Édouard Garand (17p. 84-86).

CHAPITRE VII

ACCUSATIONS


Eh ! oui ! Pour la première fois de sa vie, Iris Claudier avait perdu connaissance.

Quoique personne de ceux qui étaient présents n’aimât la jeune fille, tous s’empressèrent autour d’elle, afin de lui donner des soins, et au bout de quelques instants, on la vit ouvrir les yeux.

— Eh ! bien, Iris ! fit Mme  de Bienencour.

— Je… Je n’ai pas dormi de la nuit, dit Iris. Le tocsin… Je vais me retirer dans ma chambre ; je…

— Si vous le désirez, je monterai avec vous ? offrit Marcelle, en tendant la main à l’ex-secrétaire de sa marraine.

— Non ! Non ! s’écria Iris.

Ses yeux se posèrent, avec un certain effroi sur la fiancée de Gaétan, tandis qu’une pâleur mortelle se répandait sur son visage. La fille de Henri Fauvet avait-elle une vie enchantée ?… Ne l’avait-elle pas vue, la nuit précédente, boire, jusqu’à la dernière goutte, la limonade empoisonnée ?… Comment se faisait-il alors que…

— Je monterai seule, dit-elle, d’une voix tremblante.

— Prenez, d’abord, un peu de café, Mlle  Claudier, conseilla Henri Fauvet, en présentant une tasse à la jeune fille.

— Merci, M. Fauvet ! répondit-elle.

Ayant avalé le liquide, elle monta dans sa chambre, dont elle ferma la porte à clef.

Nous n’essayerons pas de décrire les émotions par lesquelles passa la misérable créature ; nous dirons que celles de l’étonnement et de l’effroi prédominaient… Et, cette fiole vide de morphine, portant l’étiquette du pharmacien de Québec !… Il la lui fallait cette preuve du crime qu’elle avait médité, puis préparé ; il la lui fallait, sans retard ! Elle était seule, sur le second palier ; rien ne lui serait plus facile que de se glisser dans la chambre de Marcelle et de s’emparer de cette fiole.

Mais, Iris s’aperçut vite d’une chose ; c’est que Mme  Emmanuel allait et venait, dans le corridor. C’était jour de ménage et la servante travaillait dans les chambres à coucher. Comment pénétrer dans celle de Marcelle et enlever la fiole vide, avant qu’elle fut trouvée par l’un des domestiques ?…

— Heureusement, se dit Iris, c’est Mme  Emmanuel et non Rose qui fait le ménage dans la chambre de Mlle  Marcelle, vous savez cette chère Mlle  Marcelle prend de la morphine, et elle doit chercher, sans cesse, la fiole contenant cet anesthésique… Il faut que je trouve un prétexte pour éloigner Mme  Emmanuel, quand ce ne serait que le temps nécessaire pour m’emparer de… ce que j’ai, si imprudemment… oublié sur la petite table. Allons !

Ouvrant sa porte, elle se dirigea vers la chambre de Marcelle. Oui, la servante était là ; elle venait d’ouvrir toutes grandes les fenêtres, avant de procéder au ménage.

Mme  Emmanuel, fit Iris, en bégayant un peu, je… je ne me sens pas très bien… Je…

La brave femme n’aimait guère Iris, mais, à la vue de son visage décomposé, prise de pitié, elle accourut lui offrir une chaise, puis elle éventa la jeune fille vigoureusement, avec un journal qu’elle trouva à portée de sa main.

— Je vais aller chercher un peu de cognac, en bas, Mlle  Claudier, dit-elle. Vous avez l’air souffrant et…

— Non ! Non ! Pas de cognac, Mme  Emmanuel ; un peu d’eau seulement.

— Tout de suite, Mlle  Claudier ! Je viens justement de monter de l’eau fraîche dans la chambre de M. de Bienencour ; je vais vous en apporter un verre.

