Édouard Garand (17p. 26-27).

CHAPITRE V

LA MORSURE D’UN SERPENT


En fin de compte, c’est Gaston Archer qui, le premier, dansa avec Iris Claudier. Marcelle avait raison : la secrétaire de Mme  de Bienencour dansait admirablement.

— Quel malheur qu’elle soit si laide ! se disait Gaston. Elle est souple et gracieuse et, à part Mlle  Lecoupret et Mlle  Fauvet, la meilleure danseuse du bal… Si elle voulait seulement regarder les gens en face quand elle leur parle ! Que c’est déplaisant ces personnes qui ferment les yeux pour parler ! Décidément, Mlle  Dolorès a raison ; elle n’est ni aimable ni attrayante Mlle  Claudier.

Iris, depuis le commencement du bal, jusqu’à l’heure du souper, avait souffert un véritable martyre moral. Assise dans un coin du salon, en compagnie de quelques dames âgées, qui semblaient avoir pris à tâche de la torturer, en chantant, sur tous les tons, la beauté, le charme, la grâce et la distinction de Marcelle, Iris avait senti sa haine pour la filleule de Mme  de Bienencour aller toujours grandissante.

— Voyez donc, lui avait dit une dame, à un moment donné, Mlle  Fauvet dansant avec M. de Bienencour ! Quel charmant couple !

— Un couple idéal ! avait ajouté une autre. M. de Bienencour et Mlle  Fauvet semblent être faits l’un pour l’autre ; tous deux ont l’air si distingué ! Lui, grand, très brun ; elle, blonde, délicate et si jolie !

— On dit, intervint une troisième personne, que c’est le rêve de Mme  de Bienencour de faire un mariage entre sa filleule et son neveu.

— Et son rêve se réalisera, sans doute, dit la première dame, en souriant. Voyez donc si M. de Bienencour a l’air d’admirer Mlle  Fauvet !

— Et Mlle  Fauvet a l’air de trouver fort intéressant ce que lui dit son compagnon. Regardez-la donc sourire ! Quelles admirables fossettes, quand elle sourit !

— C’est la plus belle débutante qu’il y ait eu dans cette ville, depuis bien des années.

— Si ça s’amuse tout ce jeune monde, hein ! s’était écriée Mme  de Pont-Joly, qui, après le souper, vint se joindre au groupe formé par les dames âgées et Iris Claudier.

— Comme si je n’étais pas jeune, moi aussi ! se disait Iris. Elles ont peu de tact ces vieilles… (nous regrettons d’avouer qu’elle ajouta le mot : « folles » ) de parler ainsi devant moi, et je les déteste toutes ! Que je hais cette Marcelle Fauvet, et cette Dolorès Lecoupret, son amie ! Que je méprise tous ceux qui assistent à ce bal ! Tous ?… Hélas ! mon Dieu, Gaétan, je l’adore !… Et lui… Est-ce que vraiment je vais le laisser devenir amoureux de cette poupée Marcelle ?… Non ! Non ! Mille fois non ! Je ferai tout, oui tout, pour empêcher pareille catastrophe !…

Je croyais, se dit-elle, de plus, que lui, au moins, me demanderait à danser ; mais Marcelle Fauvet lui a tourné la tête, c’est évident… Heureusement, l’occasion se présentera pour moi, de lui dire… ce que j’ai à lui dire… et je n’y manquerai pas, bien sûr !

C’est à ce moment que Gaston Archer vint solliciter de Mlle  Claudier l’honneur de danser avec elle. Iris eut certainement préféré Gaétan, mais elle n’avait pas le choix, et elle tenait à ce qu’il ne fut pas dit qu’elle n’avait pas dansé de la soirée.

Quand la danse fut finie et que Gaston se vit obligé de causer, pendant quelque temps avec Iris, il dut s’avouer à lui-même qu’elle était intelligente. De plus, elle possédait, évidemment, une solide instruction, qui lui permettait de causer sur à peu près tous les sujets.

