L’ombre du beffroi/15
CHAPITRE III
LA REINE DU BAL
À l’une des extrémités du salon de Mme de Bienencour, un groupe est réuni, dans lequel nous reconnaîtrons nos amis.
À la droite de Mme de Bienencour est Marcelle, belle au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer. À côté de Marcelle est Dolorès, qui, elle aussi, fait son début ce soir, et quoiqu’en dise Mme de Bienencour, elle est plutôt jolie ; les yeux et le teint animés, elle ne saurait que plaire, à première vue. Henri Fauvet fait aussi partie du groupe, puis deux jeunes filles : Mlles Yolande et Jeannine Brummet, des connaissances de Marcelle et de Dolorès. Les demoiselles Brummet ont les cheveux roux ; toutes deux sont charmantes et fort populaires. Une dizaine de jeunes gens causent avec nos amis ; la conversation parait être très intéressante et très gaie.
L’orchestre n’a pas encore commencée à jouer, quoique les salons, la bibliothèque, l’étude, la serre, et même le boudoir de Mme de Bienencour soient remplis d’invités. Mais le violon et le violoncelle sont à se mettre au diapason : bientôt, sans doute, le bal battra son plein.
Soudain, au grand soulagement de la maîtresse des Terrasses, la porte du salon s’ouvre, pour livrer passage à Gaétan de Bienencour, suivi d’un jeune homme d’assez petite taille, aux yeux bleus et très rieurs, aux cheveux blonds légèrement ondulés, à la fine moustache dorée. C’est Gaston Archer, l’ami de cœur de Gaétan.
Aussitôt qu’il eut mis le pied dans le salon, Gaétan jeta un coup d’œil vers l’extrémité de la pièce où se tenait Marcelle et, immédiatement, il la reconnut. Oui, c’était bien elle ! Ses cheveux relevés la vieillissaient un peu et sa riche toilette de débutante ne ressemblait guère à la simple robe de l’été dernier ; mais il l’eut reconnue entre mille. Y en avait-il une autre au monde qui possédait ces yeux de la nuance des violettes, ce teint de lys et de roses, ces admirables fossettes, cette bouche mignonne, ces dents de perles ? Qu’elle était belle, belle ! Il n’était pas surprenant de la voir entourée d’admirateurs !
Marcelle allait-elle le reconnaître ?… C’était presque certain. Elle ignorait le nom de celui qui lui avait sauvé la vie, bien sûr ; quelle surprise pour elle, d’apprendre qu’il était le neveu de sa marraine ! Et voilà que Gaétan remarqua, tout à coup, que Marcelle portait à la main un énorme bouquet de muguets ; sa robe et sa chevelure étaient aussi décorées de ces fleurs. Ces muguets lui rappelaient tant de souvenirs à ce jeune homme épris ! Il se revit, auprès du Tunnel du Requiem, il revit une jeune fille évanouie, portant dans ses cheveux et à son corsage des « lys de la vallée ».
— Eh ! bien, Gaétan, te voilà enfin ! dit, à ce moment, Mme de Bienencour. Comment va, M. Gaston ? Venez, tous deux, que je vous fasse faire des connaisances. Tu sais, mon neveu, reprit-elle, entre haut et bas, ça n’a pas été une sinécure pour moi, que de te faire garder la première danse avec Marcelle !
— Elle est bien belle votre filleule, tante Paule ! 6’écria Gaétan.
— Belle ! Oui, tu l’as dit !… Mais, comment as-tu pu la reconnaître, puisque tu ne l’as jamais vue ?
— J’ai vu son portrait ; vous vous en rappelez ?
— Ah ! oui, bien sûr ! Eh ! bien, je te dirai, mon cher, que Marcelle est aussi charmante que belle.
— Je n’en doute pas, tante Paule ! répondit Gaétan.
Tout en parlant, Mme de Bienencour, suivie de Gaétan et de Gaston, s’approchait du groupe formé par Marcelle et ses amis.
— Marcelle, dit-elle, en s’adressant à la jeune fille, je te présente mon neveu Gaétan. Puis, se tournant vers son neveu, elle ajouta ; Gaétan, Mademoiselle Fauvet.
Les deux jeunes gens se saluèrent en souriant ; mais Gaétan remarqua que Marcelle avait l’air de ne pas le reconnaître, et soudain, il se dit qu’il comprenait pourquoi ; lors de leur rencontre auprès du Tunnel du Requiem, il portait toute sa barbe, et aussi le rude costume des montagnards. Sa barbe coupée et son habit de cérémonie devaient le changer presque totalement, et voilà pourquoi elle ne le reconnaissait pas. Il est vrai qu’il avait reconnu, lui, immédiatement, celle qu’il avait sauvée d’une mort affreuse, l’été précédent ; mais il avait pensé à elle presque continuellement depuis, tandis que Marcelle…
Ce fut, tout de même, une grande déception pour Gaétan, de n’être pas reconnu. Non qu’il eut voulu que Marcelle lui renouvelât ses remerciements pour le service rendu ; mais, si elle l’eut reconnu, cela aurait établi comme un lien entr’eux… Eh ! bien, il attendrait… Plus tard, quand ils deviendraient plus intimes, ils causeraient ensemble, du passé, si peu éloigné.
