L’Ennemi de la mort/Texte entier

Calmann-Lévy (p. 1-TdM).

I


On ne peut dire au juste duquel des trois fils de Noé qui étaient dans l’arche les Charbonnière sont issus. Dans la famille, jadis, on en disputait. Le défunt docteur Nathan, bonhomme au demeurant, mais un brin raillard à ses heures, disait que c’était de Cham, à cause que tous ceux de la parentèle étaient moricauds un petit. Mais la tante Noémi, férue de la gloire de la famille, assurait qu’elle descendait de Japhet, comme aussi tous les Périgordins. À l’appui de son dire, elle alléguait la Cosmographie du sieur de Belleforest, Commingeois, et, d’abondant, apportait en preuve de cette illustre origine l’existence d’un pont Japhet dans l’antique cité de Vésone, maintenant Périgueux, bâtie par le troisième fils dudit patriarche Noé, « comme chacun sait », ajoutait-elle.

À cela, le docteur répliquait que les traditions rapportées par Belleforest ne prouvaient rien, sinon que les Périgordins étaient aussi gascons eux-mêmes que de natifs Auscitains. Et, à l’égard du pont, il soutenait qu’il s’agissait tout bonnement d’un nom mal écrit par d’ambitieux antiquaires du cru, et que ce pont, situé non loin de l’ancien couvent des dames de Sainte-Claire, avait été appelé « pont jà fait », par les bonnes gens de la ville, tout étonnés de le voir achevé au bout de soixante-dix-sept ans…

Cette gaudisserie, qui faisait rire les autres, colérait la tante Noémi, laquelle fourrageait alors dans ses cheveux gris avec son aiguille à tricoter et levait les épaules d’impatience.

Mais que Périgueux ait été bâti par Japhet lui-même, ou par son petit-fils Pétrogorius, — comme le veulent d’aucuns se prétendant mieux informés, — ce qui est beaucoup plus sûr et certain, c’est que la famille susdite venait de ce Charbonnière, dont parle Brantôme, qui, au siège de Mussidan, l’an 1569, assis derrière une canonnière du rempart, tirait sans cesse de trois arquebuses que sa femme et un valet chargeaient. Ce fin arquebusier, qui ne perdait guère sa poudre, tua, entre beaucoup d’autres, le seigneur de Pompadour et le cruel comte de Brissac : aussi, naturellement, fut-il pendu après la prise de la ville par l’ordre du duc d’Anjou, dont le couteau de frère Jacques Clément fit plus tard justice.

Heureusement, peu avant le resserrement de la ville, la femme de ce Charbonnière avait porté un sien petit enfançon chez sa propre mère, à elle, qui habitait devers Saint-André, dans les bois de la Double. Si la brave femme n’avait été aussi bien avisée, son rejeton eût péri avec elle dans le massacre des huguenots qui suivit la capitulation de la ville, selon les us du bon vieux temps. Ce cas échu, Jean-Jacques-Daniel Charbonnière, lequel vient en droite ligne de ce garçonnet, serait resté dans le néant ; de sorte que son histoire ici narrée ne l’eût jamais été, — ce qui eût été dommage, mais petit.

Il serait oiseux de dénombrer par le menu tous les anciens Charbonnière nommés sur les feuillets de garde d’une vieille bible de famille in-folio. Il suffit de dire que c’était de braves gens du commun, paysans pied-terreux, charbonniers, bûcherons et autres pauvres hères, impécunieux jusqu’au grand-père de Daniel qui, ayant gagné quelques sols dans le négoce des bois, acheta en Double une terre où il trouva de vieilles futaies avec quantité de belles pièces pour la marine, qui lui payèrent et bien au delà l’entier prix de la propriété.

Quoique devenu aisé, le bonhomme persévéra dans son trafic comme devant, ne changea rien à ses habitudes, et continua d’aller à Bordeaux vendre ses bois, vêtu comme un paysan doubleau. La seule commodité qu’il s’accorda fut une jument, au lieu que ci-devant il allait de pied ; encore disait-il que c’était pour faire plus vite ses affaires. Pourtant, quoique personne de sens et qui ne s’en faisait pas accroire, il eut, comme d’autres, l’ambition de faire de son fils Nathan un monsieur, et, par cette visée, l’envoya étudier la médecine à Genève, parce qu’à cette époque les « prétendus réformés », comme on disait, n’étaient pas admis dans les Universités du beau pays de France.

Pour Daniel, fils dudit Nathan, il fit ses études à Montpellier, dont la faculté de médecine avait lors dans notre pays de Périgord beaucoup plus de réputation que celle même de Paris.

Il venait d’endosser la robe doctorale de maître François Rabelais lorsque son père mourut presque subitement. C’était à l’automne de 1817. Le jeune homme partit pour Bordeaux, et, de là, prit une patache d’occasion qui allait à Angoulême par Coutras et Ribérac.

Le temps était pluvieux, les routes mauvaises, les chevaux fatigués, de manière qu’à l’arrivée à Laroche-Chalais il était déjà nuit close. Ayant relayé, la voiture roula bruyamment sur les pavés de la petite ville, puis les chevaux ralentirent l’allure, et le bruit des roues s’assourdit sur la route détrempée. Depuis le relais Daniel était seul dans le coupé de la guimbarde et, par l’entre-bâillement du rideau de cuir, il regardait fixement tomber l’eau qui ruisselait sur la croupe des chevaux. L’un d’eux, grand vieux cheval de cuirassiers, peut-être échappé de la boucherie de Mont-Saint-Jean, boitait bas et recevait stoïquement les coups de fouet du postillon. À mesure que l’équipage pénétrait dans l’ombre plus obscure, les hachures grises de la pluie, visibles dans le rayonnement de la lanterne, se fondaient au delà de la chaussée dans la brume qui s’épaississait. Le grand chemin désert montait, descendait, à travers les bois et les landes de la Double ensevelis dans la nuit humide. Nul bruit que celui des grelots sonnant assourdis sur les colliers et le pataugement des chevaux dans la boue. Point de maisons au bord de la route ; seuls, de-ci de-là, des arbres étêtés se dressaient comme pour la jalonner. Daniel percevait toutes ces choses, vaguement, sans y attacher sa pensée attristée par la mort de son père, mélancoliée par les ténèbres, la pluie et la morne solitude. Pendant deux grandes lieues il se laissa cahoter docilement aux ornières de la chaussée défoncée ; mais, soudain, rouvrant les yeux à un faux pas du vieux cheval, il aperçut en avant, sur le côté, une forme immobile.

— Je descends là, dit-il au postillon-conducteur.

La voiture s’arrêta devant l’homme, qui bougea et dit en patois :

— Vous y êtes, monsieur Daniel ?

— Oui, mon Mériol, fit de même le voyageur. Tiens, attrape la malle ?

Sans s’attarder, le postillon fouetta ses chevaux et repartit en jetant aux deux hommes cet adieu gouailleur :

— Ne vous laissez pas manger aux loups !

Ils ne lui répondirent pas, car, en ce moment, Mériol secouait la main de son jeune monsieur en lui demandant « le portage ».

— Ça va bien, merci… Et vous autres, au Désert ?

— Notre femme est toujours fière.

— Tant mieux !… Et vous n’avez pas eu les fièvres, aucun ?

— Jannic les a eues, mais pour maintenant il est santeux.

À cinquante pas du chemin, en plein fourré d’ajoncs, une bicoque s’entrevoyait, dont la porte ouverte était faiblement éclairée. En y entrant, une poignée de sa malle à la main, Daniel fut surpris de la trouver vide.

— Les Huguettou ne demeurent plus céans ? fit-il en s’approchant de l’âtre, où Mériol avait allumé un feu de brandes.

— Ils sont sous terre.

— Tous deux ?

— Oui… Ces gueuses de fièvres !

La misérable cabane de torchis était divisée par la moitié, pour les « chrétiens » et pour les bêtes. Le domestique tira dehors la jument ; et, le maître et lui ayant fixé sur la bastine la longue malle couverte de cuir de sanglier, ils refermèrent l’huis et partirent.

— J’ai porté la peau de bique, dit Mériol en agrafant sa limousine.

— Jette-la sur la malle : j’ai mon manteau.

Le vieux serviteur marchait devant, tenant son gourdin ferré de la main droite et, de la gauche, un falot. La jument le suivait, libre, et Daniel venait à l’arrière-garde du petit convoi, le fusil sous le bras à l’abri de la pluie : — Mériol, qui était un homme avisé, n’avait eu garde d’oublier au logis le « bâton percé ». Comme il disait toujours : « On ne sait pas ce qui peut arriver !… »

Ils suivaient des chemins étroits, bossus, bordés parfois d’ajoncs, semés de flaques d’eau où la bête glissait dans la boue glaiseuse. Après avoir passé à gué le ruisseau qui sort des étangs de Servanches, à cent toises de la Gilardie, les voyageurs anuités furent signalés par les chiens du village endormi, qui leur jappèrent aux jambes tandis qu’ils le traversaient. Ces « labris » les accompagnèrent ensuite jusqu’à une « cafourche », où, comme par un mot d’ordre, ils s’arrêtèrent tous, puis rebroussèrent chemin, conscients d’avoir fait leur devoir.

À quelque distance de ce carrefour, après avoir longé un chapelet d’étangs, Mériol vira dans une laie, entre d’épais gaulis qui revêtaient partout les coteaux et les combes. La pluie tombait dru sur les feuilles, avec un bruissement monotone et continu comme celui des eaux débordées. Nul autre son, hormis parfois, au loin, devant les deux hommes, des abois de chiens épeurés, ou le hurlement d’un loup chassé de son liteau par la faim. Tous deux étaient muets, car, outre qu’ils marchaient à la queue leu leu séparés par la jument, Mériol n’était pas « languard » de nature, ni Daniel affligé en goût de causer. Dans les mauvais pas, le vieux s’arrêtait, soutenait la bête par la bride et jetait à son compagnon un bref avertissement :

— Il y a un gauliadis !

Puis, la fondrière passée, ils reprenaient leur marche silencieuse.

En traversant les landes plainières de Pillamy, Mériol se planta sur la cafourche de trois chemins, devant la vieille croix de Malemort, et, tirant de sa poche une pierre à l’exprès ramassée sur la vieille route, il la déposa de la main gauche sur une « mont-joie » d’autres pierres. Quel rite accomplissait-il ? quelle était la signification de son acte ? Daniel ne put le savoir, et peut-être Mériol lui-même l’ignorait.

— Ça doit se faire.

C’est tout ce que le jeune homme en put obtenir.

Au sortir des landes, après une descente assez raide, le chemin empruntait la chaussée d’un large étang environné de bois. Dans ce fonceau étroit, on n’y voyait brin. Fouettée par le vent d’Ouest qui venait de la côte océane, la pluie crépitait sur les eaux noires qui clapotaient aux pieds des voyageurs, contre le mur de la chaussée. Les embruns de l’étang soulevé les enveloppaient d’une épaisse brume et le fracas du déversoir les étourdissait. Point de parapet ni de garde-fou : d’une part, les eaux profondes ; de l’autre, le vide obscur d’un ravin. Mériol saisit la bride et cria :

— Attrapez la queue !

À l’extrémité de la chaussée, Daniel lâcha les crins de la bonne bête qui l’avait guidé sagement. Maintenant ils traversaient de hautes bruyères entremêlées d’ajoncs épineux et de genêts à balais. Après quoi, Mériol prit une sente qui bifurquait et s’engageait dans des châtaigneraies que Daniel reconnut vite : « C’est nos bois des Conteries », se dit-il.

Parfois, tandis qu’ils passaient sous les châtaigniers qui étendaient sur le chemin leurs puissantes ramures, des bogues battues par la pluie, secouées par le vent, tombaient sur la terre détrempée avec un bruit mat, ou bien sur la croupe de la jument, qui tressaillait. Au delà de ces bois sombres, se déployaient les défrichements qui entouraient l’habitation, et bientôt les abois furieux d’un chien de garde éclatèrent en avant. Puis, au bout d’une allée de marronniers à fruit, ils s’arrêtèrent devant un grand mur noir où se voyait une porte charretière coiffée d’un auvent : c’était la maison du Désert.

Dans la cour, une voix rude fit taire le chien et demanda :

— C’est-il vous autres ?

— Oui, répondit Mériol.

Alors, après tout un vacarme de barres enlevées et de ferraillements dans la serrure, la lourde porte munie de clous de défense s’ouvrit et ils entrèrent. Daniel avait à peine franchi le seuil qu’une sorte de géante se précipita sur lui et l’embrassa bien fort, à plusieurs reprises.

— Mon Daniel ! mon petit Daniel ! bredouillait-elle, en l’entraînant vers la maison dont la porte rougeoyait dans l’obscurité.

C’était Sicarie Gamomet, dite « la Grande » à cause de ses cinq pieds sept pouces, femme de Mériol et quasi-mère de Daniel.

— Laisse-moi aider Mériol à décharger la malle, fit-il.

— Non, non ! entre, sèche-toi, tu es tout abreuvé, pauvre ! dit-elle en lui ôtant son manteau.

Et, l’ayant embrassé derechef, elle ressortit et reparut bientôt, portant avec aisance la lourde malle sous son bras.

Ayant retiré ses bottes, les pieds à l’aise dans des sabots bien secs, Daniel se rencogna, avec un petit frisson de plaisir, dans le « canton » de la vaste cheminée où flambait un clair feu de fagots. La Grande s’informait de son voyage, de sa santé, lui narrait la mort de son père, entremêlait ses questions et son récit d’exclamations piteuses ou satisfaites selon le cas, poussées de sa grosse voix d’homme. Tout en parlant, elle allait et venait, achevait de préparer le souper, mettait le couvert au bout de la longue table massive. Cependant, Mériol ayant soigné la jument, entra, déboucla devant le foyer des sortes de houseaux faits de peaux de brebis, la laine en dedans, et changea ses gros souliers ferrés pour des sabots garnis de fougère.

Puis, la Grande trempa la soupe, — une bonne soupe de choux, de raves et de haricots, dont l’odeur familière sembla délectable à Daniel qui se rappelait les potages graillonneux de sa gargote d’étudiant. — Voyant cela, Mériol aveignit une pinte sur le vaisselier et alla tirer à boire. Puis, le maître et lui s’étant lavé les mains à l’évier, tous deux s’attablèrent, et, après que Daniel eut mangé une pleine assiette de soupe, la Grande prit la pinte et lui versa un copieux « chabrol ».

— Ça te fera du bien, mon petit !

Ensuite elle servit un poulet aux champignons, qui mijotait dans une petite tourtière devant le feu : et, cela fait, elle s’assit à la droite de son « drôle », comme elle disait souvent, lui étant au bout haut de la table, et Mériol à sa gauche.

— Il sent bon, ton fricot, lui dit Daniel.

— Tant mieux que tu le trouves ! répondit-elle, en s’offrant de la soupe.

Daniel attendit qu’elle eût mangé, et pendant ce temps-là, il éprouvait une loyale sensation de bien-être. Après des heures passées sous la pluie froide, dans la nuit, par des chemins perdus, il était maintenant chez lui, bien à l’abri, dans cette cuisine aux vieux meubles connus dès l’enfance, et assis devant une table égayée par le calel de cuivre à trois becs qui pendait de la maîtresse poutre. La touaille de solide toile de maison était blanche « comme des fleurs », ainsi qu’on dit au pays ; les assiettes d’étain reluisaient ; les gobelets de verre brillaient, et le saladier de faïence fleuri réjouissait la vue. La tourte enfarinée qu’entamait Mériol après avoir fait une croix sur la sole était de bon pain bis de ménage, moitié froment, moitié seigle ; le petit vin clairet des vignes du Désert pétillait pur et agréable de goût ; le poulet fumait appétissant dans son plat ; et, par-dessus tout cela, Daniel sentait à ses côtés deux êtres qui se seraient jetés au feu pour lui.

— Tiens, sers-toi, mon Daniel ! lui dit la Grande, en lui présentant le poulet découpé.

Ils causaient tous les deux en mangeant ; elle lui contait les petits événements survenus dans la maison, et quelques nouvelles du voisinage, rares celles-ci, car elle ne quittait jamais le Désert. Le contact avec le dehors était assuré par Mériol qui allait aux foires des environs, — Mussidan, Montpaon, Saint-Vincent, la Latière, — vendre et acheter du bétail ou des cochons. Mais pour savoir ce qu’il y avait appris, ce n’était point facile, tant il était boutonné de nature. À cette heure, il mangeait tranquillement, silencieusement, restait à l’écart de l’entretien, et se bornait à répondre brièvement lorsque sa femme faisait appel à sa mémoire : il fallait lui arracher les paroles comme avec un tire-bouchon.

— Appelle le chien, lui dit Daniel quand ils eurent soupé.

Mériol alla ouvrir la porte et siffla.

Un grand fort chien, roux et blanc, au poil rude, mélange de mâtin et de chien de montagne, armé d’un collier de pointes, vint sur le seuil, et, méfiant, regarda ce convive imprévu.

— Allons, entre, César ! lui dit la Grande ; innocent ! tu vois bien que c’est le jeune monsieur !

Après plusieurs appels, le chien obéit, et, brandissant légèrement la queue en manière de remerciement, accepta un os que Daniel lui tendait, puis, successivement, tous ceux qui étaient sur les assiettes. Après quoi le maître promena sa main sur l’énorme tête qui était à hauteur de la table : la connaissance était faite.

— Il attaque le loup ! dit la Grande en allant quérir une bouteille.

— Et ton petit briquet ? demanda Daniel à Mériol.

— Il est à l’écurie.

En ce moment, la pendule, qui battait les secondes dans sa haute gaine de noyer, fit entendre un bruyant déclic de tournebroche et sonna lentement onze heures.

— C’est heure tarde : tu dois être las, mon Daniel ? fit la Grande.

— Oui, un peu.

Après avoir trinqué avec Mériol et bu un demi-verre de vin pineau, Daniel alla se coucher, accompagné par la bonne géante qui semblait regretter de ne pas le porter dans ses bras comme lorsqu’il était tout jeunet enfançon. Ayant posé la chandelle sur une petite table, près du lit, elle lui baisa les deux joues et s’en fut :

— Dors bien, mon petit.

Daniel se déshabilla rapidement et se mit au lit. Un instant il écouta la pluie qui tombait des tuilées, et César qui aboyait dans la cour. Mais bientôt, fatigué

du voyage, il s’endormit profondément.

II


Il était tard, le matin, lorsque le jeune homme se réveilla. À travers les contrevents mal joints, un peu de jour filtrait, éclairant petitement la chambre. C’était celle de son père, vaste pièce blanchie à la chaux. Du large lit à quenouilles, drapé d’escot rouge, où il était couché, le fils attendri reconnaissait les meubles et les objets qui la garnissaient. En face, un autre lit, le lit mortuaire. Dans un angle, un grand cabinet à colonnes torses, aux portes taillées en pointes de diamant, montait presque jusqu’aux solives. Dans un autre, à l’opposé, un ancien vaisselier sculpté, arrangé à l’usage de bibliothèque, était bourré de livres. Entre ces deux meubles se trouvait la cheminée boisée de noyer, au-dessus de laquelle était un tableau de trumeau rapporté, à la peinture assombrie. Dans le foyer brillaient des landiers de fer curieusement ouvragés, et sur la tablette s’espaçaient diverses curiosités ramassées çà et là dans ses courses par le docteur Nathan : une mignonne pendule rococo, dont le corps était en faïence à fleurs ; une buire antique de bronze ; une admirable main de déesse en marbre blanc, recueillie dans les ruines de la villa romaine de Longa, près Mussidan. Aux murs étaient accrochés d’anciennes estampes, un vieux portrait d’une dame en costume du xviie siècle, une belle paire de pistolets de ceinture à crochets, et un plat en étain de glace aux armes des Gastechamp, large comme une rondelle du xvie siècle.

Au milieu de la chambre, une longue table massive était surchargée de livres, de papiers pressés par des haches en silex, de boîtes contenant des médailles antiques, des fibules, des anneaux et autres menus bijoux. Sous la table, une peau de loup, et, à côté, un énorme polissoir à outils, des âges préhistoriques. C’est là que le docteur Nathan écrivait. Son grand fauteuil à dossier carré était devant la table, et une plume d’oie aux barbes grises était encore fichée dans l’écritoire de plomb.

Et puis, dans une encoignure, il y avait « Baltazar ». C’était le squelette d’un homme de haute taille, articulé en cuivre, qui avait servi au père de Daniel pour son Traité de mécanique humaine. Présentement il était debout sur sa planche, la jambe gauche en avant, un peu infléchie, les bras croisés sur la cage de la poitrine, en l’attitude symbolique d’un lutteur qui attend l’adversaire. Tout enfant, Daniel lui avait donné ce nom de Baltazar, qui l’avait frappé dans le vieux livre où le colonel ainsi nommé raconte ses exploits, vaillamment accomplis pendant la guerre de Guyenne, au temps de la Fronde bordelaise.

Tandis que dans le demi-jour le jeune homme revoyait toutes ces choses et remuait de vieux souvenirs en rêvassant, Sicarie entra doucement, et, puisqu’il était réveillé, ouvrit les contrevents, puis revint s’asseoir familièrement au bord du lit.

— Ainsi étant que tu ne dors plus, lui dit-elle sans autre préambule, mon pauvre Daniel, je te veux dire un mot des affaires de la maison, qui ne vont pas trop bien. Ton père, par sa grande bonté, s’est mis dans les dettes. S’il s’était contenté de soigner les malades pour rien, encore, à la garde de Dieu ! le bien pouvait le nourrir et entretenir ; mais il s’était donné à fournir les drogues à ceux qui étaient pauvres, c’est-à-dire à tous ceux qu’il visitait, car les quelques riches du pays n’usaient pas de lui mais des beaux messieurs de Montpaon ou de Mussidan, qu’ils supposaient plus habiles que non pas un médecin doubleau. Même des fois, comme le pain manquait dans une maison, le brave homme qu’il était, faisait porter de la mouture aux gens par le meunier du Prieur. Tout ça sans parler de quelques écus ou pistoles que les uns et les autres lui tiraient souventes fois en une pressante nécessité. Ainsi faisant pendant de longues années, ça se comprend qu’il ait mangé du sien. Au meunier il doit peut-être bien dans les cent pistoles ; par-ci, par-là, dans Mussidan, quelques centaines d’écus, et un fort compte chez le droguiste… mais la grosse dette, c’est chez le monsieur de Légé…

— Il lui doit beaucoup ?

— Quand ça irait dans les onze ou douze mille francs, ça ne m’étonnerait point, car il doit y avoir des intérêts en retard… Mais, d’ailleurs, tu trouveras dans le tiroir de ton père des papiers qui te le diront. Tiens, voici la clef qu’il me confia lorsqu’il se sentit perdu, le pauvre malheureux, en disant : « Tu la remettras à Daniel… Il me fâche bien fort de mourir sans l’avoir revu… » Maintenant, mon petit, je te veux prier de ne pas te faire trop de mauvais sang. S’il ne fallait que plusieurs pintes du mien pour te tirer d’affaire, je me ferais saigner coup sec ; mais ça ne servirait de rien ! Et puis, au finale, tu as de quoi, bien assez pour répondre… Mais tu dois avoir faim, pauvre ! Allons, je m’en vais, lève-toi.

Et la bonne créature sortit, laissant son « petit » s’habiller.

Cela fait, Daniel vint à la cuisine, où il déjeuna debout d’un morceau de pain, d’un fromage de chèvre et d’un verre de vin blanc. Puis il alla sur la porte, et, abrité par l’auvent, il regarda la pluie qui tombait toujours. Au fond, la grange et l’écurie faisaient face à la maison ; à droite et à gauche, les étables, un hangar et de hauts murs enfermaient la cour au centre de laquelle était un puits préservé par une petite tourelle à toit pointu. Les brebis, enfermées depuis trois ou quatre jours, bêlaient à force et les poules vaguaient tristement sous le hangar où dormait César dans un tas de bruyère. Proche de là, Mériol, aidé du berger Jannic, grand « drôlard » de seize ou dix-sept ans, curait l’étable aux vaches. Le jeune maître embrassait d’un regard fixe tout cet ensemble en songeant à ce que lui avait appris la Grande ; il appréhendait et brûlait à la fois de connaître sa situation : il rentra.

Dans le tiroir de la grande table, Daniel trouva, en effet, un papier où était consigné tout le détail des dettes paternelles, fait par le docteur lui-même, peu avant sa mort. Le total s’élevait à un peu plus de quinze mille francs. À la suite, le défunt avait ajouté quelques lignes :

« Je te demande pardon, mon cher fils, de te laisser une succession embarrassée de dettes. Mon excuse est d’avoir vécu dans un pays de misère. Tu pourras te tirer d’affaire en vendant les bois des Goubeaux, au-delà de Saint-André. Ils valent à peu près ce que je dois, et ainsi faisant tu ne toucheras pas au Désert. Mes créanciers t’accorderont, je pense, du temps pour t’acquitter : ce ne sont pas de mauvaises gens, excepté le cousin de Légé, qui est dur. Mais, pour tout cela, mon ami Cherrier, le notaire de Saint-Vincent, t’aidera autant qu’il le pourra, j’en suis sûr.

» À présent, je dois te dire, en conscience, qu’il te serait plus avantageux de vendre le moulin de Chantors, avec les prés qui en dépendent, car il ne rapporte rien depuis que le meunier est mort : sa veuve ramasse à peine assez de mouture pour se nourrir et ses enfants. Mais que deviendrait-elle et eux aussi ? Personne ne les voudrait garder dans ces conditions : il leur faudrait partir tous et prendre le bissac. J’ai dû t’avouer cela, mon cher garçon ; tu feras selon que ton cœur te dira. »


En lisant ces dernières lignes, où se révélait la bonté de son père, Daniel sentit sa gorge se serrer ; il demeura immobile, un instant, la tête accotée au fauteuil.

Cependant la Grande reparut, le venant querir pour dîner.

— Eh bien, fit-elle, inquiète, ça se monte haut ?

— Dans les quinze mille francs… un peu plus.

Elle eut un gros soupir de satisfaction :

— Ah !… Je craignais que ça ne fût davantage ! Alors, continua-t-elle, tu peux payer tout ce que tu dois sans que ton revenu diminue d’un sol, en vendant le moulin de Chantors, qui ne donne pas une quarte de blé au maître.

— Oui, mais écoute ça.

Et Daniel lut à la Grande l’écrit de son père.

Elle leva ses grands bras vers les poutrelles :

— Ha ! le pauvre brave homme ! De dessous terre où il est, il fait encore du bien aux malheureux !

Ils restèrent, un moment, silencieux, puis la bonne géante dit :

— La soupe est trempée, mon Daniel : viens dîner.

Ils « dînèrent » tous deux seuls, Mériol et Jannic ayant profité d’une éclaircie pour faire un charroi de fumier dans les terres. Ce fut l’occasion pour Sicarie d’entretenir encore son petit de ses affaires et de lui fournir des conseils sur la manière de se libérer. Ses principales recommandations furent, d’abord, qu’il ne fallait pas avoir l’air d’être pressé, afin de vendre plus cher ; ensuite, que, si l’on divisait en lots les bois des Goubeaux, on aurait plus d’acquéreurs, qui, en se poussant les uns les autres, feraient hausser les prix.

— Il y a plus de petites bourses que de grosses ! prononçait-elle.

On ne peut pas dire que ces conseils fussent mauvais, mais cela venait à l’idée naturellement, et Daniel avait déjà imaginé ça tout seul. Toutefois il laissait parler la Grande tout à son aise afin de ne la pas contrarier, car il l’aimait fort. Et, en vérité, elle le méritait bien, pour l’affection qu’elle lui avait toujours portée. Depuis qu’à l’âge de huit mois il avait perdu sa mère, la brave femme l’avait remplacée. À son grand regret, elle n’avait point elle-même de lait à lui donner, mais elle trouva une chèvre qui le nourrit jusque vers quatorze mois, où il fut dététiné. À mesure que grandissait l’enfant, sa sollicitude semblait croître avec lui. Cette géante à la voix rude, aux traits grossiers, à la carrure hommasse, fut pour lui la mère la plus tendre, la plus délicatement bonne, la plus ingénieuse en attention : n’ayant pas eu d’enfants, elle avait reporté sur son petit Daniel tout l’amour maternel sans emploi qui débordait de son cœur.

— N’aie pas peur, va ! lui dit-il lorsqu’elle eut longuement patrociné, je pense à tout ça, et suivant le conseil de mon pauvre père, demain j’irai voir monsieur Cherrier qui m’aidera, j’espère, à tout arranger.

Là-dessus, ayant bien dîné, avec de la soupe, une omelette au cerfeuil et du fromage, Daniel but un dernier coup et se leva. Au manteau de la cheminée pendait une clef, qu’il fourra dans sa poche ; après quoi, prenant derrière la porte le bâton ferré de Mériol, il sortit.

À une portée de fusil de la maison, au milieu d’un petit bois de vieux chênes qui semblait un îlot sur les terres grises, était à la mode huguenote le cimetière particulier de la famille. Des murs noirs, moussus, l’entouraient ; au-dessus de l’entrée, se lisait au linteau une sentence de la Bible : « Heureux ceux qui reposent dans le Seigneur ! »

Daniel ouvrit la porte et se trouva dans le petit enclos mortuaire recouvert d’un court gazon, à l’exception d’un endroit où la terre fraîchement relevée indiquait la tombe de son père. Point de pierres sépulcrales ni d’épitaphes ; de légères ondulations décelaient les fosses, hormis les plus anciennes, que le temps avait entièrement nivelées. Mais Daniel les connaissait toutes. Dans ce coin était l’aïeul venu s’établir au Désert, puis sa femme et ses fils. Là était le grand oncle David ; à côté de lui, reposait une nore de l’aïeul, puis la tante Noémi, et près d’elle un de ses frères, ancien marin, revenu manchot d’Aboukir. Plus loin, c’était deux sœurs de Daniel, décédées en leur jeune âge, puis sa mère et enfin son père.

Il s’attarda en cet endroit, songeant aux anciens qui de l’un à l’autre lui avaient transmis la vie, et regardant fixement les sépultures comme pour interroger ses morts.

Puis il s’en alla en suivant la crête d’une combe en forme de cirque, autrefois couverte de bois épais. C’est en ce lieu perdu, que, protégés par des fourrés impénétrables, les huguenots de la contrée se réunissaient « au désert », — appellation d’où la maison voisine, appartenant aux Charbonnière, avait tiré son nom. Au fond de ce creux envahi par du mort-bois, — buissons, ronces, églantiers, bourdaines, — un banc de grès qui trouait le sol servait jadis de chaire aux ministres ambulants de l’Évangile. Là prêchèrent le vaillant saintongeois Jarousseau et le pasteur Rochette, supplicié pour la religion par arrêt du parlement de Toulouse, en date du 18 février 1762.

Daniel, d’en haut, considérait ce rocher ; il méditait sur la puissance de l’idée religieuse qui soutenait les martyrs de la Réforme, comme elle avait soutenu les premiers martyrs chrétiens. Ni les guerres religieuses, ni les proscriptions en masse, ni les massacres, ni les exécutions juridiques, ni l’exil, ni les persécutions sanglantes, ni les galères, ni la destruction des temples par arrêt, ni la révocation de l’Édit de Nantes, ni les dragonnades, ni la spoliation des charges, ni la confiscation des biens, ni le vol des enfants, ni la privation d’état-civil, ni la dispersion des familles, ni les sournoises tracasseries des Jésuites, ni le maquignonnage des consciences officiellement organisé par les intendants, — aucune de ces mesures iniques, furieuses, cruelles, barbares, poursuivies durant un siècle, n’avait pu vaincre l’entêtement des huguenots dans leur foi : les églises réformées de Sainte-Aulaye et de Laroche-Chalais, dans la Double, étaient là pour l’attester.

Et Daniel pensif se disait que ce que n’avait pu faire la violence, la science le faisait. Son bisaïeul avait ramé sur les galères du roi avec Marteilhe ; son grand-père, qui avait bâti la maison du Désert, était un calviniste rigide ; son père, disciple de Rousseau, était un déiste, et lui, Daniel, le dernier de la famille, un pur mécréant. En quatre générations, la race avait passé de la foi à l’incrédulité, de l’enthousiasme religieux à l’indifférence raisonnée. L’héroïsme des ancêtres semblait accuser les descendants, et pourtant, — Daniel en avait le sentiment bien net, — il y avait là une transformation plutôt qu’une déchéance : son père avait été digne des aïeux, et lui-même ne serait pas indigne de son père…

Et il continua son chemin, lentement, la tête basse, écartant de son bâton les brandes encore mouillées. Autour de lui, dans les bruyères et les landes, et sous bois, dans la palène, l’eau stagnait en terrain plat ou bien s’écoulait, de l’humus saturé, sur les pentes faibles, jusqu’aux premiers plissements du sol. Là elle formait de petits filets fluant sous les hautes herbes, vers une combe où ils se réunissaient en un ruisseau qui s’en allait, avec le renfort d’imperceptibles affluents sourdant de partout, se perdre dans les nauves d’un vallon marécageux ou grossir un étang.

En face de Daniel, un coteau chevauchait un boursouflement terrestre, avait un aspect de petite colline. Au sommet, la tour d’un ancien moulin à vent abandonné, qui avait servi de signal aux géomètres de la carte de Belleyme, se profilait sombre sur le ciel « éparé », — c’est-à-dire éclairci.

Un sentier de chèvre glissant contournait le flanc de cette éminence et, par des pentes roides, menait à la cime. Arrivé là, le jeune homme escalada lestement l’escalier demi-ruiné ; parvenu en haut, il regarda.

Tout alentour l’immense plateau de la Double s’étendait avec ses molles ondulations pareilles à des vagues et ses petits coteaux arrondis moutonnant au loin. Entre ces reliefs de l’écorce terrienne se creusaient des combes sinueuses aux déclivités douces, avec un fossé raviné au fond, et des vallons parfois resserrés, irréguliers, sortes de grands sillons collecteurs des eaux pluviales qui croupissaient aux endroits plus larges, parmi les joncs et les aches des paluds, ou bien allaient gonfler les étangs dont le trop-plein se déversait par des ruisseaux à la Drone et à l’Ille.

Sur tous ces plans variés, couverts de bois indéfinis, — hautes futaies de chênes, vieilles châtaigneraies aux dessous de fougères, taillis touffus. envahis par les ronces, les épines et séparés entre eux par des bruyères et des landes que hérissait parfois un boqueteau de pins, — de rares défrichements découpés de façon géométrique dans la forêt s’opposaient par leurs terres grises, sablonneuses, ou leurs argiles roussâtres, aux verts crus ou tendres et même aux teintes rouillées, cuivrées, jaunissantes, des parties feuillues. Au-dessus de tout cela, sous un ciel morne, de lourdes fumées, qui dénonçaient des fourneaux de charbonniers, demeuraient suspendues, presque fixes.

À l’Ouest, au-dessus des masses vertes pointaient faiblement les clochers d’Échourgnac, au cœur de la Double, et de Servanches, et celui qui surmontait la petite église romane de la Jemaye. Au Sud, le vallon de la Grande-Duche se creusait un peu, à quelque distance de Saint-Barthélemy. Au delà, dans l’éloignement, la vallée de la Chalaure et toute la partie Nord-Ouest de la Double étaient ensevelies en d’épaisses brumes terrestres qui se confondaient avec les nuées immobiles. À l’Est, le cours de la Beauronne délimitait le territoire doubleau et y enfermait le petit bourg de Saint-André. Enfin, la Risone au nom gracieux portait à la Drone les eaux du versant Nord. Çà et là, entre les frondaisons des massifs boisés ou les landes grises, apparaissaient les eaux plombées de quelques-uns des trois cents étangs qui empoisonnaient la Double. À droite, celui de Petitone étalait sa vaste nappe d’eau trouble d’où sortait un ruisseau qui s’allait jeter dans la Risone. De tous ces étangs épars aux queues interminables où pourrissaient dans la fange les végétaux champêtres et aquatiques, ainsi que des jonchaies et des marais aux boues infectes, s’élevaient des vapeurs pestilentielles qui s’épandaient sur le pays sauvage et solitaire. Nulle trace d’êtres vivants dans le paysage sombre, sinon, au-dessus des futaies, un vol de ramiers en mouvement de départ. D’aigres senteurs de marécages montaient de cette terre maudite qu’enveloppait une humidité froide et pénétrante. Une indicible mélancolie se dégageait de cette région désolée qui fut l’antique Sylva Edobola, où la liberté de l’Aquitaine périt avec Waïfer, son dernier duc souverain, et planait sur cette vieille « Terre de la Conquête », devenue le royaume des fièvres.

Et, contemplant tout cela, Daniel se disait gravement : « Celui qui assainirait ce pays, qui tuerait la fièvre et détruirait la misère, ferait une grande chose…

une très grande chose… »

III


La terre était raffermie, les bois essorés, les landes ressuyées. Sur la jument pie de son feu père, Daniel s’en allait à Saint-Vincent. Le temps était frais, l’air calme, et le ciel gris se reflétait sur l’acier poli des étangs paisibles. Un jour terne éclairait le pays désert, en contraste avec la chaude lumière d’un automne méridional que le jeune homme avait encore dans les yeux. La vigoureuse bête marchait de ce pas élastique et cadencé dont les hommes de cheval seuls sentent pleinement le charme. Le chemin n’était qu’une sorte de sente qui montait et descendait à travers les bois et les bruyères, avec des bourbiers dans les fonds, où se dissolvaient des feuilles mortes. Durant une heure au moins Daniel ne vit pas un être vivant, fors un renard en maraude qui, à son approche, s’enfonça dans les fourrés.

À la Tuilière, un homme et sa femme, tous deux hâves et chétifs, disposaient des briques crues, par rangées régulières, sur le séchoir. Leurs mouvements ralentis, pénibles, accusaient la fièvre et la misère.

— C’est la Jasse au défunt médecin du Désert, dit la femme à son homme, qui leva faiblement la tête et ne répondit pas. C’est peut-être son fils qui est dessus ?

— Ça se peut…

C’est que la jument du docteur Nathan était bien connue dans toute la Double, où, à cause de sa robe noire et blanche, les gens l’avaient baptisée « la Jasse », autant dire « la Pie ».

La Tuilière une fois dépassée, à mesure que Daniel avançait, le pays se découvrait un peu : les bois devenaient plus rares et quelques maigres terres ensemencées de seigle ou d’épeautre se rencontraient, découpées sur la lande en pièces carrées, barlongues, ainsi que des guérets dénotant un premier effort de défrichement.

Au fond du vallon de la Beauronne, le petit bourg de Saint-Vincent, épars autour de son clocher, semblait endormi. Point d’autre signe de vie que de minces filets de fumée s’exhalant de trois ou quatre cheminées vers le ciel terne. Pourtant, à l’entrée du bourg, ayant ouï les pas de la jument, une antique ménagère se montra sur le seuil d’une porte, sèche comme un fagot, marmotta quelque chose et disparut. Un peu plus loin, Daniel aperçut, sortant d’une vieille maison, un petit homme en sabots, vêtu de gros drap bleu et coiffé d’une casquette fourrée, qui agita les bras joyeusement vers lui.

— Salut à toi, mon garçon ! Je m’attendais à ta visite… Et, autrement, cette santé ?

— Ça ne va pas mal, merci, monsieur Cherrier… Et vous ?… et chez vous ?

— Ça marche à peu près.

— Mais ce sont mes affaires qui ne vont pas, à ce qu’il paraît ! ajouta Daniel.

— Nous causerons de ça… Mais, d’abord, il faut établer la jument.

Ayant fait, le notaire introduisit son visiteur dans une cuisine où se tenaient face à face, dans l’embrasure d’une large croisée, tricotant des chausses, un chauffe-pieds sous leurs cotillons, sa femme et sa fille. À l’aspect d’un étranger, ces deux personnes se levèrent.

— Femme, dit le petit homme, voici le fils de mon défunt ami Charbonnière.

— Il y a bien longtemps que je ne vous avais vu, dit la dame à Daniel d’un air renfrogné ; je ne vous aurais point reconnu, certes !

— Voici, en effet, une dizaine d’années que je n’étais venu à Saint-Vincent.

— Ce n’est pas tout ça ! interrompit M. Cherrier, il est trois heures et la demie : nous allons faire collation ! Fille, apporte ce qu’il faut.

— Maman, demanda la demoiselle, faut-il monter querir des pommes au grenier ?

— Oui… et porte de celles qui commencent à se gâter.

— Porte des meilleures ! dit impérieusement M. Cherrier.

Sur un napperon, au bout de la table de la cuisine, la mère plaça de mauvaise grâce un chanteau énorme et une douzaine de noix. Puis la fille descendit deux pommes, tout juste, les mit sur table, prit une chopine de terre et descendit à la cave.

— Donne un fromage, Zélie, lui dit M. Cherrier dès qu’elle fut revenue.

Sur cet ordre, la mère intervint promptement :

— Il n’y en a plus que la demi-douzaine promise à monsieur le curé !

— Eh bien, monsieur le curé n’en mangera que cinq… Donne, Zélie !… Tu nous as tiré de la piquette, ajouta-t-il après avoir goûté le contenu de la chopine.

Là-dessus, il descendit à la cave, laissant le jeune homme assez embarrassé de sa contenance.

— Mon pauvre Daniel, dit le notaire en posant sur la table une vieille bouteille, je ne veux pas que tu conçoives une mauvaise opinion de mes vignes.

Et, débouchant la bouteille, il remplit les gobelets.

Les deux femmes s’étaient rassises et, du coin de l’œil, épiaient cette petite débauche. Le jeune homme les voyait toutes deux, roides, les lèvres pincées, désapprouvant par leur attitude ce qui leur semblait une prodigalité. Elles se ressemblaient : traits anguleux, teint brun, cheveux châtains, yeux bridés, poitrine plate. Il n’y avait entre elles de différences que celles de l’âge : quelques rides et des cheveux gris pour la mère, et des joues un peu moins creuses chez la fille.

Lorsque les deux hommes, au grand dépit des deux femelles, eurent vidé la bouteille entièrement, le notaire emmena Daniel dans ce qu’il appelait son étude, et qui était une chambre avec son lit, une table à écrire et un placard pour les minutes. Après de sérieuses compulsations de contrats et des vérifications de créances, M. Cherrier reconnut l’exactitude de l’état que le docteur avait dressé de ses dettes. Puis il fut question de la manière de les payer.

— Vendre les bois des Goubeaux, qui se coupent tous les dix ans et qui sont de première bonté, ça te fera perdre un revenu qui vient tout seul sans qu’on y pense, disait le notaire.

— Pourtant je ne veux pas vendre le moulin, ni toucher au Désert.

— Il y aurait bien un moyen de te tirer d’affaire sans rien vendre.

— Et quel ?

— Ça serait de te marier.

— Et avec qui ?

— Avec une qui aura quelque jour soixante mille francs dans son tablier… Tu l’as vue apportant deux pommes du grenier…

Daniel se mit à rire, un peu gêné de cette brusque proposition.

— Et je te réponds que celle-là, reprit M. Cherrier, elle ne mangera pas ton bien, ni le sien !

— Je le crois…

— Mais, tout de même, ça ne te va pas ?… Eh bien, poursuivit le notaire en voyant Daniel rester muet, mon garçon, tu as du nez ! C’est sa mère toute crachée, et j’ai trop pâti d’avoir épousé celle-ci pour te conseiller d’épouser la drôle. Tu es le fils de mon meilleur ami, je ne voudrais pas faire ton malheur ! Ce que je t’en disais, c’était par acquit de conscience, et puis pour te jauger… Il faut donc vendre les Goubeaux, et les vendre en détail. Ce mâtin de Légé achèterait bien les bois en entier ; seulement, il en offrirait le quart de ce qu’ils valent… Mais je le verrai demain à Mussidan et je tâcherai de savoir ses intentions… Quant à moi, j’ai toujours opiné que, s’il a prêté à ton père au taux de quinze pour cent, — ce qui est une honnêteté de sa part, — c’est qu’il a voulu le forcer, dans l’avenir, à lui céder ces bois faute d’argent pour le remboursement… Enfin nous verrons ça… Quant aux autres créanciers, je les tâterai aussi ; mais, de ce côté, je ne pense pas que nous ayons de tablature… Il n’y a que ton bougre de cousin de Légé !…

Sur ces paroles, M. Cherrier se leva.

— Mon ami, dit-il, je ne t’invite point à souper : c’est aujourd’hui vendredi, et ici nous faisons notre salut à tour de bras ; tu vivrais trop mal. Au contraire, je m’en vais seller ma mule et j’irai avec toi au Désert : tu me feras bien souper, et puis coucher aussi ? car je ne veux pas m’anuiter dans les bois.

— Avec plaisir : à la fortune du pot !… Et j’espère que vous viendrez souvent à la maison, comme du temps de mon pauvre père.

Aussitôt, le notaire mit ses souliers, attacha un éperon à son pied gauche, changea sa casquette pour un large chapeau périgordin poilu, et ils sortirent.

En passant à la cuisine, Daniel fit son compliment de départ aux deux femmes, qui le reçurent avec une satisfaction dissimulée sous un air froid, car elles avaient redouté les frais d’une invitation à souper.

En harnachant sa mule pendant que Daniel bridait sa jument, M. Cherrier disait au jeune homme :

— Vois-tu, mon pauvre, les jours défendus, ma femme et ma fille, bien loin de manger de la viande, ne feraient pas seulement cuire un morceau de confit quand on les tuerait !… Ah ! ce sont de terribles femelles ! Nous n’avons pas de servante, en ce moment, parce qu’il n’en est pas une pour demeurer à la maison. Il lui fallait se confesser tous les quinze jours, n’avoir point de galant, travailler dur et ne manger pas : aucune n’a pu se faire à ce régime.

Sur ces paroles, ils enfourchèrent leurs montures et partirent.

Le notaire avait un gipon, c’est-à-dire un habit vert dont les courtes basques lui couvraient à peine les fesses, et dont les poches étaient bourrées de papiers.

— Vous emportez toutes ces affaires ? dit Daniel.

— Oui. Tu comprends, des fois, en route, je trouve à grabeler quelque acte, et il me faut du papier marqué. Et puis j’ai des expéditions pour des pratiques que je rencontrerai demain au marché de Mussidan.

En route, M. Cherrier expliqua sa vie à Daniel, et lui donna des conseils.

— Vois-tu, mon ami, il n’y a bêtise pareille à celle de marier des sacs d’écus avec d’autres sacs d’écus. Un oncle me le fit faire sous le beau prétexte que, ma future ayant quinze mille livres et moi vingt-cinq, nous en aurions quarante à nous deux ! Il y a vingt-neuf ans de ça, et depuis je m’en suis mordu les pouces bien souvent. Dès les premiers temps de notre mariage, je connus que ma femme n’était pas aimable de nature ; mais ça n’était rien au prix de ce que j’ai vu depuis !… Sous la République, tant que les curés furent bridés, passe encore : je prenais mon mal en patience, espérant toujours que d’aventure un galant me procurerait une occasion honnête de divorcer. Mais il aurait fallu être enragé pour attaquer une femme aussi malplaisante, et je suis resté à l’attache !… Maintenant, depuis que les calotins sont redevenus les maîtres, la maison est un enfer, comme ils disent. Ma femme s’est adonnée à la dévotion de telle manière que chez nous on ne met plus un bout de salé dans le pot sans la permission de notre curé… Ce qu’il y a de plus fort, c’est que, dans le temps, je ne pouvais pas être son mari sans le même congé !

Daniel se mit à rire.

— Et vous souffriez ça !

— Mon ami, à moins de prendre ma femme par force et de faire la soupe moi-même, il l’a bien fallu ! Mais je me venge aussi, va ! Je me suis avoisiné chez une veuve d’humeur folâtre et bonne robe. Ma femme en enrage tout son saoul, car, avec tous ses autres défauts de caractère, elle a encore celui d’être jalouse en diable. Et, pour ce qui est de la cuisine, les jours maigres je ne moisis pas chez nous. Le vendredi, je vais de-ci, de-là, chez des amis où on se moque des commandements de notre sainte mère l’Église, comme au Désert, par exemple, et, le samedi, je ne manque pas un marché à Mussidan, où on mange ce qu’on veut… Et puis, comme la veuve en question fait auberge à ce brandon de pin que tu as vu jouxte notre maison, j’y convie les amis et je choisis pour ça, justement, les grands jours d’abstinence et de jeûne. C’est cela, encore plus que le cotillon de l’Annette, qui fait raffolir ma chère épouse. Ces jours-là, elle me regarde de ses yeux venimeux et froids comme ceux d’une vipère dressée sur sa queue, de telle façon que parfois je pense à ces femmes qui empoisonnent leur mari, comme il y en a tant, et beaucoup plus qu’on ne croit !… Voilà, mon garçon, où j’en suis, moi qui ne suis ni gourmand, ni ivrogne, ni femellaïre, pour une vingtaine de mille francs portés par ma femme dans la maison, ou depuis rapiés par elle sur le boire et le manger !… Quand je pense que tout ce que j’ai ira plus tard à quelque gendre qui se moquera bien de moi, lequel aurai lors six pieds de terre sur le ventre, ça me donne des idées de mettre tout mon avoir propre en viager !… Une chose pourtant me console, c’est que celui-là qui, appâté par la fortune, prendra ma fille, paiera ça bien cher, car la drôle vaut aussi peu que sa mère : ainsi, juge !

Après ces véhémentes récriminations, M. Cherrier remit l’entretien sur les affaires de Daniel, et finit par lui communiquer une idée qui lui venait en chevauchant.

— Si je te dénichais un seul prêteur à long terme et au taux légal, ce qui te permettrait de payer tous tes créanciers et d’échapper aux griffes de ton cousin de Légé ?… Qu’en dis-tu ?

— Ma foi, il faudrait toujours rembourser ce prêteur, et, d’ici là, je porterais ma dette sur les épaules : je préfère m’en débarrasser tout de suite !

Sur cette réponse, ils arrivèrent au Désert.

Au coup de heurtoir, Mériol vint ouvrir et emmena les montures à l’écurie.

— Bonsoir, monsieur Cherrier ! dit familièrement la Grande lorsqu’ils entrèrent dans la cuisine. Merci au bon vent qui vous amène !

— C’est, vois-tu, Sicarie, que, ce soir, la fantaisie me travaillait d’avoir une belle femme devant mes yeux !

Elle se mit à rire bruyamment, et les éclats de gaieté faisaient sauter sa grosse poitrine.

— Vous êtes toujours plaisant, monsieur Cherrier !… Mais ça n’est pas tout ça, s’interrompit-elle, il faut que je vous appareille à souper.

— Et qu’est-ce qu’il y a dans ta marmite ?

— Des mongettes et un morceau de salé.

— Avec la soupe, c’est tout ce qu’il faut.

— Tout de même, en votre honneur, je vais passer un quartier de dinde dans la poêle.

Ils tablèrent tous ensemble à la cuisine, hôte, maître et domestiques, selon l’usage patriarcal établi depuis longtemps par l’aïeul et qu’avait respecté le docteur Nathan. Le notaire égaya le repas par sa verve et sa plaisante façon de conter les choses. Comme à l’ordinaire, Mériol ne disait rien ; la Grande applaudissait et Jannic, le berger, jeune drôle qui n’avait encore vu le monde que par une chatière, s’esclaffait de bon cœur. Le notaire parlait patois, suivant une coutume générale alors dans la petite bourgeoisie, et aussi par nécessité : car, sauf Daniel, aucun des autres n’eût compris ses propos.

— Mon Dieu ! s’écriait la géante, quel brave homme jovent vous êtes, monsieur Cherrier ! Vous vous faites du bon sang et vous en faites faire aux autres !

— Je suis toujours comme ça hors de chez moi, répondait le petit homme ; aussi fais-je comme les chabretaïres, je m’en vais souvent.

— Pour ça, cependant, chez vous, c’est une bonne maison, et la plus riche de Saint-Vincent !

— Ma pauvre Grande, il y a un proverbe qui dit : « Tu as une bonne chèvre ? Tu as une bonne mule ? Tu as une bonne femme ? Eh bien, tu as trois mauvaises bêtes !… » Moi, j’ai une chèvre, une mule et une femme : au printemps passé, la chèvre mangea tous les boutons de vigne dans le jardin ; la mule faillit me casser la jambe, il y a quelque temps, et ma femme me casse la tête chaque jour !

Ce fut un rire général, que suivirent les commentaires de Sicarie ; après quoi, Mériol et Jannic se retirèrent. Daniel et le notaire burent quelques gorgées d’eau-de-vie du cru en devisant, les pieds aux landiers ; puis, sur le coup de dix heures, ils allèrent se coucher,

tous deux dans la grande chambre à deux lits.

IV


Ayant bien dormi, M. Cherrier se leva guilleret, et, le matin, en buvant le coup de l’étrier, il disait à Daniel :

— Il me fâche fort de te voir vendre une partie de ton bien. Si je n’avais pas fait la bêtise de placer tout mon avoir en fonds de terre, j’aurais tâché de te tirer de là autrement. Mais, puisque ainsi est que ça ne se peut, j’ai songé, cette nuit, à une autre manière de te liquider. Ça serait de vendre à réméré de dix ans, par exemple : d’ici là, tu aurais le temps de te retourner, de te marier…

— Mais, monsieur Cherrier, si nous trouvons un acquéreur dans ces conditions, nous ne vendrons pas aussi cher !… Et puis, voyez-vous, comme je n’attends pas d’héritage et que je ne me sens pas le goût de courir les filles riches, j’aime mieux être libéré tout de suite, et ainsi avoir un bien plus petit, mais franc de dettes…

— Allons, eh bien, nous vendrons !

Et alors, ayant trinqué une dernière fois, M. Cherrier se hissa sur sa mule au moyen de la pierre montoire et partit pour Mussidan :

— Adieu, mon ami !… D’ici à une quinzaine, je pense, je te saurai à dire quelque chose.

