Édouard Garand (17p. 93-95).

CHAPITRE XII

Ô CLOCHES, CARILLONNEZ !


Gaiement carillonne la cloche du Beffroi, comme pour annoncer un grand événement.

À l’intérieur de l’ancienne abbaye, tout est décoré de fleurs et de vertes guirlandes : dans les corridors, le salon, la bibliothèque, l’étude, la salle à manger, etc., des fleurs, des fleurs partout. Même sur les marches de l’escalier du rez-de-chaussée il y a des pots de fleurs et des palmiers. Le petit corridor conduisant à la chapelle n’est plus qu’un couloir fleuri.

Et la chapelle donc ! On dirait une serre. L’autel n’est qu’une masse de roses et de lys. De la chaire on a fait une colonne d’œillets. Des lierres festonnent les murs, puis, tout près des balustres, est une arche colossale de muguets.

Un an s’est écoulé depuis les événements racontés dans les chapitres précédents. Henri Fauvet ayant maintenant « trois filles » : Marcelle, Monique et Dolorès, n’avait pu consentir à ce que le mariage de ses jumelles se fit, en même temps que celui de Dolorès. (Inutile de le dire, Monique était devenue la fiancée de Raymond Le Briel). Les deux sœurs devaient se marier à la même messe, mais plus tard.

— Je ne puis me décider de perdre mes trois filles, du même coup ! avait dit Henri Fauvet. en souriant. L’année prochaine, ce sera bien assez tôt de vous marier, Marcelle et Monique.

On était au 15 octobre, et c’était « le grand jour » : Henri Fauvet mariait ses deux filles et, pour la circonstance, rien n’avait été épargné, on le pense bien !

L’orgue, sous les doigts habiles de Fred Cyr, jouait une marche triomphale, et aussitôt, s’ouvrit la porte de la chapelle et parut Henri Fauvet marchant entre ses deux filles Marcelle et Monique, vêtues en mariées. Deux minuscules pages tenaient leurs traînes.

Les mariées et leur père se placèrent sous l’arche de muguets, où bientôt vinrent les rejoindre Gaétan de Bienencour et Raymond Le Briel. Gaétan se plaça près de Marcelle, Raymond, près de Monique. Le Docteur Carrol servait de témoin à Gaétan et Karl Markstien à Raymond. Puis vinrent Olga et Wanda Carrol, toutes deux vêtues de robes mauves, garnies de muguets. Chacune portait à son cou un délicat pendentif d’or, sur lesquels étaient gravés deux noms : Marcelle. Monique.

Les jumelles étaient, toutes deux, belles à ravir dans leurs toilettes de mariée et la ressemblance entr’elles était plus marquée que jamais. Elles portaient des robes de soie brochée blanche, garnies de dentelle dite « fil d’araignée ». Leurs riches voiles étaient surmontés de guirlandes de fleurs d’orangers, maintenus sur la tête par de splendides étoiles en diamants. À la main, chacune d’elle portait un énorme bouquet de muguets.

Le Père Lemaître parut au pied de l’autel, portant des ornements en drap d’or ; quatre enfants de chœur l’accompagnaient.

Après la messe et la signature dans les registres, on s’en alla processionnellement dans la salle à manger, afin de prendre part au banquet préparé pour la circonstance ; un banquet comme il ne s’en était jamais donné dans le district de Nipissingue. Le Père Lemaître présidait. À sa droite étaient Marcelle et Gaétan ; à sa gauche, Monique et Raymond, puis venaient Henri Fauvet, les dames d’honneur, les témoins, Fred Cyr, les pages. Mais, ce n’était pas tout. Afin que ce jour ne fut jamais oublié, dans ces régions, le voisinage avait été invité, et c’est pourquoi la longue table, à laquelle s’étaient attablés, autrefois, quantité de moines, était aujourd’hui garnie de gens du monde. Pour cet acte si démocratique, Henri Fauvet, sans s’en douter, se rendait, à jamais populaire et respecté dans le pays.

Les mariés partirent, le soir même ; ils allaient à Québec, où les attendait Mme  de Bienencour. Marcelle et Gaétan demeureraient aux Terrasses, mais la marraine de Marcelle avait insisté pour que les deux jeunes couples allassent passer au moins trois semaines chez elle.

Dolorès avait rêvé d’assister au mariage des jumelles ; mais d’autres devoirs la retenaient au Vieux Manoir, dans le moment. Depuis quinze jours, elle était mère d’un fils, dont les parrain et marraine étaient Henri Fauvet et Mme  Archer, mère. L’enfant portait les noms de Henri Fauvet Archer ; Dolorès et Gaston considéraient devoir cela au père de Marcelle et de Monique. N’avait-il pas ouvert toutes grandes les portes du Beffroi à la jeune fille, lors du décès de Mme  de Pont-Joly ? N’avait-il pas traité Dolorès comme si elle eut été sa fille ? Ne l’avait-il pas dotée richement ?

À propos de la dot de $10.000 donnés à Dolorès, le jour de ses fiançailles, Gaston avait offert à Henri Fauvet de les lui rendre ; cette petite fortune appartenait de droit à Monique maintenant.

Mais Henri Fauvet refusa de reprendre cet argent.

— C’est la dot de Dolorès, avait-il répondu, et puis, Gaston, ajouta-t-il en riant, je ne veux pas avoir l’air de me vanter ; cependant, je veux que tu comprennes que j’ai les moyens de doter mes trois filles convenablement.