— M. Fauvet, je vous présente mon neveu Gaétan ; Gaétan, M. Fauvet.
Henri Fauvet tendit franchement la main au jeune homme.
— Il y a longtemps que je vous connais de réputation, M. de Bienencour, dit-il, en souriant.
— Et moi, M. Fauvet, je vous connais aussi, répondit Gaétan. Tante Paule m’a si souvent parlé de vous… et de sa filleule.
— Ah ! oui… Marcelle… La chère petite !… Pour moi, voyez-vous, M. de Bienencour, Marcelle est et sera longtemps encore une enfant. Que voulez-vous ; elle est mon seul trésor, ici-bas !
Quand Mme de Bienencour eut présenté son neveu à Dolorès, elle présenta Gaston Archer à tous.
Henri Fauvet dit être parfaitement heureux de renouveler connaissance avec Gaétan, qui était le fils de son meilleur ami. On se souvient que Henri Fauvet, Émile Archer, le père de Gaston, et Dolor Lecoupret, le père de Dolorès, formaient, jadis, un trio d’amis. Par la force des circonstances Henri Fauvet n’avait pas revu Gaston depuis que celui-ci n’était âgé que de quinze ans.
Quand l’orchestre joua une valse entraînante, Gaétan sollicita de Marcelle l’honneur d’ouvrir le bal avec elle, tandis que Gaston obtenait la même faveur de Dolorès. Yolande et Jeannine Brummet, que les deux jeunes gens connaissaient et estimaient grandement, dansèrent cette première danse, Yolande, avec Réal du Tremblaye, un jeune avocat de la ville (on prétendait que les deux jeunes gens étaient fiancés), et Jeannine, avec Léon Martinel, jeune marchand à l’aise, de la ville aussi.
Bientôt, le bal battait son plein. Il y eut bien quelques commères qui remarquèrent que Marcelle et Gaétan, Dolorès et Gaston, Yolande et Réal, Jeannine et Léon dansaient ensemble, un peu plus souvent que ne le permettaient les convenances ; mais ceux qui étaient l’objet de ces commérages ne s’en occupaient guère.
Quand arriva l’heure du souper, on vit les jeunes gens ci-haut mentionnés, se placer, ensemble, à une petite table, à part, et à en juger par leur babil constant et leurs joyeux éclats de rire, ils s’amusaient beaucoup et franchement.
— C’est un honneur, pour nous, de souper à la même table que la Reine du bal ! dit, soudain, la rieuse Yolande.
Les regards de tous se portèrent sur Marcelle, qui était loin de se douter, certes, que c’était à elle que Yolande faisait allusion.
— La Reine du bal ? demanda Marcelle. Qui est-ce donc ?
— Toi, ma chère ! répondit Dolorès, et tous de rire. Nous, nous ne sommes que tes humbles sujets, ajouta-t-elle.
— Mais la Reine va abandonner ses sujets, fit Jeannine, et c’est malheureux. Dis donc, Marcelle, ajouta-t-elle, est-ce que vraiment vous allez retourner dans le nord, la semaine prochaine, toi et ton père ?
— Oui, Jeannine, répondit Marcelle.
— Vous ne savez pas, vous autres, comme c’est beau le paysage, par là ! s’écria Dolorès. Moi, vous savez, voilà deux étés que je passe au Beffroi avec M. Fauvet et Marcelle. C’est dans le district du Nipissingue…
— Que nous connaissons fort bien M. de Bienencour et moi, intervint Gaston Archer. Nous devions y être en même temps que vous, l’été dernier, Mlle Lecoupret. N’est-ce pas, Gaétan ?
— Oui, répondit Gaétan, essayant de rencontrer les yeux de Marcelle. Il y a même, en ces régions, un endroit sinistre entre tous, je m’en souviens… C’est un tunnel, que j’ai nommé le Tunnel du Requiem…
— Quel nom égayant ! fit Gaston, en riant.
— Le tunnel… murmura Marcelle, qui pâlit légèrement. Ce tunnel… je…
Gaétan, ayant jeté les yeux sur Dolorès, vit celle-ci lui faire des signes auxquels il n’y avait pas moyen de se méprendre ; le tunnel était un sujet tabou, bien sûr, du moins, en ce qui concernait Marcelle… et le jeune homme se doutait bien pourquoi…
— Vous avez dû remarquer cette jolie rivière qui coule, dans le nord et qui se jette dans le majestueux lac Nipissingue ? demanda Dolorès, s’adressant à Gaétan et à Gaston, avec l’intention évidente de changer le cours de la conversation. Cette rivière, aux rives si pittoresques, Marcelle l’a nommée la Rivière des Songes.
— Un joli nom ! s’écrièrent-ils tous.
