Édouard Garand (17p. 63-65).

CHAPITRE VII

LE SPECTRE DU MOINE


Après le repas du midi et celui du soir, on se réunissait généralement dans la bibliothèque, afin de décider ce qu’on ferait, durant l’après-midi, ou la soirée ; mais, ce jour-là, on se rendit plutôt au salon, pour prendre les dernières dispositions à propos des tableaux du lendemain soir.

Un groupe, dont Dolorès était le centre, se tenait au milieu de la pièce. Au piano, était Fred Cyr ; non loin de lui, Wanda était assise. On avait découvert, chez Fred, un vrai talent musical, et c’était lui qui devait jouer des morceaux appropriés, entre les tableaux ; il devait jouer aussi, durant les tableaux, quelques accords pianissimo. Gaétan était à causer avec Jeannine Brummet, tout en feuilletant un album.

— Jeannine m’a dit… fit, soudain, la voix de Dolorès.

— Qui prend mon nom en vain ? demanda, en riant, Jeannine. Pardon, M. de Bienencour, ajouta-t-elle ; mais il faut que je sache ce que l’on dit de moi…

— Ce doit être d’horribles choses, dit Gaétan, en souriant ; vous faites bien d’y voir !

Gaétan ne fut pas longtemps seul ; Iris Claudier se glissa jusqu’à lui, (Iris se glissait ou se faufilait, généralement, ainsi qu’une vipère ; on a dû le constater déjà) ?

— Eh ! bien, M. de Bienencour, fit-elle, levant les yeux au plafond et les fermant ensuite, nous avons vite découvert, n’est-ce pas, l’homme qui boite, du pied gauche ? Et elle se mit à rire.

Gaétan ne répondit pas.

— Pauvre M. Le Briel ! reprit Iris. Il a eu beaucoup de malchance, vraiment ; mais cela le rend si intéressant cette claudication ! Ha ha ha !… Avez-vous remarqué la forme particulière de ses chaussures, M. de Bienencour ?… Pointues du bout, longues et étroites…

— Je vous félicite, Mlle  Claudier, répondit Gaétan, d’un ton moqueur. Vous feriez un fameux policier ; même, vous utiliseriez, je crois, votre… talent, pour envoyer vos meilleurs amis à la potence… si ça faisait votre affaire, s’entend.

— Oh ! M. Le Briel n’est pas un de mes amis particuliers, M. de Bienencour ; il est plutôt celui de Mlle  Fauvet, je crois… Elle parait avoir, en ce moment, des choses sérieuses et… touchantes à lui dire… Sans doute, elle lui exprime ses sympathies, à M. Le Briel… Ce pauvre lui !

Ayant dit ce qu’elle avait à dire, Iris Claudier éclata d’un rire méchant, après quoi elle se glissa hors du salon.

Gaétan, malheureux au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer, les yeux fixés sur Marcelle qui causait tout bas avec Raymond, à l’une des extrémités du salon, se demandait comment il allait pouvoir attendre le départ des invités pour demander à sa fiancée une explication. Qu’avait-elle à raconter de si intéressant et de si… secret à Le Briel, et pourquoi aussi le traite-t-elle avec tant de froideur, lui, Gaétan ?… Fallait-il croire aux insinuations d’Iris Claudier, et…

Si Gaétan avait pu entendre les propos qui s’échangeaient entre Marcelle et Raymond, il eut été rassuré, sans doute… Mais, voilà ; il ne pouvait pas les entendre ; il voyait seulement le visage attristé de sa fiancée levé vers celui qu’il considérait son rival.

— M. Le Briel, disait Marcelle, j’espère que vous n’en voudrez pas à M. de Bienencour, pour la manière dont il vous a parlé, cet avant-midi ?… Je ne comprends pas, je l’avoue…

— Mon Dieu, non, je ne lui en veux pas, Mlle  Fauvet, répondit Raymond.

— J’en suis sûre, M. Le Briel, M. de Bienencour regrette déjà ce qui s’est passé.

— Je le crois sans peine, fit, en souriant, le jeune homme. Il le regrette, non pas parce qu’il m’a provoqué, en quelque sorte ; mais parce que vous l’avez traité avec froideur, depuis… Mais, passons ! J’ai tout oublié Mlle  Fauvet ; que cela ne vous inquiète plus !

