Édouard Garand (17p. 13-14).


CHAPITRE VIII

ÉCHANGE DE LETTRE


L’évanouissement d’Ondine fut de courte durée. Quand elle revint à elle, ses premières paroles furent :

— La lettre ! Où est la lettre de Febro ?

Cette lettre ne contenait rien de compromettant ; elle était ainsi conçue ;

« Bien chère Mlle  Ondine,

« Voilà déjà un mois que vous êtes partie et je ne vous ai pas encore écrit pour vous remercier du trop généreux cadeau d’argent que vous m’avez laissé, avant votre départ ; je l’ai trouvé… là où vous l’aviez mis. Ce cadeau m’a été d’autant plus utile, chère Mlle  Ondine, que je suis mariée avec Cyril Florentin, depuis deux semaines.

« J’aimerais beaucoup vous écrire une longue lettre, une lettre importante et remplie de nouvelles de toutes sortes ; mais je me vois obligée de remettre ce plaisir à un autre jour. La semaine prochaine probablement, je vous écrirai longuement.

« J’espère que vous êtes en bonne santé, ainsi que M. Fauvet et la mignonne Marcelle ?

« Veuillez croire toujours au dévouement et à la fidélité de

« Votre servante,
« Febro Florentin ».


Ainsi, Febro avait une lettre longue, importante et remplie de nouvelles à écrire !… Cette lettre, il fallait empêcher qu’elle l’écrivit… Febro ne manquerait pas de faire allusion à ce qui s’était passé chez elle, et c’est Henri qui apportait toujours à Ondine ses lettres. Même, supposant que sa femme ne pouvait avoir de secrets pour lui, il lui arrivait assez souvent d’ouvrir les lettres de sa femme. Ciel ! S’il fallait qu’il ouvrit la lettre promise par Febro ! S’il fallait qu’il apprit ce qui avait eu lieu ! S’il fallait que, par un mot, Febro lui inspirât le soupçon, sa vie, à elle, Ondine, deviendrait intolérable. Henri ne lui avait-il pas dit, un jour, tout dernièrement :

— Tu sais, Ondine, je puis tout pardonner, excepté l’hypocrisie ou le mensonge.

Ondine résolut d’écrire immédiatement à Febro et de la mettre sur ses gardes. Elle irait poster sa lettre elle-même, aussitôt qu’elle serait écrite. Elle écrivit donc ce qui suit : « Bonne Febro,

« Je viens de recevoir ta lettre, que mon mari m’a remise lui-même, après l’avoir ouverte et en avoir pris connaissance. C’est te dire que tu devras, quand tu m’écriras, ne faire aucune allusion au… passé. À quoi sert d’ailleurs ? Ce qui est fait est fait, et je n’en suis plus à me faire d’aussi amers reproches concernant la mort de ma petite jumelle Monique… Je ne l’ai pas fait exprès. Sans doute, je suis coupable d’avoir pris de la morphine, ce soir-là, et d’avoir été ainsi la cause de la mort de mon enfant, mais… Aujourd’hui, je me demande si je n’aurais pas dû écouter tes conseils, Febro, et avouer à mon mari que j’avais mis au monde deux petites filles jumelles, dont l’une venait de mourir de la pneumonie. Je n’en ai rien fait, et maintenant, il est trop tard pour avouer quoique ce soit, à propos du drame qui s’est déroulé chez-vous. Monique est morte, pauvre chère petite ; elle est un ange au ciel. Ce serait inutile et cruel d’attirer sur moi le courroux de mon mari en écrivant des choses qui pourraient lui inspirer des soupçons, n’est-ce pas ? Jamais Henri ne me pardonnerait, jamais ! S’il pouvait s’imaginer que, pendant la demi-heure qu’il a passé sous ton toit, Febro, le cadavre de sa petite fille jumelle avait été caché dans ta chambre, en haut, et que nous lui avions laissé croire que je n’avais eu qu’une enfant ; Marcelle… oh ! je tremble à la pensée de ce que serait sa colère ! Ainsi, motus, si tu m’aimes, bonne, bonne Febro ! Monique est morte ; elle est enterrée sous le saule pleureur, à l’ombre duquel j’aimais tant à m’asseoir ; laissons-la reposer en paix la chère petite !

« Marcelle est belle comme un ange. Mon mari a hérité d’une fortune considérable d’un de ses oncles ; notre petite sera, un jour, aussi riche que belle.

« Je serai toujours contente de recevoir de tes nouvelles, du moment que tu ne feras jamais la moindre allusion au passé. Tu as promis, tu sais, Febro !

« J’espère que tu es heureuse ? Dis à ton mari d’être bon pour toi, car tu mérites tout le bonheur possible, bonne, bonne Febro.

« Ondine Y. Fauvet » .


Deux semaines plus tard, Ondine recevait une autre lettre de Febro, par laquelle elle accusait réception seulement de la missive de sa chère Mlle  Ondine, et assurait à cette dernière qu’elle était heureuse : Cyril Florentin était le modèle des époux. Febro terminait sa lettre en assurant Ondine de son dévouement et de sa fidélité, jusqu’à la mort.

