Édouard Garand (17p. 44-46).

CHAPITRE VI

LES SAUTERELLES


Le lendemain, vers les deux heures de l’après-midi, on eut pu voir, quittant le Grandchesne, deux voitures. La première contenait le Docteur Carrol, Olga et Dolorès ; la deuxième, Henri Fauvet et sa fille, puis Wanda et Raymond Le Briel.

Quand, après le souper, la veille, Henri Fauvet avait parlé de retourner au Beffroi, le Docteur Carrol avait insisté pour les garder tous. Le lendemain, il devait se rendre à C…, petit établissement, à quelques milles de distance, visiter un malade. Pourquoi ne pas en faire une excursion agréable en y allant tous ensemble ? La proposition, faite si cordialement, avait été acceptée joyeusement, et voilà pourquoi on s’acheminait vers C…, en ce moment.

Arrivés à destination une surprise attendait les excursionnistes : le petit établissement était rempli de monde.

— Tout ce monde ! s’écria Marcelle. Qui eut cru qu’un établissement si petit fut tant peuplé !

Une ombre passa sur le front de Raymond.

— Ce sont les « Sauterelles », Mlle  Fauvet, dit il. Nous avons bien mal choisi notre jour pour faire une promenade à C…

— Les Sauterelles ? questionna Henri Fauvet. Je… je ne comprends pas, Le Briel.

— C’est un mot de moi, dit Raymond en souriant. Pour parler clairement, tous ces gens que vous voyez, ce sont des laboureurs allant travailler dans le Nord-Ouest.

— Mais, que font-ils ici, alors ?

— Ah ! voilà ! Leur train a dû être mis sur une voie d’évitement pour laisser passer le train régulier. Hélas ! c’est une calamité pour les villages près desquels ces gens se trouvent ; ils dévastent tout, et c’est pourquoi je les nomme les Sauterelles.

— Ce sont pourtant d’honnêtes gens que ces laboureurs ! dit Henri Fauvet.

— Sans doute, dans les circonstances ordinaires. Mais, écoutez : voilà des centaines d’hommes qui, profitant du bon marché des billets, se rendent dans le Nord Ouest, pour aider à cultiver la terre. Ils apportent des provisions de bouche en quantités qu’ils croient suffisantes pour toute la durée du voyage. Cependant, voici qu’au bout de deux jours sur le train, ils s’aperçoivent qu’ils avaient mal calculé leur affaire et que les provisions vont leur manquer. Alors, s’ils se trouvent stationnés près d’un établissement ou d’un village quelconque ils ravagent tout pour se procurer de la nourriture. Ils dévastent les jardins, ils pénètrent dans les maisons, toujours en quête de provisions ; une nuée de sauterelles ne feraient pas plus de dégâts que ces laboureurs. Quel fléau ! et combien sont à plaindre les habitants de C… aujourd’hui ! Voyez, le Docteur Carrol nous fait des signes. Il a arrêté sa voiture ; allons le rejoindre !

Quand leur voiture fut à proximité de celle du médecin, celui-ci dit, s’adressant à Henri Fauvet :

— Je descends ici, visiter mon malade. Si vous le voulez bien. M. Fauvet, vous viendrez prendre place dans ma voiture… Nous sommes mal tombés pour notre promenade.

Henri Fauvet se rendit immédiatement au désir du médecin, car celui-ci venait de mettre pied à terre ; il portait, à la main, sa trousse de médecin.

Soudain, une dizaine de jeunes gens passèrent près de la voiture, et le dernier enleva prestement au Docteur Carrol, sa précieuse trousse.

— Au voleur ! cria-t-il.

Raymond, en un bond, eut sauté sur le sol, afin de courir après le voleur. Mais, un étranger s’était déjà élancé à la poursuite et bientôt, il eut atteint le larron. Ce fut, entr’eux, une lutte active, mais courte, car le jeune inconnu tordit le poignet du voleur et le sac tomba par terre. Ramassant l’objet, il vint le remettre au médecin.

— Merci, jeune homme, merci ! dit le Docteur Carrol. Vous venez de me rendre un immense service : je suis médecin, et cette trousse contient des instruments de valeur.

— Je m’en suis bien douté, répondit l’étranger, avec un sourire, qui découvrit des dents blanches et régulières.