À peine Mme  Emmanuel eut-elle quitté la pièce, qu’Iris se dirigea, à la course, vers la petite table, à la tête du lit de Marcelle. Mais en vain y chercha-t-elle la fiole vide de morphine ; elle n’y était plus… Qu’était-elle devenue ?… Qui l’avait trouvée ?… Peut-être la servante l’avait-elle jetée parmi les ordures ?… Elle allait essayer de le savoir !

Mme  Emmanuel revenait, munie d’un verre d’eau, et quand Iris en eut bu quelques gorgées, elle dit, essayant de sourire :

— Ça vous fait grand à entretenir… cette maison… ces chambres…

— Oui. Mademoiselle. Pourtant, nous en venons parfaitement à bout et en moins de trois heures, Rose et moi.

— Vous avez déjà ramassé les déchets, je vois, fit Iris, en désignant la pièce.

— Oh ! des déchets, il n’y en a jamais dans la chambre de Mlle  Fauvet. Et Rose le sait fort bien répondit Mme  Emmanuel, d’un ton scandalisé. Ce matin, j’ai eu à mettre de l’ordre un peu sur le bureau de toilette et sur la petite table, qui est à la tête du lit ; voilà tout.

Ainsi, la servante avait « mis de l’ordre » sur la petite table ; c’est pourquoi la fiole avait disparu. Iris se dit qu’elle aurait tort de s’en inquiéter, même d’y penser davantage. Ce soir-là, elle quitterait le Beffroi, pour toujours, elle serait donc hors de danger, d’un danger immédiat, dans tous les cas, et puisque son attentat avait avorté, elle n’avait réellement rien à craindre.

Sur le premier palier, on sortait de table, lorsque sonna la cloche de la porte d’entrée.

— Qui peut bien nous arriver, à cette heure ! s’écria Henri Fauvet.

— Et par cette brume ! fit Mme  de Bienencour.

— Quelqu’un qui s’est égaré, dans la brume, probablement, répondit Dolorès. Avez-vous remarqué comme elle est dense ?

— Dans tous les cas, qui que ce soit est le bienvenu ! s’exclama Henri Fauvet.

— Tiens ! C’est la voix du Docteur Carrol ! s’exclama Mme  de Bienencour.

Presqu’aussitôt, V. P. introduisait le médecin ; il était accompagné de Raymond Le Briel, ce dernier marchant à l’aide d’une canne.

— Vous êtes les bienvenus, mes amis ! dit Henri Fauvet, en leur tendant la main.

— Égarés dans la brume, nous avons cherché refuge ici, dit, en riant, le Docteur Carrol.

— Ça va mieux, M. Le Briel ? demanda Marcelle.

— Merci, Mlle  Fauvet, ça va mieux.

— Imaginez-vous, fit le médecin, que, malgré la brume, je me suis rendu à l’Eden, ce matin, pensant que l’atmosphère s’éclaircirait ; mais voilà que le temps devient de plus en plus brumeux.

— Moi, je trouve cela peu… gai, cette brume ! s’exclama Mme  de Bienencour. C’est assez pour donner le plus épouvantable des spleen !

— Nous y sommes habitués, nous, Madame, répondit le médecin gaiement ; nous n’en faisons pas grand cas.

À ce moment, la porte de la bibliothèque (où tous s’étaient réunis) s’ouvrit, et Iris Claudier entra silencieusement. C’était chose bien ordinaire que l’arrivée de cette personne, n’est-ce pas ? mais son attitude était extraordinaire. Sans proférer une parole, sans saluer qui que ce fut, elle s’avança jusqu’au milieu de la pièce, et se plaçant debout, en arrière d’un fauteuil, elle dit ;

— M. Fauvet, vous me chassez du Beffroi ; je pars ce soir… Mais, avant de partir, j’aurais des choses… intéressantes à vous raconter…

Mlle  Claudier… commença Henri Fauvet.

— Iris ! s’écria Mme  de Bienencour.

