Édouard Garand (17p. 16-17).

CHAPITRE X

LA CLOCHE QUI TINTE


Ce n’est pas notre intention de suivre pas à pas, pour ainsi dire, nos aventuriers. Le voyage se faisait agréablement et lentement. De Québec à Montréal, la distance fut parcourue en douze jours, car on s’arrêtait aux endroits pittoresques, sur le bord du majestueux fleuve Saint-Laurent, du lac Saint-Pierre, etc., et on y passait quelques heures, voire même, une journée entière parfois.

Henri Fauvet ne regrettait pas d’avoir cédé au caprice de Marcelle ; c’est qu’on voyageait en prince, dans le Castel-Roulant. Dolorès chantait le jour entier, tant elle était heureuse. Quant à Marcelle, c’était la réalisation de son plus beau rêve ; c’est tout dire, n’est-ce pas ? Rose, Mme  Emmanuel, V. P. et Cyp s’étaient vite faits à cette vie de saltimbanques, et ils s’acquittaient de leur service à bord du Castel-Roulant, comme s’ils eussent été au Nid.

Les chevaux, Stella et Phébée n’avaient pas l’air d’être du tout fatigués ; s’ils eussent pu parler, peut-être auraient-ils exprimé leur satisfaction de ce voyage. Quant à Mousse, si on pouvait en juger par ses aboiements joyeux, ça lui allait très bien ce genre de vie.

Il y avait plus d’un mois qu’on cheminait ainsi, quand on arriva à la maison de Febro. Contrairement à ce qu’avait pensé Henri Fauvet, la maison « tenait encore debout » ; même, elle avait été réparée, tout dernièrement. Seulement, elle était inhabitée. À travers les vitres des fenêtres, on put voir que les meubles avaient été enlevés, lors du départ de Cyril Florentin, probablement.

Henri Fauvet montra à Marcelle la salle où elle était née, la cuisine, etc. On passa toute la journée et toute la nuit sur le terrain, soupant sous le saule pleureur, et n’abandonnant les alentours que le lendemain, dans la matinée.

Marcelle vit, aussi, le pont, près duquel Henri Fauvet avait rencontré Ondine, pour la première fois, et même, on soupa en cet endroit.

— Désires-tu continuer plus au nord, Marcelle ? demanda Henri à sa fille.

— Non, père. Retournons sur nos pas. J’aimerais que nous campions, pendant une semaine ou deux, à cet endroit pittoresque entre tous, sur les bords de cette petite rivière… vous savez ?… Là-bas, en pleine forêt ?

— Oui, je sais, Marcelle ! Tu as beaucoup admiré cet endroit, et nous y camperons sûrement. En route, alors !

— En route !

Quand on eut atteint l’endroit désiré, on prit des mesures pour y passer plusieurs jours.

— Père, dit Marcelle, cette belle rivière, sur les bords de laquelle nous sommes, je ne sais si elle a un nom ?

— Je ne sais pas, ma chérie.

— Moi, j’aimerais à lui donner un nom… « La Rivière des Songes » ; voulez-vous, nous la désignerons ainsi ?

— C’est entendu, répondit Henri Fauvet, en souriant. En ce moment, nous campons au bord de la Rivière des Songes. T’en souviendra-tu, Dolorès ?

— Oh ! oui, M. Fauvet, je m’en souviendrai, répondit Dolorès.

L’endroit où l’on s’installa était très pittoresque, très sauvage : ce n’étaient que rochers, affectant les formes les plus variées, au pied desquels ondulait doucement la Rivière des Songes. Comme on allait y passer un certain temps, on dressa une tente, à côté du Castel-Roulant ; cette tente serait réservée à Henri Fauvet, V. P. et Cyp, la voiture restant à Marcelle, Dolorès et les deux servantes.

Il y avait trois jours qu’on campait ainsi, quand, un après-midi, survint, sur la route, un cavalier. C’était un jeune homme. Son cheval allait lentement, tandis que celui qui le montait semblait examiner avec intérêt le Castel-Roulant.

— Oh ! s’écria Dolorès, en apercevant le jeune homme, de loin. J’ai une idée, Marcelle ! Tu vas voir ! Nous allons rire !

Avec un éclat de rire, elle entra dans le Castel-Roulant, pour en sortir bientôt, portant, drapé autour de sa tête, un tapis de table au dessein bigarré et aux brillantes couleurs.

— Où vas tu, Dolorès ? demanda Marcelle. Et pourquoi t’es-tu accoutrée ainsi ?

— Laisse faire ! répondit Dolorès, qui riait jusqu’aux larmes.

Le jeune cavalier passait devant le campement, quand Dolorès, s’avançant sur la route, dit, d’une voix qu’elle essaya de rendre nasillarde :

— Mon bon monsieur, désirez-vous que je vous dise la bonne aventure ? Je le ferai… si vous y mettez le prix.

— Certainement ! Certainement ! répondit le jeune homme, en souriant, d’un air fort amusé. Puis il tendit la main droite, sur laquelle il déposa une pièce de monnaie.

