Édouard Garand (17p. 17-19).

CHAPITRE XI

L’ABBAYE



Sur un sentier très étroit, un véritable trail, marchaient Henri Fauvet, puis Marcelle, puis Dolorès, puis Cyp. La forêt était très épaisse, et on n’eut pu distinguer quoi que ce fut, à une distance de quelques pieds.

Pendant près d’une heure, on marcha ainsi, échangeant des remarques, de temps à autre.

Tout à coup, Henri Fauvet s’arrêta et dit :

— Voici un pont, là, à notre gauche, au détour de la route !

— Un pont ! s’écrièrent Marcelle et Dolorès, accourant auprès de Henri Fauvet. Où donc ?

— Là ! Le voyez-vous ?… Un pont fort délabré, sur lequel ce serait folie de se risquer.

— Oh ! cria, soudain, Marcelle, qui s’était avancée, de quelques pas. Un beffroi ! Un beffroi !

— Un beffroi ?

Et tous d’aller rejoindre Marcelle.

— C’est la cloche de ce beffroi qui tinte, la nuit, alors, fit Dolorès.

— Évidemment ! répondit Henri Fauvet. Il y a donc là un monastère ?

— Monastère abandonné, dans tous les cas… Une abbaye quelconque, fit Marcelle.

— Hem ! dit Henri Fauvet. Une abbaye dont la façade est ornée de balcons en fer forgé, de portiques vitrés, et le reste ! Hem !

— Père, fit Marcelle, savez-vous ce que je pense ?… Je pense que c’est une ancienne abbaye, qui aura été convertie en résidence privée, assez récemment même. Allons voir !

— Mais, il faudrait traverser ce pont, dont la sûreté me parait… problématique, mon enfant.

— Si vous voulez, Monsieur, dit Cyp, je le traverserai moi, le pont et je m’assurerai s’il peut supporter votre poids, celui de Mlle  Marcelle et de Mlle  Dolorès. Je nage comme un poisson, Monsieur, et si le pont venait à s’effondrer, je n’aurais qu’à nager jusqu’au bord de la rivière, qui est très étroite, en cet endroit d’ailleurs.

— Tu es certain qu’il n’y a aucun danger pour toi, Cyp ? demanda Henri Fauvet.

— Aucun, Monsieur.

— Va, alors !

Le pont ayant été jugé assez solide pour les supporter tous, on fut bientôt sur le bord opposé de la rivière. On parcourut un arpent ou deux, puis on se trouva en face de l’ancienne abbaye, encore surmontée de son beffroi.

C’était une imposante construction en pierre, à laquelle on parvenait par une massive porte cochère. Il était évident cependant, que l’abbaye avait été convertie en résidence privée, mais qu’elle avait été ensuite abandonnée, et cela depuis quelques années.

— Combien je voudrais voir l’intérieur de l’abbaye ! s’écria Marcelle.

— La chose me parait impossible, ma chérie, répondit Henri Fauvet. Vois : les châssis du rez-de-chaussée sont pourvus de grosses barres de fer… S’il y avait moyen d’atteindre une des fenêtres du premier étage pourtant, tiens, celle qui est au-dessus de la porte d’entrée ; contrairement aux autres, elle est faite sur un plan moderne… Il n’y aurait qu’à soulever ce châssis pour l’ouvrir, je crois… à moins qu’elle n’ait été fermée au moyen de quelque mécanisme, à l’intérieur… Où vas-tu, Cyp ? demanda-t-il soudain.

— Je vais essayer d’ouvrir le châssis qui est au-dessus de la porte d’entrée, répondit Cyp. Ces lierres sauvages, dont presque toute la façade est couverte, sont assez forts pour me supporter… Oui, le châssis s’ouvre ! Voyez !

— Entre alors, Cyp, et va voir si la porte d’entrée peut s’ouvrir, de l’intérieur. Les portes de ces anciennes constructions souvent, ne sont fermées qu’au moyen de barres de fer ou de chaînes.

Ce ne fut pas long, avant que la porte de l’abbaye s’ouvrit à deux battants, et tous y pénétrèrent hâtivement.

