Édouard Garand (17p. 6-7).

CHAPITRE III

un malheur


Il eut été difficile de trouver, de par le monde, deux être plus heureux que Henri Fauvet et Ondine, sa femme. Installés confortablement dans une des banlieues de Québec, possédant, non la fortune, mais une confortable aisance, leur sort paraissait très enviable ; il l’était aussi.

Tout d’abord, Henri avait craint que sa jeune femme s’ennuyât dans son nouveau milieu, mais il n’en fut rien. Non pas qu’Ondine ne pensât fort souvent à son chez elle, là-bas, dans le nord d’Ontario et aussi à la bonne Febro ; mais, une des amies de la mère de Henri Fauvet avait entrepris de faire faire des connaissances à la nouvelle mariée et de l’amuser.

Mme de Bienencour (tel était le nom de la nouvelle amie d’Ondine) avait tout de suite aimé la jeune femme et elle l’avait prise, en quelque sorte, sous son aile ; ce dont Henri lui était bien reconnaissant, car, étant obligé de s’absenter souvent et pour assez longtemps parfois, à cause de sa profession, il était content de pouvoir laisser sa chérie sous la protection de cette bonne et aimable Mme de Bienencour.

La résidence des Fauvet avait nom : Le Nid. La domesticité se composait de V. P., d’une cuisinière ayant nom Pétronille, et d’une fille de chambre, du nom de Rose. Rose, durant les quelques mois déjà qu’elle était au Nid, se montrait pleine de dévouement envers ses maîtres ; elle aimait et admirait Ondine, et la servait en conséquence.

Le Nid était donc un foyer idéal, et tout promettait des jours paisibles et heureux, à jamais. Hélas ! le malheur voulut que, certain soir, Ondine qui avait veillé tard chez Mme de Bienencour et était revenue chez elle dans la voiture de son amie, prit froid. Elle eut une attaque de névralgie dans la tête. Henri, voyant souffrir sa femme, fit venir un médecin. Il n’y avait pas de médecin attitré, au Nid, et V. P. alla frapper chez celui qui demeurait le plus près.

Le médecin, en voyant que celle pour laquelle on l’avait fait venir souffrait un véritable martyre, prépara immédiatement une prescription et donna à V. P. l’ordre de courir à une pharmacie la faire remplir.

Quand le domestique revint, apportant une fiole remplie d’un liquide blanchâtre, le médecin en administra une dose à la malade, puis il dit :

— M. Fauvet, je viens de faire prendre à la malade une dose de morphine ; bientôt, elle ne souffrira plus et elle dormira.

— Tant mieux, alors ! répondit Henri.

— La morphine est une chose dont il ne faut pas abuser cependant, reprit le médecin ; si Mme Fauvet ressentait encore de grandes douleurs, dans le courant de la nuit, il vaudrait mieux essayer de la soulager autrement qu’en lui administrant de la morphine. Je reviendrai, demain avant-midi. J’espère que la malade passera une assez bonne nuit. Voyez : elle souffre moins déjà !

Le lendemain matin, quand revint le médecin, Mme de Bienencour était dans la chambre à coucher d’Ondine. Or, celle-ci paraissait souffrir horriblement.

— Mon Dieu, Docteur Nippon, s’écria Mme de Bienencour, en apercevant le médecin, ne pouvez-vous rien pour soulager cette pauvre enfant ?… Elle souffre le martyre !

Mme de Bienencour ! fit le Docteur Nippon, en s’inclinant. Oui, Madame, ajouta-t-il, je vais soulager immédiatement Mme Fauvet, en lui administrant une dose de morphine… Je vous avouerai pourtant que je n’administre la morphine à mes malades que quand j’y suis forcé.

— Et vous faites bien ! s’écria Mme de Bienenoour.

— On me dit que vous avez passé une assez bonne nuit, Mme Fauvet ? demanda le médecin.

— Oui ! Oui ! répondit Ondine. Mais, ce matin, je souffre horriblement. Oh ! ma tête ! ma tête !

La morphine tranquillisa la jeune femme ; mais, vers le soir, elle en réclama une nouvelle dose, à grands cris… Et on lui en donna…

Ce fut le prélude d’une tragédie que cette attaque de névralgie qu’eut Ondine. Plusieurs jours s’étaient écoulés. Le médecins avait discontinué ses visites, considérant que sa malade était guérie ; cependant, chaque soir, Ondine devenait nerveuse et agitée, puis, aussitôt en sûreté dans sa chambre à coucher, elle prenait une dose de morphine et s’endormait.

Une nuit, Henri eut le frisson, et craignant que cela lui jouât un mauvais tour, il alla trouver sa femme, afin de lui demander de faire chauffer un peu d’eau et lui préparer une dose de cognac. Or, Ondine dormait profondément, si profondément même que son mari ne parvint pas à l’éveiller. Pourtant il n’eut pas le plus léger soupçon. Il alla frapper à la porte de chambre de Rose.

— Rose ! appela-t-il.