Et cette lettre de Febro sembla clore la correspondance entre elle et la jeune femme.

Les jours, les semaines, les mois et les années s’écoulèrent. Personne n’eut pu se douter du drame qui se déroulait entre les murs du Nid, que tous citaient comme le modèle des foyers. Pourtant, Ondine continuait à se doser de morphine et Henri en souffrait beaucoup, moralement. Ce vice de Mme  Fauvet, même Mme  de Bienencour ne s’en aperçut jamais. Ondine passait pour une invalide, et elle avait les sympathies de toutes ces connaissances et amies.

Marcelle, aussitôt qu’elle eut atteint ses sept ans, fut placée comme pensionnaire dans un couvent. Henri Fauvet adorait sa fille, qui était la plus charmante et la plus attrayante enfant qu’on put rêver. C’était un sacrifice pour lui de se séparer de sa Marcelle ; il eut voulu la garder constamment auprès de lui. Mais, on comprendra facilement qu’il préférât l’éloigner de son foyer, à cause du mauvais exemple et de la mauvaise influence que pourrait avoir sur elle l’état dans lequel Ondine était, presque continuellement maintenant.

Douze années s’étaient écoulées depuis qu’Ondine avait reçu la dernière lettre de Febro, quand arriva, à son adresse, une enveloppe bordée de noir et portant le timbre de la province d’Ontario. L’enveloppe contenait une missive, ainsi conçue :


« Mme  O. Y. Fauvet,

« Le Nid,
« Québec.

Madame,

« J’ai la douleur de vous annoncer la mort de Febro, ma femme, arrivée, il y a huit jours.

« Febro a succombé à une congestion pulmonaire, après trois jours de maladie seulement.

« J’ai le cœur brisé, Madame, car Febro était le modèle des épouses. Elle est morte avec votre nom sur ses lèvres : « Mademoiselle Ondine… a-t-elle murmuré. Dis-lui, Cyril, que je lui ai été fidèle… jusqu’à la mort » !

« Ne pouvant continuer à vivre dans cette maison, sans Febro, je vais partir. Je me dirigerai au nord, très au nord.

« Donc, adieu, Madame, et croyez au respect avec lequel je me souscris.

« Votre serviteur,
« Cyril Florentin ».


Ondine ne fut pas sans pleurer sincèrement le décès de cette bonne et fidèle Febro. Tout de même, elle éprouvait une sorte de soulagement à la pensée que, Febro étant morte, elle était seule maintenant à connaître le drame d’il y avait douze ans. Elle ne tremblerait plus pour sa sûreté personnelle, quoique, elle n’avait eu aucune raison de se défier de sa fidèle servante.

Deux ans s’écoulèrent encore, puis, Ondine tomba dans un état de parfaite imbécillité. Tous les excès portent leurs fruits, tôt ou tard, et imbécillité est, plus souvent qu’autrement, le sort de morphinomanes. Mme  de Bienencour conseilla fortement à Henri Fauvet de placer sa femme dans une maison de santé, mais il n’y voulut pas consentir.

Rose fut chargée du soin exclusif d’Ondine, et comme Henri ne voulait pas admettre de domestiques étrangers au Nid, c’est V. P. qui faisait l’office de fille de chambre, il répondait aussi à la porte, il époussetait les meubles et servait à table. Mme  Emmanuel, qui savait, depuis longtemps « ce qu’il en retournait » concernant Ondine, était muette comme la tombe au sujet de la jeune femme, sa maîtresse. À ceux du dehors qui s’informaient de Mme  Fauvet, elle répondait que cette dernière était une invalide ; voilà tout.

Chose singulière, dans son imbécillité, Ondine ne nommait jamais Marcelle autrement que « Monique ».

— Tu te trompes, ma pauvre femme, lui dit, un jour, son mari ; notre chérie se nomme Marcelle et non Monique.

— Marcelle est morte ! répondait infailliblement Ondine, et voici Monique… Je vous dis qu’elle se nomme Monique ! Je devrais le savoir, moi, sa mère !

Mme  de Bienencour, qui entendit Ondine, certain soir, appeler Marcelle « Monique » dit à Henri Fauvet que, probablement Ondine avait eu, jadis, une petite sœur, qui avait porté ce nom. Et ce nom de Monique, si souvente fois répété, ne donna à Henri aucun soupçon.

Marcelle allait atteindre sa quinzième année, quand sa mère mourut. Ondine s’éteignit tranquillement, un soir, et, malgré toute la peine qu’elle avait causée à son mari, à cause de son appétit pour la morphine, celui-ci la pleura bien sincèrement.

Marcelle fut presqu’inconsolable de la mort de sa mère. Henri Fauvet ne voulut plus renvoyer sa fille au couvent ; il la garderait auprès de lui et lui donnerait des maîtres, pour compléter son instruction, car il ne pouvait se décider à se séparer de sa fille, son seul trésor, son seul intérêt dans la vie désormais.