Resté seul, Daniel s’en alla vers les champs où labourait Mériol. Un brouillard épais enveloppait tout le paysage : à dix pas, on ne distinguait pas un châtaignier gros comme une barrique ; il semblait au jeune homme être perdu dans ces brumes opaques, et il tâtonnait avec son bâton pour se diriger. Le bouvier était invisible, et il était là pourtant ; Daniel entendait sa voix brève, assourdie par l’air ouaté, qui semblait venir de loin : « Ha ! ha !… » Cependant, tandis qu’il s’orientait, peu à peu l’attelage, ombre encore indécise, se dessinait faiblement dans la brume, comme une apparition rustique sortant du tréfonds de la terre. Deux vaches maigres, soufflant une buée dense par leurs naseaux dilatés, montaient lentement vers lui en tirant l’antique araire, qui traçait une raie légère dans le sol sablonneux, recouvrant à peine un mauvais fumier de bruyère lavé par les pluies. Au bout de la terre, Mériol arrêta ses vaches, et, silencieusement, cura le soc de la charrue.

— Elles ne sont pas trop fortes, ces vaches ! remarqua le jeune maître.

— Jeunes, répondit l’autre.

— Prête-moi l’aiguillon, dit Daniel au vieux domestique lorsque les vaches furent reposées, que je voie si je sais encore mener droit !

Le docteur Nathan, disciple enthousiaste de Rousseau, dont il avait donné les prénoms à son fils, lui avait aussi, selon le précepte de l’Émile, fait apprendre un métier, celui de laboureur, en sorte que Daniel traça passablement quelques sillons.

— Eh bien ? demanda-t-il à Mériol en lui remettant le mancheron.

— Pas mal.

Le jeune homme sourit, quitta le laconique bouvier et s’en fut à travers pays. Un léger vent d’Est se levait et dissipait le brouillard qui maintenant permettait d’entrevoir le soleil comme derrière un écran. Des lambeaux de vapeurs laiteuses s’envolaient et s’accrochaient parfois aux masses compactes des futaies, laissant après elles des perles de rosée aux épillets des folles herbes et aux toiles d’araignées tendues parmi les bruyères.

Entre des taillis de châtaigniers aux cépées serrées et droites comme des piques, un étang d’une vingtaine d’arpents, qui allongeait sa queue herbeuse dans les replis d’un vallon marécageux, fumait légèrement sous les rayons amortis du soleil. Tout autour, sur les bords, des roseaux entremêlés de salicaires, joncs, quenouilles, saponaires, iris gladiés, sagittaires, formaient des fouillis inextricables où se cachaient les poules d’eau et les plongeons. Plus au large, des anémones aquatiques et de grandes feuilles rondes de lis des étangs s’étalaient à la surface. Au bruit des pas de Daniel sur la chaussée, deux petites sarcelles, qui jouaient gracieusement sur la nappe d’eau, s’envolèrent effarouchées.

Après avoir passé l’étang, le jeune homme entra dans des taillis de chênes qui revêtaient une succession de larges ondulations du sol. Ces bois, envahis par les ronces et les épines, — « sales », comme on dit, — étaient traversés de laies étroites, de sentes frayées par les « gaultiers », ou gens des bois, — charbonniers, feuillardiers, bûcherons, braconniers. — En cheminant sur la terre molle, Daniel remarquait çà et là quelques débris de menues branches et de copeaux qui indiquaient l’abatage d’un baliveau. Dans un fond bourbeux, des traces encore fraîches marquaient le récent passage d’une harde de sangliers venus là au souil.

Au delà des taillis s’étendaient, sur un plateau, de vastes landes où Jannic touchait une centaine de brebis et quelques chèvres. César, flairant dans le vent l’approche d’un homme, s’élança en aboyant. Mais bientôt, ayant reconnu le maître, il s’arrêta en brandissant la queue et l’accompagna. Le pâtre était accoté contre un vieux châtaignier poussé là par hasard, un long bâton ferré en épieu à la main. Un havresac de peau passé en bandoulière par-dessus sa blouse décolorée, serrée à la taille comme une saye, contenait ses vivres de la journée : du pain, un oignon, un fromage de chèvre durci, large comme un écu de cent sols, une pomme et une grosse tranche de millassou, sorte de gâteau de blé d’Espagne. Il était chaussé de lourds sabots et ses jambes étaient enveloppées de peaux de brebis que retenaient des cordelettes entortillées en spirale, à l’antique mode gauloise. De dessous son bonnet de laine brune les cheveux blonds du garçon tombaient roides sur ses joues et sur ses yeux d’un bleu clair, qui souriaient un peu nicement.

— Hé bien, tu ne t’ennuies pas là tout seul, Jannic ?

— Que non, notre monsieur !

— Et à quoi penses-tu, tout le jour ?

— Je pense à notre gent… aux sorciers, aux fades… et puis j’avise le ciel et les nuées qui passent, et, des fois aussi, j’épie des oiseaux faisant leur nid, ou des bestioles cherchant leur manger…

— Et où demeure ta gent ?

— À Pleine-Serve, d’où je suis, entre Échourgnac et Servanches.

— Cela étant, on ne peut dire que tu ne sois bien Doubleau !

— Pour ça, je le suis bien.

— Tu te trouves heureux ?

— Assez, notre monsieur.

— Que te faudrait-il pour l’être tout à fait ?

— Je voudrais n’avoir plus les fièvres.

— Eh bien, mon drôle, je te les couperai, sois tranquille, si elles reviennent… Adieu, ne laisse pas tes brebis aller dans les coupes ! ajouta le maître, en jetant un coup d’œil sur le troupeau de bêtes chétives, d’espèce dégénérée.

En continuant cette revue de son bien, Daniel pensait à cet adolescent, dont les cheveux, les yeux, le teint blanc décelaient un descendant de la race celtique, type conservé depuis des milliers d’années, ou peut-être réapparu par atavisme sur cette terre de Double tant de fois bouleversée. Comment un misérable germe humain avait-il pu conserver ou reproduire le type originel de la race à travers tant de générations et malgré tous les mélanges de sang dus aux guerres et aux invasions des Romains, des Goths, des Francs, des Sarrasins et des Normands ?

Daniel passait alors dans une belle chênaie plusieurs fois centenaire, qui dépendait de la terre de Légé. Les arbres droits et sains, aux têtes touffues et ombreuses, semblaient les piliers d’un antique temple sylvestre et vous remémoraient les druides en procession allant couper le gui sacré. Dans la demi-obscurité mystérieuse de la vieille futaie, d’énormes ceps, rampant sur la palène courte ou se tordant autour des troncs, comme de monstrueux serpents, attestaient qu’au temps où la Double était prospère il y avait eu là des vignes.

Le jeune homme rêva, un moment, à toutes ces choses passées, aux successives transformations du pays et de ses habitants, mais il fut bientôt désagréablement rappelé à la réalité présente.

Un sien taillis de trois feuilles, qu’il traversait, était piteusement abrouti, les pousses dévorées par les ânes et les mulets des charbonniers, ou les vaches abandonnées à la vaine pâture. Plus loin, dans une coupe incendiée par incurie ou malveillance, les cépées noircies se dressaient comme des tisons dans le sol charbonné.

Malcontent, Daniel revint vers le Désert. À quelque distance, sur un coteau tourné au Midi, des vignes basses, moussues, tapissaient les pentes herbues de feuilles jaunissantes. Au bas du coteau, des terres incultes et des champs froids attristèrent ses regards. Plus près encore, au-dessous de la maison, dans de grandes prairies pleines de joncs, était une rotière à rouir le chanvre, bordée de vieux saules éventrés et difformes. Çà et là, autour, quelques vaches aux flancs creux, aux hanches pointues, et une bourrique aux longs poils gris paissaient les herbes dures, encore humides de l’aigail de la nuit.

« Que de choses à faire ! » pensait le jeune maître en entrant à la cuisine, comme sonnait midi, l’heure du dîner.

— Et donc, demanda Sicarie, tu as revu ton bien ?

— Oui, et je n’ai rien vu de beau.

— Ah ! fit-elle sur un ton gros de réticences, qui semblait dire : « Les dettes en sont la cause !… »

Daniel passa l’après-dînée à méditer sur sa situation, et remit à un autre jour la visite de son moulin de Chantors. L’appréhension qu’il avait de le trouver aussi en mauvais état le retenait. Et puis, sans préciser rien, il reconnaissait qu’il faudrait beaucoup d’argent pour rétablir le bien en bonne condition de rapport ; et, d’argent, il n’en avait guère : environ trois cents francs provenant de la vente récente de cinquante brasses de bois faite par Mériol, et c’était tout. La conclusion de ses réflexions fut qu’il convenait d’attendre le résultat des démarches de M. Cherrier. Si, ses dettes payées, il lui restait quelques écus, il serait temps d’aviser.

Cette résolution prise, Daniel s’occupa de ranger un peu la bibliothèque paternelle. Il y avait là, pêle-mêle, les philosophes et les encyclopédistes du xviiie siècle : Voltaire, Rousseau, Buffon, Condillac et Mably son frère, Montesquieu, plusieurs ouvrages de Diderot, l’Esquisse de Condorcet, les Ruines de Volney, le Système de la Nature du baron d’Holbach, l’Esprit d’Helvétius, et quelques autres encore. Puis, des livres de médecine, de sciences, d’histoire et de littérature, les Mémoires de Marteilhe, une traduction de Sakountala par le citoyen Bruguière, le Mariage de Figaro, les Études de la Nature, le Dictionnaire de Bayle, l’Institution chrétienne de Calvin, une vieille bible de famille et la belle édition des Essais de Montaigne faite par mademoiselle de Gournay.

En classant les papiers contenus dans le tiroir de la table, le fils pieux trouva le manuscrit du Traité de mécanique humaine qui avait fait admettre le docteur Nathan dans la Société royale de Médecine de Paris.

Il feuilleta ce cahier jauni, d’une vieille écriture française, droite, ferme et précise, et il employa toute la fin de l’après-midi à cette lecture.

Sur le soir, le soleil couchant, qui donnait dans les vitres de la fenêtre et dessinait sur la table les barreaux de fer dont elle était défendue, le fit lever de son fauteuil et aller dans la cour. Dehors, à l’Ouest, l’horizon était incendié de lueurs rougeoyantes qui jaillissaient en éventail derrière la cime des coteaux boisés. L’humidité dont l’air était auparavant saturé s’était évanouie, et la pierre du seuil de la cuisine, baromètre naturel qui se mouillait à l’approche des temps pluvieux, s’était séchée.

« Nous allons avoir un été de la Saint-Martin précoce », pensa Daniel.

Et, en effet, les jours suivants, comme il arrive parfois au commencement de l’automne, ce fut un retour des chaleurs caniculaires. Cependant, malgré le beau soleil, Jannic eut un accès de fièvre qui rappela au maître sa promesse. Le lendemain, alors qu’il se disposait à s’en aller querir du quinquina, il trouva dans la cuisine un vieux homme tout dépenaillé qu’il reconnut aussitôt : c’était Férigonde, dit Gondet, le « médecin des fièvres ».

— Il n’est pas besoin de drogues, disait le bonhomme à Jannic rencogné dans l’âtre.

— Pas de drogues… mais vous avez des remèdes pour la fièvre ? intervint Daniel.

— Beaucoup.

— Et quels ?

— Je lui attacherai des herbes sur le poignet gauche…

— Mais, interrompit Jannic, vous savez bien que les herbes n’y firent rien, antan !

— Eh bien, je t’en mettrai d’autres au col.

— Et si elles font comme celles du poignet !… demanda le jeune docteur.

— Si ça ne les lui ôte pas, je lui donnerai un liard qu’il ira poser dans une cafourche que je lui dirai.

— Mais si celui qui ramassera le liard ne prend pas la fièvre avec ? objecta Daniel.

— En ce cas, je lui mettrai au col une rane de buisson cousue dans un sac.

— Et si tout cela n’y fait rien ?…

— J’ai encore d’autres façons.

— Dites-les un peu !

— Pourquoi ? Vous autres médecins n’y croyez pas…

— Dites tout de même !

— Je coupe aussi les fièvres avec un oignon de serpent farci de poudre à giboyer, ou par le moyen de sept araignées vivantes qu’on avale dans un verre de vin blanc… ou bien en ayant soin que le fiévreux arrose lui-même, vous savez comment, un pied de morelle, trois matins de suite, avant le lever du soleil…

— Je vois que vous n’êtes pas embarrassé ! interrompit Daniel en riant. Tout de même, je vais aller querir ma drogue !

— Aussi bien ne feriez-vous rien avec tout ce que je vous ai dit : il y faut la manière et les paroles.

— Allons, je vois que vous êtes un brin sorcier !… Fais-le boire, ma Grande !

Et, là-dessus, détachant sa jument qui attendait devant la porte, Daniel l’enfourcha et partit pour Montpaon.

Le soleil rayait brûlant. C’était une de ces torrides journées d’octobre qui font sortir les serpents sur les chemins et « bader » les gros lézards verts au bord de leur trou. En traversant les bois, la Jasse, tourmentée par les mouches plates, secouait la tête, impatiente, malgré le soin que prenait son cavalier de l’émoucher avec une branche de noisetier. Tandis que sa jument excitée grimpait d’un bon pas, près de Légé, le chemin qui va passer à Échourgnac, Daniel s’ouït saluer par un bouvier qui labourait là près, dans une terre de la réserve du château.

— Tu délies tard, Bricou ! fit-il après avoir rendu le salut à cet homme, jadis berger au Désert,

— M’en parlez pas ! Je voulais finir cette dérayure, mais je vais m’en aller : je ne puis plus tenir mes bœufs ; les taons sont fous après leur peau !

— Allons, adieu, Bricou !

— Adieu soit, notre monsieur !

Et Daniel reprit sa route, pendant que le bouvier ôtait la cheville qui fixait le timon de l’araire au joug.

En cheminant, le jeune homme songeait à son créancier, le cousin de Légé. Ce M. de Légé était Charbonnière de son vrai nom, et de la même famille que Daniel, mais d’une branche qui avait « fléchi le genou devant l’idole », comme disait la tante Noémi. Son grand-père, petit praticien de village, retors et intrigant, avait abjuré le calvinisme pour obtenir la charge de procureur fiscal de la justice royale de Montpaon, qu’il avait échangé plus tard contre celle de juge de la vicomté de Double. Ce juge, frère de l’aïeul de Daniel, avait commencé la fortune de la famille, en exploitant sa magistrature seigneuriale avec une âpre avidité. Son fils avait continué après lui, et si bien opéré qu’à la Révolution il avait acquis la terre de Légé, vendue comme terre d’émigré. Le maître actuel de cette terre était digne de ses père et aïeul. Son industrie consistait à faire travailler ses écus en prêtant à des taux fortement usuraires, et à dépouiller les pauvres diables qui, pour leur malheur, avaient affaire à lui. Très correct dans la forme, d’ailleurs, il décorait ses manigances d’une certaine respectabilité apparente, comme étant au lieu et place des anciens seigneurs. Il ne parlait que de droit, de justice, d’équité, savait au besoin sacrifier un écu à ceux qu’il avait ruinés, faisait des aumônes calculées ès-mains de son curé, assistait régulièrement à la messe paroissiale. Veuf depuis quelques années, M. de Légé n’avait qu’une fille de dix-huit ans, que feu sa mère, entêtée comme le grand Napoléon des poèmes nébuleux d’Ossian, avait nommée Minna.

Daniel pensait vaguement à cette cousine qu’il avait vue pour la dernière fois, cinq ou six ans plus tôt, barbouillée de raisiné jusqu’aux pommettes, et s’en allait, un peu alourdi par la chaleur, lorsque soudain, juste avant d’atteindre au petit village d’Echourgnac, il entendit derrière lui le galop d’un cheval sur lequel, se retournant, il vit Bricou monté à cru, la corde du licol passée dans la bouche de la bête.

— Et où cours-tu si vite ?

— Je cours après vous ! fit l’autre, tout essoufflé. Venez vite, s’il vous plaît !… Notre jeune demoiselle a été mordue par un serpent comme elle ramassait du mouron pour ses oiseaux, dans le jardin…

Daniel fit demi-tour et mit sa jument au galop, suivi de Bricou, dont les sabots battaient les flancs poilus de sa monture.

En arrivant au château, le docteur trouva la cuisinière qui s’était avancée sur la porte pour le guetter.

— Ce serpent, demanda-t-il est-ce qu’on l’a tué ?

— Oui bien, répondit Bricou. Je lui ai flanqué un coup d’aiguillon à travers… Tenez, le voilà sur la pierre montoire !

Le docteur s’approcha et reconnut aussitôt la vipère commune ou aspic.

— Menez-moi près de votre demoiselle, dit-il à la cuisinière.

En haut, dans sa chambre, mademoiselle Minna était au lit, gardée par une camériste qui s’efforçait de la calmer.

— Ah ! mon cousin ! s’écria-t-elle, je suis perdue !

— Non ! non ! ne craignez rien ! Vous ne serez même pas malade… Voyons, où cette vilaine bête vous a-t-elle piquée !

— Là ! dit-elle en tendant son bras nu.

Daniel examina ce joli bras, blanc, potelé, « fait au tour », comme on disait encore. Au-dessous de la saignée deux petits points roses, presque imperceptibles, marquaient l’endroit frappé par les crochets venimeux.

— Rassurez-vous, ma cousine, fit Daniel en tirant sa trousse et une petite pharmacie de poche, rassurez-vous : ce ne sera rien.

Et, après avoir fait une ligature au-dessus du coude, il débrida légèrement les piqûres et y appliqua ses lèvres.

— Oh ! mon cousin !…

Et, pendant que le jeune docteur opérait une succion énergique pour attirer le venin au dehors, Minna rassurée ressentait une légère impression de plaisir au contact de cette bouche : quelque chose comme la sensation de baisers appliqués sur sa chair. Les cheveux bouclés du cousin lui caressaient agréablement la peau, et son haleine lui brûlait le bras : les yeux demi-clos, elle semblait sommeiller.

Au bout d’un quart d’heure, après avoir rejeté à plusieurs reprises le sang aspiré, Daniel introduisit dans les plaies minuscules un peu d’ammoniaque, fit boire à Minna quelques gouttes du même liquide dans une infusion de tilleul et plaça un petit bandage à son bras.

— Maintenant, ma cousine, il faut dormir un peu pour vous remettre de vos émotions.

Et le jeune docteur serrait sa trousse.

— Vous partez, mon cousin ?

— Mais oui ! Vous voilà hors de danger, vous n’avez plus besoin de moi.

— Oh ! je vous en prie, restez encore… en cas…

— Je vous certifie que vous n’avez plus rien à craindre ; mais, pour vous rassurer entièrement, je repasserai en revenant de Montpaon, où il me faut aller pour affaires.

— Je vous remercie, mon cousin… Vous n’oublierez pas ?…

— Oh ! ma cousine !…

Dans la cour, Daniel trouva Bricou, qui lui amena sa jument : il se mit en selle et fila au grand trot.


La nuit tombait lorsqu’il repassa au château. M. de Légé, revenu, était près de sa fille et il accueillit le docteur avec des remerciements un peu froids et brefs, comme celui qui sait avoir de quoi payer en bonne monnaie sonnante.

C’était un homme de quarante-cinq ans environ, de haute taille, au visage dur dans un collier de barbe noire, aux cheveux ramenés en toupet sur le front. Il était vêtu d’une longue lévite de couleur puce, et son cou était entortillé d’une épaisse cravate en taffetas noir.

Après avoir répondu assez laconiquement à ce personnage, Daniel défit le pansement.

— Tout va bien, dit-il en remplaçant la bande ; demain il n’y paraîtra plus.

— C’est égal, mon cousin, revenez demain, sans faute !

— Je vous jure que c’est bien inutile.

— Cela me tranquillisera…

— Mais, ma fille, puisque le docteur vous dit que sa visite n’est pas nécessaire ?

— Si elle n’est pas nécessaire pour mon bras, elle fera du bien à ma tête, mon père : j’en dormirai mieux, cette nuit.

Sur cette déclaration catégorique, M. de Légé fit un geste équivoque, pendant que du regard sa fille interrogeait Daniel.

— Puisque vous le voulez, je reviendrai demain, ma cousine.

Et il s’en alla, suivi jusqu’en bas par M. de Légé, que tous ces cousinages avaient l’air d’agacer fort.


V


— Pardieu, mon ami, disait M. Cherrier à Daniel, quatre ou cinq jours après, ton cousin de Légé me semble rabonnir ! Je l’ai vu avant-hier, et je l’ai trouvé moins jeanfesse que de coutume !

Et, ayant achevé de découper un gros poulet de grain piqué de lard et couché sur un lit de cresson, le notaire en servit une aile et une cuisse à Daniel attablé en face de lui dans une petite chambre du cabaret tenu par l’Annette, et s’adjugea les deux autres membres.

— Quand je lui touchai le premier mot de ton affaire, poursuivit M. Cherrier, il prit d’abord son air froid et branla sa tête d’arrière en avant, comme un de ces bonshommes en carton avec lesquels on amuse les petits drôles… À ta santé !

Ce disant, le notaire choquait son gobelet contre celui du jeune docteur.

— À la vôtre, monsieur Cherrier !

— Il avait besoin, comprends-tu, de ses fonds pour une affaire, le pauvre homme !… « Nous ne vous demandons qu’un petit délai, lui dis-je ; le temps de vendre, seulement : j’ai des acquéreurs tout prêts… » Et, là-dessus, je m’évertuai à plaider ta cause : « Un jeune homme, un parent, bien digne de sympathie, etc. » Je parlai sans débrider une bonne demi-heure, épiant sur sa figure l’effet de mon discours. Baste ! rien ne bougeait sur son visage mal jovent ; seule sa grande tête de cheval faisait parfois ce diable de mouvement falot, de mauvais augure, mais, ce qui me rassurait un peu, en ralentissant toujours davantage. Lorsque j’eus fini de pérorer, il tira sa tabatière et m’offrit une prise : « Hum ! hum ! en ce moment, cela tombait mal ; réellement, il avait une affaire en vue pour laquelle il avait besoin de son argent… » Sur quoi, je lui opposai qu’il n’en était pas à une dizaine de mille francs près… Voici la tête qui recommence à branler, et moi qui m’obstine à parler. Bref, quand je me tus, il me dit qu’il était singulièrement peiné de voir que tu étais obligé de vendre une partie de ton bien ; qu’à la vérité il n’avait pas eu à se louer de ton père, qui l’avait toujours combattu en politique, mais que le droit humain, la justice et la religion commandaient de ne pas faire porter aux fils la faute des pères, et que par ainsi il était disposé à renouveler l’obligation à lui consentie avant leur brouille par le défunt… Pour l’argent dont il avait besoin en ce moment, il tâcherait de s’arranger… « C’est que les intérêts, objectai-je encore, seraient trop lourds pour Daniel. » Et lui de me répliquer bellement que, lors du prêt en question, il n’y avait pas de loi limitative du taux de l’intérêt, si bien qu’à cet égard les conventions des parties en tenaient lieu ; mais que, ce taux étant aujourd’hui légalement fixé à cinq du cent, il se conformerait à la loi, comme devait le faire tout bon sujet du roi… » Tu as de la peine à avaler la chose ? fit M. Cherrier, sur un mouvement de Daniel ; moi aussi !… Mais nous allons faire couler ça !… Nettou ! porte une vieille fiole de Rossignol !

La cabaretière vint peu après, apportant la bouteille. C’était ce que l’on appelle chez nous « une fière femme », grande, bien tétonnée, bien râblée, de figure agréable encadrée dans une coiffe à barbes, selon l’ancienne mode périgordine, sous laquelle passait un gros chignon de cheveux noirs luisants.

Ayant débouché la bouteille, l’Annette la posa sur la table et sortit.

— À présent, reprit le notaire lorsqu’ils eurent bu, il nous faut bien croire la chose, car je l’ai induit à s’expliquer nettement… parce que je sais qu’à l’ordinaire, pour tourner la loi et se rattraper, il prélève sur le capital prêté un supplément d’intérêts, ou bien se fait signer des billets… Mais non ! il est bien entendu que tu lui consentiras un renouvellement de l’obligation avec stipulation des intérêts réduits à cinq pour cent, rien de plus.

— J’aurais mieux aimé me libérer envers lui, répondit Daniel, mais je ne vous dédirai pas.

— Laisse, laisse !… qui a terme ne doit rien… Mais comment trouves-tu que j’ai négocié l’affaire ?

— Très bien, mais je vous ai un peu aidé.

— Hé ! que dis-tu ? fit le notaire, étonné.

Alors Daniel raconta comment la cousine Minna avait été piquée par une vipère, et tout ce qui s’en était suivi.

— Tiens ! tiens ! tiens ! fit M. Cherrier, tout guilleret, ça commence comme un roman… Aussi, j’étais bien un peu surpris de voir un fesse-mathieu comme ton cousin se montrer si facile en finale !… Mais, avec la protection de sa fille, tout s’explique ! Elle seule a du pouvoir sur lui : cet homme si dur ne sait rien lui refuser… Sur cette heureuse conclusion, si nous buvions une autre vieille bouteille ?

— Je vous remercie, répondit Daniel en souriant ; il se fait tard, je vais partir.

— Bon ! Je t’accompagne un bout de chemin.

Tandis qu’ils montaient la côte à pied, Daniel menant sa jument par la bride, M. Cherrier passa son bras sous celui de son jeune convive.

— Mon fils, lui dit-il affectueusement, puisque la plus grosse affaire est réglée, nous ne vendrons rien du tout ! Moi, je me charge d’arranger le reste. J’ai en chai sept barriques d’eau-de-vie, de mes quatre dernières récoltes, qui ne doivent rien à personne… et puis j’attends prochainement quelques rentrées…

— Mais, monsieur Cherrier…

— Chut ! c’est convenu ! Au lieu de quatre ou cinq petits créanciers, tu n’en auras qu’un seul… et il ne sera pas bien féroce, va !

Et, comme Daniel le remerciait avec effusion et protestait de sa reconnaissance, le notaire l’interrompit vivement :

— Oh ! ne parle pas de reconnaissance ! c’est moi qui t’en devrai !… Vois-tu, j’ai besoin d’affectionner quelqu’un, de lui faire du bien. Or ces deux femelles, chez moi, ont manœuvré de telle sorte que je les déteste ! Toi, je te connais dès ton jeune âge, tu as de bons sentiments, tu es un brave garçon : tu es mon homme !… Ton père, par délicatesse, ne me disait pas toujours ses affaires, sinon au moment de passer l’acte : sans quoi, je n’aurais jamais souffert qu’il dût recourir à un usurier comme ce Légé. Mais, puisque je connais les tiennes, eh bien, fie-t-en à moi, laisse-moi les arranger à ma façon : tu seras comme mon enfant ! fit-il en serrant le bras de Daniel attendri. Allons ! au revoir, mon fils ! ajouta-t-il, en faisant une brusque volte-face.

Et il s’en retourna sans attendre de réponse.

« Quel brave homme ! » se disait Daniel, en regardant le notaire, les poches de ses basques toutes gonflées de papiers suivant son habitude, qui redescendait à Saint-Vincent par un sentier d’ « écoursière ».

Et, remontant sur sa bête, il continua son chemin vers son logis.

Maintenant qu’il n’avait plus le souci pressant de ses affaires, son esprit libre ruminait les idées qui lui étaient venues, l’autre jour, en contemplant du moulin du Signal la fiévreuse et misérable Double. Il sentait bien qu’un effort individuel, isolé, serait sans doute impuissant. Et toutefois l’exemple, l’essai, dans une mesure même restreinte, des moyens d’assainissement général, pouvaient avoir des effets salutaires en appelant l’attention sur cette question que personne jamais n’avait osé aborder. Pour donner cette impulsion avec quelques chances de succès, grouper des bonnes volontés, secouer la torpeur administrative, vaincre les résistances des populations routinières, il aurait fallu un homme d’initiative, riche, influent, et résolu de consacrer son temps et son argent à une œuvre de salut public. Le cousin de Légé, fortuné, conseiller d’arrondissement, bien vu des autorités, aurait pu être cet homme ; malheureusement, son égoïsme, sa dureté de cœur, sa cupidité, le rendaient le plus impropre des notables à ce rôle d’apôtre qui entreprendrait la régénération de la Double.

« Ah ! si j’étais à sa place !… » murmurait Daniel.

À ce moment, par une association d’idées naturelle, la pensée du jeune docteur se porta vers sa cousine Minna. Il la trouvait belle et il n’avait pu l’approcher sans éprouver le charme qui se dégageait de sa jeunesse et de ses « appas », comme on disait volontiers. Il se rappelait l’impression presque sensuelle que cette chair délicate avait produite sur ses lèvres, et il subodorait par le souvenir les effluves troublants de ce corps sain et gracieux. Il revoyait ces yeux inquiets, l’interrogeant avec détresse, et percevait encore le timbre cristallin de cette voix angoissée : « Mon cousin, je suis perdue ! » Et puis, après le pansement, comme ces beaux yeux rassurés le remerciaient par des regards plus doux et plus éloquents même que des paroles !…

Pendant que Daniel cheminait en rêvant, le soleil prêt à disparaître sous l’horizon lançait à travers les bois couronnant les coteaux ses derniers rais d’or. Puis le crépuscule descendit sur la terre. Dans les futaies, les oiseaux s’enjuchaient avec de furtifs bruits d’ailes, et, au fond des fourrés, sur leurs litaux et dans leurs tanières, les bêtes de rapine, sentant venir l’heure de la proie, commençaient à s’agiter. Enfin la nuit tomba et, tandis que le jeune homme songeait aux beaux yeux de sa cousine, la Jasse, de son pas sûr et cadencé, se guidait seule par les chemins et les sentiers des bois qu’elle avait si souvent parcourus avec le docteur Nathan.

Soudain, comme la bonne bête s’arrêtait court, le cavalier leva la tête et vit devant lui le grand portail du Désert.

— Eh bien, demanda-t-il à Jannic, dans la cour, en lui confiant la Jasse, ta fièvre n’est pas revenue ?

— Non pas, notre monsieur.

— À la bonne heure !…

Et il entra dans la cuisine.

— Tu finiras par avoir des pratiques, si ça continue, mon Daniel ! lui dit la Grande.

— On est venu me demander ?

— Oui. La demoiselle de Légé a envoyé le grand Gary, tu sais, celui qui soigne les chevaux, pour te dire d’y aller voir un de ses métayers qui s’est démanché un bras…

Le soir, le jeune docteur, qui n’avait jamais réduit de luxation de ce genre, revit sur Baltazar la position et le mécanisme des articulations, puis se coucha.


VI


Le lendemain, à la première heure, il partit pour Légé. Bricou le guettait : il le mena directement à la métairie où l’on attendait son secours. Après un rapide examen du coude luxé, Daniel regarda autour de lui.

— Il me faut des hommes solides, mais, en vous y mettant quatre, ça fera : Bricou, appelle Gary !

Lorsque l’autre fut là, le docteur attacha un essuie-main au poignet de l’homme étendu sur un châlit.

— Toi, Bricou, et puis Gary, vous allez prendre l’essuie-main et vous tirerez quand je vous le dirai.

Ensuite il passa une touaille sous l’aisselle du blessé.

— Toi, garçon, avec ta mère, vous allez prendre chacun ce bout, vous mettre à la tête du lit, et vous tiendrez bon, de votre côté, de manière que les autres ne le fassent suivre… C’est entendu, n’est-ce pas ?… Maintenant, tirez doucement, vous autres, dit-il aux premiers ; encore !… un peu sur la gauche !… plus haut !…

Et, pendant que l’homme était ainsi tiraillé, le docteur maniait le coude, reconnaissait la position des os et des tendons. Les tâtonnements durèrent une ou deux minutes, puis l’opérateur commanda :

— Bricou ! tirez encore un peu, vous autres… Là, ça y est ! ajouta-t-il, après avoir rétabli le jeu de l’articulation. À présent, il faut un bandage… Vous n’avez pas de linge ? dit-il en s’adressant à la femme.

— Eh non ! fit-elle piteusement.

— Allez donc prier la demoiselle de vous en donner…

Un quart d’heure après, mademoiselle Minna vint elle-même, portant un vieux drap où le docteur découpa des bandes dont il entoura le bras du métayer.

— Vous avez eu tôt fait, mon cousin ! dit la jeune fille, pendant que Daniel se lavait les mains.

— C’est vrai : pour ma première réduction de cette nature, je n’ai pas trop fait souffrir mon homme…

— Il est dix heures, dit Minna pendant qu’ils revenaient au château ; mon père rentrera vers onze heures et nous dînerons… D’ici là, je vous montrerai les alentours, et puis mon petit bois.

— C’est que je voudrais repartir…

— Êtes-vous donc si pressé de quitter Légé ?

— Ne le croyez pas…

— Allons, mon cousin, vous ne pouvez me refuser. Pour commencer, je vais vous montrer l’endroit où était cette vipère.

Ils allèrent au jardin.

— Tenez, c’est là !… au moment où je cueillais une touffe de mouron dans ce coin, l’horrible bête s’est dressée et puis jetée sur mon bras nu, car j’avais une robe à manches courtes à cause de la chaleur.

— Il n’y paraît plus ? demanda Daniel.

— Est-ce le docteur qui pose cette question ? interrogea-t-elle en riant, ou le cousin ?

— C’est le docteur, fit-il en riant de même ; le cousin n’oserait.

— Alors, voici la blessure.

Et, déboutonnant sa manche, Minna tendit son bras.

Daniel le prit et considéra la trace à peine visible de la morsure. Un désir soudain le saisit de baiser ce joli bras blanc ou l’artère se dessinait bleuâtre sous la peau fine, et ce désir lui faisait trembler un peu la main ; mais il se contint sagement.

— Ce n’est plus rien, dit-il.

Du jardin ils allèrent dans le Bois-Joli, petit pourpris planté de tilleuls en enclos de murs.

— C’est là que je me promène, dit Minna en pénétrant sous une charmille ombreuse qui bordait une terrasse.

Pendant qu’ils se promenaient là en devisant, mademoiselle de Légé aperçut au bas de l’allée d’ormeaux qui montait au château, un groupe de trois cavaliers marchant de front.

— Jésus ! voici que mon père ramène deux convives inattendus !… notre curé, d’abord, puis… monsieur… oui… c’est bien monsieur Servenière de Fontblanche !

Et, comme Daniel manifestait l’intention de s’en aller, elle le railla gentiment :

— Bon ! avez-vous peur de mon curé ? Pour un parpaillot de vieille souche, ce ne serait pas digne !

— Ce n’est pas cela…

— Voudriez-vous m’abandonner aux fadeurs surannées de cet ennuyeux monsieur Servenière ? Vraiment ce ne serait pas généreux !… Revenons, il me faut voir à la cuisine…

Devant le feu, un beau chapon tournait lentement, agréablement rissolé déjà.

— Qu’avez-vous de plus, Cathi ! demanda mademoiselle de Légé.

— Demoiselle, il y a une soupe à la citrouille, un civet de lièvre, et, si vous voulez, j’ajouterai un pâté de foie en terrine.

— C’est cela.

Dans la cour, un bruit de chevaux se faisait entendre. Minna et son cousin sortirent comme les arrivants mettaient pied à terre.

Le curé s’avança le premier. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grassouillet, à la figure rougeaude, avec de beaux cheveux gris qui tombaient sur ses épaules.

— Bonjour, mon enfant ! dit-il en saluant ainsi que M. Servenière, vous voilà tout à fait remise, je pense ?

— Oui, monsieur le curé, grâce à monsieur le docteur Charbonnière que voici… Notre cousin, messieurs !

— Monsieur est bien heureux de s’être trouvé là fort à propos pour sauver une aussi charmante personne ! dit M. Servenière, grand diable sec et chauve qui relevait en manière de cornes les quelques cheveux qu’il avait encore sur les côtés de la tête.

— Vous avez vu le métayer de la Pradelle ? demanda M. de Légé au docteur.

— Oui, mon cousin ; la petite opération est faite.

— Messieurs, dit mademoiselle Minna, il est onze heures passées, vous devez avoir faim : si vous le voulez bien, nous allons nous mettre à table.

M. Servenière, oyant cela, se précipita et offrit son bras que la jeune fille accepta de mauvaise grâce.

Chacun à sa place, debout, dans la salle à manger, le curé dit le Benedicite, puis les convives s’assirent avec un air de satisfaction.

Après le potage, M. Servenière, témoignant une curiosité galante, réclama quelques détails sur l’aventure de la vipère, et Minna dut raconter comment la chose était arrivée, puis comment « monsieur le docteur Charbonnière » s’était trouvé là juste à point, et tout ce qui s’en était suivi.

— Mais c’est héroïque de votre part ! s’écria le vieux monsieur, entendant comme Daniel avait pratiqué la succion de la plaie.

— Au risque de baisser dans votre estime, monsieur, répondit le jeune homme, je dois à la vérité de dire que le venin de la vipère introduit dans la bouche, ou même dans l’estomac, n’est nullement dangereux, à moins d’excoriation à la bouche ou aux lèvres…

— Et si vous en aviez eu quelqu’une ?…

— Je pense que je ne m’en serais pas souvenu.

Mademoiselle de Légé rougit un peu, tandis que le curé prononçait, en manière de conclusion :

— Le serpent a toujours été fatal à la femme.

Après cette sentence, la conversation continua sur les fléaux qui outre les vipères infestaient la malheureuse Double et dont le plus terrible était la fièvre.

— On prétend que la « poudre aux jésuites » la coupe, disait le curé ; cependant ceux qui ont pris ce remède la voient revenir ensuite.

— Le quinquina est bien un spécifique contre la fièvre, déclara Daniel, mais il coûte cher, et peu de personnes dans nos pays ont le moyen d’en prendre toutes les fois qu’il le faudrait… Et puis, pour évincer la fièvre, ce n’est pas à l’effet qu’il faudrait s’attaquer, mais aux causes.

— Et quelles sont ces causes ? demanda M. Servenière de Fontblanche.

— Le paludisme et la misère…

Il y eut à cette table, où présentement la chambrière versait aux convives un vénérable vin de Saint-Émilion, quelques instants de silence : brusquement s’évoquait le spectre de la misère, bien connu de tous ceux qui étaient là. Dans une rapide vision, chacun d’eux eut devant ses yeux le paysan doubleau mâle et femelle, en haillons, décharné, chétif, hâve, aux regards fiévreux, logé dans une cabane, nourri de millet pilé, abreuvé d’eau insalubre ; — l’homme incapable de soulever l’outil aratoire, la femme n’ayant plus dans ses mamelles flétries une goutte de lait pour un enfançon voué à la mort…

— Selon vous, Daniel, comment pourrait-on abolir ces causes ? demanda froidement M. de Légé.

— Il y a deux moyens principaux. Premièrement, dessécher les étangs, les marais et les nauves ; secondement, redresser les ruisseaux et créer sur toute la Double un réseau de bonnes routes qui, sans compter leurs autres avantages, feraient circuler l’air, et dont les fossés aideraient au drainage des eaux.

Sur le second moyen, point de contestation, pourvu, naturellement, que l’État fit les frais des travaux ; mais détruire les étangs, c’était autre chose.

— Les étangs donnent un bon revenu qui vient tout seul ! objectait M. de Légé.

— Oui, mon cousin, mais ils donnent aussi la fièvre. D’ailleurs, ces étangs convertis en prairies seraient d’un bien meilleur rapport : qui a de l’herbe a de la viande et du blé.

— Il serait difficile de décider les gens de la Double à détruire leurs étangs, dit le curé.

— C’est aussi mon avis, tant la routine est puissante ! Mais, à défaut du consentement des propriétaires, la loi du 11 septembre 1792 autorise l’État à supprimer les étangs insalubres.

— C’est une loi spoliatrice ! protesta M. Servenière.

— Selon moi, c’est une loi d’intérêt public, répondit Daniel. En remettant dans leur état primitif les terrains occupés par les étangs qu’avaient créés artificiellement les chartreux de Vauclaire, on ne spolie personne. Si chacun a le droit d’user de sa propriété comme il lui convient, ce n’est qu’à la condition expresse que cet usage ne soit pas nuisible aux autres. Du reste, on pourrait tout concilier en adoptant le principe d’une indemnité qui serait payée aux propriétaires des étangs.

— Je crois, monsieur le docteur, dit le curé, que, même avec une indemnité, vos idées trouveront peu de partisans… quant à présent, du moins !

— Je le crois tout comme vous, monsieur le curé. Il y a trop de gens prêts à les combattre. Par exemple, la plupart des grandes terres de la Double appartient à des propriétaires qui n’y habitent jamais : ces absentéistes, qui ne craignent pas de gagner les fièvres et n’ont pas sous les yeux le spectacle douloureux des infortunés qu’elles tuent lentement, ceux-là, dis-je, dans leur égoïsme naturel, s’opposeront à la destruction des étangs. De même feront les tout petits propriétaires paysans, victimes de cet état de choses. Ces misérables, qui meurent de la maladie née dans leur étang, seront peut-être les plus difficiles à persuader, tant l’ignorance aveugle les gens sur leur véritable intérêt !… Pour moi, si j’étais riche et influent, je prêcherais la régénération de la Double, je m’en ferais l’apôtre, et j’estime que je finirais par convertir à mes idées les pouvoirs publics, l’opinion et les intéressés… Mais, comme je ne suis ni l’un ni l’autre, je me contenterai provisoirement de répandre ces idées autour de moi, modestement, et de faire la guerre à la fièvre. Quand je ne persuaderais qu’un seul homme, quand je ne sauverais chaque année qu’un petit nombre de vies humaines, ce n’est pas un résultat à mépriser !

Daniel s’était un peu animé en parlant, et les convives masculins observaient avec une sorte de curiosité inquiète la grosse tête aux traits énergiques, sous la chevelure noire retombant comme une crinière, de ce jeune homme qui troublait leur optimisme de gens heureux et bien repus.

— Mon cousin, ces sentiments vous font grand honneur ! dit hardiment la jeune fille.

— Certes ! appuya M. de Légé, avec son hochement de tête qui trahissait une restriction mentale.

Sur cette parole, tout le monde se leva de table. M. Servenière, qui sollicitait un prêt de son hôte, s’en fut avec lui dans la cour.

— Excusez-moi, dit le curé aux deux jeunes gens, je vais dire mon bréviaire dans le jardin.

— Nous allons nous promener dans le Bois-Joli en vous attendant, monsieur le curé, lui répondit Minna.

Lorsqu’ils furent sous la charmille invincible aux rayons du soleil, la jeune fille, en marchant près de son cousin, lui dit tout à coup :

— Vous n’êtes pas riche, Daniel ?

— Cela dépend, dit-il après un sursaut. On est toujours riche lorsqu’on se règle sur la nature, on est toujours pauvre lorsqu’on se règle sur l’opinion : pour un homme de mon état, je suis pauvre, il est vrai, selon l’opinion commune.

— Cela étant, pour que vous puissiez secourir plus de malades, laissez-moi donc m’associer à votre bonne œuvre : de Ribérac, je vous enverrai du quinquina, voulez-vous ?

— Je vous remercie, et, dans ces conditions, j’accepte volontiers, ma cousine… Mais vous partez donc ?

— Nous partons après-demain, dans la matinée.

— Après-demain, dans la matinée ?… Me permettez-vous de vous accompagner, ce jour-là, jusqu’au gué de la Risone ?

— Assurément, avec grand plaisir !

Ils se promenèrent, quelques minutes, en silence. Puis, voyant revenir le curé, Daniel dit :

— Adieu, ma cousine !… À bientôt.

— À bientôt, Daniel !


VII


Sur le chemin désert de Ribérac, entre la Jemaye et Légé, Daniel avait mis pied à terre, attendant le passage de sa cousine. Il était environ neuf heures du matin. Le soleil montait lentement au-dessus de l’horizon et commençait à fondre une petite gelée blanche qui poudroyait sur les bruyères et les ajoncs épineux. De légères brouées s’élevaient de quelques maigres pâtis, au fond des combes. L’air était frais, et le ciel d’un bleu pâle, légèrement voilé par des vapeurs diaphanes que peu à peu dissipait un faible vent d’Est. Ainsi commençait un de ces beaux jours de l’été de la Saint-Martin, dernier sourire de la nature au déclin de l’année.

Le jeune docteur songeait à sa cousine et tournait les yeux vers Légé, tandis que sa jument broutait du bout des dents les pointes de quelques genêts à balais, poussés au bord du chemin. Pendant qu’il était là, battant sa botte avec une légère houssine de merisier, la Jasse hennit, et lors Daniel, levant la tête, vit au sommet d’une côte une petite caravane qui descendait vers lui. C’était Gary conduisant deux mulets de bât, chargés de bagages, et, puis, derrière, la cuisinière et la chambrière de Légé juchées sur la bastine d’une forte jument.

— Monsieur de Legé est-il loin, Gary ? interrogea le jeune homme dès que l’autre fut à portée.

— Le monsieur et la demoiselle suivent à une petite demi-heure.

— Merci.

Et, renfourchant sa bête, Daniel alla au-devant des voyageurs, qu’il rencontra bientôt.

M. de Légé montait un grand cheval normand à tête busquée ; sa fille était assise de côté sur une fine jument tarbaise, qu’elle mit au galop lorsque Daniel approcha.

— Ne suis-je pas une bonne écuyère ? lui demanda-t-elle en arrêtant net.

— Ma foi, ma cousine, je n’en ferais pas autant, je crois, dans la position où vous êtes ! Au lieu de ce panneau, une selle de femme, à l’anglaise, vous serait bien plus commode pour cavalcader.

— Je verrai donc cela ! fit-elle avec un sourire qui laissait voir ses petites dents brillantes.

Elle était charmante ainsi, assise sur sa bête, une planchette sous ses menus pieds chaussés de brodequins, vêtue d’une robe grise à taille courte, avec une collerette à pointes, et coiffée d’un joli chapeau de feutre pareillement gris, sous lequel foisonnaient des boucles de cheveux châtains. La fraîcheur du matin et le voyage avaient répandu sur ses joues une teinte rosée, délicieuse, et ses grands yeux bruns rieurs regardaient Daniel qui s’oubliait à les admirer.

Mais, M. de Légé les ayant rejoints, le jeune homme, après les salutations, lui dit gaiement :

— Je viens de croiser vos gens, mon cousin. Ces deux mulets de coffre, avec leurs couvertures à votre chiffre, nous reportent loin en arrière ! Il semble que nous soyons encore au seizième ou au dix-septième siècle.

— Les chemins étant toujours mauvais comme alors, nos moyens de transport sont restés les mêmes, repartit M. de Légé.

— Mon cousin, fit mademoiselle Minna lorsqu’ils eurent repris leur marche, avant-hier, quand vous me parlâtes de nous accompagner, j’ai oublié de vous avertir qu’en passant à la Jemaye nous devions assister à une messe dite à notre intention, et ensuite, dîner chez monsieur le curé.

— Alors, ma cousine, je vous accompagnerai jusqu’à la Jemaye seulement, au lieu d’aller jusqu’au gué de la Risone.

— Excusez-moi, j’ai été un peu étourdie.

— Oh ! je vous en prie, ma cousine !…

— Vous viendrez nous voir quelquefois, Daniel ? demanda-t-elle après un silence.

— Pour vous dire vrai, je ne le pense pas. À Ribérac, vous avez pour visiteurs le sous-préfet, l’archiprêtre, les juges, le receveur des finances et autres personnages de la société, tous gens corrects et un peu « collet monté » peut-être… Imaginez un peu continua le jeune homme en riant, l’effet que je ne manquerais pas de faire dans votre salon, avec mes bottes, ma redingote de cheval, mon gilet chamois et mon feutre à grands bords ! On me prendrait pour un revenant du temps de la Convention !… Je suis allé chez vous, à Légé, dans ce costume, comme un parent campagnard, mais, à la ville, cela ne siérait pas.

— Je remarque, Daniel, que, nonobstant vos idées un peu jacobines, vous êtes plein de bon sens ! déclara M. de Légé qui ne tenait pas à produire dans son monde ce parent pauvre et huguenot.

— Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi, mon cousin.

— Puisque nous devons nous séparer plus tôt que je ne croyais, reprit Daniel après une pause, laissez-moi vous adresser une petite requête. Parmi les quelques bijoux antiques recueillis par mon père est une petite bague qui figure un serpent enroulé. Je suis sûr qu’elle irait très bien à ma cousine : voulez-vous me permettre de la lui offrir ?

Et il tira l’objet de sa poche.

— Mais certainement ! répondit M. de Légé qui, au mot de requête, avait commencé son habituel hochement.

— La voici donc, ma cousine.

Ayant ôté son gant, mademoiselle Minna passa la bague à son doigt.

— Elle est fort jolie et va à merveille !… Je vous remercie, mon cousin ! dit-elle avec un doux clin d’yeux. Ces prunelles d’escarboucle me rappellent le regard furieux de ma vipère ! ajouta-t-elle d’un air d’intelligence.

— Mais, fit observer M. de Légé, vous vous privez peut-être d’un objet de valeur, Daniel ?

— Oh ! cette bague n’a pour moi d’autre valeur que celle que voudra lui donner ma cousine !

Le chemin qu’ils suivaient était herbu, gazonné, défoncé, raviné, par places ; bossu, inégal, avec des bourbiers dans les fonds, comblés au moyen de fagots, tant bien que mal, aux pires endroits. C’était comme un très large sentier sans fossés, qui n’avait jamais été pavé ni ferré, où, comme dans la Double en général, on n’eût pas trouvé une pierre à jeter à un chien. Parfois un chêneau crû sur le chemin embarrassait le passage ; ailleurs, des bruyères ou des genêts faisaient au milieu comme un îlot qu’il fallait contourner ; et ces obstacles, sans gêner autrement la petite troupe, rompaient la régularité de sa marche.

M. de Légé, ce jour-là, était de bonne humeur, comme d’habitude après une fructueuse opération. La veille, il avait prêté sur bonne hypothèque, pour trois ans, six mille francs à M. Servenière, — avec les intérêts stipulés au taux légal, toujours : — seulement, l’emprunteur avait dû, pour obtenir la somme, signer en outre trois billets de cent écus chacun, échelonnés d’année en année, ce qui portait l’intérêt à dix pour cent. Autrefois le prêteur faisait mieux ; mais, connaissant la difficulté des temps, il savait, à l’occasion, se contenter de moins. Du reste il n’avait pas le plus petit scrupule à ce propos : l’obligation était là, qui stipulait de façon authentique les intérêts au taux légal ; cela lui suffisait, car la forme était tout pour lui. Les billets, M. Servenière les avait souscrits pour le disposer à lui consentir le prêt, mais nullement à titre d’intérêt. Aussi M. de Légé se considérait-il comme parfaitement en règle envers la loi, sa conscience et aussi la religion, pour laquelle il se montrait fort zélé.

— Daniel, fit-il d’un air paterne en poussant son cheval pour se mettre en ligne, je parlais tout à l’heure de vos idées révolutionnaires ; mais il y a bien autre chose encore qui vous fera du tort dans la vie, surtout quand vous chercherez à vous marier !

— Et quoi donc ?

— Mon cher, c’est votre huguenoterie.

— Ma huguenoterie, comme vous dites, mon cher cousin, me fera peut-être du tort, ce dont je me console d’avance, car je n’ai jamais prétendu en tirer profit. Mais, comme elle est purement nominale et ne me gêne pas plus que leur papisme ne gêne la plupart des catholiques, je la garderai.

— Dans ces matières religieuses, toutes pleines d’incertitudes, objecta M. de Légé, suivre la religion du prince est encore le plus sûr… et le plus avantageux.

— Le plus sûr, je ne sais ; le plus avantageux, oui, je le crois, répliqua Daniel. Malherbe a dit, en effet :

Le meilleur est toujours de suivre
Le prône de notre curé…

» Mais remarquez, je vous prie, qu’avec cette maxime les premiers chrétiens seraient demeurés juifs ou païens, et que, par conséquent, nous, gens de la Double, serions encore plongés, comme disent les prédicateurs, « dans les ténèbres » du druidisme ou du paganisme gallo-romain !

— Je vois, mon cousin, dit alors Minna en riant, qu’il ne faut pas compter sur votre conversion ! Huguenot vous êtes, parpaillot vous resterez !

— Faut-il quitter une religion qu’on ne pratique pas ; pour une autre qu’on ne pratiquerait pas davantage ? repartit Daniel en riant aussi.

Sur ces paroles, ils s’arrêtèrent devant la plus apparente des quatre maisons qui formaient tout le bourg de la Jemaye : c’était le presbytère.

— Je vais vous aider à descendre, ma cousine, fit Daniel en sautant de sa monture.

Et, prenant Minna sous les bras, il l’enleva du panneau et la posa doucement sur l’herbe courte d’une petite place où paissaient des oisons.

— Vous êtes fort, Daniel ! dit la jeune fille, un peu troublée pour avoir été, quelques secondes, entre ses mains et avoir senti son haleine lui caresser le visage.

— D’une force ordinaire… mais c’est que vous n’êtes pas très lourde ! fit-il en souriant.

La cloche au son grêle annonçait la messe. Minna, suivie de Daniel et de son père, se dirigea vers l’église en traversant le petit cimetière, tout remué par des sépultures récentes, qui l’entourait. Lorsqu’ils furent sous le modeste porche roman, bâti en pierres de grison, c’est-à-dire de grès, rongées, effritées par le temps, ils se firent leurs adieux.

— Après-demain je vous enverrai du quinquina par Gary qui revient à Légé, dit Minna, comme Daniel lui serrait la main.

— Merci d’avance pour les fiévreux, ma cousine !

Après un dernier regard à la jeune fille qui entrait dans l’église, Daniel alla vers sa jument : plantée dans un pan de bois d’une masure en pisé, une cheville coudée en retenait la bride. Sur un banc, près de la porte, une fillette de cinq ou six ans était couchée à plat ventre, au soleil, grelottant la fièvre. Voyant approcher le docteur, un homme vint sur le seuil et salua d’un signe de tête.

— C’est votre petite ? fit Daniel.

— Eh ! oui.

— Elle a les fièvres, à ce qu’il me paraît ?

— Nous les avons tous… Ma femme est au lit… Moi, ça n’est pas mon jour.

L’homme avait la figure terreuse, les os de la face saillants sous la peau, les yeux éteints. Ses cheveux grisonnants passaient raides sous un bonnet de coton bleu, et son corps décharné flottait dans des vêtements de bure en haillons, devenus trop larges : on eût dit un vieillard.

— Quel âge avez-vous ? interrogea le docteur.

— Trente-quatre ans à la Noël qui vient.

Daniel réprima un mouvement.

— Vous dites que ce n’est pas votre jour d’avoir les fièvres : comment les avez-vous ?