— Mes amis, dit soudain Yolande, quel succès que ce bal de Mme de Bienencour, n’est-ce pas ?
— Certes, oui ! s’écrièrent-ils tous.
— Mme de Bienencour désirait faire, de ce bal, l’événement de la saison, répondit Marcelle, en souriant.
— Et elle a pleinement réussi ! fit Réal du Tremblaye.
— Voyez tous ces visages radieux et souriants ! dit Léon Martinel, en désignant, du geste, les invités attablés dans l’immense salle à manger. Tout le monde parait heureux !
— Pas tous… répondit Marcelle. Et cette réponse eut lieu de surprendre tout le groupe.
— Pas tous, dites-vous, Mlle Fauvet ! s’écria Gaétan. Vous ne faites pas exception pour vous-même, assûrément !
— Non, répondit Marcelle. Mais, en une occasion comme celle-ci, il y a toujours des cœurs blessés, et qui souffrent… Voyez plutôt Mlle Claudier, la secrétaire et parente de Mme de Bienencour ; personne ne l’a demandée à danser encore. Cette pauvre fille qui, en fin de compte, n’est pas beaucoup plus âgée que nous, a passé son temps en compagnie de dames d’âge mûr… à regarder les autres s’amuser.
— Mais, ma chère Marcelle… commença Dolorès.
— Ces sortes de choses me font de la peine, je l’avoue, Dolorès.
— Ma bonne, répondit Dolorès, si j’étais toi, je ne m’occuperais pas de cette personne ; elle…
— Dolorès ! comment, toi ? Tu possèdes pourtant le cœur le plus tendre, le plus sympathique !
Gaston Archer enrégistra ces paroles de Marcelle dans sa mémoire.
— Cependant, Marcelle, Iris Claudier…
— Yolande et moi, nous étions au même pensionnat qu’Iris Claudier, dit Jeannine. C’est une personne intelligente… Pourtant, elle n’était pas du tout populaire… Je sais bien que, à moi, elle me fait peur.
— Je ne conteste pas l’intelligence d’Iris Claudier, fit Dolorès ; une autre chose que je ne contesterai pas, non plus, c’est sa méchanceté. Cette fille est méchante ; voilà !
— Dolorès ! fit, encore une fois, Marcelle.
— Marcelle, Iris Claudier te déteste ; j’ai de graves raisons pour l’affirmer. Je m’occuperais d’elle le moins possible, à ta place, car, elle finirait par te jouer quelque mauvais tour… Je te raconterai certains faits, et tu verras que je dis vrai, assura Dolorès.
— Tout de même, cette jeune fille souffre d’être sans danseurs, et cela m’empêche de m’amuser… On dit qu’elle danse admirablement, d’ailleurs…
— Mlle Fauvet, répondit Gaétan, si cela peut vous faire plaisir, j’irai solliciter de Mlle Claudier la prochaine danse… Je la connais bien, et…
— Et M. Archer suivra votre exemple, j’en suis sûre, ajouta Dolorès, en souriant au jeune homme.
— Puis ces messieurs, dit Yolande, en désignant Réal et Léon.
Quand Marcelle eut quitté la salle à manger, au bras de Gaétan, Dolorès dit, en s’adressant au reste du groupe, qui était encore attablé :
— Je regrette cette sortie que je viens de faire contre Iris Claudier. Mais, vraiment, je le répète, cette fille hait Marcelle… pour une raison que je connais, et je la crois capable d’intriguer contre notre amie, qui est trop honnête et trop bonne pour se défier de qui que ce soit.
— Ne te trompes-tu pas, Dolorès ? demanda Yolande. Moi non plus je n’aime pas Mlle Claudier ; mais de là à la croire capable de nuire à quelqu’un…
— Je ne saurais me tromper, Yolande ! assura Dolorès. Marcelle… je l’aime comme si elle était ma sœur, et je voudrais la voir heureuse, comme elle mérite de l’être… Or, Mme de Bienencour ne se gêne pas pour parler ou demander des questions, devant sa secrétaire. Cet après-midi, j’ai dû répondre des choses, que j’eusse préféré taire, concernant Marcelle… Iris Claudier était présente et… j’ai comme le pressentiment de… je ne sais trop quoi… Et les yeux de Dolorès se remplirent de larmes, ce qui causa une vive douleur à Gaston Archer.
— Écoutez ! Quelle valse ! s’écria gaiement Jeannine.
— Mlle Lecoupret, me feriez-vous l’honneur ?… commença Gaston.
— Mais, répondit Dolorès, en riant, voilà pour le moins cinq fois que nous dansons ensemble, vous et moi ! Nous finirons par susciter des commentaires…
— Que nous importe ! s’exclama Gaston, en haussant les épaules. Et à quoi servirait un bal, si chacun n’avait pas l’avantage de danser, aussi souvent que possible, avec la compagne de son choix ?
À cette riposte, Dolorès rit d’un grand cœur, et bientôt, elle et Gaston dansaient, aux accords d’une valse entraînante.