— Veuillez ne pas m’interrompre ! dit Iris, en levant la main, comme pour imposer silence. Vous me chassez M. Fauvet, parce que j’ai osé vous avertir de la folie toute prochaine de votre fille…

— Oh ! cria Marcelle, en se couvrant les yeux de ses deux mains.

— Ciel ! fit Dolorès.

La folie !… Marcelle frissonna de la tête aux pieds. Cette pensée que sa mère avait été folle et que la folie était, souvent, héréditaire, empoisonnait ses jours et peuplait ses nuits d’affreux cauchemars. La pauvre enfant s’étudiait, s’observait elle-même, en quelque sorte, et que de fois elle avait constaté des choses qui l’épouvantaient. Nous l’avons dit déjà : ces maux de tête dont elle souffrait, ces vertiges, ces hallucinations, ces absences de mémoire ; c’étaient des avertissements du sort, triste entre tous, qui l’attendait.

Marcelle se sentit tellement effrayée aux paroles d’Iris Claudier qu’elle faillit s’évanouir. Elle parvint à surmonter cet accès de faiblesse cependant mais le choc qu’elle venait de recevoir sembla l’assommer, et c’est pourquoi le reste du discours de l’ex-secrétaire de sa marraine ne lui parvint qu’à travers un bourdonnement. Elle voyait Iris Claudier faire des gestes, elle entendait le son de sa voix ; mais les paroles qu’elle prononçait ne lui arrivaient qu’indistinctement et lui paraissaient vides de sens.

On pourrait comparer l’état de Marcelle à celui d’une personne distraite, par exemple. Vous avez rencontré, déjà, des gens distraits, n’est-ce pas ? Ils ne prêtent que peu, ou point, d’attention à ce que vous leur dites ; de fait, les distraits sont considérés comme n’étant pas très polis, car, est-il chose plus impolie que d’être inattentif à qui prend la peine de vous raconter des faits qu’il juge intéressants ? Mais, pauvre Marcelle ! elle était bien excusable d’avoir des distractions, dans les circonstances où elle se trouvait, et de n’entendre que très imparfaitement ce que disait d’elle Iris Claudier.

Mlle  Fauvet, je le répète, disait Iris, si elle n’est pas folle déjà, est en frais de le devenir…

— Taisez-vous, misérable ! cria Gaétan, en s’avançant vers la jeune fille.

— Vous essayez de me faire taire, vous ! Vous, Gaétan, mon cousin ! Ha ha ha ! Lorsque je vous aurai dit que votre fiancée se moque de vous, et qu’elle accepte des rendez-vous avec M. Le Briel, ici présent…

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Dolorès. Oh ! ajouta-t-elle, quelqu’un ne fera-t-il pas taire cette vile créature ?

— Je parlerai ! répondit Iris. Un après-midi, alors que vous croyiez que Mlle  Fauvet était en frais de faire la sieste dans sa chambre à coucher, elle rencontrait M. Le Briel, dans la forêt, à une assez grande distance d’ici… Si vous ne me croyez pas, regardez M. Le Briel ; voyez-le rougir et pâlir, tour à tour !…

— Mon Dieu ! s’exclama Henri Fauvet.

— Ni lui, ni Mlle  Fauvet ne pourrait nier ce que j’affirme ; d’ailleurs, cachée derrière un rocher, j’ai tout vu, tout entendu… Mlle  Fauvet confectionnait un bouquet de muguets, ses fleurs préférées, tandis que M. Le Briel, assis à ses pieds, lui parlait d’amour.

— Menteuse ! Menteuse ! cria Dolorès.

— C’est la vérité que je vous dis ! affirma Iris. De l’endroit où je me tenais cachée, j’ai aussi entendu M. Le Briel assigner un rendez-vous à Mlle  Fauvet, pour la nuit suivante, à la Cité du Silence, rendez-vous qu’elle a accepté.

