Édouard Garand (17p. 70-71).

CHAPITRE XI

CE QUI SE PASSAIT, EN BAS.


Aussitôt après le départ de Henri Fauvet, emportant dans ses bras sa fille évanouie, Gaston Archer fit remonter le rideau, et tous, précédés du Docteur Carrol et de Karl Markstien, se précipitèrent sur l’estrade.

Tandis que l’attention de tous était captivée par le blessé, Gaston entraîna Gaétan de Bienencour dans l’étude, puis, l’ayant fait asseoir, il sonna Rose et lui ordonna d’apporter du cognac, sans retard.

— Je suis un assassin, un assassin ! ne cessait de dire Gaétan, dont les yeux, injectés de sang, étaient remplis de frayeur.

— Tais-toi, je te prie, de Bienencour ! s’écria Gaston.

— Vois-tu, Archer, je n’en pouvais endurer davantage… Marcelle…

— Je comprends parfaitement !… Rien ne dit que M. Le Briel soit mort, d’ailleurs, fit Gaston. Dans tous les cas, je te conseille fortement de te taire. Crois-le, c’est en ami que je te parle, mon bon !

— Assassin ! Assassin ! ne cessait de répéter Gaétan.

Gaston essaya de tous les moyens pour distraire son ami, sans y réussir. Il aurait bien voulu se rendre au salon, afin d’avoir des nouvelles, mais il n’osait laisser Gaétan seul, dans l’état où il était.

Pendant ce temps, le Docteur Carrol, aidé de Karl, avait transporté le blessé sur le canapé du salon, après avoir prié tous les invités de se retirer dans la bibliothèque.

— Aussitôt que nous saurons à quoi nous en tenir sur l’état de M. Le Briel, leur avait-il dit, j’irai vous donner des nouvelles. Tout ce dont je puis vous assurer, dans le moment, c’est qu’il respire encore.

— Il n’est pas mort ! s’écrièrent-ils tous. Dieu en soit béni !

— Il n’est certainement pas mort ; mais, d’après l’examen superficiel que je viens de faire, il n’en vaut guère mieux, je crois, répondit le médecin. Pauvre garçon !

Retirés dans la bibliothèque, tous attendaient, avec grande anxiété, des nouvelles du blessé. Mme de Bienencour était inconsolable. Mme Carrol et les jeunes filles, elles aussi, pleuraient. Henri Fauvet, blanc comme un mort, marchait, de long en large, sans proférer un mot. Les jeunes gens, Réal, Léon et Fred, pâles et graves, essayaient de consoler leurs compagnes. Quel drame ! Quelle tragédie ! Et cette veillée était la dernière qu’on passerait ensemble, au Beffroi. Fallait-il qu’une visite si bien commencée finit si mal !

Soudain, Henri Fauvet quitta la bibliothèque et se dirigea vers son étude, croyant qu’elle était vide. Apercevant Gaétan et Gaston, il accourut vers le fiancé de Marcelle, et lui posant la main sur l’épaule, lui dit :

— Gaétan, il ne faut pas que vous preniez les choses tant à cœur. Personne ne songe à vous blâmer, croyez-le, pour l’accident qui vient d’arriver à M. Le Briel. En fin de compte, le coupable, dans cette affaire, c’est moi.

— Vous, M. Fauvet ! Vous ! s’écrièrent les deux jeunes gens.

— Oui, moi ! Je n’aurais pas dû faire venir ces épées de Montréal ; des fleurets mouchetés auraient fait aussi bien l’affaire… et c’eut été moins dangereux. En ce pays-ci, peu savent manier les armes. Je me reprocherai toujours ma rare et coupable imprudence.

Gaétan de Bienencour regardait Henri Fauvet avec des yeux étonnés… Comment ! On ne le croyait coupable que de maladresse !… Mais non ! Marcelle l’avait accusé hautement, tout à l’heure ; elle avait dit, en le désignant : « Raymond est mort, et c’est lui qui l’a tué ! » Il verrait toujours son geste accusateur, toujours ! Ce serait inutile d’essayer de la tromper, elle ; elle savait à quoi s’en tenir et, sans doute, jamais elle ne lui pardonnerait… Gaston, lui aussi, savait que ce coup d’épée n’avait pas été une maladresse de la part de son ami et, lui-même, Gaétan, il ne cessait de répéter tout bas : « Je suis un assassin ; un assassin ! J’ai tué mon semblable » !

Mais on parlait, près de lui :

— Non, M. Le Briel n’était pas mort, quand nous avons quitté le salon, disait Henri Fauvet ; il respirait encore. Le Docteur Carrol avait l’air très grave, il est vrai ; mais, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Donc, espérons pour le mieux !

— Vous dites que M. Le Briel n’est pas mort ! s’exclama Gaétan.