— Un jour entre autres : je les ai eues hier, je les aurai demain… Si vous pouviez me les couper ?… Vous êtes le fils du défunt médecin du Désert, n’est-ce pas ? Vous lui ressemblez… et puis je reconnais la jument…

— Je vous les couperai bien, mon pauvre, mais elles reviendront toujours… Et ce sera ainsi tant que vous n’aurez pas détruit ce qui vous les donne.

— Et qu’est-ce donc qui les donne ?

— Venez jusque derrière votre maison : je vais vous le montrer.

À cent pas, dans un pli de terrain, un étang, sous le soleil, brillait de reflets métalliques, sortant de nauves marécageuses qui venaient jusque tout près de la maison.

— C’est cet étang qui vous empoisonne ! fit le docteur en étendant le bras, vous autres et tout le bourg, sans doute : vos voisins ont aussi les fièvres, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et chez le curé ?

— La servante les a et le valet aussi : il n’y a que le curé qui ne les ait pas.

— Combien avez-vous eu d’enfants ?

— Cinq, dont il me reste cette drôle qui est là.

— Eh bien, mon ami, c’est cet étang qui a tué les autres quatre et qui tuera celle-ci, et vous et votre femme peut-être… À qui est-il ?

— Il est mien.

— Alors, il n’y a pas à balancer : il faut le vider, dessécher les nauves et mettre tout en prés… Eh bien, qu’en dites-vous ?

Daniel haussait la voix, pressant l’homme, qui ne répondait plus.

— C’est que, voyez-vous, tous les trois ans qu’on le pêche, je vends pour une dizaine de pistoles de poisson aux marchands de devers Barbezieux.

— Alors, c’est pour trente ou trente-cinq francs par an que vous laissez mourir tous vos enfants, que vous et votre femme êtes malades neuf mois de l’année et que vous empoisonnez tout le bourg ?

Et, comme le malheureux se taisait encore, les yeux baissés pour cacher sa pensée, ses mains de squelette dans les poches de sa veste, le docteur ajouta en revenant :

— Écoutez-moi bien ! Je m’engage à vous guérir des fièvres, vous, les vôtres et tous les voisins qui les ont, sans qu’il en coûte un sol à personne. Mais c’est à la condition que vous dessécherez votre étang !… Autrement, le seul remède, le quinquina, est cher, et ce n’est pas la peine de l’employer à couper des fièvres qui reviendraient dans un mois ou dans six… Pensez bien à tout cela !

Et, reprenant sa bête, il partit, tandis que l’autre demeurait là, devant sa porte, toujours planté dans la même position, sans rien dire, comme hébété…

En cheminant, le jeune docteur réfléchissait à ce qu’il venait de voir. L’obtuse inertie de cet homme, faite de défiance et de résignation fataliste, l’inquiétait fort : évidemment, cet état d’esprit n’était point particulier au propriétaire de l’étang, mais bien celui du paysan doubleau en général, timide, méfiant, parcimonieux, routinier à l’excès et très rusé dès qu’il s’agit de ses intérêts. Il serait difficile, à coup sûr, sinon impossible, de faire accepter aux paysans propriétaires d’étangs, avec la santé, un revenu certain, mais non expérimenté, en remplacement d’un revenu notoire, éprouvé, donnant avec quelques écus ensachés la fièvre et la mort. Depuis des siècles que le terrible fléau désolait la Double, l’habitant s’était accoutumé à vivre avec l’ennemi, à être malade, voire décimé rigoureusement, et cet état morbide, sans cesse aggravé par l’hérédité, avait fini par créer une race dégénérée qui n’avait plus d’énergie, plus le courage de se défendre, et qui lâchement courbait la tête comme sous la faux d’une déesse des Fièvres.

Ensuite de ses réflexions, Daniel comprit la nécessité de connaître exactement les données du problème qu’il s’était posé, de l’examiner dans tous les détails, de préciser les points douteux, de déterminer les causes et de constater les effets.

De là découlait l’obligation de se mettre en contact avec la population, de consulter les quelques rares anciens épargnés par le fléau, de questionner les malades, de les comparer entre eux et par régions, enfin de noter toutes les circonstances particulières des faits observés.

Daniel voyait bien aussi que, par delà le paysan, le gueux terrien, dans l’esprit duquel, à la rencontre, il pourrait jeter directement quelques semences de salut, il fallait s’adresser aux grands propriétaires du sol, aux riches « absentéistes », et tâcher de les convertir à ses idées, au moins quelques-uns, pour faire des essais d’assainissement qui démontreraient la bonté du système. Mais, comme la dispersion de ceux-ci et l’étendue même du champ d’action ne lui permettaient pas de faire cette propagande en personne, de vive voix, le docteur conclut finalement qu’un mémoire était le seul moyen d’atteindre ces non domiciliés, — moyen qui avait encore cet avantage de prêter un corps, une forme concrète et durable à son projet de régénération.

Au cours de son enquête, et en même temps qu’il en consignerait les résultats dans ce mémoire, Daniel comptait bien pratiquer la médicamentation spécifique et en tirer des résultats immédiats. Il se serait jugé coupable de différer la guérison de quelques malades ; aussi bien augurait-il que des cures heureuses appelleraient l’attention sur l’ensemble de son système d’assainissement, et, qui sait ? lui susciteraient peut-être quelque généreux coopérateur.

Cette hypothèse ramena son esprit vers Minna, qui s’était spontanément associée à son œuvre ; et, se laissant aller au pas de sa jument, il se plaisait doucement à contempler en lui-même cette disciple d’élection, jeune, charmante et, sans doute, bonne !… Il souriait à l’espoir d’être aidé par elle dans sa lutte contre la fièvre ; et, bien qu’il ne comptât nullement sur une assistance effective de M. de Légé, trop égoïste et trop occupé de ses fructueuses opérations pour songer à une œuvre de pure philanthropie, il pensait bénéficier de son influence, le concours de la fille faisant supposer l’assentiment du père…

Il était plus de midi quand Daniel absorbé par ses réflexions arriva au Désert. Après avoir mis pied à terre, il releva les étriers sur la selle, débrida la Jasse, et, avec une amicale petite tape sur la croupe, l’envoya vers son écurie ouverte. Près de la porte de la cuisine, une vieille ânesse grise baissait la tête, les oreilles pendantes. À côté d’elle se tenait une grande fillette d’une quinzaine d’années, aux cheveux noirs embroussaillés, nu-pieds, en brassière de serge brune rapiécée misérablement et en cotillon de droguet usé, trop court, tenu par des bretelles de lisière.

— Te voilà, Sylvia !

— Oui, maître : je suis venue porter de la mouture.

— Tu as joliment grandi depuis que je ne te vis, il y a deux ans !

La « drôlette » eut un léger sourire, et ses grands yeux noirs étincelèrent à travers les mèches emmêlées de ses cheveux.

— Veux-tu, maître, que j’aille accrocher la bride dans l’écurie ?

— Je veux bien : tiens, la voilà.

— Sylvia ! tu ne sauras donc jamais dire « vous » au monsieur ? fit la Grande, accourue sur le pas de la porte.

La petite la regarda d’un air étonné, puis se dirigea vers l’écurie. Comme elle traversait la cour, Jannic passait, allant toucher ses brebis. En voyant la fillette, il se planta, la regarda de ses yeux ingénus.

— Qu’as-tu donc à m’aviser ainsi, berger ?

Le garçon rougit, et, sans répondre, suivit ses ouailles.

— Dis-moi, Sylvia, demanda le jeune docteur quand elle fut revenue, qu’y a-t-il de nouveau, là-bas, au moulin ?

— Il y a bien prou d’affaires ! Des ailes cassées à la grande roue ; puis la pelle du coursier qui est quasi-pourrie, la tuilée qui est percée, et, pis que tout ça, l’écluse que les grandes eaux ont ébréchée…

— Je vois qu’il y aura du travail assez… Mais, dis-moi, et chez toi ?

— Chez nous, il y a les fièvres et puis la misère ; mais ça n’est pas rien de nouveau…

— Toi, toujours, tu ne les as pas, les fièvres : ça se voit dans tes yeux.

— Non, maître, mais la mère les a, des fois, toutes les semaines, tous les quinze jours, et les petits les ont, sans manquer, tous les troisièmes jours.

— Eh bien, j’y passerai demain… Tu l’as fait déjeuner, ma bonne ? ajouta Daniel, s’adressant à Sicarie.

— Oui… Même, elle n’a pas fait grande dépense : ça mange comme un petit oiseau !

— Alors, Sylvia, tu peux t’en retourner.

— Adieu, maître !… adieu, Grande !

Et, arrangeant son cotillon comme une culotte, la petite se mit à califourchon sur la bourrique, et s’en alla, montrant jusqu’au genou une jambe fine de jeune déesse ou de Limousine.


VIII


La Double du Périgord est située entre le Libournais, la vallée de l’Ille, celle de la Drone, le ruisseau de Beauronne et celui de la Risone. Elle est constituée géologiquement par un plateau en forme de toit, dont les faibles pentes sont orientées au Sud-Est et au Nord-Est. La mince couche arable de sable mêlé d’un peu d’humus repose sur un lit d’argile, épais parfois d’une vingtaine de mètres. Au-dessous de ce lit se trouve un sable blanc reposant lui-même sur les bancs de calcaire dont est formée l’ossature du plateau.

Administrativement, ce territoire d’environ cinquante mille hectares est divisé entre vingt et une communes, dont douze sur les confins n’appartiennent qu’en partie à la Double ; les autres, groupées au centre du pays autour de celle d’Échourgnac, qui en est comme le cœur, sont en pleine Double.

C’est sur ces neuf communes entièrement « doubleaudes », — pour employer un néologisme du pays, — que Daniel projetait de faire porter son enquête, sans en prévoir toutes les difficultés. Dès le lendemain, levé de bonne heure, il s’achemina vers le petit bourg de Saint-André. Comme il y parvenait, il vit sur le seuil d’une vieille maison un personnage d’honnête corpulence, aux cheveux grisonnants, habillé comme un gros propriétaire campagnard et guêtré jusqu’aux genoux.

— Ma foi, monsieur, vous ne pouvez mieux vous adresser, ni plus à propos ! répondit ce personnage à l’interrogation de Daniel, je suis le maire et j’arrive à l’instant même : entrez donc, s’il vous plaît.

Lorsqu’ils furent assis, dans une pièce enfumée, près d’une grande table encombrée de papiers poussiéreux, Daniel déclina son nom et exposa le motif de sa visite. Pendant qu’il parlait, le maire faisait tourner sa tabatière entre ses doigts et chassait d’une chiquenaude les grains de tabac tombés sur son gilet à palmes.

Quand le docteur eut achevé, M. du Guat, ainsi, à son tour, s’était-il nommé, lui dit posément :

— Monsieur, j’ai connu votre feu père qui m’a même rendu un notable service à l’époque de la grande terreur révolutionnaire. C’est pourquoi, sans vouloir aucunement vous détourner de vos louables projets, qui, s’ils étaient réalisables, régénèreraient la contrée, je vous demande la permission de vous soumettre quelques objections dont vous ferez l’usage qu’il vous conviendra.

» Vos moyens d’assainissement comportent d’abord la destruction des étangs. À ce propos, il vous faut compter sur la résistance obstinée de tous les propriétaires… De tous, non, car je dessécherais, à la première mise en demeure, les deux que je possède… peut-être parce qu’ils sont mauvais et d’un très médiocre rapport. Quant à la création d’un réseau de chemins praticables, elle serait acceptée, sans doute, par tous, à la condition qu’il n’en coûtât rien à personne et que les terrains pris fussent payés largement. Comme je pense que vous n’avez pas l’appui du gouvernement royal, et que d’ailleurs le Trésor est à sec, ce qui est l’état normal d’un trésor public, il faut encore rayer cet article de vos projets. Vos deux principaux moyens étant ruinés, je n’entre pas dans l’examen des moyens secondaires : ainsi, votre entreprise échouera nécessairement. Tout ce que vous pourrez faire, c’est d’être un précurseur, de jeter quelques graines qui lèveront peut-être plus tard. Le rôle n’est pas sans grandeur, mais il ne va pas sans des éventualités fâcheuses et exige le sacrifice de toute une vie. C’est à vous de juger si ceux pour lesquels vous désirez vous dévouer à cette œuvre généreuse méritent que vous leur sacrifiiez votre repos, votre réputation et votre bien.

» Le paysan doubleau, voyez-vous, avec ses allures gauches, ses airs obséquieux, serviles même, et son sourire bonasse, est un rusé matois. Lorsqu’il s’agit de ses intérêts, il est d’une habileté que n’embarrassent guère les scrupules. Métayer, il trompe son maître dans le partage des récoltes, sur la vente des bestiaux, l’engraissement des porcs, sur la volaille, les œufs et le reste. Petit propriétaire, ses ruses sont tenues en échec par celles de son voisin : le plus habile l’emporte, ou le moins honnête. Mais toujours autant qu’il le peut, sournoisement ou audacieusement, selon les circonstances, il rapine autour de lui, empiète, déplace les bornes et, dans la mesure de ses forces, s’approprie le bien d’autrui.

» Ce paysan est plaideur à l’excès. Tout prétexte lui est bon pour aller devant le juge : une poule dans un jardin, le passage d’un voisin sur sa friche, le prêt d’un outil, une parole inconsidérée, et cætera.

» Enfin il est ingrat au delà de toute expression et les sentiments affectifs sont chez lui très faibles. Son chien devenu vieux, il l’assomme à coups de pioche… pour épargner une charge de poudre… Ses parents incapables de travail par l’âge, il leur met un bissac sur l’échine et les envoie chercher leur pain de porte en porte. Et combien en ai-je vu, qui, empressés de mander le maréchal pour un bœuf malade, laissent mourir leur femme sans appeler le médecin !…

— Oh ! fit Daniel.

— S’il l’emploie, ce médecin qui l’a soigné, lui et les siens, non seulement il ne le paie pas, mais il ne lui témoigne aucune reconnaissance, et ne croit même pas lui en devoir. Ne pensez pas que j’exagère : je l’ai ouï dire souvent à votre père, monsieur. Jamais l’idée n’est venue au paysan braconnier, qui prend des quatre-vingts ou cent lièvres par an, d’en offrir un à son bienfaiteur, à celui qui lui a prodigué ses soins, ou qui lui a rendu quelque autre service. En toutes choses, d’ailleurs, il est d’une parcimonie excessive.

» Voilà, docteur, le paysan doubleau… Ayez des attentions pour lui, témoignez-lui de l’intérêt, faites-lui du bien, tâchez de rendre son sort meilleur, il oublie tout cela, et, à l’occasion vous laisse en peine et fait l’insolent si vous avez besoin d’un coup de main.

— Le portrait n’est pas flatté ! repartit Daniel en souriant.

— Et, malheureusement, il est trop vrai… Là-dessus, je m’en vais faire partager le maïs et voir un peu ce qui se passe à la métairie : excusez-moi !… Tenez, voilà toutes les paperasses de la mairie, ajouta M. du Guat en ouvrant un placard, faites votre affaire…

S’en allant vers Chantors, deux heures après, Daniel réfléchissait à tout ce que lui avait dit ce maire gentilhomme.

« Sans doute, pensait-il, le paysan de la Double, isolé au milieu des landes et des bois, ignorant, misérable, méprisé par ses maîtres et la bourgeoisie, sans autres instructions morales que les prônes de son curé qu’il ne comprend guère, doit avoir à divers degrés les vices de sa condition malheureuse, de même que les riches ont ceux qu’engendrent l’opulence et l’oisiveté. Si ce paysan est dur, ainsi que l’assure monsieur du Guat, il l’est pour sa propre personne comme il l’est pour les autres, et comme le sort l’est pour lui. Sauf en des natures exceptionnelles, le malheur ne dispose guère à la bonté. S’il est grossier, incongru, qui donc lui a donné des leçons de savoir-vivre ? Est-ce que jamais un propriétaire a songé aux conséquences démoralisatrices de l’effroyable promiscuité où ses métayers vivent par sa faute ? Il est bien vrai que l’homme de la Double est superstitieux à l’excès ; mais qui donc lui a persuadé de venir tremper un membre estropié dans la fontaine miraculeuse de la Latière, le jour de la Saint Eutrope ? de faire bénir une rave à l’église, le jour de la Saint Blaise ? de faire jeûner ses bœufs et ses vaches, le vendredi saint ?

» Après cela, c’est une amère ironie que de reprocher leur chicheté à des gens qui ont grand’peine à vivre misérablement. Les braves gens qui les critiquent ont-ils seulement pris garde au courage qu’il faut à ces paysans mal vêtus, mal logés, mal nourris, minés par la fièvre, pour suffire au rude travail de la terre ? Si ces messieurs voulaient y regarder de près, ils trouveraient apparemment que les vices enfantés par la richesse sont plus nombreux peut-être, et certainement moins excusables que ceux qui naissent de la misère…

» Au surplus, cet excellent monsieur du Guat généralise trop, sans nul doute. Même quand il n’exagérerait point, ce ne serait qu’une raison de plus pour se dévouer à l’amélioration du sort matériel des paysans de la Double, comme à la meilleure prophylaxie des vices qu’il leur impute si libéralement ! »

À l’égard de l’ingratitude, personnellement, Daniel ne s’en souciait pas le moins du monde. Il ressentait même une sorte de volupté morale à l’idée de faire le bien sans nul motif intéressé, pour le bien lui-même ; et cette pensée en laquelle il se complaisait amenait un léger sourire sur ses lèvres…

— Bonjour, notre monsieur.

Il leva la tête et vit qu’il était à Chantors.

— Bonjour, Cadette.

Sylvia n’avait pas menti. Sa mère, grande femme brune à la physionomie rude, montra au maître les réparations à faire énumérées par la petite : elle entremêlait ses explications de plaintes récriminatoires sur la misère « qui la tenait au col… »

Après s’être rendu compte du tout, le docteur entra dans la maison pour voir les enfants. Ils étaient accroupis sur de petits bancs dans les « cantons » de la cheminée.

À la clarté du soleil, devant la porte, Daniel les examina. Ils étaient chétifs, maigres, avec un ventre ballonné et des regards abattus.

— Quel est leur jour de fièvre ?

— Elle leur viendra demain sur les deux heures.

— Eh bien, demain vers les dix heures, il faudra leur faire avaler un de ces paquets de poudre à chacun… Comme c’est très amer, vous la mettrez dans du miel… Vous devez en avoir : j’ai remarqué des ruches dans le jardin…

— Nous en avons encore un peu.

— Bon !… Voici les paquets. Vous vous rappellerez bien ? À dix heures !

— Oui, notre monsieur…

— Vous n’avez pas l’air d’en être trop sûre… Où est la Sylvia ?

— Elle est allée querir une quarte de seigle pour la faire moudre.

Daniel remonta sur sa bête et revint au Désert.

Le lendemain, il était à Saint-Étienne de Puycorbier. En face de l’église, assez semblable à une grange, deux méchantes maisons faisaient tout le bourg. Entré dans la première qui se trouvait sur son chemin, Daniel ne vit personne. Dans l’autre, il découvrit une vieille au chef branlant, qui, assise au coin de l’âtre, le considéra d’un œil mort et ne répondit point à ses questions.

Sorti de là, le docteur aperçut, à quelques centaines de pas, un homme qui labourait, et il se dirigea vers lui, menant sa jument par la bride. À mesure qu’il approchait, il donnait des signes d’étonnement.

« J’ai bien ouï parler de cela, murmurait-il, mais je ne l’avais jamais vu ! C’était, paraît-il, une pratique fréquente autrefois. Un gentilhomme d’Allassac en bas Limousin écrivait même formellement, en 1767, que, pour être laboureur, l’homme doit avoir deux bœufs, ou deux vaches, ou deux bourriques, ou une avec une femme, et le harnais de ces deux bêtes… »

Ayant achevé son monologue, Daniel s’arrêta.

Dans une terre grise pareille à de la cendre lessivée, l’homme labourait avec un attelage composé d’un âne et d’une femme, qui tiraient au moyen d’une sorte de cadre de bois relié au timon de l’araire et dans lequel chacun de son côté passait le col. Seulement, les épaules de l’âne étaient protégées par une espèce de collier en grosse toile, bourré de paille ; celles de la femme, non.

Au moment où Daniel le joignait, le bouvier, atteignant le bout du sillon, arrêta son attelage pour le laisser souffler, et, placidement, se mit à curer le soc.

— Vous ensemencez un peu tardivement ! fit le docteur, contenant sa colère.

— C’est que notre femme était malade.

— Malheureux ! elle sera morte bientôt si vous l’attelez comme ça !

L’homme le regarda, comme ébahi :

— Faut bien faire les blavaisons, dit-il.

La femme, appuyée sur l’âne, son compagnon de travail, était jeune, mais flétrie déjà et ses yeux châtains, agrandis par la maigreur du visage, avaient une douloureuse expression de souffrance résignée.

— Vous savez où est le Désert ? lui demanda le jeune homme.

Elle fit un signe affirmatif.

— Eh bien, venez ce tantôt : je vous prêterai une bourrique pour atteler avec votre âne.

Alors, la femme s’étant un peu redressée pour le remercier, Daniel vit qu’elle était grosse de quelques mois.

— Misère ! fit-il sourdement, une flamme dans les yeux. Vous entendez ! ajouta-t-il d’une voix impérative en s’adressant à l’homme, que ce soit la dernière fois !… Dans l’état où vous l’avez mise, c’est pour la tuer !

L’autre, sans s’émouvoir, répondit paisiblement :

— N’ayez peur… puisque vous me prêtez votre « saume ».

Dans son indignation, le docteur oublia de demander le renseignement qu’il était venu chercher.

« Voilà, se disait-il en s’en retournant, voilà qui semble donner raison à monsieur du Guat… Comment de pareilles choses sont-elles possibles dans une société qui se prétend civilisée ! »

Arrivé devant l’église, Daniel rencontra un vieux qui rentrait au logis, sa pioche sur l’épaule, et il le questionna.

Où habitait le maire ? Du côté de Beauronne, croyait-il.

Et l’adjoint ? L’adjoint, il ne le connaissait pas. Et le curé ? — Il n’y en avait point.

— Et où se trouve la mairie ?

— La mairie ?

— Oui, la maison commune ?

L’homme resta bouche bée, souriant bêtement sans répondre, ne sachant de quoi on lui parlait.

— Quel pays !… Merci, mon ami.

En rentrant chez lui, Daniel rejoignit sur le chemin un paysan de bonne mine qui chevauchait, les jambes ballantes, un âne de forte taille harnaché d’un « balasson », espèce de bardelle. Après les salutations d’usage, le docteur observant le visage plein, les joues rouges et l’embonpoint de cet homme, lui dit par manière de plaisanterie :

— À votre figure santeuse, je vois bien que vous n’êtes pas de la Double !

— Faites excuse ! je suis l’adjoint d’Échourgnac, remplaçant le maire qui habite Bordeaux, et moi, je demeure dans le bourg.

— Tous mes compliments pour la place que vous occupez, et aussi pour n’être point sujet aux fièvres : vous avez peut-être quelque remède secret afin de vous en garder ?

— Non pas ! C’est que le bon Dieu ne veut point que je les aie.

— Puisse-t-il continuer de vous en préserver !

Ensuite, profitant de l’occasion, le docteur expliqua brièvement à son compagnon de route qu’il désirait consulter les registres de la mairie pour un travail par lui entrepris sur l’assainissement de la Double.

— À votre service !… Vous êtes, n’est-ce pas, le fils du défunt médecin du Désert, monsieur Nathan, parpaillot, mais tout de même honnête homme ?

— Je suis son fils, médecin comme lui, répondit Daniel en souriant de ce « tout de même », et prêt à tâcher de vous guérir si jamais vous en aviez besoin, ce que je ne souhaite pas !

— Merci bien ; ça n’est pas de refus.

Cet adjoint faisant fonctions de maire était sourcier, et même quelque peu sorcier, car il opérait au moyen de la baguette divinatoire. Il raconta au docteur qu’il venait de chercher une source pour le monsieur du Mas-Poitevin.

— Et vous l’avez trouvée !

— Très bien : elle est à vingt-deux pieds et demi de profondeur.

— Mais qui vous a enseigné ?

— Personne : c’est un don, comme d’être exempt des fièvres.

— Mais moi, je fais tourner la baguette tout comme vous.

— Alors, c’est que vous avez le don !

— Je la fais même tourner sur un lieu dépourvu d’eau souterraine.

— En ce cas, c’est que le diable s’en mêle !…

Le docteur ne répliqua pas ; puis, comme tous deux arrivaient à la rencontre d’un chemin qui menait au Désert, il se sépara de l’adjoint-sourcier en lui disant :

— Eh bien, cette après-dînée, si vous avez le temps, j’irai chez vous.

— Venez : j’y serai, n’ayant rien à faire d’autre…


Après avoir dîné, Daniel s’en fut donc à Échourgnac.

Çà et là, éparses dans un terrain vague, pelé, où luisaient des flaques d’eau croupie, six ou sept maisons basses en bois et torchis, aux murs déjetés, crevassés, flanquées de sordides étables et de tas de fumier, formaient avec la maison curiale et la chétive église en pierre de « grison », tout le petit bourg qui était comme la capitale géographique de la Double. Autour de l’église était le cimetière, semblable à un champ fraîchement labouré. Devant les portes des habitations, des bruyères pourrissaient dans un infect purin noir, produit de déjections humaines et animales. Tout cet ensemble avait un indicible aspect de misère et de saleté.

Devant l’une de ces maisons étayée d’une jambe de force, se dressait un mai portant à sa cime une loque pendante qui avait été un drapeau blanc. Au-dessous de la tuilée, dans un chambranle, était planté une branche de pin.

Franchissant le seuil, Daniel reconnut l’adjoint ; celui-ci lui présenta une escabelle devant le feu que tisonnait avec son bâton un vieux assis dans le coin de l’âtre. En même temps qu’il devisait avec son hôte et lui demandait divers renseignements touchant le nombre des étangs, celui des métayers, des propriétaires résidants ou forains, le docteur examinait cette demeure composée d’une grande pièce longue. À un bout, deux lits à ciel étaient placés face à face, sur un plancher grossier qui s’arrêtait à leur pied ; en deçà, partout la terre battue.

Le gaillard joignait à son industrie de sourcier celle de braconnier, comme en témoignaient un long fusil au manteau de la cheminée et un chien briquet endormi dans un coin. Il y ajoutait encore celle de cabaretier, attestée par le brandon de pin, et celle de regrattier, indiquée par un étalage à l’autre bout de la pièce, où se voyaient, près d’un petit fenestrou, un coffre à sel, et au-dessus, des chandelles de résine accrochées à une planche sur laquelle étaient placés deux ou trois morceaux de savon et quelques paquets de chènevottes soufrées.

Vis-à-vis de cette petite installation s’ouvrait dans le mur en torchis un grand trou noir d’où venait une odeur d’écurie.

Après avoir répondu aux questions de son visiteur, l’adjoint lui avoua que, ne sachant pas écrire, il laissait les papiers de la mairie chez une vieille demoiselle, ci-devant récollette à Mussidan, qui faisait les écritures.

— Mais qui signe ? demanda le docteur.

— Moi : j’ai appris à me signer.

À ce moment, l’âne passa la tête par le trou et se mit à braire.

— Il aime la compagnie, votre âne ! dit Daniel en riant.

— Oui, et à parler à sa façon ! répliqua l’adjoint, riant aussi.

Sur cette risée, tous deux allèrent chez l’ancienne religieuse qui était secrétaire de la mairie, au traitement d’un louis d’or par an. Pendant que Daniel relevait sur les cahiers de l’état civil le nombre des mariages, des naissances et des décès depuis dix ans, l’adjoint les ayant quittés, la vénérable secrétaire en besicles le pria d’intervenir pour elle près de ce magistrat en sabots. Le conseil municipal voulait réduire son traitement de quatre francs, sous le prétexte que, n’ayant plus de louis d’or de vingt-quatre livres, les nouveaux ne valaient plus que vingt francs.

— Mais, ma pauvre demoiselle, il y a quelques heures, je ne connaissais pas votre adjoint : comment pourrais-je me mêler de cela ?… Au reste, qui mettrait-il en votre place ?

— Il n’y a dans la commune, à la réserve des messieurs, personne autre que moi qui sache lire et écrire.

— Alors n’acceptez pas cette réduction ! Que risquez-vous ?


IX


— Mordieu ! je ne connais pas le cavalier, mais je connais la bête ! s’écria, comme Daniel arrivait à Saint-Michel, un grand gaillard planté devant le château du lieu, les jambes écartées, les mains dans ses poches.

C’était un bel homme de quarante-cinq ans environ, brun, aux yeux étincelants, au nez aquilin, dont la figure rasée avait une rare expression d’audacieuse énergie. Ce personnage était chaussé de fortes bottes et vêtu de gros drap bleu de roi, depuis sa veste de chasse jusqu’à sa culotte à pont-levis.

— Vous êtes, n’est-ce pas, monsieur, le fils du défunt docteur Nathan et médecin comme lui ? fit-il aussitôt que Daniel fut assez proche.

— Vous l’avez dit, monsieur, je le suis.

— Cela étant, vous m’obligerez, docteur, de mettre pied à terre : j’ai quelqu’un de malade.

— Volontiers.

Daniel descendu de cheval, l’autre se présenta :

— Gaspard de Fersac, comte, comme tout gentilhomme aujourd’hui, ex… beaucoup de choses, et présentement maire de Saint-Michel en Double.

Et le comte introduisit Daniel dans sa gentilhommière, fort délabrée à l’intérieur comme à l’extérieur, ainsi qu’en témoignaient un corridor en partie décarrelé et une grande chambre en mauvais état, où ils entrèrent.

— Voici le sujet, comme vous dites ! fit M. de Fersac en tirant les rideaux d’un vaste lit à l’ange, où était couchée une très jeune fille à la figure pâle, émaciée, dont les cheveux noirs s’épandaient sur l’oreiller.

Ayant examiné, puis interrogé la malade, le docteur dit à M. de Fersac, lorsqu’ils furent sortis :

— Cette jeune fille est anémique. Il faut lui refaire du sang, lui donner de forts bouillons, des consommés, des blancs de poulet, du jus de viande, des côtelettes… Vous avez de bon vin vieux ?

— Oui : du bergerac et du vin de dessert de Montbazillac.

— Très bien ! Il faudra mettre dans le montbazillac de la poudre de quinquina… je vais vous écrire une ordonnance… et lui faire boire un petit verre de vin avant chaque repas… À sa figure et à son accent, je vois que c’est une étrangère.

— Oui. C’est une fille de Bohème qu’il y a quinze ou dix-huit mois je ramassai, un soir, entre Mussidan et Neuvic.

— C’est cela : elle a la nostalgie des grandes routes, le grand air lui manque… Elle s’était égarée ?

— Pas du tout ! Elle suivait sa tribu d’un peu loin et vint vers moi qui passais, pour me demander un sou en me montrant dans un sourire de ravissantes petites dents blanches. Je ne sais pourquoi, ces petites dents me tentèrent irrésistiblement : j’arrêtai ma jument, et, me penchant, je pris la petite sous les bras, la mis devant sur ma selle, et hop ! hop !

— Diable ! c’est bel et bien un enlèvement, et de mineure, encore ! fit Daniel en riant.

— Oh ! dit M. de Fersac avec un geste d’insouciance.

L’ordonnance rédigée, le docteur expliqua ce pourquoi il était venu.

— Tout ce que vous voudrez ! repartit le châtelain-maire ; seulement, c’est le curé qui sait où tout cela pose… Il doit déjeuner avec moi : restez, vous lui expliquerez ce que vous souhaitez, à table.

— Je vous remercie, mais je tiendrais à rentrer chez moi le plus tôt possible.

— Alors, allons chez le curé.

Le curé n’était pas chez lui.

— Je vais bien le faire venir ! dit M. de Fersac.

Et, allant à l’église, il empoigna la corde et tinta cinq ou six coups de cloche.

— C’est un signal entre vous ? demanda le docteur.

— Point. Ce sont ses pénitentes qui l’appellent ainsi quand elles ont hâte de se confesser !…

Au bout d’une demi-heure, le curé n’étant pas revenu, le comte reprit :

— Sans doute vaque-t-il à quelque affaire intéressante… Mon cher docteur, il faut vous résigner à dîner avec nous. Mais ne vous désolez pas trop : il y a, tournant à la broche, un beau râble de lièvre piqué de lard… et, j’imagine, quelque autre petite chose dans les casseroles… Et puis, mon curé n’est pas cafard ! C’est un bon diable qui n’a peur ni d’un sanglier ni d’une coiffe… Vous pensez bien qu’il ne s’offusquera pas de tabler avec un huguenot !

— Alors, j’accepte…

— Curé, tu te fais attendre ! fit M. de Fersac lorsque arriva l’autre.

— Excusez-moi : j’étais allé voir un malade.

— Bon ! bon ! je ne te demande pas tu étais… Tiens, voici monsieur le docteur Charbonnière, qui déjeune avec nous. Il est de ceux de la vache à Colas, mais ça n’est pas pour te couper l’appétit !

— Ma foi non !… Heureux de faire votre connaissance, monsieur le docteur, dit le curé, vigoureux jeune homme de figure sympathique.

— Alors, à table ! s’écria M. de Fersac.

Dans une salle aux boiseries de chêne un peu vermoulues par le bas, le couvert était mis. Une forte odeur de fourrure se dégageait des peaux de loups, de renards, de blaireaux, étendues çà et là sur le carrelage. Une énorme hure de sanglier naturalisée était fixée dans un panneau, ainsi que des bois de chevreuils auxquels pendaient une trompe, un cornet d’appel, un couteau de chasse et des fouets. Au-dessus de la cheminée, des fusils au râtelier ; sur la tablette, des cornes à poudre, des sacs à plomb et d’autres accessoires. Dans un coin de la salle étaient accotés debout, en qualité, des bâtons de toutes sortes : — ceps de vigne comme ceux des centurions romains, « penbas » bretons en frêne, « makilas » basques garnis de cuivre, « billons » périgordins en dur chêne « drougue », pesants gourdins de brigands, bâtons normands à la poignée de cuir ; bâtons des Pyrénées avec pique en fer, bâtons de houx, bâtons d’épine à lanière et d’autres encore…

Les convives s’assirent sur des chaises dépareillées, puis M. de Fersac découvrit une soupière où fumait une soupe à l’oignon congrument poivrée et servit le docteur en s’excusant de le faire manger dans l’étain : l’argenterie était loin, oui !… La soupe fut suivie d’un poulet en fricassée apporté par une belle fille blonde aux yeux gris, au nez légèrement retroussé, coiffée à la bordelaise d’un foulard bleu qui enveloppait son gros chignon.

— Madalit, tu vas aller à la cave chercher trois bouteilles de vin de Puy-Charmant, lui dit M. de Fersac.

— Elle a une bonne mine, votre cuisinière ! remarqua Daniel lorsqu’elle fut sortie.

— Ce n’est pas ma cuisinière, mais ma chambrière, répondit tranquillement le châtelain.

Puis, après quelques rasades de vieux bergerac versées généreusement par le curé, M. de Fersac parla de sa jeunesse, du glorieux temps où il chouannait en basse Bretagne et en Périgord. Il raconta avec aisance les divers enlèvements de fonds du trésor public auxquels il avait pris part, dans le Bergeracois, à La Pouyade, entre Brantôme et Nontron, et dans la Forêt-Barade à plusieurs reprises.

— Heureusement, vous n’étiez pas à la dernière attaque de la Forêt-Barade ! s’écria le docteur.

— En effet… une entorse en fut cause, et me sauva la vie ! Parmi les quatre têtes qui tombèrent, à Périgueux, sur la place de la Clautre, le 23 mars 1811, il y avait celles de deux de mes bons amis, avec qui j’avais fait sans méchef plusieurs expéditions de ce genre. Mais la Fortune est femelle… et puis, dans toute guerre il y a des morts… À votre santé !

Ce disant, il tendait son verre.

— Oui, c’était le bon temps alors ! reprit-il. Maintenant j’en suis réduit à chasser le lièvre et à gouverner une commune de quelques centaines de paysans !

— C’est moins dangereux, dit le docteur.

— Sans doute !… mais le danger m’attirait, lorsque j’étais jeune !… À présent, les choses vont toutes seules. Je commande aux hommes, le curé catéchise les femmes et publie mes ordres au prône : nul ne bronche.

— Vous devez les mener rudement, je pense.

— Pas tant que vous diriez bien, docteur. Je suis très violent, jusqu’à tuer un homme dans la colère, comme cela m’est arrivé une ou deux fois, mais point du tout méchant ni tyran. Nos paysans ne valent pas cher, c’est vrai, mais nous ne valons pas mieux qu’eux : nous n’avons donc pas le droit d’être trop sévères. Aussi j’ai pour eux certaines condescendances. Par exemple, je permets le braconnage, — au fusil seulement, — les dimanches et jours de fête ; et, pour laisser plus de liberté à mes hommes, je ne sors pas moi-même, ces jours-là. Mais d’autre part, si j’en attrape un tendant des « setous », comme ils disent, ou des collets, je leur sale très bien les fesses avec du plomb… Par ce mélange de tolérance et d’énergie, distribuant la plus exacte justice à tous, je me fais, je ne dirai pas aimer peut-être, mais obéir et respecter. À la Saint-Louis, je défonce une barrique de vin sur la place ; ils se saoulent comme des porcs et crient : « Vive le roi et monsieur de Fersac !… » Ainsi tout marche à merveille.

Après le dîner, le châtelain coupa un gros morceau de pain au chanteau, puis dit à Daniel :

— Venez, je vais vous faire voir Manon.

C’était une grande forte jument de poil rouan, à tous crins noirs, au large poitrail, à la croupe développée.

— Avec cette bête-là, docteur, je fais mes dix-huit à vingt lieues de pays dans la journée, dit M. de Fersac en offrant le pain à sa jument. Je suis même allé en une nuit d’ici à Périgueux et revenu de bon matin, après avoir présenté mes hommages à une dame qui avait des bontés pour moi, très indigne !… Maintenant, mon cher disciple d’Esculape, je vous laisse avec le curé : faites vos affaires, prenez tous vos renseignements, mais n’ayez pas trop d’illusions sur la réussite de vos projets… Moi, je vais m’assurer qu’on a fait dîner ma petite Mirka… Vous reviendrez la voir, n’est-ce pas, docteur ?

— Certainement… dans une huitaine.

— Merci d’avance… Votre serviteur, dit le gentilhomme en donnant une poignée de main à Daniel.

S’en retournant avec ses notes et de nombreux renseignements dus à la complaisance du curé, le docteur songeait à ce M. de Fersac qui exerçait ses fonctions de maire comme une seigneurie, type assez commun à cette époque. Il s’amusait de ce mélange singulier : esprit d’aventure, absence de préjugés, bonhomie cynique et naturelle équité. Il lui semblait qu’il y avait en ce personnage, sympathique au demeurant, une curieuse transition entre l’ancien régime et le nouveau, entre le seigneur absolu sur sa terre et le magistrat municipal maître dans sa commune…

— Voilà ce que Gary a porté de la part de la demoiselle ! lui dit la Grande, lorsqu’il fut au Désert, en lui remettant une petite boîte ficelée de rouge.

— Bon, je sais ce que c’est.

Dans sa chambre, le docteur ouvrit la boîte : elle contenait des paquets de quinquina, sans plus. Il fut désappointé de n’y trouver ni lettre ni même un simple billet. Il avait espéré que sa cousine profiterait de cette occasion pour communiquer avec lui, et son silence le contrariait fort. Quoi ! pas un mot d’envoi !… « Mon cousin, je vous envoie du quinquina pour nos fiévreux » : avec quel plaisir il eût accueilli ce discret possessif, témoin de leur intelligence concertée !

Cependant, à la réflexion, Daniel voulut oublier ce léger déboire en considération de l’envoi lui-même. L’essentiel, après tout, c’était de pouvoir, en collaboration avec Minna, guérir quelques pauvres diables de fiévreux…

Dès le lendemain, malgré la pluie qui annonçait le retour de la mauvaise saison, il reprit sa visite des communes et la continua tout le reste de la semaine. Partout, avec plus ou moins de difficultés, il put recueillir des documents, relever des chiffres et noter des faits particuliers ou généraux. Mais partout de même il observa des étonnements, des demi-sourires incrédules, parfois hostiles.

On lui faisait des objections : « Dessécher les étangs ! Cette idée n’était venue à personne depuis que la Double était Double. Après tout, ces étangs qui, sans exiger aucun travail, fournissaient un revenu certain en poisson, n’étaient peut-être pas la cause des fièvres qui désolaient le pays !… Et par quoi les remplacerait-on ? par des prairies qu’il faudrait d’abord créer à grands frais, et dont la nécessité ne se faisait pas bien sentir, puisque de temps immémorial les bêtes aumailles et de somme pacageaient dans les bois. »

L’éventuelle indemnité ne rencontrait guère de créance non plus. Chacun se défiait instinctivement d’une aubaine aussi étrange et inusitée. On avait vu tous les gouvernements prendre de l’argent, mais en donner, jamais !… Quant à l’expropriation présentée comme légale et possible, elle suscitait des protestations unanimes : c’était purement et simplement le vol et la spoliation.

— Le gouvernement du roi n’appliquera jamais une loi qui date des mauvais jours de la Révolution ! dit à Daniel un gros bourgeois colérique, fils de jacobin.

— Mais ripostait le docteur puisqu’il est bien établi, constaté, démontré par la science et l’expérience, que les étangs empoisonnent le pays, n’y a-t-il pas inhumanité de la part des propriétaires à les laisser subsister ? Et si leur égoïsme coupable ne veut pas entendre raison, l’État, protecteur de tous les citoyens, ne doit-il pas détruire d’office ces foyers d’une maladie qui moissonne chaque année des centaines de créatures humaines dans la malheureuse Double ?

— Vous avez beau dire, monsieur Charbonnière, l’État n’a pas le droit de s’emparer de nos biens !

— Aussi ne s’en emparerait-il pas. En vous contraignant à détruire des étangs artificiels, il se bornerait à vous obliger de remettre les lieux en leur état primitif, à vous empêcher de faire de ces biens un usage nuisible à nos concitoyens, ce qui est son droit et son devoir !

— Ce droit-là n’est autre que l’odieux droit de confiscation si largement pratiqué en quatre-vingt-treize !

— N’en dites pas trop de mal, monsieur Carol : votre propriété est un bien d’émigré acquis par votre feu père !

Et, laissant là son interlocuteur un peu déferré, Daniel se retira…

« La plus forte résistance viendra des gros propriétaires comme celui-ci et aussi des absentéistes », se disait-il en cheminant. Il le voyait nettement, ceux qui se préservaient du fléau, ou qui n’y étaient pas exposés, se désintéressaient de la destinée des malheureux attachés à cette terre maudite, sur lesquels il sévissait impitoyablement. Cet égoïsme lui donnait une triste idée de la valeur morale des possesseurs du sol et semblait justifier l’attitude des paysans à leur égard, tant critiquée par M. du Guat. Néanmoins il espérait qu’à force de prêcher les gens en toute occasion, de répandre ses idées infatigablement, il amènerait les récalcitrants à s’humaniser, il les convaincrait enfin que leur intérêt bien entendu commandait de détruire ces foyers d’infection. Que tel ou tel, des meilleurs, donnât l’exemple, et, avec le temps, les plus entêtés mêmes céderaient à la persuasion, qu’aiderait par ses menaces la loi de 1792.

Mais, pour hâter l’heureux moment où il n’y aurait plus qu’un petit nombre d’adversaires à réduire, il était nécessaire de prouver à tous, propriétaires gros et petits, métayers, journaliers et autres Jacques-sans-terre, il était nécessaire de leur démontrer par les faits que les étangs étaient la cause réelle de l’insalubrité du pays. Daniel, à cette fin, eût bien converti en prairie son grand étang des Oulmes. Malheureusement, cet exemple n’eût pas été suffisamment démonstratif : isolé entre des bois et des landes, l’étang des Oulmes était loin de toute habitation. Celui de la Jemaye, à proximité immédiate du bourg, serait au contraire un champ d’expériences excellent et bien en vue. Si, comme le docteur n’en doutait pas, les fièvres, à la suite de l’asséchement, disparaissaient du bourg, la preuve était faite et serait chaque dimanche sous les yeux des gens de la commune assemblés ; mais ce diable de propriétaire ne paraissait pas disposé à cette épreuve.

Daniel en était à ce point de ses réflexions lorsqu’il s’entendit héler :

— Monsieur le docteur !

Il se retourna. C’était le curé de la Jemaye, monté sur sa vieille jument blanche à tête de veau, avec de grosses touffes de poil aux paturons.

Le futur régénérateur de la Double s’arrêta pour échanger les politesses d’usage avec le curé ; puis ils continuèrent leur chemin en devisant. Comme le prêtre, incidemment, déclarait habiter la Jemaye depuis quinze ans et n’avoir eu que deux ou trois accès de fièvre jadis, le docteur lui demanda, en considérant sa bonne figure rose de santé, à quoi il attribuait cette immunité relative.

— D’abord, je passe quatre jours par semaine dans ma propriété de Vauxains, en plein terrain calcaire ; ensuite, je ne bois jamais d’eau de la Double.

— Mais en disant la messe ? objecta Daniel en riant.

— Oh ! quelques gouttes…

— Vous pourriez bien avoir raison, fit le docteur. Depuis que je pérégrine dans les communes, j’étudie avec une forte loupe les eaux des puits et des fontaines, et il me semble apercevoir une relation de cause à effet entre la plus ou moins grande quantité de corpuscules dont elles sont chargées et l’intensité des fièvres qui règnent dans la localité… Au reste, je n’ai rencontré que peu de paysans exempts de la fièvre, et, parmi ceux-ci, l’adjoint d’Échourgnac ; mais il prétend que, pour lui, c’est un don, comme de trouver les sources.

— S’il trouve de l’eau, fit le curé en riant, il en boit encore moins que moi ! Mais en revanche il boit beaucoup plus de vin… Alors, vous avez commencé vos recherches sur les causes d’insalubrité de la Double ?

— Oui, monsieur le curé, sur les causes et sur les résultats, ce qui nécessite des statistiques où l’on voit le mouvement de la population. Je compte même me rendre demain à la Jemaye, et, puisque je vous ai trouvé si à propos, je vous serai obligé de me dire où sont les papiers de la mairie.

— Pour le moment, ils sont dans un placard, au presbytère… Hormis quelques grands propriétaires, quand monsieur de Légé est à Ribérac, il n’y a plus que moi dans la paroisse qui sache écrire : aussi, pour lui être agréable, je couche les actes de l’état civil sur les registres.

— Vous aurez la bonté de me les communiquer ?

— Très volontiers.

Un instant après, à un carrefour, le prêtre et le docteur se saluèrent et se séparèrent.


Le lendemain, après avoir achevé son travail, Daniel accepta de faire collation avec le bon curé qui le pressait fort :

— Je veux vous faire tâter mon petit vin de Vauxains !

Tout en mangeant une tranche d’un excellent pâté de perdrix arrosé de ce bon petit vin, Daniel raconta l’entretien qu’il avait eu avec le propriétaire de l’étang du bourg, le jour où M. de Légé partait pour Ribérac ; puis il questionna le curé sur ce paroissien.

— Mon cher monsieur, sans révéler les secrets de la confession, je peux vous dire qu’en général nos paysans ne valent pas bien cher. Ce n’est peut-être pas tout à fait leur faute, mais n’importe. Pour ce qui est de Fréjou, c’est un des plus durs et des plus fermés à tout sentiment, je ne dis pas généreux, mais simplement humain : donc ce que vous me dites ne m’étonne pas. L’intérêt seul, et un intérêt souvent mal entendu, le guide exclusivement : voilà l’homme.

— Je vais tâcher fit Daniel de gagner sa confiance en guérissant sa petite des fièvres.

— Je doute fort que vous réussissiez !

— Dans tous les cas, ce sera une bonne chose pour l’enfant, et je ne puis mieux employer le quinquina de ma cousine.

— Ah ! elle vous en a envoyé ! Je la reconnais bien là : toujours prête à faire le bien… Et puis si pieuse, si exacte à remplir tous ses devoirs religieux !

Cette dernière attestation ne plut guère à Daniel, sans qu’il sût trop pourquoi. Pour rompre les chiens, il proposa au curé de l’accompagner chez Fréjou : sa présence aurait peut-être une heureuse influence sur l’homme ?…

— Notre-Seigneur lui-même n’y ferait rien lorsqu’il s’agit d’une question d’intérêt dit le curé en riant, mais allons !

En effet, le paysan, à peine quitte d’un accès de fièvre, opposa aux raisonnements de Daniel et aux exhortations du curé une sorte d’idiote inertie. Comme le docteur lui montrait d’avance le desséchement de son étang, le revenu, triplé qu’il en retirerait s’il le mettait en pré, l’avantage inestimable de n’avoir plus les fièvres, ni lui, ni sa famille, ni, par-dessus le marché, les voisins, il ouvrait la bouche, faisait celui qui ne comprend pas, souriait bêtement, toussait avec affectation : hum ! hum !

— Voyons, Fréjou, disait le curé, vous entendez fort bien ce que vous dit monsieur le docteur Charbonnière : répondez-lui donc !

— Hum ! hum !…

— Et si je coupais les fièvres à votre petite ? fit Daniel un peu impatienté, croiriez-vous que je vous parle vrai en tout le reste ?

— Hum ! hum !… Je ne dis pas…

— On pourrait vous prendre au collet, mais par vos paroles, non ! ajouta le docteur en s’adressant à la femme, qui s’était approchée, voici deux paquets que vous donnerez à votre petite, en deux fois, cinq heures avant le moment de la fièvre…

— Quelle brute ! disait-il au curé en s’en allant.

— Oh ! pas si brute que vous penseriez bien !… Ce gaillard-là se demande quel intérêt vous pouvez avoir à lui faire dessécher son étang : car vous comprenez de reste que les raisons tirées de l’intérêt général, du dévouement gratuit à une œuvre utile, n’existent pas pour lui… Selon moi, il fait, comme on dit vulgairement, l’âne pour avoir du son. Peut-être, quelque jour, consentira-t-il moyennant finance !

— Ah ! s’écria Daniel en riant, la chose ne manquerait pas de sel !

— Hé ! hé ! hé ! faisait le curé en riant aussi.

Après avoir chaleureusement remercié le brave homme, le docteur prit congé de lui et s’en revint au Désert.

Chemin faisant, il réfléchissait à tout ce qui lui avait été dit sur les paysans de la Double et qui se résumait ainsi : ils ne valent pas cher !… M. du Guat, M. de Fersac, le curé de la Jemaye, M. Cherrier, c’est-à-dire des maires, un curé, un notaire, qui devaient les connaître à divers titres, tous étaient du même avis, exprimé à peu près dans les mêmes termes : ils ne valent pas cher !… Daniel soupçonnait dans ces jugements identiques un pessimisme d’habitude et de situation, né de préjugés héréditaires : aussi n’en était-il pas ébranlé. « Quand même ces opinions n’exagéreraient pas les défauts des paysans, se disait-il, moins ils valent, plus il est nécessaire de les

rendre meilleurs en les rendant plus heureux ! »

X


Après les froides pluies de novembre, l’hiver était venu. D’âpres gelées avaient raffermi la terre et durci les empreintes moulées dans la glaise des chemins, depuis le sabot à petits fers du paysan jusqu’au pied fourchu des bêtes noires. Au-dessus des taillis dépouillés aux sous-bois feutrés d’herbes sèches, les baliveaux de deux ou trois âges se dressaient noirs dans le ciel d’un gris d’ardoise. Sur les étangs encore libres, la sauvagine s’abattait par volées avec de grands frémissements d’ailes ; au-dessus des hautes futaies, des bandes de corbeaux erraient en croassant, à la recherche de quelque vieille bourrique crevée qu’on aurait jetée au milieu d’une lande.

Dans sa chambre, près de la cheminée où brûlaient sur les landiers des troncs d’arbres, Daniel travaillait à son mémoire. Souvent, à un tournant difficile, ou en quête d’une transition, il s’arrêtait, et la tête renversée sur le dossier du fauteuil, les yeux attachés au portrait de la belle dame du temps de Louis XIII, il semblait l’interroger. Si le mot ne venait point à son gré, ou la phrase, il plantait dans l’écritoire la plume d’oie dont tout à l’heure il se caressait la joue, allait à la fenêtre et, de là, regardait vaguement, à travers les vitres embuées par places, un roitelet ou un rouge-gorge furetant parmi les fagotières de la basse-cour. Quelquefois Jannic tracassait dans le fond, portant une fourchée de bruyère pour faire la paillade aux bêtes, ou brouettant du bois fendu à la cuisine. Pour Mériol, son maître, ne l’apercevait que rarement : par ce temps de morte-saison, il chassait en forêt ou bien, au moment des passages, était blotti dans une hutte au bord de l’étang des Oulmes, à l’affût des canards.

Après avoir considéré ce tableau rustique et promené ses yeux de-ci de-là, de César qui flânait en liberté, dans la cour, aux poules groupées contre un mur afin de s’abriter contre le vent du Nord, le docteur se remettait à l’ouvrage. Lorsqu’il était las, il prenait un bâton et s’en allait au hasard, faisant craquer la glace dans les ornières des chemins, ou bien traversait des brandes encore poudrées de givre, d’où parfois s’envolait bruyamment sous ses pieds une compagnie de perdrix effarouchées. Mais la vue du gibier ne l’induisait point à emporter un fusil dans ses courses : il ne chassait plus depuis que, peu d’années auparavant, il avait vu achever à coups de crosse une chevrette blessée, prise par les chiens. C’était une bonne âme, ce jeune docteur : il avait horreur des pratiques barbares des chasseurs qui enfoncent dans la tête d’une perdrix démontée une plume tirée de l’aile ; le cri du lièvre sous la dent des briquets lui faisait de la peine, et il sortait de la cuisine lorsque la Grande saignait un poulet.

Tout en arpentant les chemins et les bois, Daniel rêvait à sa cousine et il eût bien voulu savoir ce qu’elle faisait là-bas, à Ribérac ; quelle était sa vie, quelles étaient ses occupations journalières. Combien il eût été heureux de rencontrer quelqu’un venant de la voir, avec qui il aurait pu parler d’elle ! Cependant, au cours des pensées auxquelles il se complaisait, surgissait parfois le doute. Songeait-elle à lui, seulement ? Les sentiments qu’il avait cru deviner en elle étaient-ils autre chose qu’une amitié un peu tendre autorisée par la parenté ? Et puis, sans que rien se précisât dans son esprit, il sentait obscurément que beaucoup de choses les séparaient.