Pauvre Henri Fauvet ! Il allait donc rester seul, au Beffroi ! Il est vrai que Monique serait sa voisine, puisque l’Eden n’était qu’à cinq milles de distance ; il est vrai aussi que Marcelle et son mari viendraient passer tous les étés avec lui. Ils quitteraient la ville de Québec le 1er mai, et n’y retourneraient qu’à la fin d’octobre. Tout de même, il ne put retenir ses larmes, quand ses enfants partirent, le soir de leur mariage.

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Et maintenant, franchissons une espace de quatre années, et retournons au Beffroi, l’hospitalier Beffroi. Mais auparavant, disons que Henri Fauvet avait fait construire un joli chalet sur le terrain de Cyril Florentin. Ce chalet portait encore le nom de « la maison de Febro ».

Henri Fauvet avait installé, dans « la maison de Febro », un des sinistrés du dernier feu de forêt ; un nommé Janson, parent éloigné de cette bonne Mme  Emmanuel. Janson, inutile de le dire, ne jurait plus que par le propriétaire du Beffroi.

Sur les tombes de Cyril Florentin et de Febro, le père de Marcelle et de Monique avait fait ériger une grande croix en marbre blanc, sur laquelle se détachait, en lettres dorées, l’inscription suivante : « Cyril Florentin. Febro, son épouse. Tribut de reconnaissance de la famille Fauvet ». N’avaient-ils pas, ces braves gens, élevé Monique de leur mieux, faisant mille sacrifices pour lui donner la meilleure instruction possible ?

L’érection du chalet et du monument s’était fait, il y avait deux ans.

On était au 4 juillet. Dans le salon du Beffroi, un groupe, qui ne manquera pas de nous intéresser, était réuni : Henri Fauvet, Marcelle et son mari, Monique et son mari, Mme  de Bienencour, pas du tout vieillie, toujours aimable et gaie. Il y avait là aussi Dolorès, son mari et leur petit Henri Fauvet Archer, l’enfant le plus brouillon, le plus tapageur au monde ; mais si fin, si gentil, que tous en raffolaient. Voyez, voici Yolande, Réal du Tremblaye, son mari, et leurs deux enfants ; un garçon et une fillette, voici aussi Jeannine et son mari Léon Martinel. Jeannine n’a pas d’enfants, mais elle dit souvent :

— Seigneur ! Gaston et Marcelle (ainsi se nomment les enfants d’Yolande) m’appartiennent, en quelque sorte. Voyez-vous, presque chaque jour, je les vole à Yolande, et puis, je les aime comme s’ils étaient à moi… Léon aussi les aime, je vous assure !

Mais continuons à nommer nos gens ; Olga, Karl Markstien, son mari et leur fils Lionel. Lionel, d’après le Docteur Karl, sera, un jour, médecin émérite, car le cher petit s’amuse constamment à envelopper du sel dans des bouts de papier blancs, qu’il plie, ensuite, sous forme de prises. Eh ! bien, qui vivra verra !

Où en étions-nous ?… Ah ! oui ! Wanda et Fred Cyr, son mari, sont aussi du groupe qui nous intéresse. Wanda, elle non plus, n’a pas d’enfants, ce qui la désole quelque peu ; tout de même, elle est heureuse, car Fred est le modèle des époux. Le Docteur et Mme  Carrol sont aussi parmi nos amis.

Vers les trois heures de l’après-midi, arrive le Père Lemaître, et aussitôt, on procède à la sacristie, où seront baptisées deux petites jumelles, les premières-nées du mariage de Marcelle et de Gaétan. Les jumelles sont âgées de près de deux mois.

De l’une des jumelles, seront parrain et marraine Henri Fauvet et Mme  de Bienencour ; de l’autre, ce seront Monique et son mari.

Quand, au baptême, le prêtre demanda les noms des petites, Mme  de Bienencour posa la main sur sa filleule et répondit :

— Celle-ci, mon Père, c’est Marcelle.

Et Monique, de son côté, de dire :

— Et celle-ci, c’est Monique.

L’histoire se répète. Les jumelles des de Bienencour avaient, elles aussi, les cheveux d’or, les yeux violets, les traits fins et délicats : Marcelle et Monique allaient revivre dans ces petites.

Oh ! comme elle carillonne, encore, cette fois, la cloche du Beffroi, pour annoncer à tous le baptême des mignonnes jumelles, Marcelle et Monique de Bienencour !

C’est le soir du baptême. Sur la terrasse du Beffroi, sur le bord de la Rivière des Songes, nos amis sont assis. Les enfants sont couchés et tout est d’une tranquillité parfaite. Quel silence ! Quelle paix !

Ce silence, cette paix, on sait qu’ils règnent partout, ce soir : à l’Abri, demeure des Cyr ; à l’Eden, demeure des Le Briel ; au Grandchesne demeure des Carrol et des Markstien…

Ce silence, cette paix… Ils flottent au dessus de la Rivière des Songes ; de l’Avenue des Trembles, là-bas ; au-dessus des Cinq Ormes, de l’Arche Enchantée, de la « maison de Febro »… Ils flottent aussi sur la Cité du Silence, cité mystérieuse et étrange, qui ne se lasse jamais de contempler ses propres charmes dans le Miroir des Anges…

Soudain, un bruit interrompt le silence : c’est celui d’un train, ralentissant son allure, avant de pénétrer dans le Tunnel du Requiem.

Puis, dans le clocher du Beffroi, tintent neuf coups sonores…

Comme si ces divers bruits avaient pour effet d’interrompre les réflexions de tous, ils se retournent d’un commun accord et regardent le Beffroi.

À ce moment, doucement, lentement, apparaît l’astre des nuits, illuminant tous les environs…

Aussitôt, sur la terrasse entourant l’ancienne abbaye, se projette clairement l’ombre du beffroi.


FIN DE LA CINQUIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.