— Si vous… commença le médecin. Mais le jeune homme était déjà parti.

— Tous ces laboureurs ne sont pas des voyous ! dit Marcelle à Raymond.

— Celui-là, toujours, ajouta Wanda, a accompli un acte vraiment héroïque, selon moi… Et, Marcelle, avez-vous vu comme il a un beau sourire ?

— Vous avez raison, sans doute, Mesdemoiselles, répondit Raymond, tous ces laboureurs ne sont pas des voyous ; nous venons d’en avoir la preuve. Mais… voyez… Voici une bande de scélérats qui, au moyen d’un bélier, vont enfoncer la porte de cette maison, à notre gauche. Entendez-vous ces cris, à l’intérieur ?

— Mon Dieu ! fit Wanda, en portant la main à son cœur. Une voix de femme !

La porte de la maison indiquée par Raymond était peu solide ; elle fut vite enfoncée. À l’intérieur, les cris redoublèrent.

— Allez-vous-en ! criait une voix.

Une femme passait près de la voiture dans laquelle étaient les deux jeunes filles et Raymond.

— Au secours ! cria-t elle. Ils vont la maltraiter ! La folle ! La folle !

Les cris de la folle parvenaient clairement à tous nos amis ; mais ni Henri Fauvet, ni Raymond Le Briel n’osaient abandonner, pour aller à son secours, les jeunes filles qu’ils étaient chargés de protéger.

— C’est le jeune étranger ! cria, soudain Wanda, en désignant de la main l’inconnu de tout à l’heure, qui venait de pénétrer dans la maison ravagée.

Le Docteur Carrol quittait son malade. Il arriva, en courant, à la voiture contenant Marcelle, Wanda et Raymond, et demanda :

— Qu’y a t-il ? D’où parviennent ces cris ?

— De cette maison, répondit Raymond. Il y a là une pauvre folle, que l’on maltraite parait-il.

Courant, le médecin arriva dans la maison qui lui avait été désignée. En entrant, il vit une femme, qu’un laboureur traînait par les cheveux, tandis que l’étranger de tantôt se battait comme dix, pour essayer de défendre la pauvre malheureuse.

— Ah ! Mon jeune ami ! s’écria le Docteur Carrol. Je m’en viens vous prêter main-forte !

L’inconnu avait réussi à faire lâcher prise à celui qui traînait la folle par ses cheveux, puis, un coup de poing qu’il lui appliqua sur le menton, l’envoya s’étendre, à l’une des extrémités de la pièce.

— Bravo ! Bravo ! cria le Docteur Carrol. Bien réussi, mon jeune ami ! Cette pauvre femme a peut-être besoin de mes soins, ajouta-t-il, en s’agenouillant auprès d’elle.

Mais un cri avait retenti ;

— Lionel !

Édith ! Ô ciel ! C’est Édith, ma femme bien-aimée ! cria, à son tour le médecin.

— Lionel ! Ô mon Lionel ! Je te revois enfin ! dit la pauvre femme.

— Édith ! Ma toute chérie !… Je t’ai tant cherchée… et je te retrouve ici !… Tu m’es rendue, et Dieu en soit béni ! Jeune homme, dit le Docteur Carrol, en s’adressant à l’étranger, allez, je vous prie, dire à mes amis de venir ici immédiatement ! Cette dame, que vous avez si vaillamment défendue, est ma femme, disparue, depuis bientôt six ans… Allez, n’est-ce pas ? Mais, s’il vous plait revenez, car j’ai affaire à vous.

Au bout de quelques instants, tous nos amis arrivaient dans la maison, suivis de l’étranger.

— Olga ! Wanda ! Votre mère !

— Mes filles ! cria Mme  Carrol.

— Mère ! Ô mère !

Nous renonçons à décrire la scène qui suivit. La famille Carrol était réunie enfin, et le bonheur allait désormais régner à leur foyer…

Mme  Carrol, lorsqu’elle avait quitté la maison de son mari, il y avait six ans, prise de folie subite, amenée par l’ennui qu’elle éprouvait de ses enfants, avait erré à l’aventure. Perdue dans la brume, le hazard voulut qu’elle parvint à C…, et là, on l’avait recueillie. Avec la pitié qu’on ressent pour qui a perdu la raison, les habitants de C… avaient adopté la pauvre folle et pris soin d’elle.