On entrait, d’abord, dans un immense corridor, qui avait dû servir de parloir à l’abbaye, autrefois. Dans le fond du corridor était un escalier en spirale conduisant à l’étage supérieur.

— Oh ! Quel amour de corridor, petit père ! s’exclama Marcelle. Le voyez-vous, orné de statues, d’artistiques guéridons, et le tout éclairé par ces lampes, qui sont suspendues là-haut ?

— Chère enthousiaste ! fit Henri Fauvet.

— Ces vitres teintes sont splendides ! s’écria Dolorès.

— Et cet escalier en spirale ! Et les immenses pièces qui s’ouvrent sur ce corridor ! Ô père, je serais la plus heureuse de la terre si j’habitais une telle demeure ! s’écria Marcelle.

Le premier palier comprenait six pièces, dont l’une devait avoir été convertie en salon, et les autres, en bibliothèque, étude, salle à déjeuner. De l’ancien réfectoire on avait fait la salle à manger. Puis venait une spacieuse cuisine, suivie d’une autre pièce qui devait servir de dépense. Au fond de la cuisine, Marcelle aperçut un escalier dérobé conduisant au rez-de-chaussée.

— Descendons au rez-de-chaussée, dit-elle.

Le rez-de-chaussée était une immense pièce, sans divisions d’aucune sorte. Des meurtrières, au nombre de dix, laissaient passer une clarté douteuse. Une porte basse, vers la droite, s’ouvrait sur un étroit corridor, conduisant à la chapelle, qui s’étendait en aile, du côté est de la bâtisse.

Inutile de dire que l’on pénétra dans la chapelle, éclairée par de hautes fenêtres, aux vitres coloriées, sur lesquelles, malgré la poussière accumulée, on distinguait de pieux tableaux. Évidemment, la chapelle était restée telle qu’elle avait été, alors que les moines venaient y faire leurs dévotions, et on eut dit qu’un parfum d’encens y flottait encore. Dans le chœur étaient trois rangées de stalles. Dans une sorte de jubé faisant face à l’autel, était un orgue.

Une impression singulière envahit soudain Henri Fauvet, Marcelle et Dolorès : il leur sembla que les stalles étaient remplies de moines agenouillés, morts depuis longtemps. Il leur sembla que l’orgue allait résonner, tout à coup, sous les doigts décharnés d’un squelette.

Sans trop s’en rendre compte, Henri Fauvet et les deux jeunes filles furent pris de frayeur subite ; ils se précipitèrent dans l’étroit corridor conduisant au rez-de-chaussée, et bientôt, ils atteignirent le premier palier. S’étant regardés, ils virent qu’ils étaient très pâles, tous trois.

— Père, demanda Marcelle, d’une voix tremblante, de quoi avons-nous eu peur ?

— Ma foi, je n’en sais rien ! répondit Henri Fauvet, en riant.

— Il m’a semblé, tout à coup, que la chapelle était remplie de moines, fit Dolorès. Savez-vous ? Je ne serais pas étonnée d’apprendre que la chapelle est hantée !

— Ah ! bah ! s’écrièrent, en riant, Marcelle et son père.

— Montons au deuxième palier maintenant ! proposa Dolorès.

— Oui ! Oui ! Montons ! dit Marcelle.

Sur le deuxième palier il y avait huit grandes chambres à coucher, au-dessus du salon, de la bibliothèque, de l’étude et des salles à manger, puis on descendait quelques marches et on parvenait dans un petit corridor conduisant aux chambres à coucher des domestiques, qui étaient au nombre de quatre ; de grandes pièces, celles-là aussi, parfaitement éclairées, par deux fenêtres chacune. La lumière pénétrait à flot dans cette ex-abbaye, par de longues et larges fenêtres, des portes vitrées etc., etc.

Le troisième étage était divisé au moyen de demi-cloisons, et il y en avait au moins de vingt à trente ; on comprit que rien n’avait été changé à cet étage ; c’est ici qu’avaient été, autrefois, les cellules des moines. Au bout d’un long corridor était une chambre parfaitement ronde, que Marcelle nomma immédiatement « la Chambre de la Tour », car elle contenait un escalier, aussi en spirale, conduisant dans le beffroi. On y monta, vous le pensez bien ! Oui, là était la cloche de bronze dont le tintement les avait jetés dans un si profond étonnement ! Posée sur des pivots, elle devait osciller facilement quand il soufflait grand vent.