— Il respirait encore, il y a dix minutes à peu près, et quoique le pouls fut très faible… Si vous voulez m’excuser, je vais aller aux nouvelles, et je reviendrai vous en faire part, le plus tôt possible.

— Dolorès, demanda Henri Fauvet, comment est Marcelle, la pauvre enfant ?

— Je l’ai laissée aux soins de Rose, répondit Dolorès. Marcelle m’a demandé de lui apporter des nouvelles le plus tôt possible.

À ce moment entra le Docteur Carrol, et vite il fut entouré et questionné par tous.

— Je n’ai que de bonnes nouvelles à vous donner sur le compte de M. Le Briel, mes amis, leur dit-il. La blessure est sans gravité ; la pointe de l’épée ayant pénétré, et pas très avant, entre deux côtes, à plus d’un bon pouce du cœur.

— Le ciel en soit béni ! s’écria Mme de Bienencour.

Il y eut des exclamations de joie et des soupirs de soulagement, de la part de tous.

— La raison pour laquelle M. Le Briel a perdu connaissance est plutôt rassurante, reprit le médecin ; l’entorse qu’il s’est faite au pied gauche a pris de formidables proportions. Nous avons dû, Karl et moi, couper son soulier par lanières, avant de pouvoir le lui enlever.

— Pauvre M. Le Briel ! fit Olga.

— M. Fauvet, ajouta le Docteur Carrol, M. Le Briel demande que vous rassuriez M. de Bienencour, sans retard, et que vous lui disiez qu’il n’a pas songé, un seul instant, à le blâmer pour l’accident qui vient d’arriver.

— Je ferai son message fidèlement ! répondit Henri Fauvet.

— Personne ne sera admis auprès de mon malade, pour le moment, Mesdames et Messieurs, termina le médecin ; seulement, M. Fauvet, M. Le Briel demande aussi à parler instamment à M. de Bienencour.

— Bien, Docteur, répondit Henri Fauvet ; je vais m’acquitter de ces commissions, sans retard. Quel soulagement pour M. de Bienencour, qui se désole, en ce moment !

Dolorès, ayant vu passer Henri Fauvet, dans le corridor, accompagné de Gaétan de Bienencour, tous deux se dirigeant vers le salon, résolut de monter immédiatement au second étage, afin de rassurer, le plus vite possible, celle qui attendait des nouvelles avec tant d’impatience et d’anxiété.

— Marcelle, dit-elle, aussitôt après s’être assurée que la jeune fille paraissait plus calme, j’ai de bonnes nouvelles à te donner : M. Le Briel a repris connaissance et sa blessure est sans gravité. Le Docteur Carrol dit que, avec de bons soins et de la tranquillité, le blessé serait sur pied, en moins de huit jours, si ce n’était de son entorse.

— Ce sont de bonnes nouvelles, en effet, Dolorès !

— M. Le Briel a le pied très enflé ; même, le médecin affirme que c’est à cause de cette entorse qu’il a perdu connaissance, tout à l’heure.

— Ainsi ?…

— Ainsi, il n’y a rien à craindre, quant à la vie de M. Le Briel. La blessure a beaucoup saigné ; mais le docteur dit que ça n’est pas un mal.

— Et… Gaétan ?…

— Gaétan se désole… et s’accuse de maladresse…

— Ah ! fit la jeune fille.

— Lorsque j’ai quitté la bibliothèque, Messieurs Fauvet et de Bienencour se dirigeaient vers le salon, Gaétan ayant été mandé par M. Le Briel. Donc, tout va pour le mieux, Marcelle, comme tu le vois !

— Merci, Dolorès, d’avoir été si prompte à m’apporter des nouvelles !… Je crois que je vais me retirer dans ma chambre maintenant ; je suis épuisée… de toutes manières.

— Venez, alors, Mlle Marcelle ! dit Rose. Je vais vous aider à vous mettre au lit.

— Je préfère être seule, Rose, répondit la jeune fille. Merci, tout de même… Et, Dolorès, je vais dormir ; vois donc à ce que personne ne me dérange, et dis à père de n’être pas inquiet à mon sujet.

— C’est bien. Marcelle ! Bonne nuit, ma chérie ! répondit Dolorès.

— Décidément, elle voulait n’être dérangée par qui que ce fut, car, ayant quitté la chambre de Dolorès, elle s’enferma dans la sienne, et aussitôt on put entendre le grincement d’une clef dans la serrure de la porte.

Rose avait soupiré, en voyant s’éloigner la jeune fille. Combien elle aurait voulu veiller sur elle jusqu’au matin, écartant tout… danger !…

Car, nous le répétons, la fidèle servante soupçonnait bien des choses, et ces soupçons la rendait infiniment malheureuse.