Alors il dissipait ses préoccupations amoureuses par un effort de volonté et reportait ses réflexions sur son travail. Il méditait en marchant sur la signification des faits recueillis par lui, les coordonnait et les reliait à son argumentation et aux conséquences qu’il en tirait. Mais, malgré ses efforts, au milieu d’un raisonnement, d’un rapport saisi entre deux faits d’ordre différent, souvent lui apparaissait la charmante figure de cette Minna au silence un peu énigmatique. Ainsi absorbé par ses cogitations opposées, il vaguait sans but certain et se retrouvait souvent loin du logis. C’est ainsi qu’entraîné, un jour, par ses rêveries ambulatoires, il se réveilla soudain en reconnaissant devant lui la misérable demeure de Gondet, « le médecin des fièvres » : il se souvint que depuis quelque temps il n’avait pas vu le bonhomme, qui pourtant piquait volontiers l’assiette au Désert.

Sur la lisière des bois, à l’orée d’une lande, au milieu d’un petit défrichement d’environ deux journaux, la bicoque était bâtie de bois et de torchis. Le terrain qui l’entourait, jadis cultivé, était envahi par les ronces, les herbes folles et des bruyères rases sous lesquelles se distinguaient encore les sillons : il semblait que l’homme eût renoncé à tirer sa nourriture de cette terre ingrate.

« Serait-il malade ? » se demanda le docteur. Et, ayant heurté à la porte, il entra.

Sur une méchante paillasse bourrée de fougères encadrée d’un châlit fait à la hache, le vieux gisait couvert de peaux de brebis amoncelées.

— Hé bien, Gondet, ça ne va pas ! interrogea Daniel en voyant les yeux brillants et la face rouge du malade, qui traversait en ce moment le stade de chaleur. Ces coquines de fièvres, hein ?

— Que non !

— Comment ! fit le docteur en lui prenant le poignet, vous n’avez pas la fièvre ?

Non, il ne voulait pas avoir les fièvres, le vieux Gondet. Comme il disait : « Un médecin des fièvres, les avoir, ça ne se pouvait ! Que penseraient les gens, s’ils le savaient ?… » Pourtant, après avoir longuement nié, il finit par convenir que ses remèdes n’y avaient rien fait…

— Votre secret vaut mieux que le mien, dit-il piteusement au docteur ; vous avez guéri Jannic, puis les drôles de Chantors…

— Et je vous guérirai aussi, comme eux, si vous le permettez !

— Si vous m’enseigniez votre secret, j’aimerais mieux ça.

— Mais je n’ai pas de secret ! C’est une poudre que je fais prendre…

— Oh ! les drogues, ça n’est rien ! répliqua le vieux. C’est la manière de les donner et puis les paroles qui font tout.

Enfin, vivement pressé par Daniel, il consentit à se laisser guérir. Mais il fallut lui promettre, sous la foi du serment, de n’en parler à personne, ni au Désert ni ailleurs.

— Vous comprenez, disait-il naïvement, si ça se savait, je perdrais toutes mes pratiques !

Les pratiques de Gondet ne le payaient pas en deniers : il allait par le pays, entrait dans les maisons, à l’heure des repas de préférence, ordonnait ses prétendus remèdes lorsqu’il y avait des fiévreux, et percevait aussitôt ses honoraires sous la forme d’une écuellée de soupe, de « miques » de blé d’Espagne, ou encore de bouillie de millet. S’il se trouvait anuité au loin, le médecin des fièvres couchait dans les fenils des granges, et, ainsi faisant, il courait la Double et passait des trois ou quatre jours hors de chez lui. Il visitait aussi quelquefois des logis hospitaliers où l’on n’usait pas de ses remèdes, comme le Désert, et ne se faisait pas trop prier pour s’attabler au moment du dîner. Lorsque le temps trop mauvais lui défendait de sortir, il vivait de châtaignes ramassées dans les bois, de raves arrachées dans quelque champ, de grains de maïs grillés devant les tisons…

« Singulier homme ! » se disait le docteur en s’en retournant, après lui avoir donné du quinquina et fait les recommandations nécessaires.

Et, en effet, Gondet aurait pu avoir une existence meilleure chez un de ses fils qui possédait un bien devers Siorac ; mais il n’avait jamais voulu abandonner la Double ni sa misérable cabane isolée dans les bois, loin de toute habitation.

Ailleurs il n’eût pas été le médecin des fièvres, quelque peu sorcier, qui était considéré des paysans et même un peu craint : car, outre le pouvoir de guérir la maladie, qu’on lui attribuait en raison de quelques heureuses coïncidences, on lui croyait aussi celui de jeter des sorts sur les hommes et les bêtes.

« La nature humaine est la même partout, sauf les modifications dues au milieu, pensait Daniel ; ce bonhomme tient à sa réputation tout comme Broussais ou Récamier ! »

Ayant ainsi conclu mentalement, et comme il arrivait à la croisée de deux chemins, il leva la tête et aperçu venant à lui M. Cherrier sur sa mule.

— Je t’apporte les renseignements de la commune de Saint-Étienne, dit le notaire en serrant la main du docteur, après avoir mis pied à terre. Mais ça n’a pas été sans peine ! Le maire, qui demeure hors de la commune, ne savait seulement pas où étaient les registres et les papiers. Nous les avons retrouvés pièce à pièce dans des tiroirs, au fond d’un placard, et sur le haut d’une armoire à linge…

En suivant ces propos, ils atteignirent le Désert.

— Ha ! monsieur Cherrier, vous arrivez bien à la bonne heure ! s’écria la Grande. Il y a dans le charnier, vous attendant, un beau lièvre au croc !

— Ça va bien, Sicarie ! mets-le à la royale ! tu as tout le temps : je couche ici.

— Tant mieux, monsieur Cherrier ! vous nous direz quelque joli conte, ce soir, à la veillée !

Bientôt survint Mériol, qui traînait par le licol la bourrique prêtée quelque peu auparavant à l’homme de Saint-Étienne.

— Eh bien, interrogea Daniel, pourquoi ne la rendait-il pas ?

— Il en avait besoin.

— Il n’est pas gêné !… Enfin, il l’a rendue.

— Eh ! je l’ai emmenée de force !

— Voilà comme sont nos paysans ! dit M. Cherrier.

Faites-leur du bien, ils en abusent… Celui-ci a fait crever ta bourrique de faim, ça se voit assez, et, si tu avais tardé un peu plus à l’envoyer querir, il l’aurait dite sienne et il ne te l’aurait pas voulu rendre !… C’est à dégoûter d’obliger les gens !

— C’est la misère qui les rend comme ça ! objecta doucement Daniel.

Vers dix heures, ayant soupé d’un excellent appétit, et réjoui tout le monde de ses devis pittoresques, M. Cherrier se coucha, l’estomac satisfait, la conscience tranquille, et ne fit qu’un somme jusqu’au lendemain.

— Quel diable de temps fait-il, Daniel ? demanda-t-il, le matin, en s’étirant. On n’y voit brin.

— Nous allons le savoir.

Et, prenant un gourdin à son chevet, Daniel en frappa trois ou quatre coups sur le plancher.

Un instant après, la Grande accourut et répondit aux interrogations :

— Oh ! vous autres pouvez rester encore au lit : il commence à neiger.

— Diantre ! s’écria M. Cherrier, alors je m’en vais : je ne veux pas être claquemuré ici par les neiges.

— N’ayez crainte, fit Daniel, on vous soignera bien !

— Je le crois ; mais, mon ami, j’ai un contrat de mariage pour demain… Sicarie, dis à ton bavard d’homme de seller ma mule.

— Bien ! répondit-elle en riant.

Et, une demi-heure après, ayant bu un verre de vin blanc, le notaire s’en alla. Il emportait dans un bissac une couple de canards sauvages tués par Mériol.


Bien avisé avait été M. Cherrier de rentrer chez lui : la neige tomba sans discontinuer pendant deux jours, en sorte que dès le lendemain elle avait deux pieds d’épaisseur.

Dans la maison, chacun s’occupait à sa manière. Mériol, au fond du « canton » de la cheminée, où brûlaient d’énormes « cosses » ou souches, son briquet couché en rond entre ses jambes, faisait de ces traîneaux de bois en forme d’arête de poissons auxquels les braconniers de la Double attachent les collets pour le lièvre. En face de lui, Jannic, la chatte à ses côtés, fabriquait des pièges à taupes. Cependant la Grande, sa quenouille au flanc, filait en se promenant par la cuisine.

Enfermé dans sa chambre, Daniel s’était remis au travail et faisait crier sa plume sur le papier. De temps à autre, Sicarie, quittant sa quenouille, entrait sans bruit, apportait une bûche, raccoutrait le feu et s’en allait. Quelque envie qu’elle en eût, elle ne disait rien, pour ne pas déranger son « petit ». Mais, en passant derrière le fauteuil, elle lui posait avec précaution une main sur l’épaule comme pour lui dire : « Si tu as besoin de moi, je suis là. » Et elle était heureuse quand Daniel l’interpellait :

— Ma Grande, apporte-moi une poignée de graines : il faut que tout le monde vive !

Et, après qu’elle était revenue, empressée, il ouvrait la fenêtre et dans la cour jetait du millet aux petits oiseaux affamés, ce qui faisait dire à la bonne femme :

— Ah ! tu n’es point bâtard, non ! Comme ton défunt père, tu as horreur de voir souffrir autour de toi, bêtes ou gens !… C’est dommage que tu ne sois pas riche comme ton cousin de Légé !

Et Daniel de sourire…

Ainsi tombée sur le sol glacé, la neige tenait bien et empêchait toute communication de la maison bloquée avec les environs. Par les trous de la haie, les lièvres venaient au gagnage dans le jardin et broutaient quelque plante à moitié gelée. Dans les terres jouxtant le Désert, les sangliers, ne pouvant plus muloter dans les labours ni vermiller dans les prés durcis, fouillaient la neige du groin et dévoraient les feuilles des raves. La nuit, parfois, un loup affamé, sorti de son liteau, venait rôder autour de l’habitation et, sentant les brebis à l’étable, poussait des hurlements prolongés auxquels répondaient les aboiements furieux de César. Pour les hôtes des vieux logis bien clos, la vie extérieure était suspendue : hommes et bêtes, à l’abri, espéraient patiemment le dégel.

Au bout de quelques jours, fatigué de cette réclusion, Daniel prit un bâton et sortit, emmenant le chien. Sous ses pas, la couche blanche cristallisée par le gel se tassait en bruissant et ralentissait sa marche. En passant près du petit cimetière enseveli sous la neige que le vent avait amoncelée, le jeune homme donna un pieux souvenir aux siens endormis là, puis poursuivit son chemin au hasard. Fréquemment il remarquait les traces de bêtes de rapine, — renards, blaireaux, fouines, belettes, — chassées de leurs tanières par la faim. Plus loin, tout à coup, au sortir d’un bois, il vit devant lui se profiler la tour du signal, sombre sur la colline blanche, et l’idée lui vint de contempler d’en haut le paysage hivernal.

Arrivé péniblement au sommet, il entendit un léger bruit, et, levant la tête, il vit dans l’enchevêtrement de la charpente une famille d’effraies rangées sur une poutre : le père, la mère et quatre jeunes, qui le regardaient de leurs yeux ronds, étonnés.

« Ne craignez rien de moi, petits amis ! pensa-t-il. Mais gardez-vous bien de l’homme, stupide et féroce, qui en récompense de vos précieux services, vous clouerait sans pitié à la porte de sa grange ! »

Un moment, il songea, indigné, à l’inepte cruauté des populations qui exterminent les oisillons destructeurs d’insectes nuisibles, et font une guerre sans pitié aux rapaces nocturnes, ennemis des rongeurs malfaisants.

« Allez, pauvres imbéciles, continuez !… Et, lorsque les chenilles et les rats des champs dévoreront vos récoltes, gesticulez vers les nuages, lamentez-vous, faites des prières et demandez des exorcismes pour les bannir !… »

Puis, un peu apaisé par cette objurgation mentale, Daniel reporta ses regards sur le paysage qui s’étendait devant lui.

Un immense linceul enveloppait la Double. Les terres, les prés, les landes, les friches, semblaient nivelés. Plus trace de chemins ; dans les bois, les sentes avaient disparu. Par endroits, les hautes falaises érigeaient leurs masses sombres sur la blancheur de la campagne déserte. Les vieux châtaigniers dressaient vers le ciel gris leurs maîtresses branches habillées de neige, semblables à des squelettes blanchis. Comme de grandes taches éparses dans le pays, les étangs étalaient leurs eaux noires au milieu des neiges environnantes. Çà et là, de rares hameaux montraient sous leurs tuilées pures les murs sales de leurs misérables demeures. Au loin, des maisons disséminées, perdues entre les taillis neigeux, grisaillants, laissaient monter dans l’air froid un filet de fumée bleuâtre qui se confondait bientôt avec le ciel obscur. Dans les défrichements, autour des habitations, des vignes perçaient la neige de l’extrémité de leurs ceps tordus, et les seigles recouverts comme d’une ouate épaisse attendaient le printemps à l’abri de la gelée.

Daniel considérait ce tableau mélancolique, et, par la pensée, se représentait les choses et les êtres invisibles. Les pauvres gens mal vêtus, serrés autour de l’âtre rustique, où brûlait sur de grosses pierres un feu de bois vert qui enfumait la cahute obscure… Puis, dans les étables tièdes des métairies, les bœufs pensifs ruminant sur la bruyère, et parfois remuant leur chaîne avec de sourds meuglements. Enfin, parmi les cimes des grands arbres, les oiseaux enjuchés, immobiles, les plumes hérissées, et, au fond des bois, dans les gaulis et les halliers impénétrables, les bêtes sauvages, rousses et noires, tapies sur le ventre, attendant la nuit pour aller au gagnage et à la proie.

Nul bruit sur cette nature ensevelie ; pas un chant de coq, pas un mugissement de vache appelant son veau, point d’abois de chiens ou de cris de bêtes, rien. Un silence sinistre planait sur la campagne solitaire, interrompu seulement, à de longs intervalles, par le coup de fusil lointain de quelque bourgeois désœuvré, sot massacreur de petits oiseaux qu’attirait la graine de foin semée à l’exprès dans sa cour déblayée.

À une petite lieue, au sommet d’une butte, la tour pointue de Légé se haussait sur l’horizon, dominant le pays. Tournant ses regards de ce côté, Daniel revit la chambre de sa cousine, et elle-même dans son lit, gémissante et peureuse : « Mon cousin, je suis perdue !… » Il lui semblait encore avoir sous ses lèvres ce beau bras blanc, aux chairs délicates, marqué par les crochets venimeux de deux petits points rouges à la saignée… Et il soupirait.

Depuis plus de deux mois qu’elle était partie, il n’en avait reçu aucune nouvelle. La petite provision de quinquina qu’elle avait envoyée alors était épuisée depuis une quinzaine, et elle ne l’avait pas renouvelée, bien que ce même Gary fût revenu, la semaine dernière encore, de Ribérac où il avait porté des provisions. Cela ne semblait-il pas impliquer l’oubli, ou du moins une légèreté inquiétante ? Cependant, comme il lui était pénible d’accuser l’indifférence de Minna, Daniel cherchait des raisons à sa réserve, et, parmi celles qu’il trouvait, une lui était plus désagréable que l’oubli lui-même : la vision d’un rival inconnu passait devant ses yeux obstinément fixés sur le château de Légé, et lui faisait serrer les dents… Puis il repoussait vivement cette idée poignante et se forgeait des explications improbables : peut-être était-elle malade ? ou en voyage ?… Il se pouvait aussi que M. de Légé s’opposât à des relations de parenté trop amicalement suivies…

Daniel resta là, un moment, préoccupé, songeur, tandis que César, à ses côtés, sur la plate-forme, humait les émanations des bois. Puis, soudain, réveillé par le froid, il descendit et revint au Désert…

Quelques jours plus tard, ce fut le dégel, suivi de pluies diluviennes, qui firent de la Double un vaste marais. Ensuite il y eut des retours de froid, des brouillards glacés et des gelées avec de pâles rais de soleil, les après-midi. L’hiver tirait à sa fin ; un jour, revenant de voir une femme en couches, le docteur aperçut dans un bois une fleur de perce-neige : « Ah ! voici l’avant-courrière du printemps ! »

Et, tandis que s’achevait l’hiver, son mémoire s’achevait aussi. Après des alternatives d’optimisme et de découragement, il l’avait conduit jusqu’à la conclusion. Tout au plus y avait-il encore des corrections de style à faire, et quelques points mal connus à éclairer.

Alors Daniel serra le manuscrit dans son tiroir, afin de l’y délaisser pour le revoir plus tard, la tête

fraîche et l’esprit libre des soucis de la composition.

XI


Le printemps était venu. Au pied des haies ensoleillées, dans la mousse et les brindilles, se montraient les « fleurs de mars » ou violettes. Sous les vieux chênes, à l’ombre des murs du petit cimetière propre au Désert, les pervenches tapissaient le sol humide, et, dans les prés qui se déroulaient au-dessous de la maison, les primevères officinales piquaient de leurs pétales jaunes l’herbe reverdie.

Une légère brise tiède faisait frissonner les jeunes feuilles des trembles autour du petit étang, au fond de la combe, et, dans le jardin que protégeait une forte haie d’acacias épineux, les arbres fruitiers, où se poursuivaient les chardonnerets, entr’ouvraient leurs boutons aux rayons du soleil d’avril.

Le long d’un petit chemin gazonné qui par les taillis se dirigeait vers l’étang de Petitone, Daniel s’en allait lentement, un bâton à la main. D’un geste distrait, il écartait parfois des pousses de saules, chargées de chatons velus, qui penchaient sur la sente, ou abattait dans la bordure un grappillon de baies d’yèble oubliées par les merles.

Comme toujours depuis quelque temps, le jeune docteur réfléchissait au silence persistant de sa cousine et en cherchait la signification. Il y avait maintenant tout près de cinq mois qu’elle était partie, et, quelque illusion qu’il eût souhaité de se faire, il ne pouvait se dissimuler qu’un tel silence n’était point accidentel, mais voulu. Aussi à l’inquiétude jalouse qu’il avait d’abord éprouvée avait succédé une irritation sourde qu’entretenaient ses raisonnements. Nul doute que, si elle en avait eu le ferme propos, Minna pouvait lui témoigner qu’elle ne l’avait pas oublié, ne fût-ce que par l’envoi peu compromettant de quelques paquets de quinquina : tous les quinze jours à peu près, Gary allait à Ribérac porter des provisions avec un mulet ; quoi de plus facile ?… Mais cette idée généreuse qui lui était venue sous la charmille du Bois-Joli, Daniel la jugeait étouffée par la futilité de pensées nouvelles nées au contact de la société qui florissait dans la petite ville. Quant à cette bonté de cœur, à cette chaleur de sentiments charitables, que lui avait vantée le curé de la Jemaye, il n’y croyait plus : il lui semblait évident que Minna en s’associant à son œuvre d’humanité, avait cédé à une émotion toute superficielle, causée par les paroles de pitié qu’il avait prononcées au cours du repas ; mais cette émotion était depuis longtemps finie. De tout cela il ne subsistait rien, non plus que des sentiments de sympathie un peu tendre qu’elle lui avait permis d’entrevoir.

Et, un sourire amer sur les lèvres, Daniel concluait que mademoiselle Charbonnière (de Légé), sa cousine, n’était qu’une jeune fille frivole, vaine, inconstante, coquette, indigne d’un amour sérieux comme celui qu’il avait ressenti pour elle ; et, en conséquence, il prenait avec énergie la résolution de ne plus songer à celle qui l’avait oublié.

Il se décidait, justement, pour cette conclusion, lorsqu’il ouït en avant le pas d’un cheval venant de son côté. Or, voici que tout à coup, au tournant du chemin, apparut sur sa petite jument grise Minna fraîche, rose et souriante. Elle eut, en le voyant, un petit cri d’étonnement joyeux et poussa vivement sa bête.

— Bonjour, Daniel ! J’allais chez vous.

— Bonjour, ma cousine, dit-il, un peu embarrassé,

— Cette visite n’a pas l’air de vous réjouir ?

— C’est que vous ne m’avez point accoutumé à de telles marques d’intérêt.

— Comment cela ?

— Vous le demandez ! fit-il avec impétuosité.

Alors, subitement, il dit quelles inquiétudes, quelles tristesses, quels tourments il avait endurés pendant ces cinq longs mois, son chagrin de se voir ainsi négligé, ses regrets, ses colères, et enfin la résolution héroïque à laquelle tout à l’heure il s’était arrêté.

Il parlait avec véhémence, et, sans une pause, il exhala tous ses ressentiments amassés, toute l’âcreté qu’il avait sur le cœur. Cependant Minna, de son petit mouchoir de batiste, essuyait ses yeux humides.

— Mais je ne vous avais pas oublié ! dit-elle.

— Alors, pourquoi ne pas m’avoir donné le plus petit signe de vie ?

— Je ne le pouvais pas…

— Quoi ? vous ne pouviez même pas faire ce que vous aviez spontanément promis sous la charmille du Bois-Joli ?

— Non…

— Et qui vous en a empêchée ?

— Je vous le dirai quand vous ne serez plus en colère… mais ce n’est rien de ce que vous pourriez supposer… rien qui puisse vous faire de la peine…

— Dites-le donc ! répliqua-t-il, un peu radouci par cette assurance.

— Plus tard… vous avez été méchant !… lorsque vous aurez mérité votre pardon.

— Mon pardon ! répéta-t-il avec amertume.

— Eh bien, non, non… ne parlons pas de cela… Faisons la paix, voulez-vous ?

Elle lui tendait sa petite main dégantée.

Toute la colère de Daniel tomba soudain. Il prit cette main trouée de fossettes et la baisa longuement.

— Méchant cousin ! disait Minna en appliquant de légers coups de cravache sur l’épaule de Daniel.

— Oh ! ma cousine ! que vous m’avez fait souffrir !

Et, ce disant, il leva le front vers elle.

Les cuirs de la selle criaient, et, dans le bois, un pic-épeiche martelait un arbre à coups de bec. Les deux jeunes gens restèrent, un moment, silencieux, leurs regards se croisant ; puis, la jeune fille, détournant les yeux, demanda :

— Où allez-vous ?

— Voir un malade, près de l’étang de Petitone.

— Je vais vous accompagner.

Elle retourna sa jument, et ils suivirent le même chemin. Daniel marchait à la hauteur du garrot, une main à la crinière de la jument, et fréquemment haussait la tête en arrière pour regarder Minna qui lui souriait. Pendant qu’ils allaient ainsi, au petit pas, elle l’interrogea sur ses occupations de l’hiver.

— Je visitais quelques malades, aux alentours ; et puis j’ai rédigé mon mémoire.

— Vous me le montrerez ?

— Certainement, lorsqu’il sera parachevé. Mais ce ne sera pas très intéressant pour vous.

— Pourquoi dites-vous cela ?… Oh ! la jolie fleur !

Et, dégageant sa jambe de la corne de sa selle, Minna se laissa lestement glisser à terre pour la cueillir.

Mais Daniel l’avait prévenue et lui présenta la fleur.

— C’est la ficaire, dit-il.

Elle considéra, un instant, cette belle fleur jaune étoilée, puis, relevant sa longue jupe sur son bras, elle marcha près de son cousin, qui menait la jument par les rênes passées au pli de son coude.

— Vous voyez que j’ai suivi votre conseil, dit-elle, je monte à l’anglaise.

— Je n’y avais pas pris garde, répondit-il préoccupé.

Ils avancèrent quelque peu, sans parler davantage, sur l’étroit chemin semé de pâquerettes, puis, Daniel demanda tendrement :

— Ne me direz-vous pas maintenant, Minna, pourquoi je n’ai pas eu de vos nouvelles ?

— C’est bien simple, fit-elle avec aisance ; monsieur de Bretout ne l’a pas voulu.

— Et qui est ce monsieur qui a tant d’autorité sur vous ? interrompit-il brusquement, avec un violent haut-le-corps.

Elle se mit à rire :

— Là ! ne vous fâchez pas ! C’est tout bonnement le vicaire du doyenné, mon confesseur.

Et alors elle raconta qu’interrogée en confession elle avait dû faire connaître à ce « saint prêtre », comme elle dit, l’existence d’un sien cousin avec qui elle avait les meilleures relations d’amitié. Sur quoi le dit monsieur de Bretout lui avait défendu toute communication avec le cousin, même les envois subséquents de quinquina, pour cette raison de prudence que le démon se servait fréquemment de moyens louables en eux-mêmes afin de perdre les âmes.

— Et ce saint homme, quel âge a-t-il ? demanda le jeune homme, ironique.

— Une cinquantaine d’années, je suppose…

Daniel réfléchit, un moment :

— Mais il a un parent jeune, n’est-ce pas ?

— Oui… il a un neveu, le vicomte de Bretout, qu’il nous a présenté, et qui venait souvent à la maison… C’est même lui qui m’a appris à monter avec une selle anglaise.

— J’admire comment ce prudent confesseur, si chatouilleux sur l’envoi à un cousin d’un médicament destiné à de pauvres gens, est si tolérant pour ces leçons d’équitation données par un étranger !… Mais que deviendrez-vous lorsque ce rigoureux directeur saura votre démarche d’aujourd’hui, et que vous vous êtes laissé baiser la main ?

Minna eut un sourire mutin :

— Il ne le saura pas !… Ici je me confesse à notre bon curé, qui me connaît dès l’enfance et qui est très indulgent pour moi.

— Ainsi, répliqua Daniel, stupéfait, vous avez deux âmes distinctes, selon que vous êtes à Ribérac ou à Légé ! Ce que vous n’eussiez pas permis à la ville, vous le tolérez ici ! Ce qui serait pour monsieur de Bretout un gros péché n’est pour votre curé qu’un signe innocent d’amitié ou de bon cousinage. Tantôt la pénitente de l’un, tantôt celle de l’autre, tiraillée entre deux confesseurs, vous n’êtes jamais vous-même… Ne voyez-vous pas tout ce que ce partage de votre conscience a de monstrueux ? Que ne la dirigez-vous en personne ! Interrogez-la, cette conscience, et elle vous répondra que, vous sachant en sûreté avec moi, vous n’avez pas commis un acte répréhensible en laissant prendre une gentille privauté à celui qui vous aime…

À cette déclaration, qui terminait brusquement une longue apostrophe, Minna rougit et demeura muette.

— Pourtant, fit-elle au bout d’une minute, il faut de la religion Daniel ! Comme disait monsieur de Bretout dans son sermon de l’Avent, c’est la marque de l’honnête homme. Moi, j’ai été élevée par une mère très pieuse et par une tante ancienne ursuline, que la Révolution avait chassée de son couvent. Aussi j’ai la foi. Je crois à tout ce qu’enseigne l’Église et je suis, à la lettre, ses commandements. Je dis mes prières matin et soir. Je me confesse souvent et j’obéis aux ordres de mon confesseur, quel qu’il soit. Si ce qui semble indifférent à l’un semble mauvais à l’autre, je me le permets ou m’en abstiens, selon la volonté de celui qui me dirige dans le moment : c’est tout simple.

— Tout simple !

— Vous qui êtes un incrédule, Daniel, vous ne pouvez comprendre cela. C’est pourtant beau, allez, la religion ! Si vous aviez assisté à la grand’messe de Noël, à Ribérac, vous seriez obligé d’en convenir. Au milieu de la verdure et des lumières, le petit Jésus, dans sa crèche, entre le bœuf et l’âne, attendrissait tous les cœurs. Et puis les chants, les cérémonies sacrées, l’encens, les lumières remplissaient les âmes d’une sainte émotion. Mais c’est surtout au moment de la sainte communion que cela était touchant ! Monsieur le sous-préfet en costume, les juges, le procureur du roi, l’officier de gendarmerie avec ses hommes en grand uniforme, le receveur particulier, les agents des régies, le maire, les adjoints, les conseillers, la noblesse, la bourgeoisie, en un mot tous les honnêtes gens de la ville se sont dévotement approchés de la sainte table : ah ! c’était un beau spectacle et bien édifiant !…

— Un beau spectacle, oui ! répéta tristement Daniel.

Ils débouchaient alors sur une lande élevée d’où l’on découvrait l’étang. À l’extrémité, près d’un boqueteau de chênes, une cahute de paysan se distinguait à peine parmi les fûts noirâtres des arbres.

— Maintenant, dit le docteur, il faut vous en retourner, ma cousine. Le malade que je vais voir a la petite vérole : vous pourriez l’attraper.

— Mais vous y allez bien, vous !

— Moi, c’est mon métier.

Elle eut la subite vision d’une grandeur simple dans le devoir professionnel accompli.

— C’est beau, cela ! fit-elle.

— Pas si beau que les gendarmes à la sainte table, répliqua-t-il avec un demi-sourire.

— Vous êtes un impie, Daniel !

— Peut-être est-ce vous qui l’êtes… Mais, tenez, voici une souche d’arbre qui se trouve là bien à propos. Je vais tenir votre jument pendant que vous remonterez.

Lorsqu’elle fut en selle, mademoiselle de Légé ajusta les rênes et ne bougea plus, attendant l’adieu de son cousin. Elle était charmante ainsi, avec sa robe de cheval à brandebourgs et sa petite toque bordée de fourrure où pointait une plume de héron.

— Allons, adieu, ma cousine.

— Adieu, Daniel… Vous ne m’en voulez pas ?

— Non… je vous plains seulement.

Elle eut un sourire et un hochement de tête, puis lui tendit sa main qu’il prit dans la sienne et laissa doucement retomber.

— Vous n’êtes pas aussi galant que tout à l’heure ! fit-elle dépitée.

— C’est que je vois embusqué au fond de son confessionnal un prêtre qui comptera ces baise-mains.

— Que vous êtes singulier ! Je ne vous comprends pas. Ce n’est pas vous, c’est moi qui ferai la pénitence indiquée par mon brave curé !

— Et par l’autre aussi !… Vous croyez lui jouer un bon tour, n’est-ce pas ? Eh bien, la première chose que vous demandera, je gage, l’abbé de Bretout, quand vous reviendrez à Ribérac, ce sera une confession générale.

— Je n’y avais pas pensé… C’est ennuyeux.

— Que ne le quittez-vous ?

— C’est impossible… Il est le confesseur de la bonne société, de tous les honnêtes gens !… Je ne puis aller trouver le vieil archiprêtre qui confesse le populaire : que dirait-on de moi ?

Sur ces paroles, elle tourna bride, soucieuse tandis que Daniel continuait son chemin…

Après trois ou quatre cents pas, il entendit derrière lui le galop d’un cheval. Lors, ayant fait volte-face, il avisa de nouveau sa cousine, qui paraissait avoir oublié la perspective d’une confession générale.

— Que je suis étourdie ! s’écria-t-elle aussitôt avec enjouement. Vous avez imaginé que j’allais au Désert pour vous voir ? Détrompez-vous ! Je venais tout bonnement vous dire de passer à Légé voir Gary qui est au lit, malade !

Et, satisfaite de sa petite espièglerie, Minna eut un joli éclat de rire en virant la jument, qu’elle poussa sur la lande à une allure folle…

Daniel, avec un sourire mélancolique, la regarda s’éloigner, sa longue jupe flottant au vent. Lorsqu’elle eut disparu, il resta là, un instant, songeur, immobile, puis reprit sa route.

Arrivé à la maison du malade et trouvant la porte ouverte, il entra.

Dans un bloc de chêne creusé en forme de mortier, appelé « pile » dans le pays, la femme broyait du millet avec un pilon de bois. Une marmite était au feu où chauffait de l’eau pour la bouillie destinée au repas de la famille. Deux enfants chétifs et dépenaillés comme la mère, assis à terre devant le foyer, semblaient attendre cette bouillie appelée « miquet », avec une patience de petits paysans quelque peu troublés par la faim.

À une extrémité de la pauvre demeure, sur un méchant châlit, dans des draps de « charpail » ou grosse étoupe, l’homme gisait, la figure couverte de pustules, la plupart croûteuses. Étendu sur l’échine, les paupières collées, la bouche entr’ouverte, il exhalait une puanteur abominable. À peine répondit-il aux questions du docteur. Celui-ci, prenant sa trousse, perça quelques pustules qui n’avaient pas crevé ; ayant fait, il tira de sa poche une boîte de cérat et en passa légèrement sur les croûtes formées, en recommandant à la femme de l’imiter à quelques heures d’intervalle. Puis, voyant que l’évolution de la maladie était normale, il se fit verser de l’eau sur les mains, en dehors du seuil, et s’en fut.

Comme il longeait l’étang pour rentrer au Désert par un autre chemin, Daniel s’arrêta sur un petit « tuquet », ou monticule, d’où la vue embrassait l’ensemble irrégulier de cette grande nappe d’eau. Tantôt elle était creusée en baies arrondies, au fond desquelles des ruisseaux élargissaient leur estuaire, ou bien elle se découpait en criques parfois allongées dans une dépression de terrain, comme les « fjords » de Norvège.

À la surface agitée par le vent doux du printemps, le soleil faisait briller en facettes innombrables des vagues menues qui venaient mourir sur la grève vaseuse, dans des fouillis de plantes où surtout abondaient les glaïeuls, le plantain d’eau et le jonc des chaisiers. En quelques endroits, des taillis épais venaient jusqu’au bord et réfléchissaient dans ce miroir les teintes vert tendre de leurs feuilles naissantes. À droite, quelques pins énormes se dressaient droits et sagement alignés comme la colonnade d’un temple grec ; et, au fond, tout au fond, submergeant la lande plate, l’eau semblait se confondre avec le ciel qu’elle reflétait. Dans une anse marécageuse, des vanneaux en troupe cherchaient leur manger parmi les chanvres d’eau, les aches, ou persil de marais, et d’autres herbes aquatiques. Vers le milieu de l’étang, autour d’un atterrissement qui formait un îlot couvert de roseaux, des canards sauvages barbotaient, tandis qu’en face, à l’extrémité d’un promontoire, un héron, debout sur une patte immobile, attentif, guettait une proie.

Daniel regardait tout cela et songeait. Ce héron pêcheur lui rappela soudain la plume qui parait le mignon toquet de Minna.

Quoique jamais ses pensées d’amour ne se fussent rigoureusement précisées, traduites en espérances, il sentait avec peine que dans l’avenir quelque chose le séparait de sa cousine. L’éducation religieuse de la jeune fille barrait le chemin à ses rêves qu’il n’avait encore jamais faits. Il reconnaissait que, dût-elle renoncer, un temps, à quelques pratiques dévotes pour lui complaire, elle était bien trop légère et futile pour se débarrasser vraiment des idées inculquées dès le premier âge par une mère et une tante bigotes, incrustées dans son cerveau par un usage constant. Il entrevoyait ce divorce spirituel et moral qui ruine tant de familles, entre l’homme affranchi des religions révélées et la femme soumise à la direction toute puissante du prêtre… Alors la plainte amère et pittoresque de M. Cherrier lui revint en mémoire, et, s’en retournant au Désert, il se disait à lui-même : « Jamais ! »


XII


Les foires de la Latière en Double tirent leur origine, selon la tradition, de voleurs qui autrefois se réunissaient au milieu des bois pour échanger, à leur convenance, les produits de leurs vols. Elles étaient encore, à cette époque, très suivies ; celle du 30 avril était la plus renommée. Bourgeois ruraux, petits propriétaires, artisans de campagne, métayers, journaliers, tous les gens de la contrée qui ne grelottaient pas la fièvre au coin du feu ou n’étaient pas cloués au lit par quelque autre maladie, tenaient pour un devoir étroit de s’y rendre ce jour-là. Chaque année, ponctuellement, M. Cherrier venait coucher la veille au Désert pour y être plus tôt rendu. Cette année-là, il n’eut garde d’y manquer : aussi, le lendemain matin, tous deux ayant déjeuné de bonne heure, il cheminait sur sa mule en compagnie de Daniel. Pour tromper la longueur du trajet, il rappelait à son jeune ami que cette foire dite de la Saint-Eutrope était la plus courue parce qu’elle se doublait d’une « dévotion ».

— Les estropiés, n’est-ce pas ? vont « saucer », comme nous disons, le membre malade dans une fontaine prétendue miraculeuse qui se trouve près du champ de foire, en invoquant sent Eitropi, qui est leur patron de par la ressemblance des mots : il n’en faut pas plus pour achalander un saint !… C’est ainsi que d’autres implorent saint Aignan pour la teigne, saint Genou pour la goutte, saint Cloud pour les furoncles, saint Clair pour les yeux, saint Main pour les engelures, etc. Mais le plus curieux, c’est que, de temps immémorial, les femmes stériles vont, à cette fontaine, faire des ablutions, comme celles du pays entre Périgueux et Nontron vont à Brantôme faire jouer le verrou du portail…

Comme alors ils passaient en vue du château de Légé, M. Cherrier demanda au docteur :

— Et ton roman, où en est-il ?

— Je pense qu’il en restera simplement à la première page.

Et, continuant, Daniel exposa les raisons qui le décidaient à cesser même les relations de parenté avec sa cousine.

— Ce n’est pas moi, qui te blâmerai de ça ! fit M. Cherrier. Tout de même, c’est dommage qu’il en aille de la sorte. D’autant que le cousin t’eût donné volontiers sa fille !

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûr, mon ami. Cet homme ne tient pas tant à marier richement mademoiselle Minna qu’à garder lui-même la jouissance de la fortune, qui vient en partie de sa femme et de la communauté d’acquêts. Un gendre comme toi, de sentiments élevés, amoureux et désintéressé, qui eût signé sans le lire le compte de tutelle, faisait justement son affaire.

— Eh bien ! puisque nous parlons de cela, répliqua Daniel je vous dirai que je ne vivrais pas tranquille avec cette fortune mal acquise. Il me répugnerait tellement d’hériter quelque jour, par ma femme, de l’argent de tant de malheureux dépouillés par le cousin, que cette seule raison, à défaut de l’autre, suffirait pour me faire retirer !

— Alors, tu n’iras plus à Légé ?

— Il m’a bien fallu y aller, ces jours-ci, pour un domestique malade ; mais j’ai fait ma visite de grand matin afin de ne pas rencontrer ma cousine. Maintenant ce domestique est guéri, je n’ai plus d’occasion d’y aller.

— Mon cher Daniel, comme notaire, je serais tenté de te blâmer, mais, comme ami, je t’approuve entièrement.

En causant de la sorte les deux hommes dépassaient fréquemment des piétons allant à la foire. Les uns touchaient devant eux des brebis ou quelque goret attaché par une patte de derrière ; d’autres tiraient par la corde une bourrique pelée ou une vache écornée. Quand le notaire reconnaissait un client, il le saluait d’un quolibet amical et plaisant qui excitait le rire. Ainsi s’avançant au bon pas de leurs montures, Daniel et M. Cherrier arrivèrent à la Latière vers l’heure de midi.

Sous de gros chênes « jarouilles » plusieurs fois centenaires, les cuisines en plein air fumaient, avec des odeurs de mangeaille. Dans de profondes marmites posées sur de fortes pierres, la soupe grasse faite de volaille et de vache, — quelquefois de vache pulmonique, — était cuite, et, sur des fourches de bois plantées en terre, des chapelets de poulets ou de pièces de viande en broche tournaient, mus à la main. À proximité de chaque cuisine, de longues tables de planches brutes, établies sur des piquets et abritées par des tentes, étaient déjà garnies d’affamés. Sur des chantiers improvisés avec des troncs d’arbres, des barriques étaient en perce, qui versaient le petit vin reginglet de la Double. Des filles coiffées de mouchoirs à carreaux, en bas bleus, au cotillon troussé court, portant de lourdes soupières fumantes, des plats de chairs bouillies ou rôties, s’empressaient, affairées, autour des tables, ne sachant à qui entendre avec ces dîneurs pressés qui heurtaient du poing ou du bâton sur les planches, ou tintaient du couteau sur les gobelets. Sous ces arbres géants, les cuisines aux brasiers énormes, aux ustensiles démesurés, la fumée des viandes rôties, les barriques où s’emplissaient les dames-jeannes, tout cela donnait l’idée de quelque festin gargantuesque.

Parfois, dominant le brouhaha des conversations et le cliquetis des fourchettes, une voix de femme irritée s’élevait, que suivait le bruit d’un soufflet retentissant, réponse d’une servante à quelque brutal échauffé par le vin.

Du vaste champ de foire voisin, ombragé par des châtaigniers aux puissantes ramures, montait une rumeur assourdissante d’arche de Noé : hennissements de chevaux, braiments d’ânes incontinents, bêlements de brebis, sourds mugissements de bêtes aumailles, cris aigus des cochons et des coches sous le coutelet du châtreur béarnais en béret bleu, qui opérait dans un coin, à l’écart.

Après avoir fait attacher leurs bêtes à une corde tendue entre deux arbres en manière de râtelier, le notaire et Daniel parcoururent le foirail. Çà et là ils rencontraient des personnes de connaissance, des maires à qui Daniel avait eu affaire, — comme M. du Guat, qui demanda poliment au docteur des nouvelles de son projet d’assainissement, — et l’adjoint-sourcier d’Échourgnac. Puis M. Cherrier, apercevant une de ses pratiques, lui remit une expédition de contrat tirée de ses poches, qu’on voyait bourrées de papiers comme toujours. Ils trouvèrent là encore des propriétaires du pays : M. Carol, qui témoigna quelque froideur, M. Servenière, grand complimenteur ou « flacassier ». Le curé de la Jemaye était là aussi, surveillant ses métayers de Vauxains qui avaient amené des bœufs, ainsi que M. de Fersac, qui cherchait un cheval de cinquante écus, un « fusil » pour faire les corvées et ménager sa bonne jument.

— La petite est guérie, maintenant, dit-il au docteur en lui donnant une poignée de main ; tout le jour, elle chante comme une fauvette !

— Tant mieux, tant mieux ! J’en suis bien aise.

En passant au milieu des bœufs et des vaches accouplés au joug, et derrière les rangées de chevaux à vendre marqués d’un bouchon de paille à la queue, le docteur faisait remarquer à M. Cherrier la diversité des types humains. Il lui montrait un groupe de gens faisant un marché, vendeur, acheteur, accordeurs, et les badauds alentour.

Voyez disait-il cet homme grand, large d’épaules, rouge de teint, vigoureux : c’est un Charentais qui boit du vin, même de l’eau-de-vie, et habite un pays « santeux », comme on dit. Celui-là, moins grand, brun, sec, aduste, à l’œil vif, qui veut lui vendre ses bœufs, est un Périgordin des plateaux calcaires salubres qui séparent les vallées de l’Ille et de la Drone. Il boit du vin aussi, de la piquette au pis-aller, et mange du pain de froment mélangé de seigle. Pour les autres, ce sont tous paysans de la Double, nourris de mil, de maïs et abreuvés d’eau malsaine. Voyez leur petite taille, leur corps chétif, leurs membres grêles, leur regard morne, leur barbe rare, leurs cheveux ternes ! Pas de doute possible : tous ont eu et auront encore les fièvres. Parmi ceux-ci, deux sont plus sérieusement atteints et ne feront pas de vieux os. Ils ont le foie malade : leur teint jaune, terreux et leur attitude penchée à gauche l’indiquent assez.

Parfois, dans cette foule de paysans rabougris, se dressait un homme de haute stature, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, et quelque autre plus svelte, au teint basané, aux cheveux noirs crespelés, au nez finement arqué. Lors, les considérant, le docteur disait à son compagnon :

— Qui sait ? c’est peut-être là une goutte de sang normand et une goutte de sang sarrasin qui, depuis les invasions, reparaissent en affirmant le caractère de la race.

Comme ils regardaient promener sur la lisière du champ de foire un étalon du haras de Biscaye-lez-Échourgnac, que son propriétaire produisait pour le faire connaître, Jannic aborda son maître en levant le bonnet :

— Notre monsieur, Mériol a vendu les moutons, votre consentement réservé.

— Il s’y connaît mieux que moi : dis-lui de faire comme il l’entendra !

Jannic s’en étant retourné vers Mériol, les deux amis furent en curieux à la fontaine miraculeuse de saint Eutrope, qui venait d’être bénite.

Des estropiés étaient là, en nombre, qui avaient mis à nu leurs misères et exhibaient aux yeux des passants des bras desséchés, tordus, rongés par un ulcère ; des genoux ankylosés, des jambes sphacélées ou envahies par le feu Saint-Antoine, autrement dit érysipèle, ou encore gonflées par des tumeurs malignes. En attendant leur tour de tremper dans l’eau curative le membre malade, ces misérables imploraient à grand renfort de clameurs piteuses la charité des bonnes âmes.

En ce moment, des femmes étaient assemblées autour de la fontaine. Il y en avait une douzaine environ, paysannes de la Double et femmes des cantons voisins. Pour la plupart, leur corps malingre, chlorotique, vieilli prématurément par la fièvre, expliquait la stérilité. D’autres, plus rares, accusaient par leur air de santé même un vice de conformation organique. Enfin une dernière, petite boutiquière dans quelque villette voisine, à en juger par son habillement, était d’une monstrueuse obésité.

Toutes ces pauvres affligées formaient le cercle autour du bassin de la fontaine, étalant des deux mains leurs cotillons pour empêcher la vue aux indiscrets. Puis chacune d’elles à son tour s’approchait du bord et, naïvement, accomplissait le rite antique.

Lorsque toutes eurent fait, elles allèrent à la file piquer une épingle dans le bois d’une vieille croix plantée là près, et déposer ensuite leur offrande dans un pot de terre placé à son pied. Après quoi elles se dispersèrent, avec la confiante certitude d’être relevées de leur humiliation, et d’avoir un enfant dans l’année.

Comme elles s’en allaient, devant trois d’entre elles se trouva un cul-de-jatte, fabriqué sans doute par mutilation dans le Guipuzcoa, qui sautelait aux abords de la fontaine depuis le commencement de la cérémonie. Et, cyniquement, il leur promit la guérison à toutes les trois par son officieuse et infaillible intervention : elles s’écartèrent ainsi qu’à l’aspect d’un crapaud.

— Sale bête ! fit l’une d’elles en son patois d’Aubeterre.

Cependant Daniel, songeur, considérait le lieu.

— Depuis des milliers d’années, finit-il par dire à M. Cherrier, les femmes bréhaignes des environs viennent là, mues par l’espérance. Le vacerre trempait dans les eaux bienfaisantes le rameau de verveine sacrée au moment où les premiers rayons du soleil les frappaient. Au druidisme proscrit succéda le paganisme gallo-romain qui bâtit en ce lieu un édicule ou cancel grillé, dédié au génie de la fontaine. À la place de ce petit monument, le christianisme vainqueur éleva au bon saint Eutrope une chapelle qu’on a démolie sous la Révolution pour construire la chaussée de l’étang là au-dessous… Eh bien ! à travers toutes ces transformations et tous ces changements de déités subalternes, la même superstition a persistée : successivement, les femmes stériles se sont adressées à la fée celtique, à la nymphe fontinale et à saint Eutrope pour être guéries de leur infécondité. Toutes ces mutations n’ont pu entamer la foi populaire à une mystérieuse puissance locale, susceptible d’être gagnée par des pratiques ingénument symboliques.

— C’est l’ignorance du peuple entretenue par les prêtres de toutes les religions qui a perpétué cette superstition-là ! dit M. Cherrier.

— Peut-être bien !… Mais quoi ! les savants, les intelligents ont aussi leurs faiblesses et leurs superstitions… Combien de gens du monde croient à la vertu d’un fétiche personnel ou du trèfle à quatre feuilles, redoutent le nombre treize et le vendredi ! Le comte de Saint-Germain, puis Gagliostro ont fait courir tout Paris, et Napoléon consultait mademoiselle Lenormand… Lorsqu’on voit les croyances celtiques aux fées, au drac, — las fadas ou fachiliéras, lou drac, — survivre parmi nous sous trois couches de religion superposées, il en faut bien conclure que l’homme est un animal superstitieux de nature. Quand une chose mystérieuse s’est ainsi logée dans les cerveaux d’une race, elle n’en sort plus. Par exemple, de nos jours, le peuple de ce pays s’exprime sur la mort comme ses ancêtres des forêts aquitaniques. Les Gaulois mettaient dans le tombeau des leurs une figurine sur laquelle était gravée une inscription signifiant que le mort avait payé le tribut. Eh bien ! après des milliers d’années, lorsque le paysan ouït la cloche de sa paroisse qui sonne le glas funèbre, il dit philosophiquement du trépassé : « A pagat e deven ! »

Tout en devisant, Daniel et M. Cherrier revinrent vers les foirails, qui commençaient à se dégarnir. Des couples d’amoureux gagnaient sournoisement les taillis voisins, et des paysans prenaient le chemin de leur village, emmenant une paire de vaches, ou portant sur l’épaule le joug des bêtes vendues. Quelques marchands, ayant fait leur foire, touchaient devant eux des troupeaux de porcs ou de moutons, cependant que des maquignons du dernier ordre conduisaient par le licol du chef de file des chevaux attachés à la queue leu leu.

— En voici qui sont destinés aux marais à sangsues du Bordelais ! fit Daniel.

Il désignait du doigt cinq ou six vieux chevaux éclopés, galeux, crevassés, couverts de plaies dégoûtantes, laissant deviner sous leur peau trouée en plus d’une place un squelette lamentable, portant des fongosités hideuses et vacillant sur leurs jambes suintantes.

— Qu’est-ce donc que ces marais ? demanda M. Cherrier.

— C’est des endroits où se pratique l’élevage des sangsues médicinales : une industrie nouvelle… Pauvres bêtes ! On les campe dans le marais, où les retient une corde nouée à un piquet : les sangsues se collent à leurs membres et les saignent peu à peu. Bientôt les genoux de la victime épuisée fléchissent, elle s’affaisse et se couche dans l’eau. Ce serait, la mort, la délivrance ; mais l’homme est là ! Il met sous la tête du malheureux cheval une pierre qui la soutient hors de l’eau et lui défend de se noyer. Alors des milliers de ces bestioles avides s’appliquent à ce misérable corps, et lui tirent ce qui lui reste de sang, goutte à goutte. Ce supplice dure plusieurs jours. Le passant qui longe le marais aperçoit une forme noire émergeant à peine de l’eau et croit à un cadavre de cheval jeté là. Mais un faible mouvement, impuissant à chasser les animaux qui le dévorent, indique assez que ce cadavre-là respire encore et agonise lentement, lentement !… Et suprême horreur, quelquefois, l’hiver, des bandes de corbeaux s’abattent sur cette chair torturée jusqu’à l’invraisemblable et la déchiquettent encore vive en commençant par les yeux !… Ah ! l’homme est ingénieusement cruel !

— Tu as raison, mon ami ! L’intérêt, la cupidité, le rendent impitoyablement féroce, non seulement pour les bêtes, mais pour ses semblables… Puisque nous parlons de sangsues, avise-moi là-bas ton cousin de Légé en colloque avec un pauvre diable qu’il suce depuis dix ans, et qu’il va faire exproprier un de ces jours !… Ah ! le voilà qui congédie sa victime humblement courbée devant lui, le chapeau bas : il nous a vus et vient à nous.

En effet, M. de Légé aborda les deux amis, et, après les politesses réciproques, il dit à Daniel :

— Je suis bien aise de vous rencontrer : j’allais envoyer au Désert pour vous prier de venir à Légé.

— Vous avez quelqu’un de malade ? demanda promptement le docteur.

— Malade, peut-être pas précisément : c’est pour Minna… Cette petite me préoccupe. Elle a toujours été un peu capricieuse, comme une enfant gâtée ; mais, présentement, elle devient fantasque. Tantôt elle court toute la journée sur sa jument, tantôt elle garde le lit. Voilà le second jour qu’elle ne s’est levée et n’a pris que du bouillon.

— De quoi se plaint-elle ? fit le docteur.

— De tout… et de rien en particulier.

— Ce n’est sans doute qu’un petit malaise passager, mais enfin j’irai la voir demain…

— Te voilà repris, mon pauvre Daniel ! dit le notaire dès que M. de Légé les eut quittés.

— Oui… mais pas pour longtemps ! fit l’autre, pensif.

Sur cette réponse, tous deux allèrent querir leurs bêtes. Devant la corde ils retrouvèrent le curé de la Jemaye, dont le garçon de l’écurie en plein air bridait la jument.

— Si vous le voulez bien, messieurs, dit le brave homme de prêtre, nous ferons un bout de chemin ensemble : justement, j’ai à causer d’une petite affaire avec monsieur le docteur.

— Qu’il s’agisse d’une affaire, soit ! fit le notaire en guignant la bonne mine du curé ; si vous disiez que c’est pour une consultation, personne ne voudrait vous croire !

Le curé sourit en regardant Daniel d’un air d’intelligence qui fut désagréable à celui-ci : Minna, sans doute, avait avoué à son confesseur de campagne les petites privautés qu’elle avait laissé prendre à son cousin, et le regard de ce confident les commentait avec une indulgente malice. Mais non ! le jeune homme, en cheminant, apprit bien vite pourquoi l’abbé avait ainsi l’air satisfait : c’est qu’il avait deviné juste au sujet de Fréjou.

— Vous savez, mon cher monsieur, ce que je vous dis lorsque vous vîntes au presbytère en quête de renseignements ? Eh bien, je ne m’étais pas trompé ! Le voisin consentirait à assainir le bourg, à se préserver des fièvres, lui, sa famille et ses voisins, moyennant dix écus par an. La pêche de son étang n’a guère donné, ce carême, parce que les loutres s’y étaient habituées : c’est pourquoi il ferait ce « sacrifice », comme il dit en geignant.

Et le bon curé eut un rire joyeux.

— Ma foi, répondit Ie docteur, quoique je ne sois pas riche, pour la rareté du fait, je veux bien faire une fois l’expérience de payer les gens afin qu’ils se laissent guérir !… Un de ces jours, je passerai à la Jemaye m’entendre avec ce finaud de Fréjou.

— À votre service, si je puis vous être utile ! fit le curé.

— Je vous remercie, ce n’est pas de refus.

— Alors, au plaisir, messieurs ! Je tourne par ici.

