Édouard Garand (17p. 3-5).



PREMIÈRE PARTIE

LE BEFFROI

CHAPITRE I

marcelle


— Marcelle, ma chérie, ne crois-tu pas qu’il serait temps que tu fasses ton début dans le monde ? Il y a deux ans et demi que ta mère, ma pauvre femme, est morte, et…

— Deux ans et demi… Oui, deux ans et demi, répondit Marcelle ; mais notre deuil n’est pas fini, père !

— Mon enfant, dans nos cœurs, toujours nous porterons le deuil de ta mère… Mais tu as dix-sept ans, ma fille ; à mon avis, le temps est venu pour toi de faire ton début.

— Il sera fait ainsi que vous le désirez, petit père.

— Puisque nous devons retourner, dans cinq ou six semaines, chez-nous, au Beffroi, je propose que nous acceptions l’offre de ta marraine, la vieille amie de ta mère, Mme de Bienencour, qui désire tant que tu fasses ton début chez elle.

— C’est bien, père, j’accepterai, puisque cela vous fera plaisir. Aussi, puisque Mme de Bienencour veut organiser un grand bal, en mon honneur, ce serait peu aimable de refuser d’assister à ce bal, n’est-ce pas ? fit Marcelle, en riant.

À ce moment, un domestique, après avoir frappé discrètement à la porte, entra dans le salon, où se trouvaient Marcelle et son père.

— Madame de Bienencour ! annonça-t-il.

Aussitôt, entra une dame âgée et petite de taille, aux cheveux blancs comme de la neige et ondulant naturellement, aux traits fins et distingués.

À l’arrivée de cette dame, Marcelle accourut au devant d’elle et l’embrassa tendrement.

— Chère Mme de Bienencour ! dit-elle. Vous êtes la bienvenue !

— La mille fois bienvenue ! ajouta le père de Marcelle.

— Merci, Marcelle ! Merci M. Fauvet ! répondit Mme de Bienencour.

Quand ils furent tous confortablement installés, M. Fauvet (dont le prénom était Henri) dit :

— Nous parlions justement de vous, Mme de Bienencour ; je disais à Marcelle…

— Qu’elle doit songer sérieusement à faire son début, n’est-ce pas ? demande Mme de Bienencour en souriant. Et Marcelle…

— Marcelle vous est très reconnaissante, chère marraine, interrompit la jeune fille, pour la peine que vous voulez bien vous donner de la présenter à vos amis. C’est plutôt une tâche pour vous, en fin de compte.

— Une tâche que plus d’une de mes amies m’envient, ma filleule ! répondit Mme de Bienencour. Voyez plutôt Mme de Pont-Joly, qui doit présenter cette pauvre Dolorès Lecoupret. Que je la plains ! Dolorès est si peu favorisée, du côté de la beauté !

— Mais non du côté de l’intelligence et du cœur ! riposta vivement Marcelle.

— Dolorès est une bien charmante jeune fille, dit Henri Fauvet, et Mme de Pont-Joly, qui est sa tante, l’aime infiniment.

— Dolorès est mon amie de cœur, vous savez, Mme de Bienencour ! ajouta Marcelle.

— Je sais ! Je sais, Marcelle ! Mais, tu avoueras qu’elle n’est pas jolie et… je ne changerais pas de place avec Mme de Pont-Joly ; voilà !… Je pense que, avec tes magnifiques cheveux blonds, peignés selon la mode et ornés d’une étoile en diamants, tu seras à croquer, petite ! Quant à la robe, il faut qu’elle soit en soie brochée blanche, la plus riche ; je vais moi-même en surveiller l’achat. Je te donnerai, le soir où tu feras ton début, tel que promis, cette parure de perles et de diamants qui me vient de ma grand’-mère. Cette parure, je la fais remonter pour toi.

— C’est trop de bonté, chère marraine ! s’écria Marcelle. Mes simples bijoux…

— Ma chérie, dit Henri Fauvet à sa fille, tu penses bien qu’il faut que tu sois irréprochablement mise, pour ton début. Si Mme de Bienencour n’eut si généreusement offert de te donner ses magnifiques perles, je t’aurais acheté quelque jolie parure.

— Marcelle, dit soudain Mme de Bienencour, pourquoi parais-tu si indifférente à la toilette et aux parures ?… Je n’aime pas cela ; ce n’est pas de ton âge et ça ne me semble pas du tout naturel… Je n’aime pas, non plus, cette expression… mystique qui se répand, par moments, sur tes traits si réguliers, si parfaitement beaux…

— Mais… commença Marcelle.

— Eh ! bien, c’est entendu ; le 28 du courant, tu feras ton début chez moi, et je te prédis un grand succès, ma chère, reprit Mme de Bienencour. Comme nous ne sommes qu’au 2 du mois, tu auras tout le temps nécessaire pour te préparer… Inutile de te dire, Marcelle, que je ferai l’impossible pour que ce bal, que je donnerai en ton honneur, soit l’événement de la saison.