Mais, soudain, les répliques d’Iris Claudier devinrent moins vives ; elle parut distraite et ne prêter que peu d’attention à ce que son compagnon lui racontait, puis, à un moment donné, une expression d’implacable haine se peignit sur ses traits, et ses yeux verts lancèrent des flammes.

Gaston regarda dans la direction qu’avaient pris les yeux d’Iris, et il vit Marcelle, au bras de Réal du Tremblaye ; tous deux se préparaient à danser une polka, que l’orchestre jouait.

Gaston, toujours observant Iris, vit bientôt un autre phénomène : les yeux de la jeune fille s’ouvrirent bien grands et se fixèrent sur quelqu’un, qui s’avançait vers eux. Une expression indéfinissable se peignit sur le visage de la secrétaire de Mme  de Bienencour. Gaston, ayant levé les yeux, à son tour, vit Gaétan qui s’approchait.

— Tiens ! Tiens ! se dit Gaston, je crois comprendre ! Cette jeune fille aime de Bienencour… autant qu’elle hait Mlle  Fauvet… C’est pitoyable, vraiment, car il est de toute évidence que mon ami admire excessivement Mlle  Marcelle… Mlle  Dolorès aurait-elle raison, et cette demoiselle Claudier pourrait-elle devenir dangereuse ?… Eh ! bien, j’aurai l’œil ouvert, et si Mlle  Lecoupret le permet, nous serons deux à veiller sur les intérêts de Mlle  Fauvet… et de Gaétan.

Le désir d’Iris se réalisait : elle dansait, enfin, avec Gaétan. Combien elle était loin de se douter cependant, que c’était grâce à Marcelle qu’elle avait ainsi échappé à l’oubli !

— Vous dansez admirablement bien, cousine Iris, lui dit Gaétan, quand la danse eut pris fin et qu’il eut reconduit la jeune fille à sa place.

— Merci, Gaétan mon cousin, répondit-elle, en fermant les yeux.

— Je désire vous féliciter pour l’arrangement des fleurs décorant les corridors et les salons. Je sais que c’est vous qui avez présidé à la décoration de ces pièces, et, vraiment, c’est parfait. Quel succès que ce bal de tante Paule, n’est-ce pas ?

— Oui, un grand succès ! Mme  de Bienencour n’a rien épargné pour le début de sa filleule ; espérons que celle-ci lui en sera reconnaissante.

Mlle  Fauvet est une exquise jeune fille, répondit Gaétan, un peu sèchement, car il n’aimait pas le ton avec lequel Iris avait dit cette phrase. Je serais bien surpris si elle manquait de gratitude. Tante Paule, d’ailleurs aime tant sa filleule que…

— Que c’est malheureux que Mlle  Fauvet ait tant hâte de partir de Québec, pour retourner dans le sauvage nord, dit Iris. Mais, ajouta-t-elle, avec un sourire, qu’elle essaya de rendre le moins désagréable possible, on sait pourquoi elle désire tant retourner là-bas.

— Oui, répondit Gaétan. Mlle  Fauvet laisse, pour ainsi dire, son cœur dans le nord ; elle n’est parfaitement heureuse que quand elle est au sein de l’agreste nature.

— Ah ! Alors, vous savez, Gaétan, mon cousin ! s’exclama Iris, d’un ton qu’elle parvint à rendre innocent de toute insinuation.

— Je sais… quoi, cousine Iris ? demanda Gaétan.

— Vous savez que Mlle  Fauvet laisse son cœur dans le nord, et que M. Le Briel, le plus proche voisin des Fauvet…

— Le Briel ! s’écria Gaétan. Serait-ce Raymond Le Briel, ce voisin de Monsieur et Mademoiselle Fauvet ?

— Raymond Le Briel… Oui, c’est bien cela. On dit qu’ils se marieront dans le courant de l’été prochain.

— Que voulez-vous dire ? Qui va se marier ?

— Mais… Mlle  Fauvet et M. Le Briel. Vous ne le saviez donc pas ?

— C’est une nouvelle pour moi, répondit froidement Gaétan ; ce sera aussi une nouvelle pour Mme  de Bienencour, j’en suis sûr.