— Bonsoir, monsieur le curé !…

Comme ils arrivaient au Désert, le notaire dit à Daniel :

— Allons, adieu, je m’en vais à la maison.

— Restez donc ! c’est demain le premier mai : nous ferons la fête de l’ail nouveau, et, selon le vieux rite, nous percerons un barriquot de vin blanc !

— Merci, mon ami : vois-tu, j’ai demain, à la première heure, un rendez-vous de paysans à l’étude.


XIII


— Séverine, fit M. de Légé, allez donc voir si mademoiselle Minna est réveillée. Si elle l’est, vous l’avertirez que monsieur le docteur est là.

— Mademoiselle ôte ses papillotes, revint dire la chambrière, et se coiffe dans son lit : tout à l’heure elle sera visible.

— La coquetterie des femmes ne perd jamais ses droits ! fit observer M. de Légé à Daniel, qui sourit.

— Eh bien, ma cousine, cela ne va donc pas ? disait peu après le docteur en approchant de cet oreiller garni de dentelles où reposaient de belles boucles de cheveux châtains.

Minna secoua languissamment la tête.

— Non…

— D’où souffrez-vous ?

— De partout.

— C’est beaucoup !… Alors, votre humeur ?…

— Je suis triste… J’ai envie de mourir…

— Diable ! c’est grave !… Pourtant vous êtes jeune, jolie et riche : voilà trois bonnes raisons pour tenir à la vie… Voyons un peu ce pouls ?… Pas de fièvre… Montrez-moi votre langue, je vous prie.

Minna tira au docteur sa langue rose et pointue, avec une petite mine d’enfant moqueur.

— Allons, ce ne sera rien, fit Daniel en souriant ; voici mon ordonnance… Vous allez vous lever, puis manger quelque chose : deux œufs à la coque, une aile de poulet, par exemple, en buvant un verre à bordeaux de vin vieux…

— Eh bien, Minna, demanda M. de Légé, croyez-vous que vous allez pouvoir, en effet, vous lever ? J’ai besoin d’aller à Ribérac chez mon avoué, pour affaires pressantes ; mais je ne veux pas vous quitter sans être rassuré pleinement.

— Si ce n’est que cela, mon père, vous pouvez partir sans crainte : je vais obéir à la Faculté de point en point…

Redescendu avec Daniel, M. de Légé appela Gary :

— Bridez mon cheval et bouclez mon manteau sur la selle : le temps n’est pas sûr.

— Mon cousin, dit alors Daniel, je ne pense pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter aucunement de l’état de votre fille. Cependant, comme il y a de certaines questions que je ne peux lui faire, je vous conseille d’appeler votre médecin habituel, le vieux docteur Gauriac, qui la connaît depuis son enfance… Et puis, pour parler franc, je ne voudrais pas que mon honoré confrère se figurât que je cherche à le supplanter.

— Je vous remercie, Daniel, je suivrai votre conseil, dit M. de Légé en mettant le pied à l’étrier.

Son maître parti, Gary alla chercher la Jasse et l’amenait lorsque Minna parut sur le perron et la fit reconduire à l’écurie :

— J’ai à vous parler, monsieur le docteur, dit-elle gravement.

Dès qu’ils furent sous la charmille du Bois-Joli, Minna éclata de rire au nez de son cousin :

— Je savais bien que je vous ferais revenir !

— Enfant !… Et pourquoi m’avez-vous fait revenir ?

— Pour vous donner une bonne nouvelle, répondit-elle en lui prenant le bras. Dorénavant vous pourrez baiser ma main sans crainte : personne ne le saura que vous et moi. J’ai consulté là-dessus mon bon vieux curé : il m’a répondu qu’il n’y avait à cela nul péché, que c’était chose permise entre parents et entre fiancés.

— Entre fiancés ! vous lui avez donc dit que nous l’étions ! Pourtant nous ne le sommes point, Minna…

Il hésita, une seconde, puis ajouta :

— Et nous ne pouvons l’être !

— Pourquoi ? fit-elle, étonnée, vous m’avez laissé voir assez que vous m’aimiez ; vous m’avez même donné une bague ; et, tout à l’heure, vous disiez que j’étais jeune, jolie et riche…

— Il est vrai, ma cousine que je vous aime plus que vous ne pouvez le comprendre ! Mais je ne veux pas faire votre malheur… et le mien. Trop de choses nous séparent. Vous êtes jolie, je ne suis pas beau ; vous êtes riche, je ne le suis pas… Vous êtes naturellement gracieuse ; moi, je suis épais. J’ai des goûts simples, rustiques même ; vous, vous aimez le monde, où vous venez de faire votre entrée… Avouez que vous préférez de beaucoup aux plaisirs champêtres la musique, les salons où vous pincez de la harpe, les fêtes profanes ou religieuses, et surtout les bals…

— Pour le bal, je l’avoue ! C’est si amusant de danser !… Ah ! Daniel ! si vous m’aviez vue à la sous-préfecture, le soir du mardi gras, vous n’auriez pas le cœur de me reprocher ce plaisir !

— Mais l’abbé de Bretout ne vous a-t-il pas fait lui-même de reproches à cet égard ?

— Comment l’aurait-il pu ? Son neveu était mon cavalier et sa belle-sœur me chaperonnait !… Mais écoutez que je vous dise ma toilette. J’avais un joli fourreau décolleté en mousseline blanche des Indes, garni d’une guirlande de myosotis artificiels, et puis un collier, des bracelets et une couronne de fleurs pareilles… Ah ! si vous m’aviez vue, que j’étais belle ! La vieille marquise de Marcily me le disait dans le petit boudoir : « Ma mignonne, vous êtes la plus délicieuse créature que je vis jamais ! Vous avez des bras divins et les plus adorables épaules du monde ! Souffrez que je les baise à l’intention de mon petit-fils que vous affolez !… » Et puis elle me l’a présenté : « Monsieur le comte de Marcily ! » Et elle m’a demandé pour lui la prochaine valse, ce qui a fait faire grise mine à monsieur de Bretout… Ah ! que c’est amusant, le bal !

— De votre naïf enthousiasme même, Minna, il résulte que si vous aviez le choix, vous préféreriez de beaucoup au séjour, je ne dis pas de la vieille maison du Désert, mais du château de Légé, celui de la ville, où l’on va au bal, où l’on trouve de vieilles douairières complimenteuses et d’élégants gentilshommes recommandés par elles… Gageons qu’il ne vous serait pas désagréable de vous appeler madame la comtesse de Marcily ? ou madame la vicomtesse de Bretout ? d’avoir une couronne brodée au coin de vos mouchoirs et des armoiries sur les portières de votre calèche ?

— Vous êtes insupportable avec toutes vos suppositions, mon cousin !

— Peut-être bien. Toutefois reconnaissez que j’ai rencontré juste, et que vous n’êtes nullement faite pour être la femme d’un pauvre médecin de campagne. En vérité, je me demande comment vous avez pu songer à moi !

— C’est la vipère, Daniel !

— La vipère…

— Oui… Mais, j’y pense, vous ne serez plus un pauvre médecin de campagne, puisque je suis riche !

— Ô Minna ! votre bon petit cœur parle seul, en ce moment. Mais écoutez et comprenez-moi bien ! ajouta-t-il, un peu embarrassé de ne pouvoir lui dire toute la vérité. Comme votre mari, je me jugerais méprisable de jouir de votre fortune : il me semblerait m’être vendu ! Si j’étais riche et que vous fussiez pauvre, je pourrais mettre tout à vos pieds : mais le contraire n’est pas possible. Il y a là une question d’honneur et de dignité virile qui me le défend !

— Quelles drôles d’idées vous avez Daniel !

— N’est-ce pas ? Eh bien, il y a autre chose encore. Je vous aime tellement que je vous voudrais pour moi seul tout entière et sans partage, corps et âme, ainsi qu’on dit. Je ne souffrirais jamais que ma femme eût avec un autre, fût-il prêtre, des colloques secrets ; qu’elle lui fît des confidences intimes ; qu’elle se conduisit par ses injonctions ; en un mot, qu’elle lui livrât sa conscience et sa volonté…

Il s’arrêta, un instant, puis reprit :

— Vous vous rappelez ce que vous m’avez dit, l’autre jour, à l’étang. Vous êtes catholique, dévote et inébranlablement attachée à la religion que l’on vous a inculquée dès l’enfance. Moi, je suis un mécréant d’origine huguenote, très respectueux des croyances d’autrui, mais non moins invinciblement attaché à ma foi philosophique. Vous ne pouvez pas me dire comme Ruth à Noémi : « Ton Dieu sera mon Dieu ! » C’est pourquoi nos destinées ne peuvent s’unir, car il faut avant et par-dessus tout, entre deux époux dignes de ce nom, une étroite et complète communauté de conscience morale et religieuse.

— Là-dessus, dit Minna en riant, tout mécréant que vous êtes, vous vous accordez avec monsieur l’abbé de Bretout ! Il dit toujours qu’une jeune fille pieuse comme moi ne doit accepter pour époux qu’un homme chrétien et pratiquant.

— Comme son neveu, par exemple !

— Peut-être bien. Son neveu ne manque jamais la messe ni les offices, communie fréquemment et m’offre de l’eau bénite à l’entrée et à la sortie de l’église… Mais, tout de même, Daniel, j’ai grand dépit que vous me refusiez par des raisons qui n’arrêtent personne : c’est bien humiliant pour moi !

Et elle tira son mouchoir afin d’essuyer un semblant de larme au bord de sa paupière.

— Non, ma chère cousine, il n’y a rien là d’humiliant pour vous. Voyez-y plutôt une preuve d’affection sincère et désintéressée.

— Vous avez beau dire : si vous étiez bien amoureux de moi, vous feriez ma volonté comme font les autres messieurs avec celles qu’ils aiment… Mais, j’y pense, si vous m’aviez vue, belle comme j’étais dans ma toilette de bal, vous ne me résisteriez plus ! Vous feriez comme le vicomte de Bretout, qui s’agenouilla devant moi pendant que Séverine était allée chercher ma mante fourrée… Ah ! il me le dit assez, qu’il serait le plus fortuné des hommes d’être mon esclave ! Je suis sûre que, fussé-je huguenote ou juive, il serait trop heureux de m’épouser.

— Je le crois aussi !

Minna réfléchit, une minute, sur la signification de ces dernières paroles, puis, tout à coup, elle battit de ses petites mains en l’air.

— Mon Dieu que je suis sotte. Daniel ! Ma toilette est ici : je vais la mettre, et, quand vous me verrez dans toute ma beauté, vous vous agenouillerez devant moi et vous ferez tout ce que je veux !… Quelle bonne idée !… Attendez là : je vous enverrai querir par Séverine… N’est-ce pas ? Qui ne dit rien, consent… Je cours !

« Pauvre petite tête ! » murmurait Daniel, la voyant s’éloigner aussi vite que le permettait son étroit fourreau.

Et, un instant après, lorsqu’elle eut disparu, il alla prendre sa jument à l’écurie, l’enfourcha et piqua des deux.


En cheminant par les sentes des bois et des bruyères, Daniel réfléchissait à ce qui venait de se passer. Un combat se livrait entre son cœur et sa raison. Cette jolie créature, légère et futile, qu’était sa cousine, il l’aimait malgré tous ses défauts. Les propos naïfs de Minna, sa grâce mutine, les détails qu’elle avait innocemment fournis sur la beauté de son corps troublaient les sens du jeune homme. Il se la représentait dans le costume qu’elle avait décrit, montrant ses bras « divins » et ses « adorables » épaules, si fort admirés par madame de Marcily, et se demandait ce qui serait arrivé s’il avait eu la faiblesse de céder aux instances de sa téméraire cousine. Ne serait-il pas tombé à genoux, lui aussi, devant elle ? Aurait-il été assez maître de lui pour ne pas faire remonter le long des bras jusqu’aux épaules les baisers donnés aux mains qu’elle abandonnait à ses lèvres ? Malgré la puissance de volonté qu’il se connaissait, Daniel se félicitait d’avoir fui la dangereuse expérience imaginée par Minna, et se disait que la prudence est la moitié de la vertu comme la force en est l’autre moitié.

Puis, venant à songer que, même s’il eût gardé la réserve commandée par l’honneur et la parenté, il pouvait sortir de la chambre de sa cousine engagé moralement par une parole qui eût échappé à la passion, ou par une promesse tacitement faite dans un baiser, il frémissait. La pensée qu’il aurait pu se lier pour la vie à une femme incapable de le comprendre, étourdie, frivole et dévote, l’épouvantait. Il en éprouvait un véritable malaise, et s’agitait sur sa selle comme pour chasser un cauchemar.

Et, néanmoins, malgré tout, un retour offensif du cœur et des sens lui remettait parfois devant les yeux la séduisante image de Minna…

Lorsqu’il arriva chez lui, Daniel trouva la Grande achevant de couper, pour les semer, des pommes de terre envoyées par M. Cherrier. La bonne géante, contre son ordinaire, semblait de fort méchante humeur. La raison de cette fâcherie, qu’elle fit connaître aussitôt, était que son « bougre d’homme », entêté depuis des années à ne point semer de « patates », s’en était allé faire ferrer une paire de vaches qui n’en avaient peut-être pas grand besoin.

— Si ce n’est que cela, lui dit le docteur, ne t’inquiète pas. Après dîner, j’attellerai l’autre paire de vaches et nous ferons la semaille des pommes de terre nous deux.

Ainsi fut fait, Daniel, ayant revêtu une vieille veste déchirée et un mauvais pantalon, chaussa de gros sabots et mit sur sa tête un vieux chapeau de feutre roussi, semblable à une chausse à filtrer. Son costume de travail complété par un tablier de cuir, il lia les vaches, posa le soc de l’araire sur le joug et s’en alla avec la Grande qui portait sous le bras les pommes de terre dans un sac et tenait un panier de l’autre main. Comme elle récriminait derechef contre son Mériol et se promettait de le « secouer », Daniel lui dit :

— Ça ne sera pas nécessaire, va ! Il aura prou dépit de voir que le travail se sera fait sans lui.

Le champ destiné aux « patates », comme Sicarie les appelait à la mode bordelaise, était tout proche, le long de l’allée de marronniers, à cinquante pas du portail. Daniel traçait les sillons à l’araire, et les recouvrait aussitôt que la Grande y avait déposé la semence. L’application au travail et le contact apaisant de la terre amortissaient peu à peu dans son esprit les soucis de la matinée. Un calme, un peu triste encore l’envahissait par degrés, et il se résignait doucement à l’oubli futur que lui imposait sa raison. Ce sacrifice qu’en lui-même il avait consenti d’une passion mêlée de désirs charnels le relevait à ses propres yeux : il éprouvait cette satisfaction intime si précieuse à l’homme qui s’est vaincu.

Ainsi méditant, le bouvier improvisé menait dans les sillons ses vaches, jeunes bêtes un peu vives, les modérait de la voix et leur donnait de fréquents repos pour les calmer. Environ à moitié de sa tâche, il venait d’arrêter son attelage à l’extrémité d’un sillon, le nez au fossé, et le laissait souffler, la main sur la corne d’une de ses bêtes, lorsque soudain, au bout de l’allée, il aperçut Minna qui se dirigeait vers le Désert au pas pressé de sa jument.

Sa résolution étant prise de ne plus penser à sa cousine, Daniel eût préféré de beaucoup ne pas la revoir. Et puis, pressentant ce qu’il allait advenir, il fut vivement contrarié. « Elle est folle ! » se dit-il.

Arrivée à sa hauteur, Minna l’interpella familièrement de sa petite voix grêle :

— Hé ! l’homme ! votre monsieur est-il à la maison ?

Et, tout à coup, l’ayant reconnu, elle s’écria :

— Dieu que vous êtes vilain, Daniel !… Et comme ce sale vêtement de paysan est bien celui qui vous sied le mieux !

— Je ne vous contredirai pas, ma cousine.

— Votre cousine ! fit-elle. Je vous défends de m’appeler ainsi !

— Que vous le veuilliez ou non, vous l’êtes. Mais ne craigniez rien, je n’en abuserai pas.

— Vous êtes un insolent !

— Voyons, Minna, voyons !… Vous n’êtes pas venue, sans doute, exprès pour me dire des sottises !

— Si ! je suis justement venue pour vous dire que vous vous êtes conduit ce matin comme un rustre ; que votre grossièreté est inqualifiable et que vous n’êtes qu’un pacant !

Ici la Grande voulut prendre la défense de son cher « petit » ; mais, de la main, Daniel lui imposa silence.

— Là, là, doucement, Minna ! fit-il encore, pendant que la Sicarie grondait sourdement comme un chien fidèle.

— Non ! non ! Je dirai tout ! C’était pour vous renvoyer moqué, humilié, que je désirais me faire voir à vous ainsi parée ! Ah ! ça vous étonne ! Eh bien ! ce que je vous aurais signifié chez moi, le voici : « Je ne veux plus vous voir, ni ouïr parler de vous, ni avoir rien de vous ! » Tenez !…

Et elle lui jeta la bague au serpent, qui vint rebondir sur le tablier de cuir de Daniel et tomba par terre.

— Merci, dit-il en la ramassant.

Cette tranquillité l’exaspéra.

— Et je veux que vous sachiez continua-t-elle que je vous méprise comme le dernier des humains !

Sur ces paroles, l’irascible Minna cravacha sa jument et partit au galop, en lançant à son cousin une dernière épithète qui, pour elle, résumait tout :

— Mauvais parpaillot !…

— Ha !… ha ! fit Daniel, commandant ses vaches pour commencer une autre raie.

— Tu as eu bien de la patience ! lui dit la Grande, encolérée.

— Que veux-tu ? il faut bien en avoir avec les enfants et les têtes folles !


Une heure après lorsque arriva, menant ses vaches, Mériol un peu rouge pour avoir chopiné avec le maréchal d’Échourgnac, Daniel terminait son travail. En voyant le maître qui tenait le manche de l’araire, le bonhomme s’arrêta, coup sec, à distance, étonné et honteux.

— Avance ! avance ! lui cria sa femme, avance, grand fainéant ! Tu n’as pas vergogne d’obliger le monsieur à faire ton ouvrage ?… Tu n’affanes pas le pain que tu manges !… Allons ! approche ! dit-elle en saisissant l’aiguillon, que je fasse tomber la poussière de ton sans-culotte !

— Non ! pas de ça, ma Grande ! fit Daniel en reprenant l’aiguillon.

Enfin, après avoir été copieusement vespérisé par sa femme, le pauvre Mériol, sans répliquer un mot, emmena ses vaches à l’étable, et fit, apparemment, de sérieuses réflexions, car, au souper, après avoir ouvert son couteau, avant de manger, il tourna la tête vers Daniel et dit laconiquement :

— J’ai eu tort.

— Encore heureux que tu en conviennes ! s’écria la géante, alors debout devant le foyer, une poêle à la main.

— Faute avouée, faute pardonnée ! dit Daniel. Pour ta punition, mon ami, tu vas manger d’une eychirlèto de pommes de terre que ta Grande nous a faite : tu verras que c’est bon.


XIV


Dans la cuisine du Désert, avant soleil levé, la Cadette attendait Daniel que Sicarie était allé avertir. Venu aussitôt, il interrogea la meunière :

— Qu’y a-t-il donc à Chantors ?

Alors, d’une voix traînante et molle, elle expliqua verbeusement que sa drôle était « fatiguée » : qu’était-ce ? elle ne savait. Depuis trois ou quatre jours, la tête lui doulait, principalement au-dessus des yeux, et elle n’avait plus ni force ni volonté. Puis, la veille au soir, elle avait saigné du nez, et encore dans la nuit, malgré la grosse clef du moulin qu’elle lui avait mise dans le cou…

Ici le docteur l’arrêta :

— Qui la garde ?

Personne ne la gardait. Les petits drôles étaient, l’un chez son oncle à Saint-Germain, l’autre logé comme dindonnier au château de Chantérac.

Là-dessus, Daniel la renvoya subitement :

— Allez-vous-en, et ne vous amusez pas en route : je serai au moulin aussitôt que vous.

Après avoir déjeuné à la hâte, le docteur monta à cheval et partit pour Chantors. À un demi-quart de lieue avant d’arriver, il trouva la Cadette quillée sur le chemin, bavardant avec une vieille femme qui touchait des gorets à la glandée.

— C’est comme ça que vous vous pressez ! fit-il.

Et, mettant sa jument au trot, il passa…

Dans l’un des lits de la chambre du moulin, la petite Sylvia, rouge de fièvre, était couchée sur le dos, rêvassant et murmurant des paroles sans suite. Lorsque Daniel s’approcha, elle essaya un sourire qu’elle ne put achever. Interrogée affectueusement, elle répondit pourtant au docteur pendant qu’il lui tâtait le pouls : « Sa gorge était sèche, elle avait grand soif, le ventre lui doulait, et puis elle avait envie de vomir. »

À ce moment, survint la mère, qui, d’emblée, voulut donner son avis : « C’était un feu… »

— C’est bon, laissez-moi faire ! interrompit Daniel, un peu impatienté.

Et, palpant la petite, il l’interrogea doucement :

— Est-ce que ça te fait plus de mal quand je presse là ?

— Oui…

Lors, rabattant la couverture, il demanda qu’on lui donnât du miel dans une cuiller et fit prendre à la malade du quinquina.

— Ne me laisse pas mourir, maître… dit-elle faiblement, après avoir avalé.

— Sois tranquille, ma petite, répondit-il en lui caressant les cheveux, je te tirerai de là, ce ne sera rien… Maintenant, je vais aller chercher des remèdes à Mussidan : sois bien sage, ne te tourmente pas, je reviendrai bientôt.

En sortant Daniel se tourna vers la mère :

— Faites de la tisane d’orge et lui en versez à boire lorsqu’elle le demandera.

Et, connaissant la manie meurtrière des paysans qui bourrent les enfançons et les malades, « pour leur donner de la force », il ajouta :

— Surtout, gardez-vous bien de la faire manger !…

Revenu l’après-midi, le docteur trouva l’état de la petite un peu aggravé : le pouls était plus fréquent, tous les symptômes mauvais plus marqués. Vers le soir, la fièvre étant un peu tombée, il fit prendre un purgatif à l’enfant avant de partir.

— Tu reviendras ? souffla-t-elle.

— Demain, ma mignonne ; à la pointe du jour, je serai là ! Tâche de dormir un peu, dit-il en lui passant la main sur le front.

Malgré cette exhortation, la petite Sylvia ne dormit pas de la nuit ; et, de son côté, Daniel ne dormit guère. À un reste d’émotion mal apaisée de sa rupture avec Minna se joignait le souci que lui causait la maladie de la fillette : une fièvre typhoïde, il n’avait aucun doute à cet égard. Durant toute son insomnie, le docteur suivait par la pensée la marche future de la dangereuse affection. Nouveau pratiquant, il n’était pas encore blasé par le métier : il embrassait en esprit le sauvetage de sa malade comme une charge d’état, comme un devoir auquel il se dévouait tout entier. Cette sollicitude un peu inquiète se substituait par degrés aux regrets de son cœur, et bientôt il en vint à envisager paisiblement le fait accompli et nécessaire, pour ne songer plus qu’à la haute mission du médecin, comptable de vies humaines…

Après quelques heures d’un mauvais sommeil, il se leva et partit pour Chantors, emportant des draps et des chemises de femme.

— Tout de même ! faisait la Grande ; des chemises de ta pauvre défunte mère !…

— Elle me bénirait si elle pouvait voir l’usage que j’en fais ! répondit Daniel en passant le portail.

L’air était frais et doux. Dans le ciel d’un bleu gris et sans nuages, les étoiles s’éteignaient comme des lampes célestes au souffle du matin. L’orient blanchissait au loin, sur ces hauteurs de Chante-Géline où le brave Mouvans perdit avec la vie ses beaux régiments huguenots et provençaux, en 1568. Dans les taillis aux feuilles luisantes de rosée, les oiseaux secouaient leurs ailes humides, et au profond des fourrés les bêtes sauvages se rembuchaient. Une presque imperceptible teinte lilacée flottait sous les pins aux fûts droits, et des hautes branches des futaies, des gouttes tombaient comme des pleurs. Des senteurs agrestes de terre fraîche, de mousse, de champignons et de plantes forestières s’exhalaient de l’immensité des bois, dominées quelquefois par l’âcre odeur de la fumée d’un fourneau de charbonnier qui s’étendait lourdement dans les combes et les vallons.

La Jasse s’ébrouait et mâchait son mors en martelant de son pas relevé les sentiers et les chemins où ses fers s’imprimaient sur le sol battu. À moitié route, la voix d’un briquet cognant clair sur une piste se fit entendre dans un fond, et à cinquante pas en avant de Daniel, un broquart traversa la laie d’un bond et disparut dans les gaules.

Cependant la clarté du jour naissant montait insensiblement vers le zénith, tandis que l’ombre semblait reculer vers l’occident. Puis, comme le docteur arrivait en vue de Chantors, sur les hautes collines boisées, le soleil déborda, envoyant à travers les cépées ses joyeux rais d’or.

Au creux du petit vallon, le moulin, baigné dans une légère buée, semblait encore endormi sous sa tuilée moussue. La porte et les contrevents étaient clos et la basse-cour déserte. La grande roue à palettes restait immobile contre le mur tapissé de capillaires et de scolopendres qui allongeaient leurs langues étroites au-dessus de la fosse où elle plongeait. Du bief bordé de joncs, d’iris jaunes, de soucis aquatiques et de viornes dont les bouquets de fleurs blanches faisaient déjà mine de s’épanouir, les eaux tombaient le long de l’écluse avec un bruissement monotone, coupé par le sifflement d’un merle qui jasait dans le fourré voisin.

Au bruit des pas de la jument, la bourrique se mit à braire dans son étable, et bientôt parut la Cadette, ouvrant la porte du logis ; puis elle se planta sur le seuil en se frottant les yeux du revers de la main. Ce fut tout juste si, encore ensommeillée, elle se dérangea pour laisser passer le docteur et murmura un vague bonjour.

Entrant alors dans la chambre, Daniel fut saisi par un air chaud, épais, nauséabond, que rendait encore plus désagréable le contraste avec l’air pur du dehors. Son premier soin fut d’ouvrir le fénestrou pour aérer, puis il s’avança vers le lit de Sylvia qui souleva ses paupières et balbutia péniblement quelques mots inintelligibles. La maladie paraissait suivre son cours régulier, avec une légère aggravation des symptômes défavorables. Après un examen attentif, le docteur prépara une potion et la fit avaler à la petite. Ensuite, prenant une chemise et des draps dans le paquet apporté, il la changea aidé maladroïtement par la mère qui geignait, ce faisant.

— Quel malheur qu’un si beau corps de fille aille pourrir sous terre ! disait-elle.

— Mais il n’est pas près d’y aller, j’en réponds ! fit Daniel irrité, en s’apercevant que la malade avait saisi quelque chose de cette phrase imprudente. Tenez, regardez plutôt comment il faut s’y prendre pour la changer !…

Sorti de la chambre, Daniel chapitra la Cadettes sur sa bêtise, et puis lui recommanda de faire bouillir le linge souillé dans du « lessif » et de le laver à l’eau courante.

— Vous me reverrez bientôt ! ajouta-t-il en partant.

Pendant toute une semaine il accourut ainsi, deux ou trois fois le jour épier, inquiet, la marche de la maladie. Parfois il quittait le lit de la petite pour aller querir quelque remède dont il espérait un bon effet, et revenait en hâte le lui administrer.

Le huitième jour, il constata l’apparition, sur la partie inférieure de la poitrine, de menues taches roses saillantes. Puis ce furent des vésicules grosses comme des grains de mil, pleines d’un liquide aqueux et transparent. Simultanément, la petite malade était dans une prostration profonde, et sa langue et ses lèvres se couvraient d’un enduit fuligineux que le docteur enlevait délicatement avec un linge fin. Quotidiennement se produisaient de nouveaux symptômes redoutables, en même temps que s’aggravaient les anciens. De toute cette seconde période, Daniel ne quitta guère le moulin, surveillant avec une anxiété sincère l’évolution de la maladie dont la violence allait toujours croissant. La pauvre Sylvia délirait sans cesse ; ses membres se raidissaient avec de brusques soubresauts ; des convulsions tordaient tout son corps, et les pulsations de l’artère, comptées à la vieille montre d’argent de Daniel, étaient plus de cent à la minute.

Le jeune docteur avait épuisé tous les moyens conseillés par la science officielle et ne savait plus que faire. Il commençait à désespérer de cette guérison qu’il avait prise à cœur jusqu’à en oublier tout ce qui lui était personnel. L’inefficacité des remèdes prescrits en tel cas par les sommités médicales lui en faisait chercher d’autres. Quelquefois, dans le pré du moulin, adossé à un peuplier, il regardait à ses pieds couler l’eau claire, et méditait. Cette fièvre d’une extrême intensité, cette chaleur âcre qui brûlaient le corps de l’enfant, ne pouvaient-elles être amorties par des bains froids ? Il lui semblait que cette médication était indiquée. Mais, outre la dérogation à l’enseignement des maîtres, le sentiment de la responsabilité qu’il lui fallait assumer, l’effrayait fort. Le jour, il y pensait ; la nuit, il en rêvait. La question se posait dans son esprit comme un cas de conscience. Avait-il le droit d’essayer de ce moyen à défaut des autres, impuissants ? Pouvait-il légitimement faire cette expérience sur la fillette ?… « Oui ! se répondait-il tout d’abord, oui, puisque c’est dans son intérêt même !… Mais presque aussitôt se dressaient devant lui les objections. Avait-il la certitude absolue que la maladie, abandonnée à son cours naturel, aurait une issue fatale ? D’autre part, était-il sûr que l’application de cette méthode curative n’achèverait pas la petite patiente ?… Ces terribles interrogations que se répétait le jeune médecin le faisaient soupirer, presque gémir. À maintes reprises dans une matinée, dans un après-midi, Daniel examinait Sylvia, espérant tirer de son examen quelque motif de décision.

— Tu te rendras malade, toi aussi ! lui dit la Grande, une fois qu’il était venu dîner à la hâte.

À cela Daniel, absorbé dans ses réflexions, ne répondit rien, et, se levant, il repartit pour Chantors.

Le douzième jour, tous les phènomènes morbides s’exacerbèrent avec une véhémence qui alarma Daniel et lui fit sentir la nécessité de se résoudre. Deux partis s’offraient à lui : ou laisser la maladie marcher très probablement vers une terminaison mortelle, en continuant des remèdes inutiles, ou tenter un dernier moyen de salut qu’il supposait efficace… Il demeura, une minute, immobile, les yeux fixes, résumant au plus vite en lui-même tout ce qu’il s’était déjà dit pour ou contre ; puis il conclut mentalement : « Le médecin qui le premier saigna un malade faisait une expérience… »

Et, ouvrant la porte par laquelle on communiquait avec le moulin, il avisa un cuveau à lessiver placé dans un coin et le roula dans la chambre :

— Il faut le garnir d’eau, dit-il à la Cadette. Allons ! réveillez-vous ! ajouta-t-il, en voyant que, selon son habitude, elle tardait à se mettre en mouvement.

Le cuveau plein aux deux tiers, la bonne femme se lamentait en ôtant la chemise de sa fille : « Jamais elle n’aurait la force de soulever cette drôle… non, jamais ! » disait-elle, en la lâchant sur le lit après un essai peu énergique. Voyant cela, Daniel, impatienté saisit dans ses bras ce pauvre corps torturé par le mal et le déposa dans le bain.

Ce ne fut pas sans émoi qu’il attendit le résultat de l’immersion. Mais, comme aucun trouble ne se manifestait, il prit confiance et maintint dans l’eau la petite malade qui n’était plus capable de porter sa tête. Pendant ce temps, la Cadette, sur son ordre, changeait les draps et refaisait le lit…

Ainsi, chaque jour, quatre ou cinq fois, il réitérait ces bains, sans que l’état de la pauvre fille parût s’améliorer notablement ; la fièvre pourtant diminuait un peu.

Mais, le quinzième jour, les symptômes alarmants cédèrent : le pouls apaisé, plus de convulsions ni de délire, une prostration moins profonde ; les membres peu à peu recouvraient leur souplesse, et la malade enfin eut quelques heures de bon sommeil…

Daniel fut très heureux de cette cure. Le succès de son expérience en elle-même, la satisfaction d’avoir trouvé un nouveau moyen de combattre et de vaincre la terrible affection, et, par-dessus tout, la joie infinie d’avoir sauvé une existence, — tout cela le remplissait d’une félicité merveilleuse et naturelle, d’une fierté recueillie, qui se trahissaient par un léger sourire quand sa pensée s’arrêtait sur cette guérison dont il avait presque désespéré. Il en oubliait ses rêves d’amour et le chagrin de sa rupture avec Minna. Ces choses personnelles s’évanouissaient devant le sentiment de son devoir humain qui pénétrait tout son être et lui élevait le cœur.

Cependant, quelque foi qu’il eût dans la guérison de Sylvia, le docteur n’oubliait pas que trop souvent une complication brusque emporte un malade en pleine convalescence, et il continuait ses visites au moulin. Son principal souci était d’empêcher une suralimentation dangereuse, et, comme il ne se fiait guère à la Cadette, il n’avait pas manqué de faire comprendre à sa fille la nécessité de se modérer en cela.

— Tu ne prendras que ce que je te permettrai.

— Je ferai tout ce que tu me diras, maître répondait la petite en le regardant, reconnaissante.

Tous les jours, Jannic, chargé d’un panier et réjoui de la commission, apportait à Chantors des œufs, du bouillon, du lait, des aliments légers, car l’incurie de la mère à tous égards rendait ces envois nécessaires. Grâce à toutes ces précautions, la convalescence fut normale, et Sylvia put enfin se lever. Elle était bien faible encore, et passait ses journées dans un vieux fauteuil envoyé du Désert.

Alors, libre de ce côté, Daniel put retourner à ses projets philanthropiques. Son premier soin après la guérison de Sylvia fut de faire un arrangement avec Fréjou. En présence du curé de la Jemaye, le rusé compère s’engagea à dessécher son étang et à le mettre en prairie, moyennant une indemnité de trente francs payée par le docteur. En outre, celui-ci devait traiter gratuitement des fièvres Fréjou et sa famille, et même fournir les remèdes.

Ces conditions exorbitantes indignaient le brave Daniel qui avait un vif sentiment de la justice et de l’équité ; mais il les accepta néanmoins.

— Il faut que j’aie bien besoin de faire une démonstration qui leur crève les yeux, à tous ! dit-il au curé en se retirant.

Cette affaire conclue, le docteur se remit à courir le pays, et notamment à visiter, chaque dimanche, une des communes de la région. À la sortie de la messe, il voyait les gens, leur parlait en particulier, les prêchait longuement rassemblés en groupe, et répondait avec patience à leurs objections vingt fois ressassées, suivant l’usage des paysans. Il ne prétendait pas convaincre brusquement une population ignorante et instinctivement méfiante à l’endroit des nouveautés non prouvées par des faits ; mais il espérait déterminer peu à peu un mouvement d’opinion favorable à son système. Il comptait fermement, d’ailleurs, que l’exemple de la Jemaye aiderait bientôt à ce mouvement.

En ces tournées de propagande, le docteur traitait aussi les malades, du moins autant qu’il le pouvait. Dans sa générosité native, il aurait soigné de grand cœur tous les fiévreux de la Double ; mais, à part quelques rares propriétaires aisés, il était obligé de fournir aux gens de bonne volonté le quinquina, qui alors coûtait cher, et il n’était pas riche.

Une autre maladie avait encore sollicité son attention : la variole. En ayant observé beaucoup de cas mortels, il s’efforçait de propager la pratique de la vaccination, à peu près inconnue dans le pays. Mais que de peines pour persuader à des paysannes arriérées de laisser faire à leurs enfants une petite piqûre préservatrice !… C’était comme pour la destruction des étangs : presque personne ne se rendait à ses raisons.

Malgré toutes les difficultés qu’il rencontrait, Daniel ne se décourageait pas et continuait avec une persévérante ardeur son apostolat médical. Toujours par voies et par chemins, il n’était pas mal vu, car ses bonnes intentions et ses bonnes œuvres étaient assez apparentes ; mais toutes ses innovations projetées excitaient l’humeur soupçonneuse des paysans et les critiques des bourgeois. Et puis, le vieux préjugé religieux contre ceux du Désert, un peu affaibli pendant la Révolution, subsistait toujours. Aussi les gens, lorsqu’il passait chevauchant la Jasse, étaient prompts à dire entre eux :

— Voilà le parpaillot !

Lui sentait bien cela, mais ne s’inquiétait pas de ces dispositions. Il pensait conquérir les sympathies par son dévouement à la cause des déshérités ; non pour en bénéficier personnellement, mais pour les faire servir à ses desseins. Il ne voulait gagner l’estime et la confiance de tous que pour consacrer son influence au bien du pays.

Daniel ne s’étonnait donc pas ni ne se peinait que les manifestations de reconnaissance pour ses soins fussent rares, ou, pour mieux dire, nulles. « L’éducation morale de ces pauvres gens n’a pas été forte ! » se disait-il avec indulgence.

Un jour, cependant, il eut une surprise agréable. Comme il se mettait à table pour dîner, — après s’être lavé les mains à l’évier selon la coutume périgordine, — devant la porte de la cuisine ouverte s’arrêta la Sylvia, montée sur l’ânesse du moulin, non plus à califourchon comme auparavant, mais décemment assise sur la bastine.

— Ah ! voici la ressuscitée ! fit la Grande, tandis que Jannic devenait tout pâle.

Sylvia, sans répondre, s’avança vers Daniel siégeant au bout de la table, et, s’agenouillant, lui saisit les mains.

— Que fais-tu, petite ! se récria-t-il.

— Oh ! répondit-elle en relevant la tête, pendant que deux grosses larmes roulaient dans ses yeux noirs, oh ! maître ! laisse-moi baiser les mains qui m’ont tirée de la fosse !

Il y eut un moment de silence, puis le docteur, attendri, dit à la fillette :

— Tiens, ma mignonne, mets-toi là près de moi : tu vas dîner avec nous…

Elle ne mangea guère, la petite Sylvia. Son pauvre cœur gonflé avait besoin de s’épancher, et elle n’osait le soulager devant tous. Et Sicarie la questionnait :

— Tu as eu peur de mourir, dis ?

— Oui bien, lorsque j’avais ma tête.

— C’est-il que tu avais peur du diable ?

— Non point ! répliqua la petite, dédaigneusement ; mais je voyais que ça ferait du chagrin au maître !

Mériol et Janmic s’en étant allés au travail, la Grande reprit :

— Ah ! tu peux dire que tu as été bien soignée !… comme jamais marquise ne le fut.

— Aussi suis-je toute au maître, à cette heure et à toujours ! Tu m’es plus que père, continua-t-elle en s’adressant à Daniel. Le mien me fit pour son plaisir, sans songer à moi… Toi… tu m’as redonné la vie avec de grandes peines, et tu le faisais pour moi seule… C’est pourquoi, vois-tu, je t’appartiens corps et âme…

— Oui ! oui ! faisait le docteur, embarrassé, en tapotant sur la table la main de Sylvia.

— Hé ! dit la Grande, étonnée d’entendre parler ainsi, même naïvement, la petite. Quel âge as-tu, Sylvia ?

— J’aurai seize ans à Notre-Dame de septembre.

— Ah !


XV


« Il y a promesse de mariage entre monsieur Tancrède-Roland-Guyon, vicomte de Bretout, de la paroisse de Ribérac, et mademoiselle Caroline-Minna de Légé, du château de Légé, présente paroisse… »

Cette annonce faite au prône, le dimanche de la Visitation, par le curé de la Jemaye, fut commentée par les bonnes gens à l’issue de la messe. Dans les groupes on estimait que le futur « faisait une bonne affaire ». Un des métayers du château résuma l’opinion générale en disant :

— Il n’est pas bien malheureux, ce monsieur !… La maison est bonne et la demoiselle est jolie !

Jannic, qui assistait à la publication des bans, apporta la nouvelle au Désert. Seulement, il ne se rappelait pas bien le nom du futur : il y en avait tant !…

— Voyons, lui dit le maître, est-ce monsieur de Marcily ?

— Ça n’est pas un nom comme ça.

— Ou monsieur de Bretout ?

— Oui, c’est bien ce nom-là… mais il y en a d’autres !

— Celui-là suffit, dit le docteur, en montant à cheval pour aller voir un malade à Saint-Michel.

En route, il se tâtait au sujet de ce mariage. Tout d’abord il constata qu’il l’avait appris sans trouble. Ensuite, après réflexion, ayant bien considéré la chose sous tous les aspects, il se dit qu’à l’heure présente encore il referait ce qu’il avait fait naguère. Tout au plus un petit reste de passion charnelle lui faisait-il regretter un peu de voir cette jolie cousine passer dans les bras d’un autre. Mais ce peu de jalousie physique n’avait aucune amertume, et Daniel se sentait fort capable d’assister souriant à la cérémonie nuptiale.

Satisfait de son examen mental, le docteur avançait d’une allure tranquille, et bénévolement émouchait la Jasse avec une branche de chêne feuillue, quand tout à coup, à un détour du chemin, il vit venir vers lui Minna, sur sa jument, escortée d’un cavalier qui montait un vieux cheval anglais. Ce cavalier était un ci-devant jeune homme de trente à trente-deux ans, grand, osseux, à la figure camuse, rousseau, avec de larges oreilles aplaties comme des poires tapées.

À quatre pas, le docteur salua :

— Bonjour, ma cousine.

— Bonjour, Daniel, fit-elle avec un sourire.

Et ils se croisèrent.

Si la jeune fille avait été seule, peut-être Daniel aurait-il encore été quelque peu maltraité de paroles ; mais elle ne résista pas au plaisir de taquiner son futur, qui l’accompagnait aux vêpres de la Jemaye.

— Je ne vous connaissais pas ce cousin, remarqua l’autre, la figure renfrognée.

— Comment ! je ne vous ai jamais parlé de mon cher et aimé cousin le docteur Charbonnière, qui me sauva la vie lorsque je fus mordue par une vipère ? fit-elle malicieusement.

« Ce quidam doit être le vicomte de Bretout, se disait Daniel, de son côté, en poursuivant. Eh ! bien, vicomté à part, il est comme moi : il n’est pas beau !… »

À Saint-Michel, Daniel trouva sur la place M. de Fersac jouant aux quilles avec le curé.

— Voilà les plaisirs innocents du dimanche, docteur ! dit le gentilhomme.

Puis, après les poignées de mains échangées, il fut question du malade varioleux que Daniel venait visiter. Incidemment, le médecin déplora l’inepte obstination des gens qui refusaient de se laisser vacciner, et garder ainsi d’une maladie dangereuse.

— Pour cela, vous avez cent fois, mille fois raison, dit M. de Fersac ; ce sont des imbéciles !… Mais il y a un moyen de remédier à leur sottise. Je vais prendre un arrêté pour obliger tous ceux de ma commune à se faire vacciner. Si vous êtes libre dimanche, ils seront là : vous pourrez piquer les bras tout à votre aise !

— Je le veux bien ! répondit le docteur, enchanté d’opérer sur toute la population d’une commune.


Le dimanche suivant, tous les habitants du bourg et des villages voisins étaient convoqués ; à la sortie de la messe, M. de Fersac monta sur le piédestal de la croix de la place et harangua brièvement ses administrés.

— Or çà, bonnes gens de Saint-Michel, aucun de vous n’ignore que la picote tue dans la paroisse, bon an, mal an, cinq ou six personnes. Cette semaine encore, elle a fait mettre dans le trou un homme du bourg qui laisse quatre petits drôles. Partant, c’est en permanence, sur nos têtes, la mort pour quelques-uns, vous, moi, nous ne savons… Qui donc de vous autres ne voudrait être exempt de cette malechance ? Je le demande à tous ceux et celles qui ont de la famille ! Je le demande surtout aux filles, qui, outre le risque de mort, courent celui d’être défigurées et de ne plus trouver de galants… Eh ! bien, il y a un moyen de se préserver de cette sale maladie. Ce moyen ne vous coûtera rien et ne vous fera non plus de mal qu’une piqûre de mouche. Cela étant, comme je ne veux plus de picoteux dans ma commune, vous allez tous venir au château, fors les grêlés, qui ne risquent plus rien, et nous allons tous nous faire vacciner, en commençant, comme de juste, par le clergé et la noblesse et en finissant par le tiers-état… Allons, curé ! passe devant ; moi, je me mets en serre-file, afin que nul ne se dérobe !… Suivez ! suivez, vous autres !

Lorsque, tard dans l’après-midi, le docteur eut vacciné environ cent cinquante personnes, M. de Fersac émit cette observation :

— Avec quarante ou cinquante grêlés qu’il y a dans la commune, ça ne fait pas mon compte ; il y en a une trentaine à dire ! Mais nous les attraperons… Ce sera pour dimanche prochain, n’est-ce pas, docteur ?

— Certainement : il ne faut pas en laisser échapper un seul !…

Le soir, à souper, le châtelain-maire, enchanté de sa réussite, fut très gai. Quant au docteur, il était ravi de démontrer par les faits, la vertu de la vaccination.

— Voyez-vous, disait-il, quand ceux des autres communes de la Double verront qu’il n’y a plus de varioleux à Saint-Michel, ils se décideront à se faire vacciner.

— N’y comptez pas trop, monsieur Charbonnière ! s’écria le curé. Ne fût-ce que par négligence, beaucoup s’abstiendront. Il faut contraindre les paysans, pour leur faire du bien.

— C’est la vérité même que tu dis là, Médéric ! remarqua M. de Fersac.

Le souper fini, le curé s’excusa et quitta la table.

— Il est gentil, votre curé, dit le docteur, après que celui-ci eut disparu.

— N’est-ce pas ? C’est un franc et honnête garçon, droit et généreux… C’est dommage qu’il soit prêtre et obligé de porter toute sa vie un masque sur la figure !… Il est vrai qu’il l’ôte quelquefois… Sans lui je m’ennuierais souvent, dans ce trou. Il me tient compagnie à table et à la chasse ; nos goûts se ressemblent fort et nos manières…

— Si je ne craignais d’être indiscret j’ajouterais : « Et vos personnes physiques. »

— Ajoutez, ajoutez, docteur !… Il y a, voyez-vous, de bonnes raisons pour cela, reprit M. de Fersac après une pause.

Mon père eut jadis, voici quelque trente ans, une légère distraction avec une jolie fille d’un de nos métayers, d’où naquit un petit garçon. Ma mère, qui était une bonne et sainte femme, fit élever cet enfant du péché, à ses frais, et, plus tard, dans une pensée d’expiation, elle en fit un prêtre. En sorte que le pauvre Médéric, sans nulle vocation religieuse, paie pour une faute qu’il n’a point commise… C’est la justice d’ici-bas… et celle d’en haut !… Moi, j’ai tâché d’être plus équitable avec mon frère bâtard : je lui ai donné en toute propriété un domaine venant de l’héritage paternel, et, au surplus, il est chez moi comme chez lui. C’est une si bonne nature qu’il n’en abuse point et me porte respect en tout, comme à l’aîné, au chef de la maison de Fersac… Encore un verre de ce vieux bergerac ! À votre santé, docteur !

— À la vôtre, monsieur !… Mais, pardonnez-moi, je me figure que vous ne vous êtes pas sans peine accoutumé à la vie retirée que vous menez, après les aventures de votre jeunesse.

— Non, cela n’a pas été trop dur ! Je me considère comme un corsaire en retraite. Mon existence est d’ailleurs très supportable : je suis le maître absolu dans ma commune, j’ai de bons chiens, une excellente jument, deux belles filles à mon service, et un bon frère que j’affectionne… Tout cela serait parfait, mais dans cette félicité il y a un ver rongeur…

Et, comme Daniel le regardait avec étonnement, le comte ajouta :

— Oui, votre cousin de Légé… Mais ne parlons pas de lui : cela gâterait cet honorable vin !

La bouteille achevée, Daniel se leva pour partir.

— Il est tard, lui dit M. de Fersac, voulez-vous mes pistolets ?

— Merci… Il n’y a pas de danger, je suppose !…

— Hé !… Mais les médecins ont les quatre pieds blancs !

Après la chaleur brûlante du jour, c’était un plaisir que de voyager à la fraîcheur d’une aimable nuit d’été. La Jasse, bien avoinée, s’en allait joyeusement vers son écurie en pressant le pas. Une lumière incertaine, tombant des étoiles, éclairait faiblement les chemins et les sentiers à travers les landes et les bois. Dans la demi-obscurité, le jeune homme, docile aux mouvements de sa monture, rêvait à ses entreprises, et, l’estomac réchauffé par un vin généreux, voyait tout en beau. Tandis qu’il cheminait paisiblement, des bruits nocturnes montaient de l’ombre. Glapissements de renards en chasse, cris aigus de hérissons sortis de leur tanière, ululements de chats-huants dans les futaies, hurlements de loups sur les carrefours des chemins, miaulements rauques de chats sauvages, grognements sourds et froissements de branches dans les halliers, frouements imprécis, gémissements étouffés… Tous ces bruits, tous ces langages de bêtes, se mêlaient parfois en rumeurs confuses qui semblaient la voix de la forêt au loin réveillée.

Daniel, tout entier à ses méditations, ne prenait point garde à cette symphonie sauvage dont les exécutants lui étaient connus, lorsque soudain la Jasse s’arrêta court, chauvit des oreilles et souffla bruyamment. Lors, relevant la tête, le docteur aperçut à quelques pas devant lui, à la croisée de deux chemins, un homme sorti du taillis qui, l’ajustant avec un fusil, lui cria rudement :

— La bourse ou la vie !

On n’y voyait guère, et, d’ailleurs, l’homme était masqué d’une peau de bête ; mais le docteur le reconnut à la voix.

— C’est comme cela que tu me remercies de t’avoir soigné tout l’hiver passé, dis, Gavailles ?… Allons, mon ami, haut le bois !

— Ah ! c’est vous, monsieur Daniel !… excusez…

— Tu te devrais contenter de braconner les lièvres et les chevreuils, sans attaquer les gens, fit le docteur, lorsqu’il fut à la cafourche.

— Vous avez bien raison ! fit l’autre en se démasquant, mais si vous saviez !… La femme est au lit, en couches, avec les fièvres !… Moi, je viens de faire un mois de prison pour coupe de bois. Pendant ce temps-là, les cinq drôles ont vécu de miquet, et encore pas à leur faim. À présent, nous n’avons même plus de millet pour en faire !… Par-dessus le marché, le maître de la cabane où nous gîtons nous veut jeter dehors, faute de paiement !… Pour nous finir d’écraser, il n’y a guère de lièvres, cette année-ci !… Comme on dit, la faim fait sortir le loup du bois…

Daniel écoutait, pensif, cette plainte amère.

— Viens chez moi demain, dit-il au braconnier, après un silence ; je te donnerai du grain pour moudre, et puis j’irai voir ta femme.

Et il voulut continuer son chemin.

— Ne passez pas là, monsieur Daniel ! fit l’homme vivement, le chemin est mauvais.

— Mais j’y ai passé tantôt !

— Ça ne fait rien… écoutez-moi… passez par le Chêne Mort !… Ça vous allonge un peu, mais ça vaut mieux.

« Il y en a quelque autre embusqué par là », se dit le docteur, en prenant du côté indiqué.


Le lendemain, à son lever, Daniel trouva un billet de M. de Légé qui le conviait aux noces de Minna.

« Qu’irais-je faire là, se dit-il, parmi les nobles parents des Bretout et les amis des Légé ? Le cousin n’a point osé m’ignorer en cette occasion, mais il ne désire pas plus me voir à cette noce, j’imagine, que je ne désire y aller ! »

Et il s’excusa par lettre, alléguant le défaut de costume de cérémonie, — ce qui n’était pas un mensonge…

Ce mariage fut le dernier fait à la Jemaye par le brave curé : peu après, il eut la satisfaction d’être transféré à la cure de Vauxains, qu’il ambitionnait depuis longtemps, ses propriétés se trouvant tout près du bourg. Il fut remplacé à la Jemaye par M. l’abbé de Bretout, le vicaire de Ribérac. C’était certainement pour celui-ci une situation très inférieure à son mérite, mais il l’acceptait d’autant plus volontiers qu’il l’avait sollicitée « pour ne pas quitter son cher neveu et sa chère nièce », disait-il.

Daniel fit la connaissance du nouveau curé le jour où il fut à Légé porter à son cousin les intérêts de sa dette. En attendant le retour de M. de Légé, qui était allé dans une de ses métairies, l’abbé de Bretout, à l’aise comme chez lui, tint compagnie au docteur, les jeunes époux n’étant pas revenus de voyage. Le ci-devant vicaire de Ribérac était un homme grand et maigre comme son neveu, mais beaucoup mieux de sa personne ; et, surtout, l’oncle était un homme intelligent, tandis que le neveu était un sot. Très habilement, l’abbé, après les premières politesses, vanta au visiteur ses projets d’assainissement et le loua fort de s’être proposé une œuvre aussi éminemment profitable au bien public. Il parlait simplement, avec une irréprochable courtoisie et une bonhomie qui s’étonnait de maintes choses toutes naturelles, comme aurait pu faire celle d’un novice enfermé dans la Chartreuse de Vauclaire. Il souriait bénignement et ouvrait de grands yeux limpides autant que ceux d’un tout jeune enfant, et qui semblaient se livrer. Mais on ne voyait rien dans cette eau pure.

En retournant au Désert, — après avoir versé à son créancier les intérêts « légitimement dus », comme disait toujours M. de Légé, — Daniel songeait au nouveau curé de la Jemaye. Éclairé à la lumière des faits, ce personnage, avec ses airs de franchise et d’ingénuité lui inspirait de la méfiance.