— Monsieur, dit Dolorès, je connais l’avenir, et je vous prédis que deux étoiles surgiront à l’horizon de votre vie, deux étoiles, brillantes et belles ; mais l’une d’elles…

— Dolorès ! cria Henri Fauvet, qui, à ce moment, arrivait sur la scène. Mais, ma pauvre enfant…

— Je vous en prie, Monsieur, dit le jeune étranger, ne grondez pas votre jeune fille ! J’ai été beaucoup amusé, vous savez !… Mlle  Dolorès, reprit-il, en s’adressant à cette dernière, je vous aurais vraiment prise pour une bohémienne, diseuse de bonne aventure, vous le pensez bien, n’eut été que j’ai vu passer le Castel-Roulant, il y a à peu près quinze jours, et je savais que cette roulotte ne contenait pas des saltimbanques… Mais, permettez que je me présente, Mademoiselle et Monsieur ; je suis votre plus proche voisin, car je ne demeure qu’à cinq milles de cet endroit, et je me nomme Raymond Le Briel.

— Ah ! fit Henri Fauvet. C’est à vous, alors, cette magnifique propriété que nous avons vue, en passant : l’Eden ?

— Oui, Monsieur, l’Eden est ma propriété.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, M. Le Briel, dit Henri Fauvet.

— Peut-être aurai-je l’heureuse chance de vous recevoir chez moi, Monsieur ? fit Raymond Le Briel. Rien ne me ferait plus plaisir.

— Merci, M. Le Briel. J’accepte votre invitation, certes. Nous ne quitterons pas les environs sans aller vous voir. Moi, j’ai nom Henri Fauvet, et cette jeune fille se nomme Dolorès Lecoupret… Et voici ma fille Marcelle, dit Henri Fauvet, car Marcelle venait de se joindre à eux.

Raymond Le Briel eut une exclamation étouffée de surprise et d’admiration, en apercevant Marcelle ; jamais il n’avait vu ou rêvé plus exquise créature.

On garda Raymond à souper, et quand il partit, il avait la promesse que le Castel-Roulant s’arrêterait à l’Eden, à son voyage de retour.

Raymond Le Briel était célibataire ; il vivait seul, à l’Eden, avec ses domestiques.

Après le départ de Raymond, Henri Fauvet, Marcelle et Dolorès allèrent faire une longue promenade à pied, puis, de retour au campement, chacun alla se coucher ; les domestiques dormaient, depuis assez longtemps déjà. Le grand air est un remède infaillible contre l’insomnie. Bientôt, tout était silencieux, dans le Castel-Roulant et sous la tente.

Il pouvait être minuit, quand Henri Fauvet s’éveilla soudain. Quelque chose l’avait tiré de son sommeil… Qu’était-ce ?… Il prêta l’oreille ; mais le seul bruit qui lui parvint ce fut celui du vent, qui s’était élevé et qui soufflait assez fort. Il allait donc essayer de se rendormir, quand il s’assit tout droit dans son hamac, comme mu par un ressort, et une expression d’étonnement se peignit sur son visage : il entendait, distinctement, le tintement d’une cloche.

— Une cloche qui tinte ! Dans cette solitude ! se dit-il. Mais… je dois rêver !… Il n’y a ni village ni hameau, d’ici à vingt milles, pour le moins !

Pourtant, une cloche tintait !… Non pas une clochette argentine, mais un timbre de bronze, sonore et solennel… C’était à n’y rien comprendre, et Henri Fauvet se dit :

— J’espère que ni Marcelle, ni Dolorès n’entendent tinter cette mystérieuse cloche ; elles seraient peut-être effrayées.

Pendant la majeure partie de la nuit tinta la cloche. Vers les quatre heures du matin, elle cessa tout à coup.

De son expérience de la nuit, Henri Fauvet ne dit mot. Il y avait là un mystère, et il ne désirait qu’une chose, c’est que ni les jeunes filles, ni les domestiques n’en eussent connaissance. Tout ce qui est mystérieux inspire une certaine frayeur ; le fait est reconnu.

Durant les deux nuits suivantes, Henri Fauvet ne dormit guère ; il écoutait, afin d’entendre le tintement qui l’avait tant surpris. Mais il n’entendit rien… Il avait donc rêvé ?

La troisième nuit, alors que tous étaient couchés dans le Castel-Roulant, à cause du vent qui soufflait avec rage, et qui aurait pu nuire à la sûreté de la tente, la cloche tinta de nouveau. Henri Fauvet l’entendit clairement, encore, cette fois, et il trouva cela lugubre. Le vent sifflait, gémissait et pleurait, et cette cloche qui tintait… on eut dit un glas… Soudain, il entendit la voix de Dolorès :

— Monsieur Fauvet ! Monsieur Fauvet ! appelait-elle.

— Oui, Dolorès, j’y vais !

Dolorès était pâle jusqu’aux lèvres et elle tremblait de peur.

— Oh ! M. Fauvet, dit-elle, entendez-vous tinter ce glas ?

— Voyons, Dolorès ! Voyons !

— Et ce n’est pas la première fois, dit la jeune fille ; l’autre nuit encore… Est-ce assez lugubre cette cloche qui tinte et ce vent qui gémit, autour de notre campement !

— Père !, cria tout à coup, Marcelle. Entendez-vous tinter cette cloche ?

Bientôt, tous étaient debout et habillés, et comme le jour pointait déjà, personne ne voulut se remettre au lit.

Quand, vers les six heures du matin, la cloche cessa de tinter, chacun se sentit soulagé comme d’un grand poids.

Il fut décidé que Henri Fauvet et les deux jeunes filles, accompagnés de Cyp, iraient explorer le pays, du côté de l’ouest, durant l’avant-midi, afin de découvrir, si possible, le mystère dont chacun commençait à être fort intrigué.