— Y a-t-il quelque chose à redire, sur le compte de M. Le Briel, Gaétan, mon cousin ?

— Si Raymond Le Briel n’a pas changé de caractère, s’il est encore tel que je l’ai connu, au collège, c’est un des plus estimables garçons que je connaisse !

— Eh ! bien, s’il en est ainsi, Gaétan, mon cousin, soyez assuré que M. Fauvet a dû faire l’impossible pour l’encourager à courtiser sa fille… Pauvre Mlle  Fauvet ! Si jolie, si admirée ; mais, tout de même, si à plaindre !

— À plaindre, dites-vous ?

— Je ne vous apprendrai rien en vous disant que M. Fauvet, qui adore sa fille, craint, continuellement pour la raison de celle-ci, fit très méchamment Iris.

— Je ne comprends absolument rien à votre langage, Mlle  Claudier, répondit Gaétan, d’un ton indigné ; veuillez vous expliquer.

— Vraiment ! Vous ne savez pas ! cria Iris, en levant les yeux au plafond et simulant un grand étonnement. Mais… Mme  Fauvet, la mère de Marcelle, était folle, depuis deux ou trois ans, quand elle est morte. On la faisait passer pour une invalide… Cependant, ceux qui…

— Je ne sais pas qui vous a si bien renseignée, dit Gaétan, en se levant d’un bond, le visage rouge de colère. Pour ma part, je n’aime pas entendre discuter la famille de la plus charmante jeune fille présente, ici, ce soir. Au revoir, Mlle  Claudier.

— Vous m’en voulez, Gaétan, mon cousin ? Ah ! Vous ne comprenez donc pas que c’est parce que je vous estime plus que tous au monde que je vous avertis de ce qui en est. Oubliez Mlle  Fauvet ! Oubliez-la ! Elle est la fiancée de M. Le Briel ; de plus, elle est menacée…

— Taisez-vous ! Oh ! taisez-vous, cria Gaétan, puis il quitta hâtivement Iris.

Iris Claudier ignorerait toujours, probablement, qu’elle avait manqué deux danses, ce soir-là, résultat de sa conversation avec Gaétan. Quand il quitta la secrétaire de sa tante, il alla droit au groupe formé de Dolorès, Yolande, Jeannine, Gaston, Réal et Léon. Son visage portait encore l’empreinte d’une grande colère, et ses amis le remarquèrent, sans oser faire de commentaires, cependant.

— Allons ! dit Léon Martinel. À mon tour maintenant d’aller danser avec Mlle  Claudier ! Il se disposait à se diriger vers la jeune fille, lorsque Gaétan lui dit :

— Je n’irais pas, à votre place, Martinel ! Mlle  Claudier… je crois que c’est une sorte de serpent ; je sais bien que je viens de recevoir une de ses morsures.

— Mon cher ! s’écria Léon. Qu’y a-t-il ?

Mlle  Lecoupret avait raison, reprit Gaétan, cette personne est méchante. Ne nous occupons plus d’elle ; c’est encore ce qu’il y a de mieux à faire… Et dire que c’est cette exquise jeune fille, Mlle  Fauvet, qui nous a demandés de l’inviter à danser !…

— Ah ! tiens, voilà Mlle  Fauvet, au bras de son père, dit Réal.

En effet, Marcelle, souriante, et aussi jolie qu’au commencement du bal, s’approchait d’eux, et Henri Fauvet dit, s’adressant à Dolorès ;

— Nous allons partir, Dolorès, ma fille. Marcelle est quelque peu fatiguée. Mme  de Pont-Joly t’a confiée à moi ; nous allons te ramener à l’hôtel avec nous.

— C’est bien. M. Fauvet, je suis prête à vous accompagner, répondit Dolorès.

Pendant que Marcelle et Dolorès étaient à se préparer pour partir, Henri Fauvet causa avec les jeunes gens, et quand on se quitta, il avait été entendu qu’on se rencontrerait, tous ensemble, à l’hôtel… où les Fauvet s’étaient retirés, pour un thé que Marcelle désirait donner à ses amis, le dimanche suivant.