« Hum ! hum ! se disait-il, l’homme qui a su s’introduire dans la maison de Légé, se donner du crédit près du père, prendre une autorité absolue sur la fille, qui a manœuvré assez adroitement pour écarter les prétendants et l’emporter, avec un neveu sans fortune, sans figure et sans esprit, sur des jeunes gens à la mode comme le comte de Marcily, sûrement cet homme-là n’est pas un imbécile ni un naïf. S’il s’exile dans une petite paroisse de la Double, lui qui paraît ambitieux, il a des raisons pour cela ! »

Et Daniel formait des hypothèses…

Rentré chez lui, bientôt il fut distrait de ses imaginations lorsqu’il serra la quittance du cousin dans son tiroir à peu près vide d’argent. Tout au plus y demeurait-il quelques écus, à peine suffisants pour payer le collecteur !… Cependant il aurait bien voulu se munir de quinquina : car, à la suite des chaleurs estivales qui avaient desséché les marécages et les queues des étangs, la fièvre sévissait cruellement… Et puis le docteur songeait à son mémoire : il lui aurait fallu deux ou trois cents francs pour le faire imprimer…

Après avoir longuement supputé ses ressources futures, Daniel acquit la conviction que, l’année venant, il lui serait tout juste possible de payer les intérêts au cousin de Légé. Encore fallait-il, pour cela, que les vignes ne fussent pas gelées par les « chevaliers » ; que le blé réussit bien ; que les cochons, les moutons et les veaux de lait se vendissent cher ; — bref, tout un concours de circonstances favorables qu’il n’était pas raisonnable d’espérer. — Quant au « produit de sa lancette », comme il disait, le docteur ne le mettait pas en ligne de compte, pour la bonne raison qu’il était nul.

Dans ces conditions, la nécessité de renoncer à l’édition de son mémoire lui apparaissait clairement, et cela le contrariait au plus haut point.

Dans le fond du tiroir, cet ouvrage était là, sous la forme d’un cahier cousu de gros fil retors. Daniel se mit à le relire. Le travail primitif avait été fort amélioré par des additions de faits omis, par des vues nouvelles, des raisonnements plus pressants, des démonstrations plus nettes. Après avoir achevé sa lecture, le docteur sentit s’accroître ses regrets. Certain de n’être abusé par aucune vanité d’auteur, il se disait pourtant que nul n’aurait pu lire son travail sans croire fermement, comme il y croyait lui-même, à l’efficacité des moyens qu’il préconisait.

Après y avoir mûrement réfléchi, obligé de renoncer à une impression trop dispendieuse pour lui, Daniel voulut au moins saisir de ses projets l’administration préfectorale, à défaut du public. S’il pouvait l’intéresser au sort de la malheureuse Double, l’opinion moutonnière suivrait. Stimulé par des espérances largement optimistes, qui témoignaient une absolue ignorance de l’esprit administratif, le docteur commença incontinent une copie de son mémoire ainsi intitulé :


DE L’ASSAINISSEMENT ET DE LA
RÉGÉNÉRATION DU PAYS DE DOUBLE
PAR LE DOCTEUR DANIEL CHARBONNIÈRE


Il inscrivit cette épigraphe :


Homo sum et nihil humani a me alienum puto.


Le travail était divisé en trois parties, précédées d’une courte introduction, où, après avoir établi par diverses remarques l’ancienne prospérité de la Double, l’auteur déclarait que les nombreux étangs créés sans intention mauvaise par les Chartreux de Vauclaire avaient fait le malheur du pays.

Dans la première partie, le docteur traçait en lignes énergiques le lamentable tableau de la Double, observée sous le rapport de la population. Toute cette contrée, peuplée d’environ seize mille habitants, il la dépeignait ravagée par la fièvre paludéenne qui prenait l’enfant au berceau et l’accompagnait adulte, en sa misérable existence, jusqu’à une mort prématurée, fin de ses douleurs. Il dénonçait, en montrant le riche à peu près exempt du fléau, ce sinistre enchaînement : la fièvre engendrant la misère, et la misère aidant la fièvre dans son œuvre de mort. Il prouvait par des chiffres l’effrayante mortalité due à cette perpétuelle collaboration. Alors que dans le département de la Dordogne les décès annuels étaient de vingt-quatre pour mille habitants, dans certaines communes de cette malheureuse Double ils atteignaient au chiffre de trente-huit pour mille, et dans celle d’Échourgnac allaient à quarante-six ! Il faisait voir que, dans cette contrée maudite les décès excédaient de beaucoup les naissances, et que la moyenne de cinquante-quatre habitants par kilomètre carré dans le département descendait à quatorze dans les communes d’Échourgnac et de La Jemaye !

La seconde partie du mémoire expliquait l’insalubrité du pays : mince couche arable reposant sur un lit épais d’argile imperméable qui tenait l’eau comme un pichet. De cette constitution géologique résultait la stagnation des eaux pluviales, gardées partout dans les combes et les plis de terrain, par trois cents étangs, petits ou grands, et des marécages sans nombre, où les matières organiques en pourriture, à découvert quand venait la sécheresse, répandaient sur le pays des germes d’infection. Parmi les plantes les plus insalubres à cet égard, le mémoire signalait une algue qui semble toucher au règne animal, la conferve bulbeuse, d’où se détache une infinité de spores : celles-ci se meuvent rapidement, à la manière des infusoires, et leur décomposition, pareille à celle des animaux, multiplie le germe de la fièvre, qu’inoculent à l’homme les moustiques nés dans ces marécages empestés.

La troisième partie du mémoire exposait les moyens d’assainissement qui seuls régénéreraient la Double :

1o Suppression et mise en prairies des étangs, ou de presque tous, avec le principe admis d’une entente amiable comportant une indemnité aux propriétaires, ou bien, à défaut d’entente, application de la loi du 11 septembre 1792.

2o Création d’un réseau de routes qui rayonneraient d’Échourgnac, point central de la Double, vers les villettes et les bourgs du périmètre extérieur, en desservant les localités intermédiaires, réseau complété par d’autres voies qui rattacheraient circulairement ces mêmes localités entre elles.

3o Exécution d’un système de drainage à ciel ouvert pour le desséchement et le reboisement des marais et des nauves, système consistant à relier par des saignées tous les marécages à ces milliers de ruisseaux, ruisselets et fossés qui portent leurs eaux, directement ou indirectement, aux deux grandes rivières longeant la Double.

4o Construction de fours à chaux communaux pour l’amendement du sol.

5o Plantation de vignes, afin de remplacer par du vin l’eau malsaine dont s’abreuvent les malheureux paysans, et, à cet effet, primes données aux planteurs.

6o Établissement d’écoles dans toutes les communes.

7o Érection en canton, avec Échourgnac pour chef-lieu, des dix ou douze communes centrales de la Double ayant des intérêts solidaires et association agricole de ces communes.

Lorsqu’il eut achevé sa copie, le docteur en fit un paquet à l’adresse de M. Pépin de Bellisle, préfet de la Dordogne, et, l’ayant mis au bureau de poste de Mussidan, attendit, plein de confiance.


XVI


Après un automne pluvieux et un rude hiver, le printemps était venu, maussade, avec des giboulées et des gelées matinales. Un dimanche d’avril, Jannic, au lieu d’aller entendre dévotement la messe à son habitude, se rendit à la cahute de Gondet, le « médecin des fièvres ». Ce n’est point qu’il fût malade de corps, mais il était amoureux, et venait demander au vieillard, expert en sortilèges, un philtre capable de lui concilier celle qu’il aimait. Sur le seuil, le jeune pâtre, qui avait essuyé un grain, secoua ses épaules et fit tomber à terre quelques grêlons attachés à l’étoffe poilue de son « sans-culotte », autrement sa veste.

— Salut à vous, Gondet ! fit-il.

— Bonjour à toi, petit !

Le médecin des fièvres était assis sur un tronc d’arbre, dans un coin de l’âtre, où fumaient des branchettes de fagots.

— Sieds-toi, dit-il à Janmic en lui montrant une « cosse » pareille dans l’autre coin.

Le garçon ne fit pas de manière pour s’asseoir, mais, poliment, attendit une interrogation de Gondet.

— Hé ! donc, reprit celui-ci, tu as quelque chose qui t’enrage, je le vois bien !

— Oui… J’aime une drôle, la Sylvia, qui ne me peut souffrir, et je voudrais un charme pour me faire aimer…

— Ça n’est pas une petite affaire ! dit le vieux après un moment, et puis ça coûte cher, mon pauvre ami !

— J’ai là une pièce de quinze sols…

— Baille, que je la voie ?… Elle est bonne, ajouta le bonhomme en la fourrant dans son gousset. Pour faire ce sortilège, reprit-il, besoin est d’une racine que nous allons chercher.

Ils sortirent.

Après avoir longtemps cherché, Gondet s’arrêta le long d’un taillis, et dit à Jannic en lui désignant une plante !

— Avec ton couteau fais un rond autour de ce martagon-ci, en ayant soin de ne point le gâter, puis arrache-le doucement.

Jannic ayant mis au jour la racine de martagon aux deux bulbes jumeaux, ils revinrent chez le sorcier, qui la prit et prononça dessus cette invocation :

— Ô martagon qui fais courir les filles après les garçons, fais que la meunière aime le berger, que la Sylvia aime Jannic !… Ainsi soit-il !

Ensuite de cela il dit au garçon :

— Partage cette racine en deux, mets-en la moitié dans ta paillasse, et l’autre dans celle de la fille ; mais qu’elle ne le sache !

Jannic, rempli d’espoir, s’en fut, disant :

— Je vais l’y mettre, coup sec : j’ai vu la drôle passer avec sa mère, toutes deux allant à la messe ; il n’y a personne, à cette heure, au moulin…

Dès son entrée au Désert, la Sylvia, toute drôlette alors, occupait le jeune garçon. Mais depuis qu’elle était devenue une belle fille, grande, bien faite, aux lèvres rouges, aux splendides yeux noirs, son amour avait crû avec elle et le travaillait si fort qu’il en était quasiment imbécile. Tout le long du jour, gardant ses brebis, il ne pensait qu’à Sylvia, et, la nuit, la voyait en rêve. Lorsque Mériol ou la Sicarie lui commandait quelque chose, des fois il restait là, planté, badaud, comme étourdi, n’ayant rien ouï, de manière qu’il fallait lui répéter l’ordre. Et Sicarie de s’écrier :

— Par ma foi ! on dirait que ce drôle est amoureux !… Mais il n’a encore qu’un duvet d’oison à ses joues !

Oui, cela était pourtant. Malgré sa jeunesse, le pauvre Jannic était amoureux à en perdre ses idées. Malheureusement, Sylvia ne l’aimait point. Même, comme le garçon l’avait dit à Gondet en son langage sincère, elle avait pour lui une sorte d’aversion.

— Passe ton chemin, berger ! lui disait-elle avec un sévère coup d’œil, lorsque d’aventure il voulait lui parler.

C’est qu’elle aussi avait un amour au cœur, amour exclusif et profond. Depuis sa maladie, elle se considérait comme la chose de celui qui l’avait sauvée : elle ne souffrait pas qu’un autre homme eût pour elle des attentions. Les regards amoureux de Jannic lui semblaient voler celui qu’elle se complaisait toujours à nommer son maître, comme pour constater qu’elle lui appartenait. Dès le temps où, petite fillette, elle venait au Désert à califourchon sur l’ânesse du moulin, elle admirait naïvement Daniel. Sa haute taille, ses larges épaules, son épaisse chevelure, son regard scrutateur et doux, l’expression énergique de ses traits, tempérée par un sourire d’une admirable bonté, tout cela lui imposait et lui semblait d’un être supérieur aux autres hommes. Maintenant qu’elle était fille nubile et comprenait les choses de l’amour, ses sentiments avaient changé de caractère : elle aimait Daniel avec toute la ferveur de son âme reconnaissante, avec toute l’ardeur de ses jeunes sens. Quelquefois, la nuit, en songeant que pendant sa fièvre typhoïde il l’avait ainsi tenue entre ses bras, pour la mettre dans le bain sauveur, elle frissonnait, fermait les yeux, et rêvait de coller ses lèvres brûlantes sur les mains qui l’avaient « tirée de la fosse », comme elle disait.

Daniel, lui, avait été d’abord un peu embarrassé d’effusions qui lui semblaient des témoignages de gratitude excessifs à la fois et puérils. Mais depuis que, sa convalescence achevée, Sylvia, comme épanouie par cette crise même, apparaissait désirable ainsi qu’un superbe fruit mûr, le docteur ressentait une satisfaction attendrie d’avoir par sa vigilance et par son audacieux traitement sauvé cette chair en qui la vie débordait. Il s’intéressait à Sylvia comme à son œuvre, et secrètement s’émouvait en se rappelant certaines protestations ingénues d’être à lui toujours. Et, maintenant que l’enfant naïvement vouée à lui s’était muée en une belle fille amoureuse, il se troublait en lisant au fond de ses yeux noirs la même protestation que ses lèvres n’osaient répéter.

Cependant il cherchait à réagir contre ce trouble. Il se disait que ce serait malhonnête d’abuser des sentiments que lui portait Sylvia. Toute mignonne, à côté de la belle fille qui n’ignorait plus la nature de son affection, il lui semblait voir encore la drôlette innocente qui, n’étant pas ingrate, avait suivi purement l’impulsion de son petit cœur, et cela lui donnait des scrupules.

Puis il y avait autre chose : la Cadette avait tout l’air de pousser Sylvia dans ses bras. Était-ce bêtise ou calcul, le docteur ne le démêlait pas très bien ; mais, chaque fois qu’elle en avait l’occasion, la bonne femme, de sa voix traînante, lui chantait les mérites de sa fille et ne faillait jamais de dire combien celle-ci était affectionnée au maître : « Elle est bien vôtre, allez !… Depuis que vous l’avez sauvée, elle se jetterait au feu pour vous !… »

— Si vous la voyiez maintenant ! lui disait-elle, un jour qu’elle était venue chercher un sac de seigle au Désert. Quel morceau de roi, au prix de ce que vous l’avez vue !… Vous devriez la prendre pour chambrière, ajouta-t-elle après un silence.

— Vous êtes une coquine ! interrompit Daniel, indigné.

— Et pourquoi, notre monsieur ? Elle serait plus heureuse avec vous qui êtes un tant brave homme et qui lui feriez bien, que non pas à se crever de travail avec le fils des métayers du Mas-Poitevin qui la voudrait prendre à femme !

Daniel s’en alla sans lui répondre. Cette mère qui, avec une espèce de candeur cynique, lui offrait sa fille, cette paysanne bassement raisonnante, le révoltait. Il lui répugnait de connaître en confidence une telle aberration de sens moral.

« Après tout, se disait-il, ne vaut-il pas mieux pour Sylvia être l’honnète femme d’un rustre que la chambrière-maîtresse d’un monsieur, comme la Madalit et autres du pays ? »

Parfois cependant il s’apitoyait en réfléchissant à cette dure destinée. Il lui semblait que ce serait un crime de soumettre une telle créature aux rudes travaux de la glèbe. Ces petites mains, quoique hâlées par le soleil, n’étaient pas destinées à manier le lourd hoyau ; cette taille élégante, qui se devinait sous de grossiers vêtements, n’était pas faite pour se courber sur la terre dure. Et surtout, en songeant que cette belle fille, d’une si délicate sensibilité native, serait peut-être pliée sous la volonté d’un paysan brutal, saoulard hebdomadaire, qui lui infligerait, dans le vin, des grossesses continuelles et d’ailleurs la meurtrirait de son poing noueux, — oh ! alors Daniel se sentait envahir par une sourde colère.

Malgré tout cela, lorsqu’il interrogeait sa conscience, il ne se reconnaissait pas le droit d’intervenir activement dans cette vie, et d’employer à la diriger l’ascendant du maître et l’influence du médecin qui l’avait sauvée. Ainsi tiraillé entre ses sentiments et les réclamations du devoir, le docteur s’efforçait de rester neutre et, à cette fin, évitait le plus possible la rencontre de Sylvia. Mais cela n’était point facile : autant il se dérobait, autant elle le recherchait. Fréquemment il la trouvait sur son chemin, souriante et muette, et, par sa mine expressive, déclarant son amour. Aussi bien saisissait-elle toutes les occasions de venir au Désert, et, quand les occasions manquaient, elle forgeait des prétextes.

Comme elle savait les goûts du « monsieur », le plus souvent Sylvia lui apportait un bouquet de fleurs des bois. Il arrivait bien, de temps à autre, que le docteur fût absent : c’était alors une déception qu’elle dissimulait en disposant au creux d’un vieux pichet, à cet usage destiné, le bouquet formé soigneusement par ses mains.

— C’est pour le maître ! disait-elle.

— Pardi ! Je pense bien que ça n’est pas pour moi ! faisait en riant la Sicarie.

Lorsque Daniel était à la maison, il la remerciait brièvement, quelque peu embarrassé de ces attentions trop significatives. Un jour qu’elle lui offrait une grosse botte de muguet, devant M. Cherrier, venu déjeuner le vendredi, comme il le faisait volontiers, le docteur dit à Sylvia, un peu sèchement :

— Tu te donnes trop de peine pour cueillir toutes ces fleurs.

— Ça n’est point une peine ! répondit-elle avec douceur.

Gênée par la présence de Sicarie et d’autres, même de Jannic qui la mangeait des yeux furtivement, Sylvia préférait rencontrer Daniel sur les chemins et les sentes des bois lorsqu’il allait voir quelque malade. Elle était heureuse de se trouver seule avec lui dans les taillis déserts et elle s’ingéniait à prolonger cette sensation délicieuse. Le docteur ne s’y prêtait guère et passait, le plus souvent, après quelques mots affectueux, mais rapides. Pourtant il ne pouvait pas ne pas être touché de ces obstinées gentillesses, et quelquefois se relâchait de son attitude réservée.

Comme il allait un jour visiter un enfant du braconnier Gavailles, il aperçut devant lui, dans une laie sablonneuse qui traversait une grande futaie, Sylvia chargée d’une gerbe de fleurs. Par hasard, il était à pied, un bâton à la main, et, voyant la belle fille qui lui souriait, il s’arrêta presque involontairement. Les cheveux noirs et crespelés de Sylvia, un peu défaits, flottaient sur son front et s’emmêlaient avec les fleurs de la gerbe qui tremblaient sur leurs tiges grêles au mouvement rythmé de sa poitrine.

— N’est-ce pas qu’elle est jolie, cette petite fleur, maître ?

— Très jolie et gracieuse…

« Comme toi ! » avait-il envie d’ajouter, mais il se retint.

— Je voudrais bien savoir comment elle s’appelle ?

— C’est la Bridza media

— Jamais je ne me souviendrai de ce nom !

— Elle en a un autre : l’amourette.

— Celui-ci, je me le rappellerai, dit-elle en rougissant.

À ce moment, les yeux de Daniel se portèrent sur les traces qu’avait laissées dans le sable blanchâtre de la sente le petit pied cambré de Sylvia. Les orteils, bien détachée, étaient légèrement marqués, tandis que le talon s’enfonçait profondément. Et Daniel se ressouvint de Sakountala, l’héroïne du poème ancien, dont les pieds laissaient sur le sol des empreintes semblables, caractéristiques de certaine beauté charnelle… Et, relevant les yeux, il rencontra ceux de Sylvia qui flambaient. Un ramier roucoulait dans les hautes branches des chênes, et, au loin, une vache en folie meuglait au mâle… Elle était là, tout près de lui, et Daniel voyait ses seins rigides enfler sa chemise de grosse toile. Un flot de sang lui monta au cerveau ; un instant, il fut gagné comme par l’ivresse universelle. Mais soudain il se reprit :

— Va-t’en, Sylvia ! dit-il sourdement.

Alors, détachant à regret ses yeux de ceux où elle se perdait, l’amoureuse s’en alla lentement, tandis que le docteur se dirigeait vers la masure de Gavailles…

En rentrant chez lui, le soir, il vit sur le rebord du vaisselier la gerbe d’amourettes apportée par Sylvia et la scène de l’après-midi se représenta devant ses yeux. Mais il écarta cette image troublante, et, la Grande ayant mis la soupière sur la table, il se lava les mains et s’assit.

Peu après, par une association d’idées qui le retenait vers Chantors, Daniel parla de la fauchaison que bientôt il serait temps de faire aux prés du moulin,

— Il faudra trouver des hommes, dit-il à Mériol, que le foin ne se perde pas comme antan.

— Dimanche, j’en chercherai.


Une douzaine de jours après, revenant d’une longue tournée, Daniel passait à Chantors où deux journaliers engagés par Mériol faisaient les foins. De loin il les aperçut, à l’extrémité de la prairie « bargeant » le fourrage, c’est-à-dire le disposant en piles. Après une journée brûlante, le soleil baissait sur l’horizon et envoyait à la cime des hautes futaies ses derniers rayons. Attendant que les hommes eussent achevé, le docteur débrida la Jasse et se coucha au pied d’une meule, où, presque aussitôt, fatigué de ses courses, il s’endormit.

Lorsqu’il se réveilla, le crépuscule tombait sur la terre, et dans le ciel d’un bleu obscurci s’allumaient les étoiles. À l’ardente chaleur du jour avait succédé une douce tiédeur qu’embaumaient les senteurs des herbes séchées. Dans tout son corps rafraîchi par un bon somme, le docteur éprouvait une sensation de bien-être et de force, et il demeurait immobile à contempler le firmament où s’élevait sans hâte l’étoile du berger. Encore engourdi par un reste de torpeur, il rêvait en suivant des yeux l’ascension de l’astre superbe. Les deux hommes s’en étaient allés, leur journée finie, en respectant son sommeil. Les alentours étaient déserts. Derrière la meule, la Jasse broyait fortement le bon foin nouveau, et parfois, les naseaux chatouillés par le pollen des fleurs, s’ébrouait bruyamment. De-ci, de-là, les grillons sortis de leur tanière se recherchaient en susurrant parmi les racines des plantes coupées. Du lieu où Daniel était couché, la prairie descendait en pente faible jusqu’au ruisseau, dont les eaux, en amont, tombaient avec un murmure continu de l’écluse du moulin. Dans cet amoureux soir d’été, le docteur, allongé sur le dos, laissait son regard errer des hauts coteaux assombris, qui fermaient l’horizon, aux prés du petit vallon qui bordaient les deux rives. Il songeait à Sylvia, désirait sa présence et la redoutait en même temps, lorsque tout à coup il l’aperçut traversant à gué le ruisseau, son jupon troussé jusqu’au-dessus du genou, pareille, dans la faible clarté de cette heure, à une fée des eaux. Une vive émotion le saisit ; il voulut s’en aller, puis hésita : il lui semblait n’avoir pas la force de se mettre debout, de secouer le charme voluptueux qui le tenait. Cependant Sylvia montait vers lui, et, à mesure qu’elle approchait, sa personne se dessinait plus joliment dans l’imperceptible vapeur du soir. Maintenant elle était là devant lui, les cheveux à moitié défaits, en accoutrement de faneuse : chemise à coulisse découvrant la naissance des épaules, jambes nues sous le cotillon court.

— Bonsoir, maître ! fit-elle d’une voix douce, en s’asseyant à côté du jeune homme.

— Bonsoir, Sylvia… Que veux-tu ?

— Rien, sinon être un peu auprès de toi.

Il y eut un moment de silence, puis Daniel prononça nettement :

— Il faut t’en retourner, Sylvia.

— Ô maître ! laisse-moi un peu là ! Je suis si heureuse près de toi !… Tout près comme à présent…

— Il te faut t’en aller, te dis-je : ta mère se fâcherait.

— Elle n’y est pas… D’ailleurs je suis fille faite et maîtresse de moi !

— Va-t’en, Sylvia !

— Pourquoi me méprises-tu, maître ? Je suis noire parce que le soleil des fenaisons m’a « crâmée », mais je suis belle tout de même. Ce tantôt, dans le haut du goulet, derrière les vergnes, je me suis baignée, et, me mirant dans l’eau tranquille, j’ai vu que mon corps était beau, et j’en ai eu le plaisir parce que je t’appartiens et que, lorsque tu voudras prendre ton bien, tu n’auras pas dépit de moi… Si je parle comme ça, ce n’est point, tu le sais, que je sois une folle bringue… Il n’y a pour la fille de ma mère qu’un homme au monde et, si tu n’y étais plus, je porterais jusqu’à la mort la honte de ma virginité !… Il faut, à la fin, que je te le dise ! tout le jour je pense à toi, et, la nuit, en dormant, j’étends les bras et je te cherche…

Les mains sur son visage, elle parlait d’une voix basse, haletante de passion, ce cantique ingénu et fervent faisait frissonner Daniel.

— Vois là-haut, reprit-elle en redressant la tête après un court silence, vois ces milliers de lunous qui nous éclairent suspendus dans le ciel comme des calels allumés. Autour de nous, c’est la paix et la solitude ; la terre est tiède, l’air embaumé… Jette les yeux sur ta servante, maître ! Je ne te demande rien, rien que d’être tienne : je ne suis qu’une pauvre fille, mais je t’aime à me laisser saigner au col pour ton plaisir ! Je t’aime parce que tu es fort et bon, parce que tu m’as redonné la vie !… La fleur de cette chair que tu as sauvée de la mort t’appartient, ô maître !… oh ! prends moi…

Et Daniel, vaincu, se tournant vers elle, la prit dans ses bras.


XVII


Cependant Jannic, las d’attendre vainement l’effet du sortilège, alla trouver Gondet : loin d’être devenue plus aimable, confia-t-il au malin bonhomme, Sylvia le rembarrait de rebuffades encore plus dures qu’auparavant.

— C’est que peut-être tu t’es trompé de paillasse ?

— Non pas !… Sylvia dort dans une petite couchette…

— Alors, il y a quelque diable qui s’est mis en travers… Mais nous allons faire un autre charme pour renforcer le premier. Tu m’apporteras une pigeonne de la grosse espèce, treize épingles de laiton… et puis une autre pièce de quinze sols.

— Mais, puisque le premier charme n’a rien valu ? objecta le garçon.

— C’est que tu as failli en quelque chose…

Le dimanche d’après Jannic revint avec les nouveaux éléments du prodige. Le sorcier, après avoir fait un signe mystérieux, serra d’abord la pièce d’argent. Puis, aidé du berger, il plaça la pigeonne le dos sur une table, les ailes étendues, et la sacrifia en lui fendant la poitrine d’un coup de son couteau. Ensuite, pendant qu’elle se débattait dans les dernières convulsions, il lui arracha le cœur, ficha tout autour les treize épingles et sortit, suivi du garçon qui portait une brassée de menu bois sec et de la braise dans un mauvais sabot. Arrivé au milieu de la lande, à la cafourche de « l’Anne rouge », Gondet alluma le feu et plaça sur le petit bûcher le cœur lardé d’épingles en disant avec solennité :

— Je veux que la Sylvia brûle d’amour pour Jannic, comme ce cœur brûle dans le feu… Il est cinq heures au soleil, ajouta-t-il, s’adressant au garçon, va-t’en et dis en chemin sept « Notre Père ».

Et, tandis que le jeune pâtre s’en allait vers le Désert en marmottant ses patenôtres, Gondet, rentré chez lui, plumait la pigeonne pour son souper. Si, à cette heure même, Jannic avait pu voir son maître et Sylvia qui cheminaient lentement sous bois, il aurait compris l’inutilité de tous les moyens fournis par le « médecin des fièvres ».

De son bras gauche, la belle fille s’attachait à Daniel, dont le bras droit reposait, caressant, sur ses épaules ; et, en marchant à petits pas, elle babillait tendrement, célébrait son bonheur d’une voix émue.

Depuis l’heure que tu m’as faite femme, disait-elle en levant vers lui ses yeux reconnaissants, je suis heureuse, bien heureuse… Pourtant, je ne le serai tout à fait que le jour où je tiendrai là, entre mes bras, attaché à mon tétin, un enfant de toi !

— Mais les mauvaises langues, Sylvia, ne les crains-tu pas ?

— Non, du tout ! Qu’elles disent ce qu’elles voudront. Je me suis faite tienne parce que je t’aimais, sans aucun motif blâmable ou d’intérêt : ainsi est que je me trouve innocente de tout mal. Au temps ancien d’Adam et d’Ève, dont parle volontiers notre capelan, et de leurs enfants même, sans doute, on faisait comme nous avons fait, on se mariait devant le soleil ou sous les étoiles sans maire ni curé…

— Ah ! ma petite, tu n’es pas à court de bonnes raisons ! fit Daniel en souriant.

Elle continua :

— Pourvu que je sois près de toi, je ne me soucie de rien, je ne redoute rien, ni de personne… Tiens ! dit-elle en montrant une de ces lianes indigènes dont on fait des attelles pour les charrettes à bœufs, vois cette « guidalbre », comme elle a échelé ce grand chêne. Sans lui, dans l’ombre, repliée à terre ainsi qu’un serpent, elle pourrirait sur l’herbe et la mousse humide. Attachée à lui, elle a grimpé fièrement jusqu’aux plus hautes branches et jouit du soleil et de la lumière… Moi, je suis de même : attachée à toi, je suis forte et heureuse…

Daniel écoutait, charmé, ces paroles naïves, tout imprégnées de poésie rustique.

— Tu es un amour de fille, Sylvia ! répliqua-t-il en la pressant contre lui.

En ce moment, ils atteignaient une clairière formée par un défrichement abandonné. Au milieu, la maison était en ruines, et, tout autour, la forêt reprenait possession de son domaine. Quelques pins, de jeunes chênes, de petits châtaigniers, semés par les oiseaux, poussaient parmi les bruyères et les ajoncs.

— Je vais m’en retourner, bonsoir ! dit-elle.

Et, se haussant sur la pointe des pieds, Sylvia tendit ses lèvres à Daniel qui, l’empoignant avec douceur, l’éleva jusqu’aux siennes.

— Bonsoir, ma fille chère !…

Arrivé chez lui, le docteur trouva la Cadette venue le prier de querir un meunier pour la remplacer… Elle s’allait marier avec un veuf de Saint-Jean-d’Ataux, acheva-t-elle complaisamment.

— Vous allez vous remarier ? à votre âge !

— Mais, notre monsieur, je ne suis pas vieille !… J’avais seize ans et quatre mois lorsque j’eus la Sylvia, et elle a dix-sept ans…

— Vous en êtes bien sûre ? demanda le docteur, étonné, car la commère paraissait avoir quarante-cinq ans.

— Oui, tout à fait sûre. Il y a bien deux ans que je serais mariée, expliqua-t-elle, fière d’être ainsi recherchée, mais mon homme futur ne voulait pas me prendre avec mes drôles. Les petits sont placés, il ne reste plus que la Sylvia…, mais sans doute, à présent, vous allez bien la prendre… M’est avis qu’elle est grosse, ajouta-t-elle à demi-voix.

— Certainement, je la prendrai avec moi… Alors, c’était pour vous marier plus tôt que vous me la vouliez donner ?

— Eh oui, notre monsieur !

Sans trop se rendre compte de ses sentiments, Daniel fut content de savoir que la mère de sa bien-aimée n’était pas une de ces coquines empressées à vendre leur fille. Au reste, la Cadette ne s’était pas trompée : trois mois après, la grossesse de la petite était visible, et il fallait toute l’innocence de Jannic pour ne pas s’en apercevoir. Le pauvre garçon se désolait de constater le néant des sortilèges. Gondet s’efforçait bien de faire entendre à l’amoureux que ces charmes-là, souvent, n’opéraient guère avant des mois ; mais le berger commençait à douter de leur puissance.

Pour s’en éclaircir, il résolut de parler à Sylvia. Rassemblant tout son courage, il l’arrêta, vers la fin d’un après-midi, sur le chemin du Désert, où elle allait portant son petit paquet de hardes.

— Veux-tu m’écouter un moment, Sylvia ?

— Je veux bien, dit-elle plus aimablement que de coutume, tant elle était heureuse de ce qui désespère maintes filles.

— Tu sais, dit-il alors, que je pense à toi depuis le premier jour où je te vis, Sylvia : ne veux-tu pas avoir compassion de moi ?

Elle regarda au fond des yeux, avec un étonnement mêlé de pitié, ce grand garçon innocent.

— Tu es donc aveugle, Jannic ? Ne comprends-tu pas que j’aime quelqu’un à qui j’ai donné toutes choses ?

— Que veux-tu dire ? fit-il subitement pâle.

— Pauvre drôle ! vois donc ma taille et ma robe trop courte par devant !

Alors, tout à coup, le berger comprit, et il quitta Sylvia en disant froidement :

— Donc, ne parlons plus de ça !…

Lorsqu’il fut hors de vue, il laissa le chemin, pénétra dans un fourré de mort-bois et se jeta sur la palène, où il se mit à pleurer et à sangloter. Le soleil s’étant abîmé sous l’horizon, il se dressa, essuya ses yeux avec la manche de sa blouse et marcha vers l’étang des Oulmes. Mais, une fois là, debout au bord de la levée, il s’avisa que, l’année prochaine, on pêcherait l’étang et qu’on le trouverait la figure mangée par les poissons. Alors il renfila ses sabots, ramassa son bonnet lancé à terre et se dirigea vers Montpaon. La nuit était noire. Du haut d’une berge déserte il se précipita dans la rivière grossie par les pluies, et, roulé par les eaux limoneuses, il descendit vers Coutras…

Le lendemain, Jannic n’ayant pas reparu, Sylvia voulut toucher les moutons à sa place. Et, comme Daniel lui disait par manière de plaisanterie ne point l’avoir louée en qualité de bergère, elle insista gentiment :

— Laisse-moi t’être utile à quelque chose !

— Va donc, ma fille, puisque tu le veux ; mais ne t’éloigne pas plus que les landes du Signal, et emmène César.

— Oh ! je n’ai pas peur des loups ! ni de rien ! fit-elle en montrant dans un sourire ses fines dents blanches.

Sylvia partie, le docteur sella sa jument et s’en fut à Pleine-Serve, chez la gent de Jannic. Là, personne ne l’avait vu. Le père du berger ne s’étonna d’ailleurs pas autrement de sa disparition.

— Il se retrouvera bien ! fit-il, ça n’est pas la première fois qu’il fait ainsi… il est un peu lunatique…

En revenant, Daniel s’informa dans le village, où le garçon aurait dû passer suivant la direction indiquée par Sylvia ; mais nul ne l’avait aperçu.

— Peut-être s’en est-il allé dans le Bordelais se louer pour les vendanges, dit M. Cherrier, venu souper au Désert, lorsqu’on lui apprit cette disparition.

La fin de tout cela fut que le maître prit un autre berger. On ne parla plus de ce triste Jannic, dont les sabots furent plus tard retrouvés sur les bords de l’Ille.

L’installation de Sylvia au Désert n’avait ressemblé en rien à un événement. Mériol, toujours silencieux, n’avait pas eu l’air de remarquer sa présence ; quant à la Grande, elle l’avait accueillie affectueusement, comme une personne attendue.

— Ah ! te voilà, ma petite ! sieds-toi en attendant le souper.

La bonne géante se sentait pleine d’indulgence pour Sylvia. « La pauvre, se disait-elle, est devenue amoureuse par reconnaissance. N’ayant pas d’autre moyen de récompenser le monsieur qui l’a sauvée, elle s’est donnée à lui. »

Pour ce qui était du maître, elle trouvait la chose toute naturelle, et s’en était ainsi expliquée avec lui :

— Vois-tu, mon petit, un fier homme comme tu es ne se peut passer de femme. Je t’aime mieux celle-ci qu’aucune autre que je connaisse. Avec cette belle drôle qui est douce comme une agnelle et pour qui tu es le bon Dieu, tu n’auras point d’ennuis et de tracasseries, comme peut-être si tu avais pris à femme une pecque de demoiselle pour quelques sacs d’écus… Tiens ! celle-ci est toute nue, par manière de parler : eh bien, elle te rendra cent fois plus heureux que non pas ton petit serpent de cousine avec toute sa fortune !

La Sicarie était sincère en parlant de la sorte ; mais, à son insu, elle était sans doute animée par la crainte d’un mariage qui eût introduit au Désert une jeune femme, et l’eût dépossédée de sa maîtrise dans la maison.

Quant à Daniel, tout en se rendant le témoignage qu’il n’y avait nulle séduction dans son fait, il ne méconnaissait pourtant pas la responsabilité qu’il avait tacitement assumée en cédant à l’amour de Sylvia. Mais la façon de remplir son devoir ne lui apparaissait pas clairement. La vie matérielle assurée, la sollicitude, les soins affectueux, tout cela, sans doute, allait de soi ; mais encore, dans quelles conditions ? L’état de servante partageant le lit de son maître, à l’exemple d’une Madalit, ne lui semblait honorable ni pour l’un ni pour l’autre : ce mélange d’amour et de domesticité lui répugnait. D’autre part, la position de maîtresse avouée, vivant sous le toit patrimonial, vaquant aux choses du ménage, serait toujours ambiguë. Et puis, la grossesse de Sylvia compliquait la question : le sentiment de ce qu’il devait à ce petit être à venir préoccupait le jeune père. Il rejetait l’idée d’une paternité occulte, honteuse d’elle-même, comme indigne de lui et dommageable pour l’enfant. La seule solution nette et franche était aussi la plus honnête : il devait un père légal à ce fils de ses œuvres. Cependant, quoiqu’il n’eût pas de préjugés, Daniel tout d’abord hésitait ou du moins s’interrogeait. Certainement cette belle créature, douce, tendre et dévouée, d’instincts généreux, était, il le reconnaissait avec joie, son égale devant la nature et l’amour. Mais c’était une jeune sauvage ignorante, incapable de vivre de sa vie intellectuelle, à lui, et sans nulle éducation, — comme celle à qui l’on n’avait jamais pu faire entendre que, par forme de respect, il fallait quelquefois dire « vous » à une personne seule.

Néanmoins, à de certaines réflexions qu’elle émettait, à des idées qui lui venaient spontanément, le docteur sentait bien que l’intelligence ne manquait point à cette enfant ignorante. La gracieuse comparaison qu’elle avait faite de sa personne avec la guidalbre dénotait même un esprit capable de saisir certains rapports délicats et la poésie des choses. Aussi, en méditant là-dessus, Daniel se disait qu’il serait facile de remédier à l’ignorance de Sylvia et de développer ses dons naturels.

Et ne le devait-il pas ? En faisant sienne cette jeune fille qui avait suivi ingénument l’impulsion de son cœur et de ses sens, il avait accepté non seulement une responsabilité matérielle, mais une responsabilité morale : sa conscience droite l’affirmait énergiquement.

Sans doute, ce ne serait pas une union selon le monde et la société ; mais lui-même était-il autre chose qu’un paysan instruit, de goûts simples et rustiques ? Et puis, que lui importaient les convenances sociales et mondaines ? Sylvia, quelque peu instruite, à son tour, et formée par lui, serait justement la femme qu’il lui fallait, une ménagère, une compagne dévouée, parfaitement étrangère aux préjugés frivoles, aux préoccupations vaniteuses, aux idées mesquines que la plupart des jeunes filles de la bourgeoisie apportent avec leur dot dans la maison de leur mari.

Et, tout bien examiné, Daniel se décidait sans effort à écarter toutes les considérations de fortune et de caste pour suivre les lois de la bonne vieille nature qui ne se soucie point de l’argent et ne connaît pas les distinctions de rang créées par l’orgueil humain. Même, lui qui avait fui sa cousine riche, il s’estimait heureux de faire un sort meilleur, quoique modeste, à cette petite Sylvia qu’il avait rendue mère.

Il se disait tout cela en allant à Chantors installer le meunier qui remplaçait la Cadette. En arrivant, il trouva celle-ci occupée à déménager ses meubles et nippes avec l’aide de son futur mari qui avait amené un petit charreton attelé d’un âne. Peu après survint M. Cherrier, aux fins de dresser un état des lieux, et l’inventaire du cheptel et des objets remis au nouvel exploitant du moulin. Le cheptel vif se composait en tout de la vieille bourrique évaluée quinze francs et de onze brebis côtées vingt sous par tête. Il y avait aussi au moulin une mauvaise chèvre écornée que la Cadette revendiquait pour sienne, comme ayant été achetée de ses deniers, ce à quoi contredisait fort le preneur qui la voulait avoir. Enfin, après de longs et fastidieux chipotages entre les parties, la Cadette resta en possession de la chèvre, moyennant la promesse faite par Daniel au successeur de lui donner la première biquette qui naîtrait au Désert.

Quand tout fut achevé, le docteur, par manière d’information, s’enquit à la Cadette de plusieurs choses concernant Sylvia… Était-elle née à Chantors ?

— Que non, notre monsieur : elle est née dans la paroisse de Beauronne, l’année d’avant que nous vinssions au moulin.

Et elle raconta comment la chose était advenue.

— Le jour de Notre-Dame de septembre, j’étais allée dans les bois chercher des champignons sans me donner garde que j’étais près de mon terme. À un moment, je fus prise par les douleurs : alors je m’assis au pied d’un arbre et me délivrai de la petite, que je rapportai chez nous dans mon tablier…

— Et ce nom Sylvia, que vous autres ne connaissiez sûrement pas, qui le lui a donné ?

— C’est votre défunt père. Mon homme l’étant allé querir, il vint et trouva cette drôlette qui avait bonne envie de vivre. Lorsque je lui eus raconté comment elle était née dans la forêt, il dit en riant : « Eh bien ! il vous faut l’appeler Sylvia !… »

Ce que nous avons fait, sans savoir pourquoi.

— Et votre défunt homme, comment s’appelait-il ?

— Cadet.

— Bon, c’est un surnom, ou son « saffre », mais son nom de famille ?

— De famille ?… Je ne sais pas… Je ne lui en ai jamais connu d’autre…

La Cadette ayant débité ces réponses de sa voix traînante et molle, Daniel la quitta et revint au Désert accompagné de M. Cherrier. En chemin, il parla au notaire de ses intentions à l’égard de Sylvia.

— Mon ami, dit ce brave homme, je suis tellement dégoûté des maquignonnages auxquels j’ai prêté et prête encore la main sous la forme de contrats de mariage que je t’approuve pleinement d’ainsi faire… C’est dommage seulement que la petite ne soit pas orpheline de mère, comme elle l’est de père : ainsi tu n’aurais pas de belle-mère… Car il ne te faut pas perdre de vue qu’en épousant Sylvia tu épouses aussi la Cadette, en quelque façon…

— Comment cela ?

— C’est que, vois-tu, il y a dans le Code civil un petit article qui oblige les enfants à fournir des aliments à leurs père et mère dans le besoin ; et cet article oblige les gendres et les nores tout comme les fils et filles. Ainsi, toi, comme mari de Sylvia, tu pourrais être contraint légalement de servir une pension alimentaire à la Cadette… Il est vrai que, si elle se remarie, elle perd ses droits ; mais j’ai dans l’idée qu’elle ne se remariera pas.

— Cependant elle quitte le moulin tout exprès !

— Oui. Mais l’homme avec qui elle va demeurer, en attendant, a pour ami et voisin tout proche un ancien recors, méchant avocasson de village qui expliquera la chose aux futurs novis et leur conseillera de ne se point épouser, pour tirer de toi pied ou aile. Ces honnêtes promis le croiront d’autant plus facilement qu’ils ne sont pas pressés, car il y a belle lurette qu’ils se plaisent à concubiner clandestinement !

— Ma foi, monsieur Cherrier, moi, je serais tout disposé, le cas échéant, à faire pour la mère de Sylvia ce que me commanderaient la raison et l’humanité ; mais il me fâcherait, je l’avoue, d’y être contraint et forcé par deux fripons.

— Eh bien, écoute, Daniel, si tu veux m’en croire, ne te presse pas de te marier : attends que la Cadette passe devant !


XVIII


En mariant son neveu avec mademoiselle de Légé, l’abbé de Bretout avait eu des vues très différentes de celles qui dirigeaient le docteur Charbonnière. Il s’était proposé non seulement de lui faire une agréable et solide situation de fortune, mais encore de lui procurer par surcroît tous les avantages sociaux et politiques auxquels son nom, son titre et son dévouement à la royauté légitime lui donnaient droit. L’abbé ne se faisait pas d’illusions sur la prétendue noblesse des Légé ; il sentait bien qu’à cet égard ce mariage était pour le vicomte une mésalliance. Mais M. de Légé était accepté par la gentilhommerie du pays, sinon comme noble, du moins comme bourgeois vivant noblement et agrégé à la noblesse, pour ainsi dire, et cela suffisait : son infériorité sur ce point était compensée par l’influence considérable que lui assurait sa richesse et dont nécessairement devait bénéficier son gendre.

Avec ces visées, le premier soin de l’abbé, après son établissement à la cure de la Jemaye, fut de prendre une exacte connaissance du pays, des habitants et des questions locales, si importantes pour qui veut jouer un rôle public. Aussi, au retour d’un voyage nuptial assez prolongé, le vicomte de Bretout trouva prêt tout un plan de conduite comprenant des observations générales, l’état des principaux problèmes intéressant la contrée, une liste des personnes à voir, avec des notes sur leur caractère, leurs opinions, leurs relations, leurs antécédents et leur autorité. Un itinéraire tout tracé accompagnait sagement ces instructions, de telle sorte qu’on évitât des froissements d’amour-propre au sujet des préséances.

Quelques notes particulières jointes à ces renseignements devaient épargner à M. de Bretout quelques fâcheux impairs :


« Ne point parler de la situation irrégulière du docteur Charbonnière chez M. Carol, qui vit publiquement dans le plus grand désordre avec ses servantes…

» Ne faire aucune allusion aux médicastres ignorants chez M. Grandtexier, ancien officier de santé, qui passe pour avoir tué pas mal de gens avec sa lancette… »


Selon l’abbé de Bretout, le vicomte son neveu devait conquérir, plus tard, un siège à la Chambre des députés, et, présentement, pour marchepied à ce haut poste politique, solliciter un mandat de conseiller général. Précisément, celui qui représentait alors le canton était fort malade, condamné par les médecins, disait-on : c’était le moment de commencer les travaux d’approche.

Le gendre de M. de Légé était assez ambitieux, mais encore plus nonchalant. Et puis, fier de sa naissance, il jugeait au-dessous de lui de visiter des bourgeois, des roturiers. Aussi, l’hiver lui fournissant un excellent prétexte, attendit-il le printemps pour se mettre en campagne.

Au cours des visites faites par le vicomte de Bretout, seul ou avec madame, selon la condition des personnes, on mettait habituellement sur le tapis les projets du docteur Charbonnière. C’était là un thème avidement saisi par le visiteur et les visités, qui tous cachaient des arrière-pensées personnelles sous l’honnête préoccupation des intérêts régionaux. Ces projets étaient généralement critiqués, voire malmenés. M. des Garrigues, le juge de paix, les qualifia de « dangereuses chimères » ; M. Servenières (de Fontblanche) les traita simplement « d’utopies » ; M. Grandtexier, de « conceptions absurdes » ; et M. Carol (de la Berterie), nonobstant ses origines jacobines, ne craignit pas de prononcer les mots de « criminelle folie révolutionnaire ». M. du Guat, plus juste et plus accommodant, proclamait le plan du docteur très louable en soi, mais irréalisable, au moins jusqu’à nouvel ordre. Pour le comte de Fersac, il déclara nettement au gendre de M. de Légé que le docteur Charbonnière était un galant homme, beaucoup trop bon seulement de se mettre martel en tête pour des gens qui ne le méritaient pas. Ainsi des autres dans tout le pays. Bourgeois et nobles, chacun appréciait les projets de Daniel selon son caractère, ses préventions, et surtout ses intérêts.

Dans les presbytères, les curés, stylés par l’abbé de Bretout, blâmaient avec des formes moins franches ces desseins étranges qui leur paraissaient procéder plutôt d’une intention subversive que d’un esprit philanthropique. Ce qu’ils pensaient et ne disaient pas, c’est qu’il était périlleux pour la religion et pour leur crédit de laisser un huguenot, un mécréant, acquérir une influence sur leurs ouailles, les paysans de la Double, par ces moyens démagogiques.

Pendant toutes ces confabulations malveillantes, Daniel continuait ce qu’un prêtre plus carré que ses confrères avait appelé « un apostolat de Satan ». Il soignait gratis les pauvres diables, donnait du quinquina, pratiquait l’inoculation et faisait de la propagande pour l’assainissement. Il avait bien opéré quelques rares conversions, mais c’était des conversions de gratitude plutôt que de conviction. Ces adhésions au système n’avaient d’ailleurs aucun effet réel, comme étant de pauvres gens qui ne possédaient pas un pouce de terre et, par conséquent, pas d’étangs à dessécher, — particularité d’ailleurs propre à expliquer leur approbation. Toutefois le docteur avait obtenu un petit succès. Le desséchement de l’étang de Fréjou, fait sous sa surveillance et d’après ses indications, produisait déjà ses résultats. L’homme et la femme étaient guéris et leur drôlette n’avait plus que de rares accès de fièvre… Il est vrai que Fréjou attribuait cette amélioration notable non au desséchement et au quinquina, mais à un remède de Gondet renforcé d’une messe prescrite aussi par le sorcier.

Daniel sourit lorsqu’un journalier du Périer, qu’il employait souvent, lui raconta la chose.

— Que ce soit Gondet ou moi, l’essentiel c’est qu’ils soient guéris ! conclut-il.

C’est que, pour aider à sa débonnaireté de nature, un événement le disposait encore à l’indulgence. Sylvia était heureusement accouchée, un mois auparavant, d’un beau garçon vigoureux, et cette récente paternité, dont il ne faisait nul mystère, lui réjouissait le cœur. Parfois, il contemplait, tout pensif, ce petit être né de son sang, avec cette pointe d’orgueil attendri de l’homme qui est père pour la première fois. Mais, tantôt après, il se gaussait mentalement de lui-même :

« Que d’innombrables milliards d’hommes en ont fait autant ! » murmurait-il.

Pour Sylvia, elle nageait en pleine félicité. Son rêve accompli, elle était « aux anges » : c’était un bonheur non pareil, à son gré, que de porter en ses bras l’ « enfant de Daniel », d’allaiter « le drôle de Daniel », de baiser et rebaiser cent fois le « fils de Daniel », — car c’est ainsi qu’elle s’exprimait toujours, comme si elle n’eût été pour rien dans l’affaire.

— Tu ne peux pas dire qu’il ne soit tien ! faisait-elle, un jour, en montrant au docteur une petite groseille que l’enfant avait sur une épaule. Tu as la même, juste au même endroit !

Et, toujours parce qu’il était le fils de Daniel, l’enfançon était pour sa mère l’objet de soins quasiment respectueux et d’un amour idolâtre. La Grande était presque aussi folle du petit que Sylvia : elle aurait voulu l’avoir toujours sur les bras, et quelquefois le disputait comiquement à sa mère.

— Mais quoi ! disait celle-ci, tu ne peux pourtant pas le faire téter !

— Tiens ! tiens ! te le voilà, ton drôle !…

Rien n’était plus plaisant que de voir cette géante hommasse tâcher de faire faire risette au petit Samuel, ainsi nommé à cause de son bisaïeul. Le taciturne Mériol même semblait trouver réjouissante la présence du nouveau venu. Cela ne se traduisait point par des paroles, oh non ! Mais, lorsqu’il rentrait, à l’heure des repas, il regardait l’enfant du coin de l’œil, avec un demi-sourire.

Ce petit et sa jeune mère mettaient de la vie et de la gaieté dans le vieux logis du Désert. Leur situation irrégulière ne scandalisait personne, ou, pour mieux dire, personne n’y songeait : ils étaient de la maison et comme de la famille. Sylvia, d’ailleurs, se comportait avec une grande modestie et un tact qu’on n’eût pas attendu d’elle, si naïve et si spontanée. Elle avait de la déférence pour Sicarie en tout ce qui était du ménage, et, à l’endroit des autres, ne se prévalait aucunement de la condition privilégiée que lui faisait l’affection du maître. Quand le docteur rentrait au logis après une journée de courses, elle lui tendait l’enfant, sur le seuil de la porte, et son beau visage s’éclairait par le commun sourire des yeux et des lèvres lorsque le père pressait l’enfançon et le baisait.

Daniel était heureux. Cependant, quoique, dans sa bonne humeur, il eût accueilli avec indulgence la farce combinée par le médecin des fièvres, il ne put s’empêcher d’être étonné en apprenant, peu après, que ce n’était pas un fait isolé, mais une pratique ordinaire de Gondet. Ce vieux fourbe se présentait chez les fiévreux traités par le docteur et leur persuadait, deux précautions valant mieux qu’une, de « faire » un de ses remèdes, dans lequel entrait toujours une messe, astucieuse prescription dont le but se devinait assez. Quand la fièvre était coupée par le quinquina, le sorcier allait partout décriant le médecin aussi bien que le remède, et se jactant d’avoir lui seul guéri le malade.

La conduite de Gondet, qui lui avait des obligations, ne laissait pas que de surprendre Daniel. Il se demandait si le sorcier obéissait à de secrètes incitations ou s’il agissait de lui-même. Cependant, le cas n’étant pas urgent, il remit à une occasion le soin de s’en assurer. Mais, pendant qu’il était encore dans l’incertitude à cet égard, il lui arriva une chose qui lui donna encore plus à penser.

Trois journaliers, qu’il occupait au desséchement de l’étang sis au-dessous du Désert, ne revinrent pas, un matin, abandonnant le travail à moitié fait.

« Les pauvres gens n’ont pas de montre », s’était dit d’abord le docteur, descendu de bonne heure au chantier.

Et il se mit à tracer des rigoles d’écoulement.

Mais les trois hommes ne reparurent plus.

Mériol étant allé aux nouvelles, découvrit avec beaucoup de difficulté, sous la promesse du secret, que tous trois avaient été embauchés au château de Légé.

— C’est bon ! dit le docteur.

Et avec Mériol, Trigant, le nouveau berger, et Gavailles, il termina le travail.

Mais, quelque temps après, il aperçut dans une cavée, en forêt, l’homme du Périer qui ne réussit point à le fuir, et il l’interrogea.

— Pourquoi m’avez-vous laissé sans m’avertir ?

— Je n’étais pas fier ; à ce moment-là…

— Mais vous avez été tous trois assez santeux pour aller travailler à Légé !… Voyons, dites-moi la vérité, mon ami !

— On nous donnait cinq sous de plus par jour.

— À la bonne heure !… Et qui vous a embauché ?

— C’est Pirot, le maître valet, de l’ordre du gendre.

— Eh bien ! vous, Tardy, vous auriez dû au moins me prévenir : n’ai-je pas soigné votre jambe malade l’hiver passé ?

L’homme, honteux, baissa la tête, et Daniel s’en alla, mal content comme toujours lorsqu’il vérifiait un acte blâmable ou de mauvais sentiments.