— Merci, M. Le Briel, merci ! dit Marcelle. Vous êtes noble et bon !

Elle tendit sa main à Raymond, qui, la saisissant entre les siennes y déposa un baiser.

Et Gaétan, voyant cela, se dit qu’il était l’être le plus à plaindre de la terre. Mais, trouvant, un peu plus tard, l’occasion d’échanger quelques mots avec la jeune fille, il lui demanda ;

— Marcelle, vous m’en voulez pour quelque chose, n’est-ce pas ?

— Mais non ! Je ne vous en veux pas, Gaétan !… Personne ne vous en veut d’ailleurs… M. Le Briel…

— Quelle affaire M. Le Briel a-t-il de boiter aussi ! fit Gaétan, d’un ton mécontent.

Marcelle ouvrit grands les yeux, tout d’abord, puis elle se mit à rire gaiement.

— Mon cher Gaétan ! s’exclama-t-elle. Ne devrions-nous pas plaindre ce pauvre M. Le Briel, plutôt que le blâmer ? Il a été victime d’un accident et…

— Marcelle, pourquoi prenez-vous le parti de M. Le Briel contre moi ?

— Parce que c’est lui qui a été l’offensé. Gaétan. Or…

— Vous avez des raisons, je le sais… commença Gaétan.

Mais il se tut. Non, pas maintenant ! Dans quelques jours, il aurait une explication avec sa fiancée.

— Qu’allons-nous faire, toute la veillée ? demanda Wanda, ce soir-là.

— Oh ! J’ai une proposition à faire ! répondit Dolorès : pourquoi ne passons-nous pas une partie de la veillée dans la chapelle ?

— C’est une bonne idée ! s’écria Yolande.

— Une charmante idée ! approuva Olga.

— Une idée plutôt originale, Dolorès, ne trouves-tu pas ? demanda Marcelle. La chapelle… ce n’est pas un endroit bien… gai !

— Ce sera du nouveau, dans tous les cas ! dit Jeannine.

— Oui ! Oui ! allons à la chapelle !

— Marcelle jouera de l’orgue.

— Dolorès chantera un Ave Maria, puis nous chanterons en chœur. À la chapelle ! À la chapelle !

— Si M. Fauvet le permet, s’entend, dit Dolorès.

Pour toute réponse, Henri Fauvet sonna V. P. et lui donna l’ordre d’allumer tous les candélabres de la chapelle.

— Fais une grande illumination, V. P. ; nous y passerons la veillée.

Aussitôt que vint l’obscurité, tous se dirigèrent vers la chapelle, qui avait un air vraiment solennel, toute illuminée comme elle l’était. Marcelle joua de l’orgue, Dolorès chanta, puis celle-ci dit ;

— Marcelle, veux-tu nous réciter quelque chose ? Récite la légende que tu as composée, tout dernièrement, tu sais : celle de cette abbaye.

— Oui ! Oui ! La légende ! La légende !

— Je la réciterai bien, dit simplement Marcelle ; c’est, en effet, la légende de cette abbaye ; elle ne vous en intéressera que plus probablement.

Sans se faire prier, Marcelle s’installa dans la chaire de la chapelle et récita ce qui suit :

L’OMBRE DU BEFFROI
(Légende)

Autrefois, dans ce monastère,
Vivaient trente moines pieux,
Soumis au règlement austère,
Le regard fixé sur les cieux.

Or, le plus jeune de ces moines,
Que l’on nommait : « le petit saint » ;
Mais dont le nom était Antoine,
Aimait à dormir, le matin.

Chacun, durant une semaine,
Devait remplir certain devoir,
Sans récrimination vaine,
Sans hésiter et sans surseoir.

La semaine du jeune Père
Bien vite vint : dans le clocher,
Il devait sonner la prière,
Les matines et le coucher.

Le premier matin, il s’éveille ;
Regardant l’heure, il se rendort…
Et cependant, l’aube vermeille
Versait déjà ses rayons d’or.

Une cloche tintinnabule
« Mon Dieu, je vous donne mon cœur » !
Chaque moine, dans sa cellule,
Redit ces mots avec ferveur.