Le toit de l’abbaye était plat, formant terrasse entourée d’un garde-corps à hauteur d’homme.

— Père, dit Marcelle, si nous pouvions vivre ici, dans cette ancienne abbaye ! Quelle demeure idéale ! Nous la nommerions : « Le Beffroi ». Que nous y serions heureux !

— Mais, Marcelle, ma chérie… commença Henri Fauvet.

— Vous le savez, père, c’est après-demain ma fête. Or, vous m’avez dit, hier, ne savoir que me donner pour cadeau… Achetez Le Beffroi, petit père, achetez-le ! Nous serions si, si heureux ici !

— Mon enfant, répondit Henri Fauvet, encore faut-il que je sache à qui m’adresser, pour faire cet achat… Tiens, j’y songe ! M. Le Briel pourra me renseigner probablement. J’irai le voir demain, et si je puis acquérir cette ancienne abbaye à un prix raisonnable, je te la donnerai en cadeau de fête et nous nous y installerons, aussitôt que nous l’aurons rendue habitable.

Le lendemain, selon sa promesse, Henri fit seller Stella et Phébée, et, accompagné de Cyp, il se rendit chez Raymond Le Briel, qui fut très enchanté de le voir.

Quand Henri Fauvet eut expliqué à Raymond Le Briel la raison de sa visite, celui-ci s’écria :

— Vous désirez acheter cette propriété, M. Fauvet ? Vous ne sauriez mieux vous adresser, car elle m’appartient.

— Vraiment !

— Oui. C’est, en effet, une ancienne abbaye. Mon père l’avait achetée, et nous y avons demeuré jusqu’à sa mort, arrivée il y a cinq ans. S’il ne s’est présenté aucun acquéreur, c’est que l’abbaye, du moins la chapelle et le beffroi, ont la réputation d’être hantés, dit, en souriant, Raymond Le Briel. Mais, la maison est à vous, si vous désirez l’acheter, et je vous la céderai à des conditions très faciles et fort avantageuses.

— Alors, c’est presque marché conclu ! répondit Henri Fauvet.

— Ainsi, Mlle  Fauvet est enthousiasmée de l’ancienne abbaye ?

— Oh ! oui. Elle l’a nommée : « Le Beffroi » ; nom assez… lugubre, me semble-t-il, répondit le père de Marcelle, en souriant.

Raymond Le Briel, eut donné l’ancienne abbaye à Henri Fauvet. Avoir Marcelle pour voisine ! Ce serait idéal, idéal !

Quand Henri Fauvet revint au campement, ce soir-là, il remit à Marcelle un papier et lui dit :

— Voici mon cadeau de fête, ma chérie ! Le Beffroi t’appartient ; j’en ai même payé, par chèque, plus de la moitié du prix demandé.

— Oh ! Comment vous remercier, cher, cher petit père !

— Je suis content de t’avoir fait plaisir, Marcelle… M. Le Briel va s’occuper de trouver des ouvriers pour les travaux de réparations qu’il y aura à faire. Moi, je vais partir pour Québec, où j’ai d’importantes affaires à régler ; j’essayerai, en même temps de vendre le Nid. Je verrai aussi à faire expédier nos meubles, effets, et le reste, ici. V. P. surveillera les travaux, au Beffroi, sous tes ordres, ma chérie. Je ne serai inquiet ni de toi, ni de Dolorès, pendant mon absence, car je vous laisserai toutes deux aux soins de Rose et de Mme  Emmanuel.

— Serez-vous longtemps absent, père ? demanda Marcelle.

— Le moins longtemps possible, tu le penses bien, mon enfant ; un mois tout au plus.

Trois jours plus tard, Henri Fauvet partait pour Québec, et le lendemain, les travaux de réparations commencèrent au Beffroi. On devait travailler vite et bien, afin que tout fut terminé avant le retour de M. Fauvet.