Aussitôt, la fille de chambre se leva, elle jeta un kimono par-dessus sa jaquette et ouvrit la porte.

— Monsieur ! s’écria-t-elle. Madame serait-elle malade ?

— Non, Rose ; c’est moi qui ai le frisson… Je n’aime pas à vous déranger dans votre sommeil ; mais, Mme Fauvet dort si profondément que je n’ai pu l’éveiller.

— Ah ! fit Rose. Ah !

Elle jeta un regard scrutateur sur Henri Fauvet. Elle savait bien, elle, ce qui se passait dans cette maison !

À quelque temps de là, Henri revenant d’une expédition, un soir plus tôt qu’il était attendu, trouva sa femme dormant d’un sommeil dont il ne put la tirer. Les deux servantes étant couchées, il envoya V.P. chercher à la course, le Docteur Nippon.

Quand le médecin arriva, Henri alla lui ouvrir.

— Docteur, dit-il, ma femme est malade… et je ne sais ce qu’elle a… Elle dort d’un sommeil qui ne me semble pas naturel, et… je suis très inquiet. Dans l’état où elle est, tout peut prendre un caractère grave, je crois.

— C’est singulier ! dit le médecin.

— Je ne vous cacherai pas que je suis fort inquiet au sujet de ma femme, Docteur, reprit Henri Fauvet. Depuis quelque temps… depuis qu’elle a eu cette attaque de névralgie pour laquelle vous l’avez soignée, elle est souvent soit triste, soit excessivement gaie ; je crains que ses nerfs ne soient dans un déplorable état.

Des larmes coulèrent sur les joues du mari d’Ondine ; il aimait tant sa chère femme !

— Que votre domestique me conduise à la chambre de Mme Fauvet, sans retard ! dit le médecin. Et… je désire être seul, s’il vous plaît.

— Vous me direz franchement ce qu’il y a, n’est-ce pas, Docteur ? implora Henri Fauvet.

— Je vous le promets, répondit le Docteur Nippon.

Le médecin ne fut pas longtemps absent. Quand il revint dans le corridor où Henri l’attendait anxieusement, son visage était grave.

— Ma femme ?… demanda le mari d’Ondine.

— Veuillez me conduire dans votre étude, M. Fauvet ; j’ai à vous entretenir tout particulièrement, répondit le médecin, d’une voix qui tremblait légèrement.

— Mon Dieu ! Qu’y a-t-il ? cria Henri Fauvet, aussitôt qu’il eut introduit le médecin dans son étude.

— Monsieur Fauvet, dit le Docteur Nippon, il m’en coûte de vous darder au cœur, pour ainsi dire ; mais j’ai promis de ne rien vous cacher concernant Mme Fauvet… Votre femme, M. Fauvet, je n’ai pu, moi non plus, l’éveiller : elle dort, sous l’effet de la morphine…

— De la morphine !… Mais… elle aura été souffrante et… Je vais faire lever Rose ; elle me dira si…

— C’est parfaitement inutile, M. Fauvet ! Il y a des signes auxquels nous ne saurions nous tromper, nous médecins… Mme Fauvet est devenue… morphinomane.

— Morphinomane ! Ma femme ! Mon Ondine !

— Dieu sait si vous avez mes sympathies, M. Fauvet ! Essayez de faire entendre raison à Mme Fauvet. Essayez surtout de vous emparer de la prescription (la mienne, hélas) ! sans laquelle elle ne pourrait se procurer ce… poison. Moi, je ne puis rien, rien !

C’était un homme bien découragé que le Docteur Nippon laissa dans son étude au Nid, ce soir-là. Pauvre Henri ! Il pleura comme un enfant.

Il essaya de suivre les conseils du médecin ; c’est-à-dire de s’emparer de la prescription, puis, de faire entendre raison à Ondine. Ce fut en vain. Il eut même recours à Rose pour lui aider, car, vite, Henri Fauvet s’aperçut que la fille de chambre savait à quoi s’en tenir au sujet de sa jeune maîtresse. Elle ne l’en aimait pas moins pour cela, et elle eut donné beaucoup pour voir la jeune femme surmonter son appétit pour la morphine.

— Ça ne sert à rien de chercher cette prescription, Monsieur, dit-elle à Henri. Je l’ai cherchée, et encore… inutilement.

— Que faire, Rose ? Que faire ?

— Ah ! si je le savais ! répondit Rose. Il n’y a qu’une chose à faire : c’est de lui parler à Mme Fauvet et lui dire…

— Je puis toujours essayer, dit Henri en éclatant en sanglots.

Il parla sérieusement à Ondine, lui faisant comprendre qu’il était encore temps, pour elle, de surmonter cet appétit, qui finirait par la conduire à la ruine, à la folie, puis à la mort. Ondine pleura et promit tout ce que son mari lui demandait… Ce soir-là, elle prit une dose de morphine tellement forte qu’elle ne put se lever que dans l’après-midi du lendemain.

Le malheur avait fondu sur les Fauvet ; un malheur si grand qu’il serait difficile d’en imaginer un autre qui pourrait lui être comparé.