— Vous tairez-vous, méchante créature ! tonna Henri Fauvet. Attaquer ainsi le caractère de ma fille !…

— Mon Dieu, M. Fauvet, répondit Iris, si vous ne me croyez pas, demandez à M. Le Briel si je dis vrai ou non. Demandez-lui si lui et votre fille n’ont pas passé une nuit ensemble, à la Cité du Silence.

Henri Fauvet jeta les yeux sur Raymond ; celui-ci était blanc comme un mort. Il regardait Marcelle, mais ne proférait pas un mot.

— Vous avez entendu ce qu’a dit cette… personne, M. Le Briel ? demanda le père de Marcelle. Répondez !

— Tenez, demandez plutôt au Docteur Carrol, M. Fauvet, dit Iris, avec un rire méchant. Si je ne me trompe pas, et je ne crois pas me tromper, il les a vus, tous deux, cette nuit-là.

Mlle  Claudier, dit le médecin, en se levant, vous êtes une indigne créature !

— Ce n’est pas répondre, Docteur Carrol ! dit Henri Fauvet. Avez-vous, oui ou non, vu ma fille… ma fille, une nuit, à la Cité du Silence, en compagnie de M. Le Briel ? Répondez, s’il vous plait !

— Monsieur Fauvet… commença Raymond.

— Silence ! tonna Henri Fauvet. Docteur Carrol, reprit-il, je vous somme de parler !

— Oui… je les ai vus, balbutia le médecin.

— Et vous ne m’en avez rien dit !… Vous, qui avez des filles, vous qui… Et vous, M. Le Briel, vous en qui j’avais toute confiance !… Et Marcelle, mon unique enfant, mon seul trésor sur terre, et que je croyais aussi pure que les anges… Ah ! soyez…

— Silence ! À mon tour de vous ordonner de vous taire, M. Fauvet ! cria le Docteur Carrol.

— Comment, vous osez m’ordonner de me taire, vous, Docteur Carrol, vous l’ami traître qui…

— Oui, j’ose !… Sous l’impulsion de la colère, il arrive parfois qu’on dit des choses qu’on regrette amèrement, ensuite.

Aux premières paroles d’Iris Claudier, Raymond s’était approché du canapé, sur lequel Marcelle s’était affaissée. Dolorès était assise tout près de son amie et l’entourait de ses bras. Mme  de Bienencour, debout, non loin du Docteur Carrol, pleurait tout bas. Gaétan, les bras croisés sur sa poitrine, le visage décomposé, regardait Marcelle et Raymond Le Briel avec des yeux tragiques. Soudain, il s’avança auprès du canapé.

— Marcelle, dit-il, d’une voix entrecoupée de sanglots, si vous aimiez M. Le Briel, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

On vit remuer les lèvres de la jeune interpellée, mais pas un son ne s’échappa de sa bouche.

— Souvenez-vous du soir des tableaux vivants, reprit Iris, lorsque M. de Bienencour a (accidentellement, nous voulons bien le supposer) blessé de son épée M. Le Briel. Quelle scène !… Puis…

— C’est assez, Iris Claudier ! ordonna Mme  de Bienencour. Pour une raison ou pour une autre, tu as toujours détesté Mlle  Fauvet, et tu guettais cette occasion de l’accuser, devant tous. Tu n’es qu’une misérable !

— Que m’importe ce que vous me dites, Mme  de Bienencour ! répondit Iris, en haussant les épaules. Vous essayez de défendre votre filleule ; mais…

— Malgré tout, j’hésite à croire ce que vient de nous dire cette vile créature ! reprit Mme  de Bienencour, en désignant Iris. Il y a ici des choses étranges, des complications mystérieuses, je l’avoue ; mais Marcelle est innocente de tout blâme, j’en jurerais ! Ah ! ajouta-t-elle, en sanglotant, qui donc éclaircira ce mystère ?

— Moi ! fit une voix, soudain.