À la réflexion, il sentait dans cet incident vulgaire la sourde hostilité du vicomte de Bretout. Le soin qu’on avait pris de lui débaucher ses ouvriers était assez probant. Les propos malveillants tenus par le mari de Minna lui étaient revenus, d’ailleurs, qui s’accordaient avec ce fait et achevaient de lui donner sa signification.

Daniel ne se trompait pas dans ses conjectures. Le vicomte l’avait en aversion pour plusieurs motifs. Ce cousin roturier de sa femme lui rappelait l’origine paysanne et huguenote de la famille, et, par ricochet, la mésalliance à laquelle il avait consenti, ou plutôt qu’il avait sollicitée. Puis, dès sa venue à Légé, M. de Bretout avait soupçonné une amourette antérieure entre les cousins. L’histoire de la vipère, à lui racontée et enjolivée par sa femme, lui était singulièrement désagréable ; ce que voyant, elle ne manquait pas d’y faire de fréquentes allusions. Quoiqu’elle détestât fort Daniel, par inconséquence naturelle, et pour vexer un mari qu’elle n’aimait pas, elle chantait bien haut les mérites de ce cousin dont le nom seul agaçait M. de Bretout. Quoique simple bourgeois campagnard, disait-elle, il avait des sentiments nobles et généreux. Il était bon, dévoué, loyal… et désintéressé… Cette dernière épithète, qui revenait fréquemment dans l’éloge de Daniel, était comme un couteau à double tranchant propre à blesser profondément le vicomte, ce dont sa femme se délectait à part soi.

Un jour que, nerveuse, de mauvaise humeur, elle avait encoléré son mari par maints petits coups d’épingle, il se fâcha :

— On dirait que vous êtes amoureuse de ce phénix !

L’observation était faite sur un ton d’ironique défi, mais Minna ne recula point.

— Je l’ai été, mais je ne le suis plus, répondit-elle tranquillement.

— Que ne l’épousiez-vous, alors ! s’écria M. de Bretout, exaspéré.

— C’est que, fort heureusement pour vous, il ne m’a pas voulue.

Le vicomte, un moment, fut suffoqué, mais il se remit

— Me direz-vous pourquoi ? demanda-t-il.

— Je n’ai rien à vous cacher : il m’a trouvée trop dévote et trop riche.

— Vous vous moquez de moi !

— Je n’oserais, fit-elle avec un air mutin. Tenez, sous cette charmille même où nous sommes, mon cher cousin m’a dit fort clairement qu’il ne souffrirait jamais que sa femme allât à confesse… et puis qu’il se jugerait méprisable de jouir de ma fortune…

À ce coup droit, le mari, outré de fureur, eut un geste violent ; mais, devant l’attitude innocente de sa femme, il se contint, proféra un énorme juron et s’en alla.

Ces scènes de ménage entretenaient M. de Bretout dans ses sentiments d’animosité contre le docteur et les envenimaient… De temps à autre, un incident extérieur révélait la continuation des manèges malveillants par lesquels le vicomte cherchait à discréditer l’adversaire et à lui susciter des ennemis. Mais toutes ces petites misères ne touchaient guère Daniel qu’à titre de symptômes. Il laissait passer les procédés haineux sans protester, sinon, à l’occasion, par des remarques ordinairement assez bénignes.

— Si monsieur de Bretout est méchant et calomniateur, faut-il donc que je le devienne aussi ? disait-il à M. Cherrier qui s’étonnait de sa philosophique indifférence.

— Ainsi faisant, mon petit, répliqua le notaire, il est forcé que tu embourses beaucoup de nasardes. Rien ne fait dresser la crête aux gens comme d’imaginer qu’ils ont affaire à un couard !

Malgré sa mansuétude, le docteur se départit néanmoins de son attitude passive dans une circonstance où l’on essayait de l’atteindre par Sylvia et son enfant.

Un jour, pendant qu’il était allé visiter M. de Fersac, goutteux, la Cadette vint au Désert, et, après les salutations d’usage et de lentes platusseries sur le petit Samuel qui apprenait à marcher, fit un brin de morale à Sylvia sur ce qu’elle vivait avec le « monsieur » sans que le curé y eût passé… Tout le monde en babillait dans le pays et la honte en retombait sur elle, la mère.

— Et c’est bien raison ! interrompit la fille, tu l’as prié assez indiscrètement de me prendre pour te débarrasser de moi !

— Enfin, à présent, il faut cesser une pareille vie, et, pour ce faire, revenir chez nous.

— Et où demeures-tu ? demanda Sylvia.

La mère, embarrassée, ne répondit point ; la Grande alors intervint brusquement et, du premier coup, mit les pieds dans le plat :

— Comment ! dit-elle à Sylvia, tu ne sais pas que ton honnête femme de mère habite à Saint-Jean-d’Ataux avec un groulon de Moural… et avec cet autre brave homme de Badil aussi, peut-être, un peu ?… Vieille carogne ! fit-elle en se tournant vers la Cadette, et toi, où as-tu fait publier tes bans ?… où t’es-tu mariée ?… Dans la paille, n’est-ce pas, comme une chienne que tu es !

— Comme que ce soit, bredouilla la Cadette interdite, la Sylvia n’étant point majeure est sous mes mains et doit faire à ma volonté.

— Ah ! c’est ce gueux de Badil qui t’a enseigné la loi !… Et le petit, qu’en devrions-nous faire ?

— Il viendra donc avec sa mère, n’est-ce pas ?…

Oyant cela, Sicarie courut sur la Cadette, les griffes en avant, les yeux étincelants, tellement furieuse que l’autre, épeurée, tomba en arrière, assise rudement sur un banc.

— Vois-tu, gueuse que tu es ! avant que ce drôle et sa mère sortent d’ici, je t’étranglerai avec ces mains-là !…

Et elle lui présentait dans la figure ses grands doigts osseux.

— Et puis, si tes associés s’en mêlent, moi, toute seule, je les étriperai tout ainsi que des lapins !

Ayant dit, comme la Cadette épouvantée ne bougeait pas, la géante l’enleva et la mit sous son bras à la manière d’un sac de blé, en disant :

— Je ne sais à quoi tient que je ne te trousse et te donne l’anguillade !

Mais, sur l’intervention de Sylvia, elle se contenta de porter la Cadette hors de la cour, et de la lâcher après l’avoir rudement admonestée sur les deux joues :

— Porte ça tout chaud à ton Moural !

Lorsque Daniel, en rentrant, apprit ce qui s’était passé, il s’écria aussitôt :

— Ah ! je conçois maintenant pourquoi ces deux gredins chopinaient samedi à Mussidan, avec cet autre escogriffe de Pirot !… Mais qu’ils y prennent garde !…

— Toujours, j’ai idée que la Cadette ne reviendra pas ! dit la Grande.


XIX


Le propre jour de la Tiphanie, que d’aucuns nomment « l’Épiphanie », et d’autres encore « les Rois », le docteur était à table, finissant de dîner, et laissait cavalcader sur son genou le petit Samuel, quand tout à coup, dans la basse-cour ouverte, arriva au galop de son cheval M. de Légé criant :

— Daniel ! Daniel !

Le docteur rendit l’enfant à sa mère, sortit, et trouva son cousin tout trempé de pluie, sans chapeau, et couvert de boue.

— Vite ! vite ! Daniel ! sautez en selle et venez !

— Qu’y a-t-il donc !

— Depuis ce matin, Minna est en travail d’enfant. Cela va mal. Le vieux Gauriac est à bout de forces et la sage-femme n’y entend goutte !… Dépêchez-vous, au nom du ciel !

— C’est que monsieur de Bretout ne me verra pas avec plaisir…

— Je m’en moque !… Il s’agit de sauver ma fille !… Venez vite… je vous en conjure !

Trois minutes après, tous deux galopaient sous la pluie, dans les chemins défoncés, d’où les sabots de leurs montures faisaient jaillir la boue liquide.

En arrivant au château, ils trouvèrent au bas de l’escalier M. de Bretout, anxieux.

— Monsieur, lui dit le docteur, pendant que M. de Légé grimpait en hâte auprès de sa fille, m’autorisez-vous à donner mes soins à madame de Bretout et à faire tout ce que j’estimerai nécessaire ?

— Oui, monsieur… sauvez l’enfant !… et la mère, ajouta ce mari après une hésitation qui révélait sa pensée secrète.

— Allons !

Aussitôt dans la chambre, Daniel jeta son chapeau sur un meuble et ôta son surtout de cadis grisaillé. Le docteur Gauriac vint à lui, un peu troublé, et lui expliqua diffusément la situation tandis que la patiente gémissait.

Puis, Daniel s’approcha du lit et prit le poignet de Minna.

— Oh ! mon cousin ! cette fois, je suis bien perdue ! fit-elle, tout en larmes.

— Non ! non ! ma cousine ! Ayez seulement du courage, de la confiance, et tout ira bien…

Le travail dura longtemps, pendant lequel le jeune médecin eut recours aux manœuvres les plus difficiles de l’obstétrique. Bien qu’il fît plutôt froid, la sueur lui coulait du front, due à la fatigue, à ses appréhensions, et à la violente contention d’esprit sans quoi il n’aurait pu s’abstraire des plaintes et des lamentations de Minna, paternellement exhortée par le docteur Gauriac.

Plusieurs fois il s’arrêta presque découragé, regardant les fers que son confrère avait déposés sur une table ; puis il se réconfortait et recommençait ses tentatives.

Enfin, le soir venu, après de longues, longues heures de douleurs terribles, alors que le vieux Gauriac épuisé s’était affaissé dans un fauteuil et que la sage-femme, seule à côté de Daniel, tenait une chandelle à la flamme vacillante, un cri déchirant, épouvantable s’ouït dans toute la maison, suivi d’un faible vagissement…

Toute la nuit, Daniel continua ses soins à l’accouchée qui eut quelques syncopes de durée inquiétante. À cheval sur une chaise, devant le foyer, il se levait au moindre mouvement, au plus léger bruit, et s’approchait du lit sur la pointe des pieds. Après avoir fait prendre un cordial à la malade ou lui avoir fait respirer des sels, il revenait à sa place lorsqu’elle était assoupie et attendait.

La nourrice avait emporté le nouveau-né sans que Minna eût manifesté cette curiosité tendre et passionnée des jeunes mères empressées tout d’abord à voir leur enfant. On eût dit que le sien lui était indifférent, car elle ne fit même pas l’habituelle question sur le sexe, qui suit immédiatement la délivrance.

M. de Légé ainsi que son gendre, congédiés par le docteur Gauriac, étaient allés se coucher. Le vieux médecin, se reposant sur son confrère, avait suivi cet exemple et ronflait dans une chambre voisine. La sage-femme, assise au coin de la cheminée sommeillait à demi, et, de temps en temps, mouchait la chandelle d’une main mal assurée. Les coudes sur le dossier de la chaise, les pieds allongés vers le feu, Daniel regardait les braises dans la cendre et réfléchissait à la bizarrerie de la situation. Lui, parent détesté dans la maison, il était appelé, à défaut d’un autre médecin, auprès de celle qui le haïssait particulièrement, de sa cousine en couches, en des circonstances telles que son intervention l’avait probablement sauvée…

Dans l’atmosphère épaisse de la chambre, il sentait ses paupières s’alourdir, et il écoutait machinalement le tic tac d’une pendule Empire qui, sous son globe, hachait régulièrement les heures en bribes menues…

Vers la fin de la nuit, ayant perçu un bâillement, Daniel s’approcha du lit et vit que Minna tenait les yeux ouverts.

— Comment vous trouvez-vous ? lui demanda-t-il.

— Assez bien… J’ai un peu dormi.

— Il faudra tâcher de dormir encore, et, dans deux ou trois jours, on pourra mettre sur les billets de faire part la formule ordinaire : la mère et l’enfant se portent bien.

— À propos, qu’est-ce ? fit-elle avec indolence.

— Un garçon, et plus vivant que je n’osais l’espérer.

— Ce qui me dépite, c’est que ce soit vous ! fit-elle, d’une voix sourde, après un instant.

Était-ce l’ancienne amoureuse qui parlait, ou la cousine hostile ? Daniel ne sut pas le discerner.

— Ne pensez point à cela, fit-il doucement ; les médecins oublient tout…

La sage-femme ayant fait boire l’accouchée, celle-ci referma les yeux et se rendormit.

Dès l’aube, le docteur sortit à pas de loup, descendit dans la cour et s’en fut à l’écurie. À la lueur d’un falot, Gary étrillait les bêtes : Daniel fit seller sa jument et s’en alla.

Il avait gelé toute la nuit, à pierre fendre, ainsi qu’on dit. Le froid du matin, avivé par une forte brise du Nord, semblait faire frissonner les plantes dépouillées de leurs feuilles. Un demi-jour incertain laissait entrevoir les terres grises et la campagne solitaire. Dans les taillis, les branches secouées par le vent faisaient poudroyer le givre au-dessus des brindilles et des herbes sèches. Sur le chemin raboteux, les fers de la Jasse frappaient la terre durcie et faisaient parfois craquer la glace dans un pas de vache, avec un bruit de vitre brisée. Au loin, sur les coteaux, l’ombre nocturne se dissipait et une faible lueur d’aurore violacée montait à l’Orient à travers les bois.

Au sortir de cette chambre où flottaient des vapeurs d’éther, et après une nuit sans sommeil succédant à une journée de fatigue, l’âpre vent du matin réveillait Daniel et retrempait ses nerfs. Les mains dans les poches de sa grosse gonne, il laissait sa bonne bête s’en aller, la bride sur le cou, et il songeait.

Quelle serait à l’avenir l’attitude de ceux de Légé à son égard ? Un pareil service, alors qu’il s’agissait pour eux de vie ou de mort peut-être, semblait commander l’oubli de leur animosité passée et l’abandon de leurs procédés hostiles. Pourtant, le docteur ne s’attendait point à les voir désarmer. M. de Légé, en raison de l’extrême affection qu’il portait à sa fille, appréciait certainement cet immense service ; mais, pour sa nature positive et son esprit formaliste, il n’y aurait là qu’une simple question de convenables honoraires. Quant à M. de Bretout et à Minna, Daniel pensait bien qu’ils n’envisageraient pas autrement la chose et voudraient payer largement pour ne pas rester gênés par une dette de reconnaissance incommode à leur haine. Aucun des trois n’était capable de sentir que certains offices ne se paient pas entièrement avec de l’argent.

« Qu’ils fassent comme ils voudront ! » se dit-il en reprenant les rênes.

Un pâle soleil d’hiver montait alors péniblement au-dessus de l’horizon, et ses rayons sans chaleur et sans force glissaient à peine entre les nuages qui barraient le ciel de raies grisâtres. Un jour blafard s’épandait lentement sur la Double engourdie par le froid hivernal, et, au lieu des joyeuses chansons d’oiseaux qui saluent au printemps le lever de l’astre, Daniel n’entendait que le croassement d’une bande de corbeaux au déjucher.

En voyant à distance fumer la cheminée du toit familial, le docteur réjoui se confirma dans son indifférence au sujet des sentiments que témoignerait la famille de Légé.

Il ne resta pas longtemps, d’ailleurs, dans l’incertitude à cet égard.

Quatre ou cinq jours plus tard, comme il se chauffait en compagnie de M. Cherrier — qui venait tâter d’un cuissot de sanglier envoyé par M. de Fersac, — arriva le cousin de Légé. Ce n’était plus l’homme éperdu qui suppliait Daniel de le suivre : le danger de sa fille passé, il avait repris sa froideur correcte. Après des remerciements mesurés pour le secours efficace donné à madame de Bretout, M. de Légé aborda la question délicate des honoraires : que devait-il à Daniel ?

À ces mots celui-ci répondit qu’il s’était rendu près de sa cousine par devoir général d’humanité aussi bien que par honnête scrupule de voisinage et de parenté ; qu’il était fort heureux d’avoir apporté un renfort décisif à son confrère ; mais que, n’ayant pas eu l’intention d’intervenir comme médecin professionnel, mais seulement à titre officieux, il considérait cette question d’honoraires comme touchant uniquement le docteur Gauriac ; quant à lui, Daniel, il ne lui était rien dû. Après plusieurs raisons échangées avec courtoisie, M. de Légé se leva, visiblement contrarié :

— Alors, merci et adieu ! fit-il de mauvaise grâce.

— Il n’est pas content ! remarqua le notaire, aussitôt le cousin parti.

— Non !… Ce n’est plus le même homme que vous avez trouvé relativement facile au sujet de ma dette après la morsure de la vipère. Il subit aujourd’hui l’influence de sa fille et de son gendre, qui s’exerce dans un sens tout différent. Le trop d’empressement que tous veulent mettre à s’acquitter montre assez combien la reconnaissance leur pèse.

Bientôt le docteur Gauriac, délégué par M. de Légé, vint représenter amicalement à son jeune confrère qu’il ne se ferait aucun tort en acceptant des honoraires, puisque lui-même, un vieil ami et moins utile en l’espèce, agréait une rémunération de ses services.

À cela Daniel objecta qu’appelé comme pis-aller, à défaut d’un autre médecin habitant le voisinage, il s’était rendu à Légé simplement par devoir humain et par pitié pour sa cousine.

Et, comme le vieux docteur insistait encore et disait avoir carte blanche pour régler cette question d’honoraires, Daniel, un peu froissé, lui répondit :

— Mon cher confrère, je m’en tiens à mes raisons ; je ne veux rien.

— Ils vont être fort mécontents, là-bas, principalement monsieur de Bretout.

— Je le comprends : leur orgueil souffre de m’avoir une aussi grande obligation. Mais qu’à cela ne tienne : je les dispense de toute gratitude, vous pouvez le leur dire !

Le docteur Gauriac garda pour lui cette dernière partie de la commission ; mais la première suffit amplement à irriter le gendre de M. de Légé, qui se prodigua en verbeuses récriminations. Quoi ! lui, vicomte de Bretout, ne pourrait s’acquitter envers ce médicastre !… Un tel personnage prétendait-il le contraindre à demeurer son obligé ?

— Ma foi, s’écria le vieux Gauriac impatienté finalement, je puis vous dire qu’il vous dispense de toute gratitude !

— Je n’ai que faire de ses cadeaux, à ce parpaillot fils de manants ! glapit M. de Bretout.

— Monsieur, dit alors M. de Légé, veuillez ne pas oublier que mon aïeul et celui du docteur Charbonnière étaient frères !

Sur cette observation M. de Bretout, dépité de sa bévue, sortit en murmurant des excuses.

— Vous me laisserez le soin de cette affaire ! lui dit son beau-père avant qu’il eût refermé la porte.

Malgré cette injonction, deux jours après, M. de Bretout, incapable de supporter plus longtemps ce qu’il appelait un affront, se rendit au Désert dans l’intention judicieuse d’obliger Daniel à recevoir des honoraires, ou bien à se battre avec lui. Ce faisant, il se croyait très généreux : un gentilhomme tel que lui n’était-il pas en droit de refuser un duel avec un roturier, bien loin de le lui offrir ? Mais, dans ce conflit où son orgueil était engagé, le vicomte faisait le sacrifice le moins pénible pour lui en risquant de tuer l’homme qui, selon toutes les apparences, avait sauvé madame de Bretout…

D’aventure, Daniel était absent lorsque le mari de Minna se présenta chez lui. Dans la cuisine, Sylvia déambulait, tenant sur ses bras le petit Samuel que les dents tourmentaient fort, tandis que devant le foyer la Grande attisait le feu sous une marmite.

— Le docteur Charbonnière y est-il ? demanda, sans saluer, M. de Bretout à Sylvia.

— Monsieur le docteur Charbonnière n’y est pas, répondit-elle en appuyant sur le mot « monsieur ».

L’époux de Minna regarda, un peu étonné, cette belle jeune femme qui lui donnait une leçon de politesse. Sylvia, nu-tête ainsi qu’à l’ordinaire, était habillée comme une campagnarde aisée, en bonnes étoffes du pays ; mais elle portait ses simples vêtements avec une grâce native que remarqua le vicomte.

— Vous êtes à son service ? lui demanda-t-il.

— Oui, je suis sa servante ! répondit fièrement l’autre en le toisant avec assurance.

— C’est la femme du monsieur, et c’est son enfant qu’elle tient ! rectifia lors, en se dressant, la Grande, que ce colloque un peu étrange commençait à fatiguer.

M. de Bretout fut surpris en voyant debout cette géante qui le regardait d’un mauvais œil. Lors, s’adressant à elle, il salua ironiquement et avec un sourire moqueur :

— Excusez ! je ne croyais point parler à madame Charbonnière !

— Parce qu’elle est habillée de cadis, n’est-ce pas ? fit la Grande sur un ton agressif. C’est que, voyez-vous, notre monsieur n’est pas de ces jean-f… qui prennent une fille pour ses écus !

M. de Bretout comprit l’allusion, et, un peu interloqué, devint, jusqu’à ses grandes oreilles, rouge comme un coq de redevance. Mais, au moment où il allait riposter par une insolence grossière, il sentit soudain le ridicule d’une semblable querelle avec cette grande gaillarde fort capable de le colleter, et il s’en alla sans mot dire.

— Je lui ai, je crois, bravement rivé son clou, à ce grand f… fat ! dit la Sicarie à Sylvia. Et il a bien fait de poser sa langue, car je lui aurais secoué les puces de la bonne façon !…

Cette déconvenue refroidit un peu le vicomte, sans le faire cependant renoncer à son beau projet. Mais, à quelques jours de là, comme il se proposait d’écrire à Daniel pour être sûr de le rencontrer, un malheur domestique l’en empêcha. Son petit garçon un peu chétif, à qui, selon la pratique paysanne, la nourrice faisait boire du vin pour lui donner des forces, eut tout à coup une inflammation d’entrailles dont il mourut peu après.

La mort de cet enfant, qui mit le château de Légé en deuil, fit une diversion à la haine mal intentionnée du père. Puis, M. de Bretout fut distrait par d’autres soucis. Sa femme ne se rétablissait pas de ses couches difficiles, qu’avait suivie une fièvre puerpérale. La convalescence n’était pas franche. Trois mois après l’événement, elle gardait encore le lit et languissait faible et inerte. Cet accouchement laborieux avait trop durement éprouvé son corps mignard et délicat. Le docteur Gauriac venait deux ou trois fois la semaine et prescrivait des drogues qui n’agissaient guère, ou point. Enfin, à bout d’expédients, il eut recours à la ressource classique et ordonna un changement d’air, en sorte qu’aux premiers jours ensoleillés, la malade ayant pu quitter son lit, toute la famille alla s’installer à Ribérac.


XX


Par un chaud après-midi d’août, le docteur Charbonnière arrivait au château de Saint-Michel : M. de Fersac, ayant eu un étourdissement passager, désirait le voir. Assis dans une vieille bergère en velours d’Utrecht, le comte lisait les Pensées philosophiques de Diderot, lorsque le docteur entra dans sa chambre. Ensuite des politesses d’usage, Daniel prit le siège qui lui était offert, et la conversation s’engagea sur un thème d’hygiène générale. Puis M. de Fersac expliqua son cas personnel. Après l’avoir écouté attentivement et lui avoir posé quelques petites questions, le docteur lui dit en souriant :

— La chose n’est pas très grave en elle-même, mais c’est un avertissement. Il vous faut éviter les fatigues excessives, de quelque nature qu’elles soient, et observer un régime rafraîchissant…

— Soit ! nous mettrons de l’eau dans notre vin, au propre et au figuré !

À quoi Daniel répliqua par quelques prescriptions complémentaires. Puis ils parlèrent d’autre chose, et incidemment, M. de Fersac raconta que Mirka, étant allée à la dernière foire de Mussidan avec Madalit, y avait retrouvé sa tribu et l’avait suivie, le soir, à son décampement.

— Ces filles de Bohème ne peuvent s’accoutumer à la vie sédentaire. C’est comme des oiseaux de passage qui, aussitôt libres, s’envolent avec les autres !

Après une demi-heure d’entretien, le comte résuma la consultation médicale :

— Vin coupé, point de grande fatigue. Vous serez obéi, docteur… C’est que, voyez-vous, j’ai le tort d’oublier parfois que je n’ai plus vingt ans !

— Faites un nœud à votre mouchoir !

Sur ce mot de risée, ils se levèrent et descendirent. S’étant rafraîchi, Daniel prit congé de M. de Fersac et s’en retourna au Désert.

En passant près de l’étang des Oulmes, il rencontra dans une clairière le vieux chasseur de vipères, Claret, en quête de son gibier. Le bonhomme avait les jambes enveloppées de grossières guêtres en peaux non tannées qui retombaient sur ses sabots. Une sorte de sayon en rude toile de charpail lui tombait jusqu’aux genoux, serré à la taille par une lanière : sa tête aux longs cheveux gris et roides était coiffée d’un bonnet en peau de taisson par lui-même confectionné.

— Hé bien, père Claret, comment va cette main ?

— Elle est tout à fait guérie, monsieur Daniel ! fit le vieux en étendant sa paume droite, où se voyait la cicatrice d’un phlegmon. Tenez, justement, il y a là une vipère : vous allez voir comme je m’en sers, de cette main !

Et, marchant vers une touffe d’herbe, Claret y farfouilla légèrement avec une houssine. La bête, réveillée, se dressa furieuse et se lança vers l’homme, la gueule amplement ouverte. À ce moment, le chasseur lui présenta le poing gauche, muni d’un gant en peau de mouton. Pendant que la vipère embarrassait ses crochets dans la laine, Claret, laissant tomber son bâton, la saisit prestement à la nuque, entre le pouce et l’index de la main droite, puis la montra au docteur :

— C’est un beau mâle, dit-il.

Daniel examina la bête qui se tortillait désespérément ; puis Claret fourra sa capture dans une boîte en fer-blanc, de forme cylindrique, garnie de mousse, qu’il portait en bandoulière.

— Va retrouver l’autre ! dit-il avec un large sourire qui s’épanouissait dans sa barbe hérissée, rognée aux ciseaux.

— Vous en prenez beaucoup, père Claret ?

— Assez. Je fournis, autour de la Double, tous les apothicaires de Ribérac, Neuvic, Mussidan, Montpaon et Laroche-Chalais.

— Et vous en tirez un bon prix ?

— Oui… Cinq sous, six sous la pièce. Le métier n’est pas ingrat. Bien que l’hiver soit morte-saison tant que les gens seront assez nescis pour croire que le fiel de cette bête vous aide à suer, que la poudre faite de son corps pilé dans un mortier guérit la picote, les mauvaises fièvres, et purge les venins, je ne crèverai pas de faim.

Daniel se mit à rire :

— Alors vous ne croyez pas à ces remèdes, Claret !

— En vous demandant pardon… je n’y crois guère.

— Oh ! il n’est pas besoin de vous excuser, vous n’êtes pas le seul !

— À propos de serpents, reprit Claret, je voulais aller au Désert pour vous parler de quelque chose ; mais, puisque vous êtes là, je vais vous le dire… Voici deux fois que je vois ce méchant Pirot, le maître valet de Légé, parler en cachette à votre berger, dans les landes de Bellesise ; la dernière fois, c’était jeudi. Connaissant la malvoulance que vous portent ceux du château, j’ai pensé que ça n’était pour rien de bon. C’est pourquoi j’ai voulu vous le dire : un homme averti en vaut deux…

En s’en allant après avoir remercié le vieux chasseur de vipères, le docteur se demandait ce que signifiaient ces colloques secrets de Pirot avec Trigant. Afin de s’en éclaircir, il se détourna de son chemin et alla passer à l’endroit où il savait que le berger touchait les brebis.

Le troupeau paissait sur une lande rase, vers le Signal. Il était composé de bêtes qui avaient remplacé les chétifs moutons du pays, trouvés par Daniel à son retour au Désert. Le bélier, de l’espèce des mérinos d’Espagne, provenait du haras créé par le citoyen Jumilhac, en l’an XI : c’était un magnifique animal. Il broutait, un peu à l’écart, sur une petite butte, et leva la tête en oyant approcher quelqu’un. Planté solidement sur ses quatre pieds, prêt à choquer pour défendre ses brebis, avec son chanfrein busqué, ses cornes enroulées superbement, il se détachait sur les rougeurs de l’horizon comme un haut-relief antique, dans l’attitude noble et fière des mâles que l’homme n’a pas déshonorés par la mutilation.

Trigant s’étant avancé, après l’échange de quelques propos, le maître lui demanda s’il n’avait pas vu Pirot, ces jours-ci.

« Non, il ne l’avait pas vu. »

— Rappelle-toi bien !

— Je ne l’ai brin vu depuis plus d’un mois…

— Tu l’as vu et tu lui as parlé, jeudi dernier, dans les bruyères de Bellesise : que te voulait-il ?

Le berger résista longtemps ; mais enfin, convaincu de mensonge et fortement chapitré, il finit par avouer une partie de la vérité : Pirot lui avait dit que Gondet connaissait des herbes qui rendaient le « mouton de semence » plus vigoureux et faisaient produire aux brebis deux agneaux à la fois si on avait soin de leur en faire manger pareillement. Il n’avait point demandé de ces herbes à Gondet, mais celui-ci, passant par là une heure auparavant, lui en avait donné de la part de Pirot… Et, sommé de les montrer, il tira de son havre-sac une poignée d’herbes fraîchement coupées, que Daniel reconnut vite pour être des feuilles de belladone et de jusquiame, ces dangereuses plantes des sorcières d’autrefois.

— Ces herbes sont des poisons mortels entends-tu ! dit sévèrement le docteur au berger, qui baissa la tête et protesta n’avoir jamais eu l’intention d’en faire usage.

Ce que Trigant ne confessa pas, c’est que Pirot lui avait donné une pièce de dix sols pour lui prouver l’efficacité de la recette de Gondet, dont il avait douté d’abord.

Daniel soupçonnait bien que Trigant lui cachait quelque chose et peut-être était moins innocent qu’il ne l’assurait. Mais, ignorant le degré de culpabilité du berger, le docteur s’en tint d’abord à la résolution de le surveiller étroitement.

Chemin faisant, Daniel réfléchissait à ces choses. Il semblait que Pirot et Gondet eussent voulu empoisonner son troupeau et tenté de faire de Trigant leur complice. Mais cela lui paraissait si monstrueux qu’il hésitait à le croire. Et puis, qui aurait pu les pousser à cette mauvaise action ? Le cousin Légé n’était pas homme à cela, ce n’était pas son genre : il n’opérait qu’avec les apparences de la légalité et n’estimait que les affaires fructueuses. Quant à M. de Bretout, quelle que fût sa haine, Daniel ne voulait pas le supposer capable d’une action basse et criminelle pour la satisfaire.

Peut-être cette tentative n’était-elle due qu’au zèle d’un subalterne zélé, jaloux de se faire valoir auprès de son maître.

Il se pouvait aussi que Pirot eût obéi à d’autres incitations, et que son acte fût un épisode de la guerre sourde faite au docteur avec un ensemble et une continuité qui dénotaient un plan précis, une impulsion directrice. M. de Bretout haïssait ouvertement Daniel et agissait de même, mais beaucoup d’autres, moins francs et moins courageux, manœuvraient par des voies occultes ou obliques. En toute occasion, les gros bonnets du pays s’efforçaient de ridiculiser ses projets, de faire suspecter ses intentions, d’inspirer de la méfiance pour sa science médicale et du mépris pour sa personne. Sauf celui de Saint-Michel, les curés de la contrée tâchaient consciencieusement de noircir et de déconsidérer le promoteur de la régénération de la Double, qui avait le grand tort d’être un mécréant, et de race huguenote. La plupart, dans leurs prônes, faisaient, au besoin, des allusions assez claires à la situation irrégulière de Daniel, et insinuaient qu’une vie honteuse était la condition naturelle d’un hérétique, d’un parpaillot.

La gent officielle, le juge de paix, le greffier, les divers employés du fisc et presque tous les maires partageaient ces préjugés : ils se montraient malveillants, chacun dans la mesure de son pouvoir et la limite de ses fonctions. Cette attitude avec laquelle s’accordaient çà et là certains actes, les manœuvres visibles et souterraines des autorités religieuses, les diatribes des notables influents, tout cela peu à peu avait créé contre Daniel, chez les paysans, un état général d’hostilité latente, hostilité contenue encore par la prudence traditionnelle des faibles.

IL était possible, à la rigueur, que la vilenie de Pirot et de Gondet fût le résultat spontané des haines aveugles, semées contre le docteur dans des âmes obscures ; mais plus probablement elle était née de la conjonction d’une pensée ennemie avec la pauvreté qui, selon un mot cruel, met le crime au rabais.

À ce sujet, Daniel était perplexe. Toutefois, dans son optimisme indulgent, il s’efforçait de croire à un excès de zèle et à la malfaisance de deux coquins isolés.


Peu après cette affaire, Fréjou vint demander au docteur une augmentation de l’indemnité que celui-ci lui payait pour le desséchement de son étang : « Le poisson avait beaucoup augmenté de prix et le fourrage ne valait guère… À trente francs, il y perdait… véritablement. »

— Ça tombe bien ! répondit Daniel ; je voulais justement vous prévenir que dorénavant je ne vous donnerai plus rien. Ce que j’en ai fait, ç’a été de ma volonté ; mais, puisque vous êtes fatigué de ne plus avoir la fièvre, vous et les vôtres, eh bien ! remplissez votre étang, mon ami !

L’homme s’en alla penaud, mais le docteur fut bien étonné, un mois plus tard, de recevoir un billet du greffier de la justice de paix le convoquant à la requête de Fréjou, qui prétendait l’obliger à lui continuer l’indemnité annuelle de trente francs.

Devant le juge, l’ancien recors Badil, qui avait attrapé quelques termes de procédure en accompagnant les huissiers et les sergents de jadis, exposa l’affaire de Fréjou à sa manière, et, après une sorte d’objurgation lardée de termes juridiques souvent hasardeux, il conclut à ce que « le sieur Charbonnière » fût contraint de tenir son engagement.

— Que mon adversaire montre cet engagement ! repartit le docteur.

Fréjou avouant n’avoir pas d’engagement écrit, le juge lui demanda :

— Avez-vous des témoins ?

— Mon ami Fréjou, dit Badil, n’a pas de témoins ; il s’est fié à la promesse de son contractant.

Et il enfila une série de lieux communs sur la bonne foi dans les conventions, disant que l’honnête homme n’a qu’une parole ; qu’une promesse verbale vaut écrit pour les braves gens ; que la vérité doit passer avant l’intérêt…

— Il est aussi édifiant qu’inattendu de voir le sieur Badil faire ici un cours d’honnêteté, riposta le docteur. Mais laissons ces fadaises ! Il m’a plu de donner bénévolement, durant trois ans, une indemnité à Fréjou, parce qu’il avait desséché son étang ; il me plaît maintenant de cesser de lui payer cette indemnité : je cesse. Et, comme preuve que je ne me suis jamais engagé envers lui, ni pour toujours, ni pour un temps, voici la lettre d’un homme dont la parole vaut peut-être bien autant que celle des sieurs Badil et Fréjou réunis. Cette lettre est de monsieur le curé de Vauxains, ci-devant curé de la Jemaye, qui seul fut témoin de l’arrangement : veuillez en prendre connaissance, monsieur le juge.

M. des Garrigues, ayant lu la lettre, eut un mouvement d’humeur, puis dit à Fréjou, comme à regret :

— Si vous n’avez ni écrit ni preuves, que pouvez-vous demander ?… Il ne vous reste qu’à déférer le serment au défendeur…

— Monsieur le juge, dit Badil, nous ne déférerons pas le serment parce que notre adversaire est de ces huguenots qui ne croient pas en Dieu !

— À la bonne heure ! que ce ne soit pas, au moins, pour avoir été convaincu de faux témoignage ! fit tranquillement Daniel en riant.

L’ancien recors, n’ayant à cet égard ni la conscience ni le casier judiciaire bien nets, resta prudemment coi tandis que le docteur s’en allait…


Malgré sa répugnance à reconnaître le mal, cette affaire de Fréjou, venant après toutes les autres manifestations hostiles, ébranlait l’optimisme bénin de Daniel. Mais ce fut bien autre chose lorsqu’il reçut la visite de l’adjoint de la commune chargé de notifier à Sylvia un ordre du procureur du roi : il lui était enjoint de se rendre au domicile de sa mère en vertu des articles 371 et suivants du Code civil, sous peine d’y être conduite par les gendarmes. Alors, Daniel acquit la conviction que les calomnies répandues contre lui, que les querelles et les difficultés à lui suscitées partout, que les actes hostiles dont il était l’objet procédaient d’un dessein suivi, étaient comme les mailles d’un filet dans lequel un ennemi caché s’appliquait à l’envelopper. Tout ce qui le touchait seul l’avait laissé calme et froid ; mais lui enlever Sylvia, c’était le frapper au cœur. C’est que maintenant il l’aimait profondément : sa beauté, son intelligence, ses sentiments généreux, l’amour passionné qu’elle lui portait, le superbe enfant qu’elle lui avait donné, tout cela finalement avait formé entre eux un lien désormais impossible à rompre.

Et puis, ayant vite senti qu’il serait pénible au « père », — comme elle l’appelait toujours depuis sa maternité, — d’avoir pour compagne une femme ignare, incapable de le comprendre en beaucoup de choses, elle s’était faite son écolière, et, les soirs, étudiait près de lui. L’ardent désir qu’elle avait de complaire à son ami la stimulait et lui faisait faire de rapides progrès. Depuis sa venue au Désert, elle avait appris à lire, écrire et chiffrer d’une façon satisfaisante. Mais Daniel ne s’était pas contenté de ces rudiments de savoir ; il y avait ajouté des leçons d’histoire naturelle ; — une plante rapportée de ses courses, un insecte, un caillou, devenaient l’occasion de leçons élémentaires que l’élève docile s’assimilait avidement.

Et cette fille à qui il avait redonné la vie, qu’il avait faite sienne par l’amour, dont il avait cultivé l’intelligence et les facultés, qu’il avait pour ainsi dire recréée dans son corps et son esprit, c’est elle qu’il aurait fallu rendre à une mère imbécile et vivant avec deux individus méprisables ! Ah non ! à cette idée-là, Daniel sentait tout son être se révolter.

Aussitôt il devina que celui qui menait cette intrigue s’était servi de la Cadette pour mettre la justice en mouvement : dès le lendemain, il s’en fut à Ribérac dans le dessein d’éclairer le procureur sur la moralité de cette mère, et, par suite, sur les conséquences de son ordre.

Introduit près de ce magistrat, — un petit homme à lunettes, froid comme le carreau ciré de son cabinet, — le docteur, après diverses questions sur lui-même, dut écouter une fastidieuse harangue, farcie de maximes du bien-vivre officiel et bourgeois, qui se termina par une sévère condamnation de la situation illégale et immorale où il vivait avec une concubine mineure, — circonstance aggravante.

À cette mercuriale Daniel répondit fermement : « Telle quelle, la situation de cette fille auprès de lui était plus morale qu’auprès d’une mère concubinant avec deux vils coquins ; il vivait honnêtement selon la nature avec celle qu’il regardait comme sa femme ; les obligations légales imposées à l’homme marié, il les remplissait de lui-même sans y être contraint ; et donc, quoique dans une situation irrégulière, il n’était pas indigne de quelque intérêt… »

— Et le scandale, monsieur ! fit le procureur, qui partit de là pour adresser à Daniel un second discours où des considérations d’ordre purement social se mêlaient à des préoccupations religieuses.

De tout cela le docteur inféra bientôt qu’il n’obtiendrait pas le retrait de l’ordre donné.

— Monsieur, dit-il, je suis résolu à épouser la personne dont il s’agit. Je vous prie seulement de suspendre l’exécution de la mesure par vous décidée jusqu’à ce que des arrangements soient pris avec la mère.

— Quoi ! vous feriez votre épouse de cette fille !

— Elle en est digne, monsieur.

Le magistrat réfléchit, un moment, puis finit par prononcer avec une espèce d’ironie déçue :

— C’est une action fort courageuse et louable, assurément, que de retirer une pécheresse du désordre : je ne veux pas vous refuser ce que vous me demandez !… Allez, monsieur, je vous félicite !

Daniel serra les dents et les poings, mais la vision des gendarmes emmenant Sylvia le calma tout à coup : il se contint, remercia et prit congé.


XXI


L’hiver était venu, âpre et dur, et sévissait sur la Double, tantôt noyée sous les pluies, tantôt gelée sous les glaces ou ensevelie sous la neige. Dans la maison du Désert, les gens à l’abri se chauffaient, assis aux coins de la vaste cheminée… Parfois, lorsque le temps était moins mauvais, Mériol et Trigant allaient couper du bois, curer les rigoles des prés ou balayer la feuille des châtaigneraies pour faire la « paillade » aux bestiaux. La Sicarie filait sa quenouille de chanvre et Sylvia tricotait sa chausse, pendant que le petit Samuel, à cheval sur un bâton, galopait autour de la grande table avec des cris joyeux. Pour Daniel, il travaillait dans sa chambre, ou lisait en se promenant. Quelquefois, le front contre une vitre de la fenêtre, il observait un rouge-gorge furetant sous le hangar, à la recherche d’une araignée tapie dans un trou de mur, ou une famille de troglodytes-mignons qui avaient établi leur domicile dans un nid d’hirondelles, sous le toit, et visitaient minutieusement la maison, de la cave au grenier, picorant les insectes et les barbotes engourdis par le froid. Puis il appelait Sylvia, dont la vue le réjouissait toujours, et lui donnait sa leçon journalière, lui révélant la raison d’une règle, lui exposant le pourquoi des choses, qu’elle était avide de savoir. Elle était heureuse, l’intelligente élève, lorsque, pour avoir bien saisi une explication ou montré quelque intuition particulière, elle était récompensée d’un sourire ou d’un baiser.

— Ô père ! disait-elle, une fois, tu m’as sauvé la vie, tu m’as faite femme, tu m’instruis : je te dois tout !

Au cours de ces journées paisibles, il arrivait qu’un pauvre diable grelottant sous sa limousine trouée vînt querir le docteur pour quelqu’un des siens. Lui alors chaussait ses grosses bottes et s’en allait à pied avec l’homme, malgré les récriminations de la Sicarie, qui lui disait souvent :

— Tu as bien trop de bonté de te mettre en chemin par un temps pareil, et de te donner tant de peine pour des gens qui ne t’en auront aucune reconnaissance !

— Que veux-tu, ma Grande, je ne peux pas les laisser mourir sans soins !… Admettons qu’ils ne fassent pas leur devoir ensuite : il faut d’abord que je fasse le mien.

Lorsqu’elle entendait ces réponses faites d’une voix douce et tranquille, Sylvia sentait son cœur battre plus fort, et, en aidant Daniel à endosser sa peau de bique, parfois elle lui baisait furtivement la main.

En apprenant la résolution que le docteur avait déclarée au procureur, la généreuse fille s’était fort récriée : « Elle n’était pas une femme pour un homme tel que lui ! Tant qu’il la voudrait garder, elle resterait sa servante dévouée ; mais elle ne voulait pas lui porter tort en l’épousant !… »

Et Daniel souriait bénignement :

— Vois-tu, ma petite, répliquait-il, tu as toutes les qualités requises pour faire le bonheur d’un honnête homme : ainsi n’aie point de ces craintes. Il te faut bien, d’ailleurs, te décider à cela… Voudrais-tu que les gendarmes te vinssent prendre pour te mener chez ta mère, comme le dit le papier du procureur ?

— J’aimerais mieux mourir que de ne plus être près de toi !

Et elle cachait son visage dans la poitrine de son ami, qui la baisait tendrement dans les cheveux…

Cependant la Cadette, sondée par M. Cherrier qui s’était chargé de la négociation, ne se hâtait pas de consentir au mariage. C’était, de quinzaine en quinzaine, des remises successives. Elle avait besoin d’y penser, disait-elle avec son parler lent et mou. Le notaire avait beau lui remontrer les avantages de ce mariage, non pour sa fille, elle ne s’en souciait pas, mais pour elle-même, l’ « associée » de Moural, comme on l’appelait, bien enseignée par Badil, restait froide et indécise.

— Pourtant, lui disait M. Cherrier, avec un gendre comme le médecin du Désert, vous êtes sûre de ne point mourir de faim sur vos vieux jours !

— On ne sait jamais…

Pressée de questions, la Cadette finit par découvrir ce qui lui avait été suggéré par les deux coquins avec lesquels elle vivait : « Voilà… un homme tant riche qu’il fût, pouvait se ruiner et tout son bien s’en aller mangé… Alors elle voulait être sûre, avant… Qu’on lui donnât le moulin de Chantors… et elle verrait… »

— Enfin vous accouchez ! s’écria le notaire. Eh bien ! ma pauvre Cadette, c’est vrai qu’il y a d’étranges pays où les hommes achètent les filles à leurs parents ; mais, par chez nous, ça n’est pas encore trop la mode : il faudra donc attendre…


Pendant les atermoiements de la Cadette, monsieur et madame de Bretout, après avoir passé l’hiver à Pau, étaient revenus à Légé avec les premières hirondelles. Minna n’était plus positivement malade, mais sa belle santé de jeune fille n’était plus qu’un souvenir. Sa fraîcheur avait disparu, ses chairs étaient devenues flasques, et, sur son visage fané, une expression de fatigue ennuyée avait succédé à la grâce juvénile et mutine qui jadis lui seyait si bien.

Le vicomte de Bretout, lui, avait au contraire beaucoup gagné. Il était moins efflanqué, moins osseux ; il s’était remplumé, physiquement comme financièrement. Toute sa personne avait cet aspect satisfaisant de l’homme sain qui fait trois bons repas par jour et boit de vieux vins. Cependant on n’admirait pas sur sa figure haute en couleur cet air heureux de l’homme qui a réalisé un rêve matrimonial doré. C’est que son union avec mademoiselle de Légé comportait quelques épines secrètes. Depuis son laborieux accouchement, Minna s’était bien promis de ne plus s’exposer à des souffrances et à un péril dont l’idée seule la faisait encore frissonner. Comme elle n’aimait pas son mari et qu’elle était naturellement froide, elle s’était facilement tenu parole. Le vicomte était donc veuf dans le mariage, et cette condition bizarre et désagréable le gênait fort. Outre qu’il était d’un naturel assez exigeant, il se rendait très bien compte de tout ce que sa position d’époux d’une femme mariée sous le régime dotal et sans enfant avait de précaire et d’incertain. Il entrevoyait dans le lointain une éventualité possible que la santé de sa femme pouvait même rendre, un jour ou l’autre, probable. Que madame de Bretout vînt à mourir sans postérité, il retombait comme devant gentilhomme pauvre et besogneux. Après toutes les peines que son oncle et lui s’étaient données pour conquérir cette héritière, c’était une triste perspective, qui, fréquemment définie par son imagination, lui donnait un air soucieux.

Minna remarquait les inquiétudes de son mari : elle en devinait la cause et en riait sous cape. Quelquefois, lorsque M. de Bretout s’efforçait de l’émouvoir par des protestations de tendresse chaleureuse, elle prenait plaisir, en feignant de le plaindre, à se moquer de lui par des propos à double sens :

— Pauvre ami ! que deviendriez-vous si je mourais !

Lui sentait bien l’ironie méchante de cette équivoque et s’en irritait, sans le témoigner toutefois, tant il comprenait la nécessité de ménager sa femme.

Dans l’état d’esprit inquiet et fâché où il se trouvait, le vicomte était enclin à rechercher à quelle suggestion obéissait sa chère épouse. Il la jugeait incapable d’avoir conçu toute seule, elle si dévote, le projet de se soustraire au devoir conjugal, et il en déduisait qu’un tiers lui avait signalé le danger qu’une nouvelle maternité lui ferait courir. Mais qui pouvait l’avoir effrayée au point de lui faire prendre un aussi extrême parti ? Les soupçons de ce mari encoléré ne s’arrêtèrent pas sur le docteur Gauriac, qui, après les couches de Minna, était pourtant venu souvent au château, mais allèrent droit à Daniel, qui, eu égard aux circonstances, ne pouvait cependant guère être suspecté. Cette inculpation toute gratuite flattait la passion du vicomte : il se satisfaisait de renforcer sa haine par des motifs nouveaux, reconnaissant, à part lui, tout ce que ses prétendus griefs avaient de futile et de ridicule. Il ne s’apercevait même pas, dans son aveugle animosité, qu’il s’en forgeait d’aussi absurdes que les premiers. À tout cela, d’ailleurs, à l’instinctive antipathie que M. de Bretout avait d’abord éprouvée pour Daniel se joignait une sorte de méfiance rétrospective : il se prenait à révoquer en doute l’innocence des relations de Minna avec son cousin ; il avait des accès de rage froide, à songer que peut-être c’était l’ancien amant de sa femme qui l’avait fait mettre en interdit et se gaussait de lui maintenant. Aussi bien, gardait-il une espèce de mécontentement jaloux que sa femme eût été assistée dans ses couches par celui-là même qu’il exécrait.

Un autre dépit agitait encore le gentilhomme. Il n’avait pu voir Sylvia, lors de son incartade au Désert, sans être frappé de sa beauté. La manière digne dont elle avait relevé son impolitesse l’avait moins froissé qu’étonné. Il enviait au docteur cette belle fille dévouée, fière, et la comparait secrètement à sa femme toujours maussade, agressive et flétrie en pleine jeunesse : il faisait à Daniel un nouveau grief de son bonheur. Il n’était pas jusqu’au petit Samuel qui n’excitât en lui une sourde colère : le malheureux se disait qu’un bel enfant comme celui-là eût flatté son orgueil paternel et surtout assuré son avenir.

Tous ces divers sentiments fermentaient en M. de Bretout et fomentaient sa haine contre Daniel, haine que Minna, dans sa légèreté imprudente, exaspérait par des réflexions caustiques et des sarcasmes blessants. Il était à présumer que cette haine, à la première occasion, se traduirait par des actes.

Elle éclata, en effet, à une foire de Ribérac où le docteur se trouvait en compagnie de M. Cherrier. Pendant que le notaire débattait le prix d’une paire de vaches avec le ci-devant curé de la Jemaye, Daniel parlait au métayer, qu’il avait soigné peu auparavant et guéri d’un « méchant rhume tombé sur la poitrine », ainsi que disait l’homme. Pendant cet entretien, le docteur avisa tout à coup M. de Bretout, qui, l’ayant aperçu, laissait là des amis avec lesquels il venait de déjeuner et se dirigeait vers lui, la face enluminée.

Entre les prétendus griefs qu’avait le mari de Minna contre le docteur, un seul était avouable, encore qu’absurde ; ce fut, naturellement, celui que le colérique gentilhomme prit comme entrée en matière :

— Eh bien, monsieur le médecin, dit-il arrogamment à Daniel, sans le saluer, êtes-vous enfin disposé à recevoir le salaire qui vous est dû ?

— Comme j’estime qu’il ne m’est rien dû, je n’ai rien à recevoir, répondit tranquillement Daniel.

— Moi, je dis qu’il vous est dû, et j’entends vous payer sur l’heure ! répliqua M. de Bretout.

— Je vous répète qu’il ne m’est rien dû et que, par conséquent, je ne recevrai rien.

— Ne faites donc pas le fier ; vous n’en avez pas les moyens !

— Ce n’est pas à vous de me reprocher ma pauvreté ; il y a deux ou trois ans, vous étiez encore plus gueux que moi ! répartit Daniel.

— Aujourd’hui, toujours, j’ai de quoi vous payer, mauvais médicastre ! s’écria le vicomte, en prenant trois ou quatre louis dans son gousset. Attrapez ça, ajouta-t-il en les présentant au docteur, ou bien…

— Allons, allons, monsieur de Bretout ! faisait le curé conciliateur.

— Ou bien quoi ? demanda froidement Daniel.

— Je vous les flanque à la figure !

Et, joignant l’action aux paroles, le vicomte jeta les louis au visage de Daniel. Celui-ci riposta par un maître coup de poing, qui envoya son adversaire aveuglé à quatre pas en arrière, dans les bras de ses amis accourus qui l’emmenèrent saignant et hurlant de rage.

— Ma foi, monsieur le docteur, dit le bon curé, vous avez eu de la patience ; pourtant elle vous a échappé, à la fin, et vous avez cogné un peu fort !… Mais cela est arrivé à de grands saints, ajouta-t-il avec indulgence, témoin saint Pierre, qui coupa l’oreille du nommé Malchus !

— Avec tout ça, dit M. Cherrier à Daniel, comme ils s’en retournaient, mon pauvre garçon, te voici une affaire sur les bras ! Car tu penses bien que le Bretout voudra te tirer du sang pour venger celui de son nez !

— Sans doute ! Mais comment éviter cela lorsqu’on a maille à partir avec des forcenés de ce genre ?

— Et t’es-tu battu déjà ?

— Oui, j’ai fait cette bêtise à Montpellier.

— Et comment t’en es-tu tiré ?

— Pas trop mal pour un débutant : j’ai cassé une patte à mon homme.

— Alors, je ne suis pas inquiet pour toi !

— L’essentiel, voyez-vous, monsieur Cherrier, c’est d’avoir du sang-froid… Ce qui est beaucoup plus ennuyeux que le combat lui-même, c’est les préliminaires, les négociations, les discussions des témoins, les références à leurs mandants, les pointillements sur un détail, et puis tous les dérangements que l’on est obligé de causer à ses amis, sans compter les siens propres…

— Moi, je suis à ta disposition, tu sais ! dit vivement M. Cherrier.

— Je vous remercie : j’accepte volontiers, et j’espère que monsieur de Fersac voudra bien aussi m’assister… Mais cela sera, en raison de l’éloignement respectif des témoins, cinq ou six jours peut-être d’allées et de venues, de pourparlers, de communications et de perte de temps avant d’en finir : on ne sait sur quel pied danser, en attendant !

— Tu prends les choses du bon côté.

— Du moins mauvais… Je vous assure pourtant que je sens bien tout ce qu’il y a d’absurde à risquer de se faire tuer par un fou pareil !… S’il ne s’agissait que de moi seul, je l’enverrais paître tout son saoul. Mais, avec les préjugés actuels, un homme qui refuse de se battre est déshonoré, ou tout au moins déconsidéré. Or, comme j’ai besoin de conserver ma réputation, mon crédit moral et le peu d’influence que je puis avoir, pour consacrer le tout à la régénération de la Double, je n’hésite pas à me mesurer avec le sire Tancrède-Roland-Guyon de Bretout, mon noble cousin par alliance !

— C’est beau, la jeunesse ! fit M. Cherrier.