— De cela, je ne puis douter, chère marraine !

M. Fauvet, dit Mme de Bienencour, pourquoi ne passez-vous pas le reste de la saison mondaine chez moi, vous et Marcelle ?

— Je vous remercie, chère Madame, répondit Henri Fauvet ; mais nous retournons au Beffroi, dans cinq ou six semaines.

— Au Beffroi ! Oh ! ne me parlez donc pas du Beffroi ! Si je voulais faire une rime, j’ajouterais : « ce nom me donne froid » ! Cette maison isolée, au milieu d’un paysage non moins isolé, là-bas, dans le nord d’Ontario… Je frissonne, rien que d’y penser ! s’écria Mme de Bienencour.

— Vous devriez venir passer un mois avec nous, au Beffroi, l’été prochain ; vous verriez comme on s’y plaît, dit Marcelle. Le fait est, chère marraine, que là seulement, je suis parfaitement heureuse. Que d’heures charmantes nous passons, père et moi, à naviguer sur la jolie rivière, serpentant à travers le bois, tout à côté de notre maison ; cette rivière, je l’ai nommée la Rivière des Songes. Si vous vous promeniez, une fois seulement, sur la Rivière des Songes, Mme de Bienencour, vous ne voudriez plus jamais en quitter les bords.

— Je ne comprends pas cet enthousiasme pour la nature agreste, dit Mme de Bienencour, en se levant pour partir, et, crois-moi, ma chérie, pour ton avenir, tu ferais mieux de passer le reste de la saison avec moi. Je vous offre de grand cœur, à toi et à ton père, l’hospitalité aux Terrasses, Marcelle.

— Merci ! Oh ! mille fois merci ! s’écria Marcelle. Mais, pour ma part je serais vraiment malheureuse si je me voyais obligée d’être trop longtemps absente de notre cher foyer, et je sais bien que père…

— Je sais bien que père dit toujours comme sa Marcelle, ajouta, en riant, Mme de Bienencourt. Vous êtes de grands enfants, tous deux, et bien difficiles à convertir, je crois… Eh ! bien, au revoir, M. Fauvet. Au revoir, Marcelle, ajouta-t-elle, en se dirigeant vers la porte de sortie. Puis, revenant sur ses pas, elle dit : Vous ai-je annoncé que j’attendais mon neveu Gaétan ?

— Mais non ! répondit Henri Fauvet. Il a donc terminé ses voyages ?

— Oui… pour le moment, du moins. Il m’a écrit qu’il serait ici, sans faute, le 28 février, date du début de ma filleule, avec qui il a bien hâte de faire connaissance.

— Nous serons heureux de rencontrer M. Gaétan de Bienencour ; n’est-ce pas, Marcelle ? dit Henri Fauvet.

— Assurément oui ! Nous avons entendu parler de lui si souvent ! dit la jeune fille.

Mme de Bienencour et le père de Marcelle échangèrent un regard : combien de fois ils avaient, ensemble, fait le projet de marier ces deux-là : Marcelle et Gaétan !

Le temps passa vite jusqu’au 28. Marcelle était presque continuellement entre les mains des modistes, ce qui l’ennuyait grandement ; cependant, elle n’en faisait rien voir, afin de ne peiner ni son père ni sa marraine. Combien elle eut voulu être dans l’état d’exaltation et d’enthousiasme de son amie Dolorès Lecoupret ! Dolorès était si heureuse de faire son début, elle aussi, au bal de Mme de Bienencour !

— Dolorès, lui dit Marcelle, un jour, c’est moi qui aurais dû porter ton nom, et toi le mien. Non que je sois triste, ni rien de ce genre (loin de là) ! mais, tu es si joyeuse, toi, que ton nom ne te sied guère… Je crois que, désormais, je vais te nommer « Gioia » plutôt que Dolorès, ajouta-t-elle, en riant.

— Mais, n’es-tu pas heureuse de faire ton début, Marcelle ? demanda Dolorès.

— Oh ! sans doute… Cependant, j’étais plus heureuse que je le suis en ce moment, quand nous parcourions les routes, toi, père et moi, dans notre Castel-Roulant, répondit, en souriant, Marcelle.

— C’était le beau temps, bien sûr ! s’écria Dolorès. Mais, avec l’âge, les goûts changent, et, je l’avoue, je préfère valser, au bras d’un élégant danseur maintenant, que de me promener en pays sauvage… même dans ton Castel-Roulant de jadis.

Marcelle ne répondit rien, car, elle le savait, même Dolorès ne saurait la comprendre.

Enfin arriva la date du 28 février.

Mais, avant de parler des succès qu’eut Marcelle, à son premier bal, et aussi des événements dont ce bal fut parsemé, nous nous voyons obligés de ramener nos lecteurs à dix-neuf ans en arrière ; c’est regrettable, sans doute ! Nous y sommes contraints cependant, pour la clarté de ce récit.