguer, et vous déplaire.

— C’est extraordinaire, extraordinaire ! murmura le Docteur Carrol. Cette ressemblance… Jamais il n’en a existé de pareille, même entre sœurs !

— C’est moi que Marcelle a pris pour une vision, pour l’ombre d’elle-même, rencontrée dans l’escalier conduisant au clocher ; j’étais allée admirer le coucher du soleil et…

— Chère Monique ! fit Marcelle.

— M. Le Briel, reprit Monique, celle que vous avez rencontrée, par hasard, dans le bois, certain après-midi, assise sur un rocher, à confectionner un bouquet de muguets, je pense que vous l’avez deviné déjà, ce n’était pas Marcelle. C’est moi, père, ajouta-t-elle qui ai accepté, ce jour-là, un rendez-vous avec M. Le Briel, pour la nuit suivante, et qui l’ai accompagné à la Cité du Silence… Le Docteur Carrol…

— Mon enfant, dit, d’une voix grave, Henri Fauvet, comment as-tu pu commettre pareille indiscrétion ?… Accepter un rendez-vous… avec un jeune homme… la nuit…

— Père, fit Monique, n’avez-vous pas confiance en M. Le Briel ?

Ce fut dit si naïvement, que tous, même Henri Fauvet, sourirent.

— Comprenez bien, père, dit-elle, je n’ai pas été élevée comme Marcelle l’a été… Abandonnée par ma mère (qui me croyait morte, il est vrai) mes parents adoptifs m’accordaient beaucoup de liberté, comme c’est l’habitude, en ces régions. Depuis la mort de Febro, depuis, surtout, que j’ai quitté le collège, je suivais Cyril Florentin partout… Après son décès, je n’avais de comptes à rendre à qui que ce fut au monde… Ainsi, père chéri, ce qui vous semblerait excessivement répréhensible et déplacé chez ma sœur jumelle, ça n’a presque pas d’importance, chez moi.

— Cependant, ma fille…

— N’en parlons plus, père, voulez-vous, pour le moment du moins ? Je veux vous expliquer maintenant mes paroles de tout à l’heure… Je vous ai dit que je m’étais donnée une mission ; celle de veiller sur Marcelle… Voici pourquoi ; c’est que je m’étais aperçue qu’elle était souvent… étrange… et bientôt, j’en devinai la cause…

— Étrange !… Ô Monique, si tu savais combien ce mot…

— Ne m’interromps pas, petite sœur, je te prie ! dit Monique. Tout s’expliquera bientôt, sois-en assurée ! La cause de cette étrangeté chez Marcelle, je le compris bien vite, c’était qu’elle était souvent sous l’effet de la… morphine.

— De la morphine ! cria Marcelle, en pâlissant.

— Chut ! petite sœur chérie ! Hélas ! reprit Monique, je me dis qu’elle avait hérité de ce goût de notre mère, qui, elle aussi était morphinomane.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’exclama Henri Fauvet, en portant la main à son cœur.

— Combien de fois, la nuit, j’ai pénétré furtivement dans la chambre de ma sœur et placé, à sa portée, un verre de limonade fraîche, emportant celui qui contenait de la morphine ! Pauvre Marcelle ! Comme je la plaignais, et qu’épouvantable me paraissait ce vice auquel elle s’adonnait !…

Henri Fauvet sanglotait.

— Ne pleurez pas ainsi, père chéri, fit Monique, et attendez le reste de mon récit ; il explique tant de choses ! Le soir des tableaux vivants, reprit-elle, j’eus le pressentiment d’un malheur… Marcelle… Que faisait-elle dans sa chambre —… Car, alors que chacun était à s’habiller pour la circonstance, nul bruit ne me parvenait de la chambre de ma sœur… J’allai voir… Mon pressentiment ne m’avait pas trompée ; Marcelle dormait, sous l’effet de la morphine !… Bientôt, tout serait découvert, et, quel scandale !… En un clin d’œil, ma résolution fut prise : je personnifierais Marcelle, ce soir-là !… L’extraordinaire ressemblance existant entre nous, rendait la chose facile… Figurer dans des tableaux ce n’était guère compliqué… Allons !… À la hâte je m’habillai, puis, ayant fermé à clef la porte de la chambre où dormait ma sœur, je descendis au salon…

— Ainsi, c’était toi, Monique ?… s’écria Henri Fauvet.

— Oui, père ! Et c’est pourquoi, lorsque vous m’avez donné un baiser, j’ai tant pleuré ; C’était la première caresse que je recevais de mon père !

— Ma fille ! Ma pauvre, pauvre enfant !