— Jeune homme, dit le Docteur Carrol, d’une voix tremblante, et s’adressant à l’étranger, je voudrais pouvoir vous exprimer la reconnaissance que j’éprouve à votre égard… Vous rendez-vous au Nord-Ouest ?

— Non, Docteur, répondit le jeune homme. Je suis venu dans le district du Nipissingue pour essayer d’y acheter une ferme… Je me nomme Frédéric Cyr. Mes parents sont morts et ils m’ont laissé quelques milliers de dollars, que j’aimerais à placer sur une bonne terre, si c’est possible.

— J’ai précisément votre affaire ! dit Raymond. Voisine de la mienne, est une belle et bonne terre, sur laquelle il y a une grande et confortable maison, toute meublée et des bâtiments en bon état…

— Vous voulez parler de l’Abri, n’est-ce pas ? demanda Henri Fauvet.

— Oui, M. Fauvet. L’Abri se vendrait à des conditions fort avantageuses, et si M. Cyr…

— Comment pourrais-je voir l’Abri, Monsieur ? demanda à Raymond, Frédéric Cyr.

— Rien de plus facile ! Revenez avec nous ! Je vous offre l’hospitalité chez moi, et demain, je vous ferai visiter cette propriété, dont je suis l’agent. Je vous certifie que vous serez satisfait, M. Cyr.

— Votre offre me tente, répondit, en souriant, Frédéric.

— Alors, venez ! fit Raymond.

— Oui, venez ! s’écrièrent-ils tous.

— Nous nous tasserons pour vous faire place dans notre voiture, dit Henri Fauvet. Venez !

— Merci, Monsieur, répondit Frédéric Cyr ; mais, je vous accompagnerai à cheval… Dolce ! appela t-il.

Il siffla, d’une manière particulière, et aussitôt, une superbe bête d’un gris pommelé, arriva en gambadant sur la route.

— La magnifique bête ! s’écria Wanda.

— Partons, sans retard, voulez-vous ? demanda le Docteur Carrol. Ma femme…

— Oui, partons !

Wanda avait pris place dans la voiture de son père et Dolorès était venue se placer à côté de Marcelle, dans la voiture de Raymond Le Briel. Wanda se tenait près de sa mère, à laquelle elle souriait, à travers ses larmes. Parfois, ses yeux rencontraient ceux de Frédéric Cyr, celui qui avait secouru Mme  Carrol, et un sentiment de vive reconnaissance envers le jeune homme s’infiltrait dans son cœur. Quand à Frédéric, les yeux de Wanda lui semblaient les plus beaux du monde, et souvent, il se penchait sur sa selle, pour les regarder et les admirer.

Malgré l’invitation du Docteur Carrol, nos amis du Beffroi et de l’Eden ne voulurent pas rester à souper au Grandchesne, comprenant bien que cette famille, nouvellement réunie, avait besoin de repos et d’intimité.

Raymond et Frédéric soupèrent au Beffroi, puis ils partirent pour l’Eden.

Le lendemain matin, de bonne heure, les deux jeunes gens se rendaient à l’Abri, et vers les dix heures de l’avant-midi, arriva Henri Fauvet, accompagné de Rose et de Cyp.

— Eh ! bien, demanda-t-il, comment aimez-vous l’Abri, M. Cyr ?

— Je l’aime tellement, que j’en ai fait l’acquisition, M. Fauvet, répondit Frédéric. Les conditions sont si faciles, si avantageuses, d’ailleurs ! La maison est en bon ordre et je m’y installerai demain, si c’est possible.

— Je me suis fait accompagner par une de nos servantes, dit Henri Fauvet ; avec son aide, celui de la ménagère de l’Eden et de Cyp, le grand nettoyage de votre maison sera vite chose faite. Vous pouvez vous fier à Rose, M. Cyr ; tout sera luisant comme de l’or neuf, quand elle y aura mis la main.

— Que de bonté ! s’écria Frédéric.

Deux jours plus tard. Frédéric Cyr (que Henri Fauvet et Raymond Le Briel avaient résolu d’appeler : « Fred » dorénavant) s’installait définitivement à l’Abri.

Un brave et loyal cœur de plus s’ajoutait au groupe de nos amis du Nipissingue.