Édouard Garand (17p. 22-23).

CHAPITRE II

LE TUNNEL DU REQUIEM


Nous n’avons pas encore décrit Gaétan de Bienencour, quoiqu’il ait été question de lui assez souvent, depuis le commencement de ce récit. Qu’il nous suffise de dire que Gaétan était ce qu’on appelle « un beau grand brun », aux yeux très expressifs, au visage pâle, aux traits réguliers. Sa bouche était « tendre » et une fine moustache couvrait sa lèvre supérieure. Près de six pieds, quant à la taille. Avec cela, aimable et gai, spirituel et bon garçon, il n’avait que peu ou point d’ennemis.

Gaétan de Bienencour était riche, par lui-même, et, un jour, il devait hériter de sa tante, Mme  de Bienencour, qui l’aimait, comme s’il eut été son fils. N’ayant jamais eu d’enfants, elle s’était fortement attachée à ce neveu de son défunt mari, et depuis plusieurs années déjà, elle avait fait son testament en sa faveur, sans qu’il s’en doutât même.

Quoiqu’il fut riche, il n’était pas oisif. Il avait deux passions : l’une pour la botanique et l’autre pour la minéralogie, et son plaisir consistait à présenter, assez souvent, des trésors au principal musée de la ville de Québec. Pour se procurer ces trésors, il partait pour des temps indéfinis, généralement en compagnie de Gaston Archer, qui était ingénieur civil, comme l’avait été son père. M. Archer père, vivait, maintenant, du fruit de son travail, et Gaston le remplaçait dignement. Gaétan de Bienencour et Gaston Archer étaient des amis de cœur ; ils s’aimaient comme s’aiment, ou devrait s’aimer, des frères.

L’été précédent, ils avaient exploré, tous deux, le nord de la province d’Ontario, le district du Nipissingue, et là s’était passé un événement qui devait, par la suite, influencer toute la vie de Gaétan.

Un jour, Gaétan de Bienencour quitta son ami Gaston Archer et il s’achemina à travers un paysage fort sauvage et presque désert, en compagnie de son valet Jasmin. Ils partaient pour plusieurs jours, conséquemment, ils apportaient des provisions de bouche, des armes à feu, et chacun avait, enroulé autour de sa taille, un câble solide, pour les ascensions.

Un rocher, aux murs très à pics, s’étant présenté aux yeux de Gaétan, il résolut de le franchir et de faire une excursion à son sommet.

Une fois le rocher escaladé, il vit qu’il s’étendait très au loin, et il se mit à marcher d’un bon pas, suivi de Jasmin, avec l’intention d’en examiner les contours.

Tout à coup, Gaétan s’arrêta : une large crevasse était à ses pieds ; un pas de plus et il y aurait été précipité. S’était penché au-dessus de l’abîme, il dit, s’adressant à son domestique :

— Vois donc, Jasmin ! Ce que je prenais pour une simple crevasse est un tunnel, dans lequel passe la voie ferrée.

— Un tunnel fort étroit, M. Gaétan ! répondit Jasmin. C’est à peine s’il y a un pied de distance entre la voie ferrée et les murs du tunnel.

— Ciel ! s’écria Gaétan. Avec la manie qu’ont parfois les gens de se promener à pied sur la voie ferrée, vois-tu quelqu’un pris dans cet étroit tunnel qui est même assez long ? Ce serait la mort, la plus horrible des morts !… Si ce tunnel n’a pas de nom, je vais le nommer le « Tunnel du Requiem ».

— Nom sinistre, M. Gaétan ! s’exclama Jasmin.

— Nom avec lequel tu ne saurais rimer, Jasmin, dit Gaétan, en riant. « Requiem » ne saurait rimer avec aucun mot de notre langue, je crois ?

— Bien non, Monsieur Gaétan ; mais on peut le faire rimer avec un autre mot latin. Dans plusieurs de « nos » poèmes, publiés, jadis, nous faisions rimer ensemble les mots latins ou anglais.

— C’était plus sûr… sinon plus correct, répondit Gaétan, fort amusé.

— N’est-ce pas une fumée qu’on aperçoit, là-bas, M. Gaétan ? fit, soudain, Jasmin.

— Oui, et c’est la fumée d’une locomotive. Même, on entend le bruit du train ; il n’est pas loin, je crois.

— Sur quel train il vient ! s’écria Jasmin, qui, assurément, n’avait nulle intention de faire un calembour. Ça doit être un rapide, un « fast », comme on dit, par ici… Écoutez ! Le sifflet de la locomotive !