— M. de Bienencour, reprit-elle, vous vous souvenez que j’ai refusé de vous accompagner au piano, le soir des tableaux vivants ? C’est que, quoique je possède, me dit-on, une assez bonne voix, je n’ai jamais voulu apprendre la musique. M. Le Briel me demanda de chanter… je consentis… Mon père et Dolorès furent très étonnés de constater que je possédais une voix… Bref, encore, cette fois, vous m’avez prise pour Marcelle ; mais je ne pouvais agir autrement si je voulais sauver ma sœur d’un terrible scandale.

— Que Dieu te bénisse, Monique, pour ce que tu as fait ! s’exclama Henri Fauvet, dont les joues étaient inondées de larmes.

— La nuit suivante, suivant les tableaux vivants, je veux dire, j’aperçus une ombre qui traversait le corridor et se dirigeait vers la chambre de Marcelle… Cette ombre, je la suivis… Elle portait à la main une petite fiole, contenant une substance liquide… Je la vis, cette ombre, s’approcher du lit de ma sœur et verser, dans le verre de limonade que Rose place sur une petite table, chaque soir, le contenu de la bouteille.

— Ô ciel ! s’écrièrent-ils tous.

— Qui donc a osé commettre un tel crime ? s’exclama Mme de Bienencour.

— Je vous le dirai bientôt… Je compris, cette nuit-là, que si Marcelle était parfois sous l’effet de la morphine, c’était que cet anesthésique lui était administrée par une main criminelle.

— Quel cri d’indignation accueillit ces paroles de Monique !

— La nuit dernière, je suivis, encore une fois, l’ombre mystérieuse, et je la vis verser dans le verre de limonade une dose de morphine capable de tuer dix hommes. Je la vis comme je vous vois… Je fis un mouvement… Prise de peur, l’ombre s’enfuit, mais elle oublia sur la petite table la fiole que voici… Reconnaissez-vous cette fiole, Mme de Bienencour ? Elle porte l’étiquette d’un pharmacien de la ville de Québec.

— Grand Dieu ! cria Mme de Bienencour. Mais, c’est Iris qui…

— Iris Claudier ! répétèrent-ils tous.

— Iris Claudier, oui ! répondit Monique. Oh ! ne la laissez pas fuir ; elle mérite d’être arrêtée, pour tentative de meurtre, la misérable créature !

Gaétan de Bienencour et Raymond Le Briel se dirigèrent vers l’extrémité de la bibliothèque, où se tenait Iris, blanche jusqu’aux lèvres, et ils se placèrent de chaque côté d’elle.

— Voyant le danger dans lequel était Marcelle, et n’osant trop m’approcher de son lit, de peur de l’effrayer, si, par hasard elle venait à s’éveiller, je montai au beffroi et je sonnai le tocsin, sachant bien que cela vous mettrait tous en émoi. Profitant, ensuite de la confusion générale, je descendis, à la course, dans la chambre de Marcelle, et m’emparant du verre de limonade empoisonnée, j’en mis de la fraîche, à sa place. Les yeux fixés sur Mlle Claudier ensuite, je l’aperçus, guettant ma sœur, afin de s’assurer si elle boirait le breuvage empoissonné… Souvenez-vous que cette fille s’est évanouie, ce matin, en voyant arriver dans la salle à manger celle qu’elle croyait avoir assassinée de sa propre main !

— Oh ! la misérable créature ! crièrent-ils tous.

— Nous la livrerons à la justice ! dit Henri Fauvet.

— Arrêtez la ! Arrêtez-la ! cria le Docteur Carrol. Ah ! Il est trop tard !

Trop tard, en effet, car Iris Claudier, profitant de l’excitation qu’avait causé l’accusation de Monique, s’était glissée vers une des fenêtres, l’avait ouverte, et avait sauté sur la terrasse.

— Poursuivons-la ! firent Gaétan et Raymond.

— Elle ne pourra pas aller loin, dans cette brume, dit le Docteur Carrol, qui partit, avec les deux jeunes gens, à la poursuite de la coupable.

Au bout de quelques minutes, cependant, ils revinrent, tous trois… bredouille. Mais les environs du Beffroi devaient être surveillés, et aussitôt que se lèverait la brume, Iris Claudier serait arrêtée et livrée à la justice.

Quand la cloche sonna pour annoncer le repas du midi, Henri Fauvet fit réunir les domestiques et leur présenta Monique, « le portrait vivant de notre chère Mlle Marcelle » ! disait Mme Emmanuel.

— Et aussi douce, aussi charmante que Mlle Marcelle, ajoutait Rose.

Car, tout de suite, le personnel du Beffroi aima « Mlle Monique » et jura de la servir fidèlement.

Le bonheur était revenu, et il régnerait désormais en maître, au Beffroi.