La cloche a tinté ?… C’est étrange !…
Le Père Antoine, plein d’émoi,
Ouvre les yeux… Il voit un ange
S’envolant vite du beffroi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Depuis, lorsque la cloche tinte
Sous le souffle de l’aquilon,
On dit quelle émet une plainte,
Comme une supplication.

Quand l’astre des nuits illumine
Les alentours, on voit, souvent,
Un moine, qui sonne mâtine
Dans le beffroi de ce courent.


Quand on eut applaudi et félicité Marcelle comme elle méritait de l’être, Dolorès dit, s’adressant à Henri Fauvet :

— Vous souvenez-vous, M. Fauvet, de la première fois que nous avons visité cette chapelle, vous, Marcelle et moi ?

— Je me souviens qu’elle avait un aspect assez lugubre. Depuis si longtemps abandonnée…

— Je veux parler de la peur dont nous avons été envahis, soudain, tous trois…

— Moi, je m’en souviens bien, Dolorès ! fit Marcelle. Il m’avait semblé, tout à coup, que les stalles étaient remplies de moines, et que l’orgue allait, d’un moment à l’autre, résonner sous des doigts de squelette.

— Chose certaine, c’est que je ne viendrais pas, seule, dans cette chapelle, même en plein jour, pour tous les biens du monde ! s’écria Yolande.

— Ni moi ! Ni moi ! s’exclamèrent Jeannine, Olga et Dolorès.

Soudain, Wanda se leva… Le visage très pâle, les yeux démesurément ouverts, elle désignait du doigt, la sacristie, qui était derrière l’autel.

— Là ! Là ! balbutia-t-elle. Dans la sacristie… Un moine !…

— Un moine ! s’écrièrent-ils tous.

— C’est l’Ombre du Beffroi ! murmura Marcelle, qui devint blanche comme de la cire.

— Mais, Mlle  Carrol… commença Raymond Le Briel.

— Je l’ai vu ! cria Wanda. Le moine ! Le moine !

— Wanda, ma chérie ! dit, tout bas Fred Cyr, en pressant dans les siennes les mains de la jeune fille.

— Le moine !… L’Ombre du Beffroi !… balbutiait Marcelle.

Toutes, prises de panique, s’apprêtèrent à s’enfuir de la chapelle.

— Attendez, je vous prie ! dit Gaétan. Je propose que nous allions faire une petite investigation, dans la sacristie.

— Oui, allons ! dirent les jeunes gens.

— Si M. Fauvet me permet de prendre une de ces lampes…

— Sans doute ! Mais, Gaétan, vous ne trouverez personne là.

— J’en suis persuadé d’avance ; cependant, pour rassurer ces dames…

— Je resterai ici, dit Henri Fauvet ; M. Cyr nous tiendra compagnie.

Au bout de quelques minutes, les jeunes gens, Gaétan en tête, revinrent dans la chapelle.

— Nous avons tout examiné ; nous avons même sondé les plafonds et les murs et nous n’avons rien trouvé.

— Pas le moindre moine, Mlle  Carrol ! dit Gaston Archer en riant.

— Pourtant, je l’ai vu ! Je ne l’ai que trop vu ! fit Wanda. Il s’en allait de ce côté, ajouta-t-elle, en désignant la droite. Son capuchon était rabattu sur son visage…

— Et puis, voyez donc Mousse ! dit Marcelle, caressant de la main son chien, qui s’était, sans qu’on s’en aperçut, faufilé dans la chapelle.

Mousse, le poil hérissé, les yeux en feu, essayait de se précipiter dans la sacristie. Marcelle avait peine à le retenir.

— Mousse est étrange, depuis quelque temps, ne trouves-tu pas, Marcelle ? demanda Henri Fauvet. Il gronde à propos de tout et de rien ; on dirait qu’il pressent quelque danger… que sais-je… Mais, je propose que nous allions finir la veillée dans le salon. Qu’en dites-vous, Mesdames ?

— Oui, allons ! répondit Mme  de Bienencour, en se levant.

Aussitôt, tous quittèrent la chapelle, les hommes passant les derniers.

Cette nuit-là, sans doute, plus d’une des invitées des Fauvet vit, en rêve, le spectre du moine, l’Ombre du Beffroi.