— Oui, elle siffle, parcequ’elle entrera bientôt dans le tunnel… Ah !…

Un cri avait retenti, cri terrible, lancé par une voix de femme. Gaétan se pencha au-dessus du tunnel, et il vit une chose qui fit dresser ses cheveux sur sa tête : dans le tunnel, courant de tous côtés, et criant, était une jeune fille. Affolée de peur, à cause du train qui s’approchait si vite, elle paraissait n’avoir pas tout à fait conscience de ce qu’elle faisait.

— Dieu tout-puissant ! s’écria Gaétan, pâle, jusqu’aux lèvres.

— Elle est perdue ! s’exclama Jasmin.

— Elle va être broyée sous le train !

Mais, en un tour de main, Gaétan enleva le câble qu’il portait, enroulé autour de sa taille, puis, se penchant au-dessus du tunnel, il cria :

— Courage ! Je vais vous sauver ! Suspendez-vous à ce câble ! Vite ! Vite, pour l’amour du ciel !

La jeune fille l’entendit, et sans perdre un instant, elle se cramponna au câble, que Gaétan se mit aussitôt à tirer, aidé de Jasmin.

Il était temps ! À peine la jeune fille eut-elle été soulevée à quinze pieds de terre, que le train passa, comme un ouragan, avec un bruit infernal. Gaétan se dit que la pauvre enfant allait lâcher prise, dans sa frayeur. Mais non. Ce n’est que lorsqu’elle eut été déposée, en sûreté, sur un rocher, qu’elle s’évanouit.

Jasmin courut à une petite rivière, qui coulait, non loin ; celle que Marcelle avait nommée : « la Rivière des Songes », et il revint bientôt, apportant de l’eau dans un gobelet.

Gaétan humecta le visage et les mains de la jeune fille, puis il parvint à lui faire avaler quelques gouttes de cognac. Enfin, elle ouvrit les yeux : des yeux de la couleur des violettes.

— Le train ! Le train ! cria-t-elle, en cachant son visage sur l’épaule de Gaétan.

— Ne craignez rien, Mademoiselle, dit le jeune homme. Tout danger est passé. Vous avez été très courageuse et très brave !

La jeune fille se leva debout, et s’appuyant sur un rocher, elle s’écria :

— Monsieur, je me souviens, maintenant !… Le tunnel… Vous m’avez sauvé la vie !

— Toujours je remercierai le ciel de m’avoir conduit ici, à point pour vous sauver, Mademoiselle ! répondit Gaétan.

Qu’elle était belle cette jeune fille qui venait d’échapper à la mort ! Jamais Gaétan n’avait vu rien qui put être comparé à cette chevelure dorée, descendant plus bas que les genoux, à cette bouche mignonne, à ce teint admirable, à ces yeux de la nuance des violettes. Elle était vêtue d’une simple robe blanche, retenue à la taille par un ceinturon de couleur. À son corsage, et aussi formant une demi-couronne dans ses cheveux, étaient des muguets.

— Monsieur, reprit-elle, combien j’aimerais vous inviter à m’accompagner chez moi, et vous présenter à mon père ! Mais, je n’ose… Mon père, voyez-vous… il n’a que moi au monde ; s’il se doutait jamais du danger que j’ai couru, tout à l’heure, il serait continuellement inquiet à mon sujet.

— Je le crois sans peine ! répondit Gaétan.

— Mais, du fond du cœur, je vous remercie de ce que vous avez fait ! Jamais, non, jamais je ne l’oublierai !

— Mademoiselle, dit Gaétan, je comprends très bien que vous désiriez cacher à votre père ce qui s’est passé ; mais, je ne puis vous laisser retourner seule chez-vous et…

À ce moment, des aboiements se firent entendre, et bientôt arriva un énorme chien collie ; il se mit à folâtrer auprès de la jeune fille.

— Voici mon fidèle gardien, dit-elle, avec un sourire, qui découvrit une rangée de fines perles et qui creusa dans ses joues deux adorables fossettes. Adieu, Monsieur ! Ma reconnaissance sera aussi longue que la vie que vous venez de sauver !

Ce-disant, la jeune inconnue tendit la main à Gaétan. Celui-ci saisit cette main entre les siennes, non sans remarquer qu’elle était blanche et satinée, puis, se penchant soudain, il y mit ses lèvres.

Elle partit… et il ne la revit plus ; mais il se dit que son cœur entier appartenait à celle dont il venait de sauver la vie, quoiqu’il ignorât même son nom.

Tout ce qui restait à Gaétan pour lui rappeler cette aventure, c’était un petit mouchoir de toile, tombé du corsage de la jeune fille. Sur ce carré tout blanc, dans un coin, étaient brodées les initiales suivantes : « M. F. »