Au gué de la Risone, chacun prit son chemin pour rentrer chez soi.


Ainsi que l’avait prévu le docteur, il fallut une semaine aux témoins pour se joindre, discuter les conditions de la rencontre, et remplir toutes les formalités protocolaires. Pourtant, Daniel avait dit à M. de Fersac et au notaire : « Les armes, le jour, le lieu, j’accepte tout. » Mais un des témoins du vicomte était un de ces gens épineux qui multiplient les difficultés à propos de toutes choses, et qui, lorsqu’on leur a concédé ce qu’ils demandent, n’en veulent plus, crainte de quelque piège caché.

Enfin, par une belle matinée de la fin de mai, les deux adversaires se rencontrèrent sur la lande du Drac. C’était un plateau environné de taillis de chênes, d’où s’enlevaient des brouées légères, vite fondues au soleil levant. Une faible rosée nocturne s’évaporait sur les bruyères et les brandes, d’où s’envolaient, portés par une petite brise de l’Est, des fils de la Vierge argentés. Des geais criards se poursuivaient dans les arbres, et, au loin, faiblement, s’oyait la corne d’un chasseur huchant ses chiens. Contre l’ordinaire dans la Double, le ciel était sans nuages, et dans l’air frais flottaient de délicieux parfums sylvestres. C’était un de ces jours où l’on se sent plus allègre, où la joie de vivre fait briller les yeux et gonfle le cœur.

Pendant que les témoins mesuraient la distance et prenaient les dernières dispositions, les deux adversaires attendaient. Daniel avait cassé une ramille de brande et examinait curieusement une mignonne petite araignée verte qui montait et descendait, tout effarouchée. Le vicomte, lui, semblait soucieux. Non pas qu’il eût peur, car il était brave, de cette bravoure gasconne un peu avisée et avantageuse, mais une désagréable pensée le travaillait. Il lui semblait avoir lu dans les yeux de Minna une certaine indifférence égoïste sur le résultat de la rencontre ; et il se disait : « Elle aurait vite porté mon deuil !… »

Les témoins achevaient de charger les pistolets, lorsque tout à coup Sylvia sortit d’un taillis proche et s’avança vers le petit groupe.

— C’est ridicule ! s’écria M. de Bretout ; cette fille vient nous empêcher de nous battre !

— Tu te trompes, monsieur ! riposta Sylvia, les yeux brillants ; je viens pour aider à t’emporter !

Le vicomte, qui avait cru à une scène concertée, se tut, déferré subitement.

— Va-t’en ma fille, retourne à la maison ! dit Daniel à Sylvia, qui, faisant mine d’obéir, rentra dans le bois.

À vingt pas de distance, M. de Fersac avait planté son makila par la pique et la canne d’un témoin de l’adversaire. Les deux combattants mis en place, le pistolet haut, firent feu ensemble au commandement. Le chapeau du docteur vola derrière lui à dix pas et M. de Bretout tomba sur son séant, une balle dans la cuisse.

— Je regrette de vous avoir atteint, fit Daniel en s’approchant du vicomte.

— Et moi, je regrette de ne vous avoir pas tué ! repartit M. de Bretout, furieux.

— Ce ne sera rien, dit le docteur Gauriac, après avoir examiné la plaie à nu.

On alla quérir une bourrique aux environs, et le blessé fut ramené au château, assis en meunier sur la bastine. Voyant son gendre arriver en ce piteux équipage, M. de Légé leva les épaules et rentra dans son cabinet. Quant à Minna, elle accueillit son mari avec d’aigres récriminations :

— Vous voilà bien arrangé !… Mais il faut convenir que vous ne l’avez pas volé !… Vous aviez trop bien déjeuné, l’autre jour, à Ribérac : cela vous apprendra !

Au Désert, Sylvia pleurait de joie dans les bras de Daniel en disant :

— Ô père ! père !


XXII


« … Par ces motifs, le tribunal déclare ledit Jean-Jacques-Daniel Charbonnière coupable du délit de blessures volontaires sur la personne de Tancrède-Roland-Guyon, vicomte de Bretout, pour réparation de quoi le condamne en six mois de prison, deux cents francs d’amende et aux dépens liquidés à cent vingt-neuf francs soixante-onze centimes ;

» Fixe au maximum la durée de la contrainte par corps. »

— Ces messieurs de la justice du roi ont la main vraiment lourde ! dit au comte de Fersac M. Cherrier, qui, sorti pour prendre l’air, était rentré pendant le prononcé du jugement.

— C’est que, voyez-vous, ces justiciards sont incapables de distinguer le brave homme qui blesse loyalement son adversaire, en exposant sa vie, du lâche gredin qui troue la peau d’un ennemi sans risques ni péril ! répondit le comte en haussant les épaules.

— C’est tellement vrai ce que vous dites, monsieur, qu’ils appliquent dans l’espèce des articles du Code pénal qui ne s’y ajustent nullement, sinon par une interprétation odieusement abusive !… Car enfin il n’y a pas de loi qui punisse le duel !…

En s’en retournant, le notaire, après avoir copieusement récriminé, détesté la justice et maudit les juges, interrogea le docteur :

— Que vas-tu faire ?

— Que voulez-vous que je fasse ! Plutôt que d’être enfermé six mois, je préférerais servir encore de cible au grand sire de Bretout ! Mais je n’ai pas le choix. Quant à en appeler à Périgueux, c’est bien inutile. L’abbé de Bretout, qui m’a si bien fait saler par son ami le président du tribunal, et ses confrères les paccanaristes ont le bras long et des affidés partout dans la magistrature. Soyez sûr que les gens de là-bas ne voudraient pas dédire leurs collègues d’ici. Ce n’est pas la peine de faire de nouveaux frais : il y en a déjà bien assez !

— Si ce n’est que ça qui t’empêche, tu sais que je suis là !

— Merci, mon excellent ami ! fit Daniel en pressant la main du notaire. Ce qui m’empêche, c’est la conviction de l’inutilité de l’appel…

Pendant la semaine qui suivit, le docteur mit tout en ordre chez lui, arrangea ses affaires et donna une procuration générale à M. Cherrier afin qu’il pût le remplacer pendant son absence. La veille du jour où expirait le délai d’appel, tous ceux du Désert, moins le berger, suspect, étaient assemblés dans la chambre de Daniel, avec le notaire, pour lui faire leurs adieux. Comme il avait le pressentiment que ses ennemis chercheraient à l’atteindre en lui enlevant Sylvia, le docteur fit ses recommandations particulières à cet égard, et les termina en montrant une cachette ménagée dans l’épaisseur des murs, qui s’ouvrait par un secret au fond d’un placard à serrer le linge :

— C’est là que se réfugiaient les pasteurs ambulants traqués par les soldats du roi. Vous en userez si vous vous trouvez dans le cas de le faire.

Depuis sa condamnation, Daniel avait tant prêché son monde que tous étaient calmes, en dépit de leur tristesse, même la Grande, qui d’abord avait parlé de prendre une fourche de fer à l’intention des gendarmes, même la pauvre Sylvia, qui, pâle et défaite, se maîtrisait à grand’peine.

Mais lorsque Daniel, après les avoir tous embrassés, la tint sur son cœur étroitement serrée, il sentit aux sanglots muets qui soulevaient la poitrine de la généreuse fille, aux frémissements convulsifs de tout son être, combien lui était cruelle et douloureuse cette longue séparation, avec la pensée des souffrances qui attendaient son ami prisonnier. Il la garda, un moment, ainsi pendue à son col, la consolant par de gentilles paroles et d’affectueuses caresses. Puis, la voyant un peu réconfortée, il lui donna un dernier baiser au front et sortit.

Dans la cour, Mériol avait chargé sur la bourrique un portemanteau renfermant du linge et des hardes. Tous deux s’en allèrent, accompagnés, un bout de chemin, par M. Cherrier.

— Mon ami, disait le notaire, tu es plus crâne que nous autres tous. C’est toi qui prends le plus doucement ce gros ennui !

— Dans toutes les choses qui ne dépendent pas de notre volonté, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, voyez-vous, monsieur Cherrier.

Ils atteignaient alors le grand chemin de Ribérac. Après une cordiale étreinte, les deux hommes se séparèrent, et M. Cherrier revint sur ses pas, la tête basse, fort mélancolique.

Daniel et Mériol cheminèrent silencieux jusqu’à l’arrivée. Le docteur s’entretenait avec ses pensées, et le vieux domestique n’était pas plus bavard que d’habitude. Pourtant, lorsqu’ils furent devant la prison, devant cet ancien couvent aux murs noirs, aux rares baies grillées, Mériol laissa échapper cette piteuse exclamation :

— Oh !

Daniel, lui ayant serré la main, s’empara du portemanteau et heurta résolument à la porte.

Le judas s’ouvrit, et, après un petit colloque, une voix rude lui apprit que pour le recevoir il fallait un ordre du parquet.

Au parquet, après une longue attente, le procureur du roi délivra cet ordre de mauvaise grâce. C’est que le docteur, en se constituant volontairement prisonnier, réduisait à néant la réquisition adressée aux gendarmes aux fins de l’arrêter, le lendemain, et de le conduire en prison, le cabriolet aux poings, à titre de salutaire exemple.

Muni du papier, Daniel vit s’ouvrir la lourde porte ferrée, fut écroué promptement et ensuite mené dans une vaste chambre où se trouvaient déjà cinq hommes.

L’un était un pauvre vieux en cheveux blancs, au nez roupieux, aux paupières enflammées par une blépharite chronique, emprisonné pour mendicité. À côté de lui était assis un paysan à la figure terreuse et dure, condamné à quatre mois pour vol, et entré de la veille. Le troisième, un vieux récidiviste hirsute et souriant, était incarcéré pour grivèlerie. Le quatrième était un mauvais sujet de garçon charpentier, puni de trois mois pour avoir traîtreusement blessé d’un coup de compas un sien compagnon, au hasard d’une rixe. Enfin le dernier, nommé Perducat, était un de ces dangereux vagabonds, écumeurs de grands chemins, qui pénètrent de gré ou de force dans les habitations, volent une poule ou un sac d’écus, selon l’occasion, assomment d’un coup de trique et, au besoin, jouent adroitement du couteau.

Ce gredin, destiné au bagne ou à l’échafaud, était, à l’ancienneté, le « prévôt de chambrée », et il exerçait despotiquement son autorité grâce à son audace et à sa supériorité dans le crime.

— Camarade, dit-il à Daniel après quelques propos préliminaires, il est d’usage, lorsqu’on arrive au clou, de payer sa bienvenue aux pégriots. Comme tu m’as l’air d’un bourgeois argenteux, je te taxe à deux poulets rôtis et piqués et à trois bouteilles de vin… À six, il n’y a pas de quoi se rincer le bec mais « le comte du Guichet » n’en veut pas donner plus d’une chopine par figure.

— Mon ami, répondit posément Daniel, je n’ai pas coutume d’être commandé ni taxé. Vous connaîtrez cela aisément, rien qu’à me regarder bien dans les yeux.

Et, lui-même attachant sur l’autre ce regard fixe et térébrant, qui dompte les bêtes féroces, au bout de quelques secondes, il lui fit détourner la tête.

— Je suis médecin, ajouta-t-il ensuite, je vais vous tâter le pouls.

Et, saisissant le poignet du « prévôt », il exerça une pression progressive et régulière comme l’action d’un étau, ce qui au bout d’un instant, fit geindre le bandit :

— Aïe !

— Vous voilà convaincu, n’est-ce pas, qu’on ne me fait pas marcher ? reprit Daniel.

— Vous êtes fort ! il n’y pas à dire, fit l’homme avec un sourire ambigu ; vous pouvez faire tout ce que vous voudrez !

— Je ne fais pas tout ce que je peux, mais seulement ce que je dois ! répliqua le docteur. Et maintenant, retournez à vos cartes.

Débarrassé de Perducat, il s’assit sur un banc et regarda autour de lui. La chambre contenait une dizaine de lits de sangle ou à tréteaux de bois, garnis d’une paillasse et d’une couverture. Dans le milieu, une table graisseuse où était posée une cruche ébréchée. Les murs nus, jadis blanchis à la chaux, décrépis par endroits, étaient couverts d’inscriptions, de noms, de dates et de dessins grossièrement obscènes. Le plafond était fait de solives mal équarries et le plancher de carreaux en terre cuite rouges et poussiéreux. À une extrémité, une fenêtre à barreaux de fer entre-croisés, près de laquelle jouaient les prisonniers, éclairait mal la pièce. Dans un angle s’ouvrait un petit réduit où était placé le baquet aux nécessités, qui répandaient une abominable odeur.

Autour des deux joueurs, qui se tenaient à cheval sur un lit, face à face, les autres prisonniers suivaient la partie. Seul, accroupi dans un coin, le paysan demeurait sombre et ne soufflait mot, l’œil inquiet ainsi qu’une bête sauvage récemment capturée.

Une heure avant le coucher du soleil, quand le grillage serré ne laissa passer qu’un jour insuffisant, le jeu cessa et chacun s’allongea sur son lit en attendant la soupe.

Pour tuer le temps, le vieux récidiviste raconta comment il courait toute la France, vivant le mieux du monde, aux dépens des hôteliers, — jeté à la porte, le plus souvent, au moment de payer l’écot, — avec un coup de pied au derrière, par-ci par-là, mais rarement livré aux gendarmes comme ça venait de lui arriver. — Il calculait que, sept fois sur dix, il s’en tirait les braies nettes, et, à ce propos, faisait des remarques sur le caractère des aubergistes. Les gros et gras étaient plus faciles ; les maigres et jaunes, plus hargneux. Les premiers riaient parfois du tour, les seconds en rageaient immanquablement. Ceux-ci avaient le coup de pied plus fréquent et seuls requéraient les hirondelles de potence.

À l’égard des victuailles, il avait étudié la cuisine des diverses provinces. Il se rappelait avec délices les foies de canard d’Auch en Gascogne, les lièvres à la royale du Périgord, les andouillettes de Troyes en Champagne, le veau de rivière de la vallée d’Auge, le gras-double à la Lyonnaise, la choucroute de Strasbourg, la volaille de Bourg-en-Bresse, la morue en brandade de Marseille, les canetons de Rouen et les gigots de pré-salé de Guérande.

De même avait-il fait pour les boissons. Comparant les divers liquides entre eux, sans dédaigner la bonne bière du Nord, ni faire fi de l’excellent cidre du Calvados, il concluait en faveur du vin rouge et blanc, — de Bourgogne ou de Bordeaux : il n’était pas exclusif.

Tout bien considéré, il avait adopté ce genre de vie joviale et facile et en démontrait l’excellence par des arguments en forme. « La fin de tout homme était de se repaître et le vol avait pour but de se cotonner le moule du gilet, mais c’était un moyen dangereux qui menait loin quelquefois. Au contraire, avec son système, on vivait bien et on ne risquait jamais que huit jours de geôle, quinze au plus…

— Oui, interrompait le prévôt, mais ça manque de largues !… Moi, quand j’ai estourbi un pante, j’ai de la braise et je fais la noce complète…

Et, en guise d’exemple, il conta comment, après avoir dévalisé près de Lormont un marchand de porcs, non sans l’avoir quelque peu assommé, il avait fait carousse, quinze jours durant, à Bordeaux, dans le quartier Mériadeck…

À ce point de son discours, il y eut un grand bruit de ferraille à la porte, et le geôlier entra, suivi de sa femme, qui portait la soupe dans une ample terrine vernissée.

« Et dire qu’il faut vivre six mois avec de pareils misérables ! » pensait le docteur.

Tous les prisonniers s’assemblèrent autour de la table, sauf Daniel, qui resta sur son lit.

— Vous ne voulez pas manger ? lui demanda la femme.

— Ce soir, je n’ai pas faim…

— Il a encore les poulets dans le ventre ! dit à demi-voix le vieux à barbe grise.

Ayant ouï la réponse du docteur, le geôlier le tira à part dans le corridor :

— Je vois bien que vous n’avez point accoutumé de vivre avec de telles canailles, murmura-t-il. Si vous voulez, je puis vous mettre à la pistole, dans une petite chambre propre où vous serez seul… Ça ne vous coûterait pas bien cher : trente livres par mois… et puis nous nous arrangerions pour votre nourriture.

— Je vous remercie de la proposition. Mais j’ai le ferme dessein de faire ma peine dans le lieu où je dois être en conformité du jugement, sans chercher à en sortir, soit par argent, soit d’autre manière.

— Comme vous l’entendrez ! fit le geôlier, quelque peu surpris.

Et il rentra dans la pièce avec le prisonnier.

Cette nuit-là, Daniel ne dormit guère. Sa pensée s’envolait vers le Désert et se représentait la désolation de la famille privée de son chef. La violente opposition du milieu paisible et honnête de sa maison avec celui de la prison, ignoble et infect, le frappait vivement. Le contraste de cette société de coquins vicieux ou criminels avec celle de son cher petit Samuel, de sa bien-aimée Sylvia, de la bonne géante qui l’avait élevé, du taciturne Mériol, si dévoué, lui rendait la situation présente plus pénible. À l’idée que cette cohabitation devait durer six mois, il soupirait. Toutefois il s’efforçait de prendre courage et de se résigner à l’inévitable.

« Pourquoi s’affliger ? se disait-il, ne sais-je pas que la plupart des hommes sont égoïstes, méchants et injustes ? Cela étant, ne devais-je pas être préparé à tout ce qui m’arrive ? L’homme sage doit tout souffrir avec constance, recevoir également les plaisirs et les peines, les honneurs et l’ignominie. Je suis enfermé ici, mais ma pensée est libre et ma conscience en paix. Je ne changerais pas de condition avec ceux qui m’ont mis dans cette geôle. S’il leur reste néanmoins quelque sentiment de la justice, ils doivent avoir des remords ; s’il ne leur en reste pas l’ombre, ils sont encore plus à plaindre ! »

Tant qu’il était seul en cause, malgré la privation de sa liberté, la révolte de ses délicatesses, les souffrances de son cœur, Daniel réussissait à se soumettre : il acceptait son état présent comme un de ces faits contingents auxquels l’homme est sujet depuis la naissance jusqu’à la mort. Mais ce stoïcisme lui était plus difficile pour les siens : l’idée que sa douce Sylvia souffrait en lui le peinait fort. Et puis, il avait laissé un pauvre diable gravement malade : qui le soignerait et lui donnerait les remèdes nécessaires ? Personne. Peut-être ce malheureux mourrait-il faute de soins ! Cette idée tourmentait le docteur et le faisait s’agiter sur sa méchante paillasse.

« Ainsi s’enchaînent les choses humaines, songeait-il. Parce que ma cousine Minna est une folle tête ; parce que son mari a de moi une aversion aussi violente qu’absurde ; parce qu’il avait trop bien déjeuné, l’autre jour ; parce que je l’ai blessé en tirant au hasard ; parce que son oncle l’abbé a beaucoup de crédit à Ribérac ; parce que les juges de l’endroit ont la conscience large, il faudra peut-être que ce pauvre Prateau meure de la pleurésie qui le tient couché sur un grabat dans sa cabane de charbonnier… »

Et Daniel soupira encore.

À ce moment, il ouït comme un souffle auprès de son lit : étendant vivement les mains, il saisit un des poignets et la tigasse crépue du prévôt de chambrée.

— Ah ! c’est toi, bandit !

Et, pour un instant, oubliant sa philosophie, le bon docteur administra dans les ténèbres et sans bruit quelques solides taloches au gredin, après lui avoir arraché une cheville de fer dont il était armé.

— Va te coucher ! et n’y reviens pas : je t’étranglerais !

Mais le chenapan n’eut pas le temps de renouveler sa tentative. Le lendemain matin, tandis que Daniel donnait une consultation au vieux mendiant qui lui demandait un remède pour ses yeux, le geôlier entra dans la chambre, et, s’adressant au prévôt, lui dit :

— Perducat, faites votre baluchon. Vous partez dans une heure.

— Et pour aller où ?

— Il paraît que là-bas, à Bordeaux, ils ont quelques petites choses à vous demander.

Malgré sa grossière jactance, l’homme demeura interloqué. Mais, à peine le geôlier sorti, il dit aux camarades :

— Vous autres, ne parlez pas de ce que je vous racontai hier soir !

Le docteur ne fut pas fâché d’être débarrassé de ce dangereux personnage. Non pas qu’il en eût peur, mais l’obligation de se tenir sur ses gardes, jour et nuit, l’ennuyait. Dès lors toutes ses préoccupations se reportèrent sur Sylvia. Il craignait que la Cadette, incitée par d’autres, ne renouvelât son entreprise, maintenant qu’il n’était plus là pour défendre sa fille contre elle. Ceux qui avaient obtenu l’ordre de remettre Sylvia entre les mains de cette mauvaise mère allaient certainement revenir à la charge, tandis qu’il était bouclé dans cette prison : malgré la vaillance de son amie, Daniel n’était pas tranquille.

Ses inquiétudes n’étaient que trop raisonnables. Quelques jours après son incarcération, la Cadette vint au Désert, et, n’osant pas entrer à cause de la Grande, fit appeler sa fille dans l’allée de marronniers par le berger. Sylvia étant venue, l’associée de Moural la pressa vivement d’abandonner « le monsieur », qui était à moitié ruiné et avait contre lui tous les gros bonnets du pays.

— Avec lui, c’est la misère qui t’attend !

Cette mère pleine de sollicitude avait trouvé pour sa fille une bonne place, « une de ces places comme il n’y en a pas treize à la douzaine ». Et, sur la demande de Sylvia, elle lui apprit que cette place extraordinaire était au château de Légé, « chez les rois de la Double » ! Après cela, elle en énuméra longuement tous les avantages, avec des détails fastidieux, comme si elle eût voulu faire consentir sa fille par lassitude.

— Tout ce que tu me peux dire et rien, c’est tout pareil ! répondit Sylvia lorsqu’elle eut terminé. Fut-il le plus misérable de la contrée, eût-il contre lui tous les gens des alentours, riches et pauvres, je ne quitterai jamais un homme qui vaut plus que tous les autres ensemble !

— Regarde moi ça ! fit la Cadette, en exhibant un louis d’or. C’est pour toi, comme étrenne d’entrée !…

— Faut-il que tu vailles peu ! s’écria Sylvia. Tiens ! j’ai honte d’être ta fille !

Et elle s’en alla…

Peu de jours après cet assaut, en revenant de porter le « merenda », ou collation, à Mériol, qui travaillait dans une pièce de terre à quelque distance de la maison, Sylvia rencontra M. de Bretout chassant, bien guéri de sa blessure.

— Ta mère t’a parlé, Sylvia, dit-il en l’arrêtant sur une sente ; pourquoi ne lui veux-tu pas être docile ?… Viens à Légé, chambrière : tu y seras heureuse comme une reine !… Ma femme n’est pas ma femme… comprends-tu ? Viens : tu seras la véritable dame de Légé !

— Écoute, monsieur ! Entre toi bien riche et le père de mon drôle bien pauvre, je ne balancerai pas une minute ! J’aime trop mieux rester sa servante au Désert que d’être ta femme non pas en cachette, mais ta vraie femme épousée devant le curé, si ça se pouvait !

— Ça se pourrait, si tu voulais, un de ces jours !…

— Heureusement, il n’y a personne pour t’entendre ! fit Sylvia, tournant les talons. Ne pense plus à ça, monsieur !

— Sylvia !…

Mais elle, secouant la tête, s’en fut.


XXIII


Les natures impulsives et brutales sont difficilement accessibles au raisonnement ; au lieu de réfléchir devant l’obstacle, elles foncent dessus. Loin de suivre le sage conseil de Sylvia, M. de Bretout s’entêtait à la vouloir faire venir au château, en remplacement de Séverine qui s’allait marier : il espérait qu’une fois là elle s’apprivoiserait « à venir manger dans la main », comme tant d’autres qu’il avait vues ! Sa passion, exaspérée depuis qu’elle lui était apparue superbe sur la lande du Drac, lui montrait la chose comme sûre. Non seulement il ne lui en voulait pas de sa résistance et de ses refus méprisants, mais il ne l’en trouvait que plus désirable. À cette convoitise exaltée se mêlait un ardent désir de se venger du docteur : ah ! s’il pouvait lui enlever cette belle maîtresse !…

Une première perquisition des gendarmes resta sans résultat : Sylvia, prévenue à temps par la Sicarie, s’enferma dans la cachette et fut introuvable, au grand ébahissement de sa mère et des deux hommes, à qui Trigant venait d’affirmer sa présence au Désert.

Mais, peu de temps après, tous trois prirent leur revanche. Appelée traîtreusement au dehors par le berger, Sylvia trouva sa mère qui l’embrassa, l’amitonna fort, et renouvela ses sollicitations, protestant que c’était pour son bonheur qu’elle la voulait « loger » en ce château. Tout en discourant ainsi, la Cadette mena sa fille jusqu’au bout de l’allée. À ce moment, les gendarmes, embusqués dans un bois voisin, arrivèrent au galop, et, par une savante manœuvre, coupèrent la retraite à Sylvia, qui ne témoigna aucun étonnement. Interrogée si elle voulait suivre sa mère comme le portait l’ordre du procureur, elle prit une résolution soudaine et répondit que oui : « Puisque sa mère la voulait placer chez la dame de Légé, elle était prête à y aller sur le coup et à y rester si la dame l’engageait. »

Sur cette réponse, la Cadette, ravie de sa docilité, s’achemina vers le château avec elle, toutes deux suivies à dix pas par les gendarmes, qui les quittèrent après les avoir vues entrer dans la cour.

Avertie par Séverine, Minna reçut les deux femmes, et, après quelques brèves questions à Sylvia sur son âge, son savoir-faire, lui demanda :

— Où êtes-vous, présentement !

— Au Désert.

— Alors, c’est vous la servante-maîtresse du médecin Charbonnière ?

— Oui, madame. Il est le père de mon enfant.

Sylvia espérait que cet aveu la ferait refuser catégoriquement par madame de Bretout. Mais il vint à celle-ci une idée diabolique ; « Ah ! le bon tour à jouer au cousin en lui enlevant sa maîtresse !… »

— À tout péché miséricorde ! fit-elle avec indulgence. Et combien voulez-vous gagner ?

— Cent écus l’an et une robe d’étrennes.

— Cent écus !… Séverine n’en gagne que trente !

— Oui. Mais, si j’entre ici, il me faudra, en plus de mon service, faire la volonté du monsieur !

— Que dites-vous là ? s’écria l’autre.

— La pure vérité, madame. C’est une affaire arrangée d’avance avec mon honnête femme de mère !

Très vexée d’être ainsi dupée par son mari, madame de Bretout dit sèchement à Sylvia :

— Vous pouvez vous en aller !… vous ne me convenez pas.

En sortant, comme la Cadette récriminait fort contre sa fille, celle-ci lui répondit :

— Ça n’est pas la peine de te troubler ni de faire encore déranger les gendarmes par le monsieur du château. Tu sais que dans deux mois, à la Notre-Dame de septembre, j’aurai mes vingt et un ans et que je serai maîtresse de mes faits et gestes : ainsi laisse-moi en paix !…

Le soir, en rentrant de la chasse, M. de Bretout fut très fraîchement reçu par madame.

— Vous savez, notre cher ! si vous voulez cette fille, je m’en moque comme de ma première poupée ; mais que ce ne soit pas chez moi !… Vous n’ignorez pas, d’ailleurs, que ce serait un cas de séparation de corps… et de biens !

Elle appuya sur ces derniers mots, et, satisfaite de son petit effet, se retira dignement, après un coup d’œil victorieux à M. de Bretout fort déconcerté.

Il avait bien eu l’envie de regimber contre cette humiliante vespérie ; mais, plus sage qu’à l’ordinaire, il s’était dominé. C’est que derrière sa femme il voyait son beau-père ; M. de Légé, qui ne l’aimait pas, eût fort mal pris cette velléité libertine. Avec son air sévère et ce diable de hochement de tête, le personnage lui imposait : il se révoltait en lui-même contre cet ascendant, mais il le subissait toujours.

L’abbé de Bretout, familier au château en sa double qualité d’oncle et de curé, s’efforçait bien de parer aux dispositions peu bienveillantes du père et de la fille envers le gendre et mari, et de mettre dans les rapports de l’un et de l’autre avec celui-ci un peu de bonne volonté, à défaut de cordialité. Mais, malgré son adresse insinuante et ses paroles onctueusement persuasives, il n’y parvenait pas. Le neveu, instamment averti d’adoucir les angles de son caractère, — dont la rudesse confinait à la brutalité, — promettait bien, mais ne tenait pas toujours, surtout après les repas. L’oncle n’avait guère de succès, non plus, auprès de sa nièce par alliance, qu’il exhortait paternellement à prendre une attitude conjugale moins sévère. Bien qu’elle fût pour le reste une ouaille soumise, elle se retranchait, à ce propos, derrière le danger à courir, et, sentant la solidité de cette défense, elle ne s’en départait pas.

Avec le châtelain, le curé se bornait le plus souvent à des généralités ; il exprimait des vœux pour le bonheur de tous, ouvrait doucereusement des avis et parfois plaidait obliquement la cause de son neveu. Il rejetait bénignement sur son oisiveté ses écarts de manières, et, partant de là, essayait d’amener tout bellement M. de Légé à quitter, en faveur de son gendre, ses fonctions de maire et même à partager avec lui, pour la lui transmettre plus tard, la gestion de ses biens et de ses affaires privées : cela le retirerait du désœuvrement et lui donnerait l’habitude du travail. Mais, un jour que cet oncle vigilant s’était expliqué un peu trop intelligiblement là-dessus, le beau-père accueillit plus que froidement ces ouvertures :

— Monsieur l’abbé, il n’est pas d’un homme sage de se dévêtir avant l’heure de se coucher !

Il n’avait garde, M. de Légé, de mettre son gendre au courant de ses fructueuses affaires ; il suffisait, lui seul, à tout. Établi au cœur de la Double comme l’araignée au centre de sa toile, il ne voyait pas que la moindre occasion profitable lui pût échapper. Les notaires des environs signalaient à ce client d’excellent rapport les bonnes opérations à faire : placements avantageux, achats de créances au rabais et acquisitions de propriétés à vil prix. Malgré l’attention apportée à la solvabilité des emprunteurs il arrivait parfois que certains, maltraités par des circonstances imprévues, ne remboursaient pas aux échéances et qu’il fallait les faire exproprier. Mais, précisément, là encore, M. de Légé moissonnait à pleines mains. Afin de se couvrir, il acquérait à la barre du tribunal les biens expropriés, pour un morceau de pain, car nul dans le pays n’aurait eu la hardiesse d’enchérir contre un pareil amateur.

Toutes ces manigances n’allaient pas sans lui faire des ennemis. Mais c’était de pauvres hères jugulés par des conditions léonines, ruinés par l’hypothèque et les emprunts usuraires, qui n’avaient plus ni terre, ni argent, ni crédit. Que pouvaient ces gens-là contre un homme riche et puissant par lui-même, fortifié par des relations utiles et des amis influents ? Aussi, dans ces âmes abruptes de paysans dépossédés et réduits à la misère, s’amassaient des germes de haine qui parfois se trahissaient en paroles menaçantes ou se manifestaient par des actes d’hostilité sournois et anonymes. Le principal moyen de vengeance qui tente les faibles, l’incendie des bois, avait été employé contre M. de Légé ; mais, après deux terribles exemples d’incendiaires envoyés au bagne de Rochefort, ces alertes avaient provisoirement cessé. Pourtant il y avait toujours dans la Double des malheureux que le châtelain de Légé avait expulsés de leur chétive demeure, mis au bissac, qui l’abhorraient et lui voulaient mal de mort, chose dangereuse dans un pays sauvage, où chacun, si misérable qu’il fût, avait son fusil dans le coin de l’âtre…

Par une soirée pluvieuse de septembre, le vicomte de Bretout et madame attendaient pour souper M. de Légé, qui était allé à Mussidan traiter quelque affaire. Huit heures sonnèrent à la pendule de la salle à manger qu’il n’était pas encore revenu ; ce que voyant, M. de Bretout, après s’être promené de long en large pour tromper l’impatience de son estomac, parla de faire servir. Mais sa femme s’y opposa nettement :

— Il faut attendre !

Puis elle jeta une mante sur ses épaules, chaussa dans la cuisine des sabots par-dessus ses pantoufles et sortit dans la cour, suivie de mauvaise grâce par son mari. La nuit était plus que sombre, sans lune, sans étoiles, épaissie encore par la pluie qui tombait fine et serrée. Au bord de la terrasse, ils écoutèrent : nul bruit ne montait jusqu’à eux que le léger bruissement de l’eau sur les feuilles des taillis voisins. Pas un pas de cheval sur les chemins boueux, pas un meuglement de vache attardée au pacage, pas un aboi de chien épeuré, rien. Les bois solitaires se confondaient avec le ciel dans un noir de poix qui enveloppait la Double inondée. Au bout de quelques minutes, l’obscurité, le silence, l’air humide firent frissonner Minna inquiète et de tristes appréhensions lui vinrent à l’esprit. Tandis qu’elle écoutait anxieusement, espérant ouïr enfin les fers du cheval qui sonneraient sur les pavés de l’allée, un coup de fusil au loin se fit entendre sourdement, comme amorti par l’atmosphère pesante, puis tout rentra dans un silence lugubre.

— Il est arrivé malheur à mon père ! s’écria-t-elle.

— Bah ! répondit M. de Bretout, c’est quelque braconnier à l’affût ! Votre père couchera sans doute à Mussidan : allons souper !

— Vous ne pensez qu’à manger !… Croyez-vous que j’aie faim, dans l’inquiétude où je suis !…

M. de Bretout se dit bien que, pour lui, il n’en perdrait pas un coup de dent, mais il ne répliqua pas.

Ils attendirent un quart d’heure encore, puis Minna perçut un galop qui se rapprochait, et, trois minutes après, le grand cheval normand de M. de Légé entra dans la cour, couvert de boue, les rênes de la bride rompue, ronflant d’épouvante.

À la lueur qui venait par la porte de la cuisine, on examina la bête : rien n’indiquait la nature de l’accident. Circonstances rassurantes, les pistolets étaient dans les fontes et un portemanteau de cuir où l’on trouva deux sacs d’écus était encore attaché au troussequin de la selle.

— Le monsieur sera tombé avec le cheval, dans ces mauvais chemins ! dit Pirot.

Madame de Bretout, adoptant alors cette opinion d’une simple chute, se rassura un peu et fit partir aussitôt tous les gens de la maison pourvus de falots, sous la direction de son mari. Celui-ci maugréait bien, secrètement, du souper retardé encore, mais il se résigna par nécessité.

À une petite demi-lieue sur le chemin de Mussidan, au fond d’une combe, entre des taillis épais, Mornac, le garde-bois du château, qui marchait en avant, avisa une forme noire étendue dans la boue. Tous s’approchèrent, pressés par son exclamation, et, à la lumière des falots, reconnurent M. de Légé, son manteau sous lui, son chapeau à quatre pas. M. de Bretout, se penchant sur le corps, vit à la tempe deux petits trous d’où coulait un filet de sang.

— On l’a assassiné ! dit-il froidement.

— Toujours, ça n’est pas pour le voler ! fit observer Pirot, en désignant les breloques de la chaîne de montre, qui pendaient du gousset et de la culotte.

— En effet, voici sa bourse ! reprit M. de Bretout, après avoir fouillé les poches du mort.

Au moyen d’un « bayart » ou civière, et avec l’aide de quelques hommes pris au plus prochain village, le défunt fut rapporté au château. Quand Minna, qui épiait sur la terrasse avec les femmes, vit les falots avancer lentement, elle devina la vérité :

— Mon père est mort ! s’écria-t-elle, en larmes.

Et quand, au pas lourd des porteurs, le funèbre fardeau entra dans la cour, et qu’elle-même, soulevant le manteau mouillé, découvrit la figure de M. de Légé toute pâle, souillée de sang et de boue, elle s’évanouit.

Sur une table, dans le vestibule, on déposa le cadavre ; puis un homme à cheval, expédié à Ribérac, fut prévenir les gens de la justice, qui vinrent le lendemain…

Comme il n’y avait pas vol, le crime fut attribué à la vengeance, et, par conséquent, les soupçons se dirigèrent sur des débiteurs malheureux de M. de Légé, qu’on supposait avoir de la rancune. Un pauvre diable, récemment exproprié à sa poursuite et qui, dans la colère, avait proféré des menaces, fut recherché vivement et promptement appréhendé au corps. Par chance, il avait un sûr alibi, étant le soir même de l’assassinat aux portes de Bergerac, où il conduisait un charroi de merrain pour un marchand de bois. Après quelques jours de geôle étroite, il fut relâché, bien à regret, par le juge d’instruction qui semblait dire : « Celui-ci faisait tout juste mon affaire ! »

Si Daniel n’eût été sous clef en ce moment, nul doute qu’il n’eût été inculpé, la haine de ceux de Légé, pour lui, faisant imaginer quelque réciprocité de sa part. À son défaut, Mériol fut interrogé ; mais, à l’heure du crime, il était à Saint-Vincent où il avait mené des cochons vendus, et buvait le vinage dans le cabaret de la Nettou.

D’autres encore, de ceux qualifiés mauvais sujets, ennemis de la religion, jacobins ou partisans de « l’Autre », furent soupçonnés par la justice, surveillés, enquêtés, mandés à Ribérac et sérieusement travaillés en de tortionnaires interrogatoires ; mais tout fut inutile : six mois après le superbe enterrement de M. de Légé en l’église de la Jemaye, l’affaire fut classée.

Le vicomte de Bretout supporta philosophiquement la perte du défunt. Quant à Minna, quoiqu’elle aimât autant qu’il était en elle ce père qui l’idolâtrait, sa nature légère et mobile ne tarda point à reprendre le dessus. Après la première explosion de douleur et quelques jours de tristesse, les visites, les lettres de condoléances et le soin de ses affaires atténuèrent peu à peu son chagrin. Bientôt le plus apparent signe de deuil au château de Légé fut le crêpe noir dont les ruches du verger étaient ceintes selon le vieil usage.

Au surplus, cette mort ne modifia pas la situation de M. de Bretout comme il l’avait espéré : Minna, bien renseignée par le notaire de la maison, se réserva jalousement la direction ostensible de ses affaires. Tout passait par les mains de M. Durier pour être définitivement décidé par elle. Un beau matin, que le vicomte voulait faire prévaloir son avis au sujet d’un emploi de fonds, elle lui répondit délibérément :

— Notre cher, vous êtes ici comme un coq en pâte, libre, et en état de faire bonne figure au dehors ainsi que de vous passer vos petites fantaisies ; mais l’administration de mes biens paraphernaux m’appartient, à moi seule.

— Paraphernaux !… Peste, ma chère, vous parlez comme un vieux procureur ! fit M. de Bretout en s’en allant, vexé, tandis que Minna jubilait d’avoir placé ce mot de droit, appris du notaire.

Sentant bien qu’il ne pouvait rien gagner à heurter les résolutions de sa femme, le vicomte se cantonna dans le rôle effacé de mari de la reine. Son amour-propre masculin souffrait bien de cet arrangement ; mais, comme il était bridé par la loi et consigné à la porte de la chambre conjugale, il n’avait aucun moyen de faire dominer son vouloir. Il eut d’ailleurs dans la succession de M. de Légé à la mairie de la Jemaye et au conseil d’arrondissement une petite compensation.

Libre de ses actes et n’étant plus retenu par la présence de son beau-père, M. de Bretout se dédommagea de sa dépendance conjugale en menant joyeuse vie. Depuis son « veuvage », comme il disait après boire, il avait repris clandestinement, avec quelques amis du voisinage, cette existence de gentilhomme viveur et dissipé qu’il avait menée avant son mariage. Après la mort de M. de Légé, il ne se gêna plus. C’était des parties de chasse, de jeu, de filles, chez l’un de ces messieurs, célibataire entêté. Le vicomte lui-même, sous le prétexte d’un rendez-vous de chasse, fit accommoder une vieille maison inhabitée, appelée la « Maison du Roy », parce qu’une légende y faisait souper le Béarnais après Coutras. Là, au milieu des bois, le mari de Minna et ses compagnons s’égayaient de petites orgies avec des gotons de village, des coureuses de foires ou des guenuches amenées de Ribérac par le complaisant Pirot.

Mais ces débauchées rustiques et grossières ne lui faisaient pas oublier la belle Sylvia. Il la revoyait toujours, sur la lande du Drac, fière et outrageuse, lui déclarant : « Je suis venue pour aider à t’emporter ! » À la passion véhémente qu’il éprouvait pour elle se joignaient la volonté frénétique de vaincre enfin cette résistance obstinée, le furieux désir de triompher d’une ennemie et, en même temps, de se venger de Daniel.

Lorsqu’il la rencontrait par des hasards cherchés, M. de Bretout renouvelait ses tentatives, toujours repoussées avec mépris par Sylvia. Ces refus d’une créature, qu’il jugeait de condition vile et dont il estimait à néant la vertu, exaspéraient le vicomte.

— Tu t’en repentiras, Sylvia ! faisait-il, rageur.

— Mais bien toi plutôt, si tu n’es sage ! lui répondait-elle hardiment.

Cette assurance de la vaillante fille venait de ce qu’elle était armée et bien résolue à se défendre : dans une poche de sa robe, sous le tablier, elle portait toujours un couteau-poignard, appartenant à Daniel et dont la lame aiguë avait bien six pouces de long.

Le vicomte, lui, fier de sa noblesse, de sa personne, de sa position sociale, de ses fonctions officielles, de la déférence craintive qu’il inspirait, en était venu à se croire tout permis avec les petites gens. Aussi avait-il conçu le projet de prendre Sylvia de force puisqu’elle ne voulait pas céder de bon gré.

Un jour de foire à Montpaon, où elle était allée vendre des dindons, un acheteur, prétendu coquetier, la retarda fort en lanternant pour la conclusion du marché, puis sous le prétexte qu’il n’avait pas de monnaie pour la payer. De ce retard, il résulta que, revenant sur sa bourrique, à moitié chemin du Désert, elle se trouvait asseulée au milieu des bois au moment où la nuit tombait. Le temps était clair, les étoiles se montraient, et Sylvia pressait sa bête qui s’en allait d’un bon pas en suivant le bord du chemin, lorsque tout à coup, entre des gaulis épais, elle fut assaillie par quatre hommes masqués de peaux de lièvres. En un instant, elle fut bâillonnée avec un mouchoir, enveloppée d’une limousine qu’on avait jetée sur sa tête, et entraînée hors du chemin. Un des ravisseurs poussait la bourrique par derrière, à coups de bâton, tandis qu’un autre la tirait par le licol et que les deux derniers maintenaient la pauvre femme à califourchon sur la bastine, chacun par un bras.

Après avoir marché rapidement une demi-heure à travers pays, la troupe s’arrêta devant une porte cintrée et Sylvia fut transportée dans la maison et déposée sur un lit, dans une chambre où elle resta seule avec un de ceux qui l’avaient enlevée. Pendant que le quidam battait le briquet pour allumer une chandelle, la courageuse captive se défubla lestement, se glissa dans la ruelle, ouvrit son couteau et, l’ayant bien assuré dans sa main, attendit.

— Ah ! c’est toi, monsieur de Bretout ! s’écria-t-elle en voyant le vicomte s’avancer vers le lit après avoir posé la chandelle allumée sur la table.

— Je t’avais bien dit que je t’aurais, la belle ! fit-il en la saisissant par un poignet.

— Tu ne m’as pas encore ! répliqua-t-elle en lui plantant soudain son couteau dans le haut de la poitrine.

La douleur fit geindre l’homme qui s’affaissa sur le plancher : aussitôt Sylvia franchit son corps, s’échappa de la chambre, traversa une pièce vide et entra dans la cuisine, où les trois complices du vicomte trinquaient à sa santé autour d’une table.

— Place, bandits ! fit-elle en brandissant son couteau rouge de sang.

Et, passant devant les misérables épouvantés par son attitude énergique, elle alla vers la porte et s’enfuit dans les ténèbres.

À peu de distance, elle s’enfonça dans un taillis de chênes et poussa, au hasard, jusqu’à la rencontre d’une sente qui la mena dans une grande clairière où elle s’arrêta pour s’orienter. Le docteur lui avait appris à distinguer les principales constellations et lui avait fait observer que le Désert était situé juste au midi de l’étoile polaire. Après avoir reconnu cette étoile au bout de la queue de la Petite Ourse, droit devant elle, Sylvia marcha dans cette direction sans s’effrayer des bruits nocturnes. En avant, sur une cafourche déserte, un loup hurlait sinistrement à la lune levante ; dans les halliers voisins, le glapissement aigu d’un renard, sur la voie d’un lièvre, accompagnait le cri mélancolique d’un oiseau de nuit appelant sa femelle. Plus loin, alors qu’elle cheminait sur la chaussée à demi ruinée d’un large étang, vers l’extrémité de la nappe sombre comme un miroir d’acier poli, une voix formidable et pareille au mugissement d’un taureau monta subitement et la surprit d’abord :

« C’est le bœuf d’eau ! » se dit-elle, donnant son nom vulgaire au butor étoilé, et elle reprit sa marche.

Ensuite, rentrée sous bois et dans l’impossibilité de se guider par les astres, elle hésitait, lorsqu’un énorme animal vint se précipiter sur elle avec de petits gémissements de joie. Sa main armée du couteau retomba bien vite :

— C’est toi, mon César ! dit-elle en le caressant.

En redressant la tête, elle vit briller à travers les arbres une lueur qui dansait comme un feu follet, et bientôt Mériol, dirigé par les abois du chien, arriva, son fusil sur l’épaule, accompagné du nouveau berger, qui portait un falot.

— Bien tard ! fit-il.

— Oui, assez.

— La bourrique ? reprit-il, une minute après.

— Je te conterai ça, mon ami, à la maison.

Une demi-heure après, ils atteignaient le Désert où Sicarie guettait, fort anxieuse. À peine vit-elle Sylvia, la bonne géante la prit au col et l’embrassa bruyamment, plusieurs fois, puis lui demanda :

— Que t’est-il donc advenu ? pauvre !

— Oh ! pas grand’chose ! répondit-elle, les yeux brillants.

Cependant elle mettait son couteau dans sa poche, après avoir essuyé la lame à son tablier.


XXIV


Juste le jour de Noël, au matin, le docteur Charbonnière, ayant fait ses six mois de prison, revint au Désert. Le temps était froid et sec. Sous les rayons du soleil renaissant, le givre étincelait aux branchettes des arbres, et, sur la terre, la neige gelée faisait cligner des yeux le voyageur qui marchait allègrement, son portemanteau en bandoulière et un bâton à la main, taillé dans une cépée. Le prisonnier libéré était encore à une demi-lieue de son logis quand, à travers une friche hérissée d’ajoncs poudrés à blanc, il vit une femme courant pour le joindre au passage.

— Sylvia ! fit-il, en se plantant sur le chemin.

Et, un instant après, la belle fille arrivait à lui et se jetait à son col, le sein soulevé, en murmurant :

— Ô père ! enfin te voici !

— Oui, ma grande amie !

Et, l’étreignant sur son cœur, Daniel baisait tendrement le visage et les yeux mouillés de Sylvia.

Elle haussa la tête pour le regarder,

— Pauvre ! comme tu es pâle ! dit-elle.

— C’est que, vois-tu, j’ai un peu pâti, à l’ombre, dans la prison. Mais avant peu il n’y paraîtra plus !

Ils se remirent en marche. Elle, attachée au bras du docteur, se serrait contre lui avec amour et lui racontait les choses survenues en son absence.

— Ô quelle vaillante fille tu es, ma Sylvia ! dit-il en apprenant ce qui s’était passé à la Maison du Roy. Et tu n’as pas été inquiétée ?

— Pas du tout. Ils n’ont point osé… À Légé, les gens disent que le monsieur poursuivant un sanglier, son couteau de chasse à la main, est tombé malheureusement et s’est blessé.

Au bout de l’allée, tous étaient là qui attendaient, même César. Quand le petit Samuel aperçut son père, il lâcha la main de Sicarie et se mit à courir vers lui de toute la vitesse de ses jambettes de quatre ans.

— Oh ! mon petit homme ! quelle joie de te revoir ! disait Daniel, tenant son fils dans ses bras. Comme tu as grandi !

C’était fête au Désert, ce jour-là. Un « piot », ou dindon, achevait de rôtir devant un gros feu de bois de brasse. Lorsque Daniel eut fait sa toilette et changé de linge et de vêtements, — laissant là ceux « qui sentaient la prison », comme disait Sylvia, — Sicarie trempa la soupe dans une profonde soupière d’étain et tous se mirent à table, y compris Justrac, le nouveau berger, qui avait remplacé Trigant, renvoyé par M. Cherrier à cause de ses connivences suspectes avec les gens du dehors.

Le docteur était heureux. Le contraste de son intérieur, honnête et propre, et de ceux qui l’aimaient tant et qu’il affectionnait de même, avec le séjour infect de la prison et l’ignoble compagnie des malfaiteurs qui s’y succédaient, ce contraste soudain lui faisait sentir plus fortement la joie du retour.

Un moment, il resta pensif, se disant : « C’est une merveilleuse chose que le plaisir soit ainsi lié à la souffrance et que, plus grande est celle-ci, plus grand est celui-là. Il m’est échu bien des fois de dîner ainsi avec les miens, mais jamais comme aujourd’hui je n’ai ressenti le bonheur de cette communion intime à la table de famille… »

Or, voici que le petit Samuel quitta les genoux de sa mère pour ceux de Daniel et interrompit ces réflexions par de naïves caresses enfantines.

« Tu es plus sage que moi, mon mignon ! pensa le père ; ce n’est pas l’heure de philosopher, mais de se réjouir… »

Et lors, empoignant son gobelet que Mériol venait de remplir, comme tous les autres, de vin nouveau qui faisait une mousse rose, il le leva et trinqua de bon cœur avec ses commensaux :

— À vos santés, mes amis !

— À votre bon retour, notre monsieur ! répondit Mériol, qui se rassit tout étonné d’en avoir dit si long. |

Mais on frappait à la porte, et ce fut Claret, le vieux chasseur de vipères, qui entra au commandement du maître.

— Ah ! monsieur Daniel ! ils vous ont lâché pourtant ! s’écria-t-il en venant toucher de main avec le docteur.

— Oui, mon ami Claret, il m’ont mis dehors, et je suis content de vous voir !… Seyez-vous auprès de Mériol ; vous allez dîner avec nous.

— Je vous ai rapporté le licol de votre bourrique, dit Claret après avoir mangé sa soupe. Pour elle, les loups l’ont dévorée ; il n’en reste plus que les os blanchis.

— Ah ! la canaille qui est cause de ça ! exclama la Grande.

— Heureusement, sa jeune pouline peut commencer à porter remarqua Daniel.

Là-dessus, le chasseur de vipères apprit à son hôte que Gondet, le médecin des fièvres, était mort seul dans sa cabane, sans nul secours d’autrui.

— Pauvre homme ! fit le docteur, si j’avais été là, je serais allé le voir…

— Tu as, pardi, bien raison de t’apitoyer sur lui ! grogna rudement la Grande. Une telle canaille, qui s’est assis cent fois à cette table, depuis le temps de ton défunt père, et qui t’a si odieusement trahi. Un scélérat que toi-même a pris sur le fait, venant de donner des poisons à Trigant pour nos moutons, et qui, depuis, en a empoisonné cinq !… Et tu le plains !

— S’il a mal agi, ne l’imitons pas ! répliqua fermement le docteur. Nous n’en voudrions pas à un aveugle de nous heurter dans le chemin : pourquoi en vouloir à un homme dont la conscience est aveugle et sourde, parce qu’il nous a nui ?… Vois-tu ma Grande, nous devons plaindre Gondet pour deux raisons : parce qu’il a été malheureux et parce qu’il a été méchant.

Sur ces mots écoutés religieusement par tous, et pendant que Sylvia émue embrassait passionnément son petit, le repas étant achevé, tout le monde se leva de table, cependant que le vieux Claret bredouillait à l’oreille de son voisin :

— Il est trop bon, le monsieur !

Plus tard dans l’après-midi, le docteur s’en fut au-devant de M. Cherrier, qui lui avait mandé sa venue pour le soir.

Et, chemin faisant, il pensait à cette mauvaise nature d’homme qu’était Gondet : fourbe, traître, ingrat, larron, méchant, dépourvu de tout bon sentiment. Il était mal né, sans doute, mais combien l’ignorance, la misère, l’absence de toute éducation morale avaient développé ses défauts et ses vices ! Et Daniel se disait : « Que de pensées fâcheuses, que de tentations déplorables assiègent le pauvre à qui tout manque, la nourriture du corps et celle de l’esprit !… »

Tout près de la Tuilière, Daniel rencontra le notaire et aussitôt rebroussa chemin avec lui vers le Désert, en causant de façon amicale. Après avoir mis le docteur au courant de ses affaires, M. Cherrier lui conta les siennes propres.

Depuis six semaines il avait perdu sa femme, et n’avait point acheté de chapeau neuf, comme font chez nous les veufs qui se veulent remarier et le signifient par là aux femmes de bonne volonté. Il ne portait pas, non plus, de crêpe à son vieux chapeau, n’ayant pas l’hypocrisie d’affecter un deuil qui n’était pas dans son cœur.

— Comment pourrais-je regretter une femme qui m’a rendu malheureux tant qu’elle a vécu !…

M. Cherrier soupa et coucha au Désert et, le matin, s’en retourna chez lui.

Pour Daniel, dès ce même jour, il reprit ses anciennes habitudes. Monté sur la Jasse, qu’un long repos avait engraissée, il se remit comme auparavant à parcourir la Double. Il s’arrêtait dans les villages, s’informait des malades, parlait aux gens rencontrés à travers pays, bûcherons dans les ventes, pastours sur les landes, charbonniers à leurs fourneaux. Quoique la plupart de ceux auxquels il s’adressait fissent de prudents efforts pour cacher leurs sentiments, Daniel voyait bien qu’ils avaient pour lui une espèce d’antipathie. L’avisant de loin qui venait, parfois une femme quillée devant sa porte, la quenouille au flanc, rentrait dans sa bicoque et repoussait l’huis. Ce n’était pas nouvellement que le docteur observait ces dispositions peu bienveillantes des paysans, mais il lui semblait que depuis son emprisonnement elles s’étaient aggravées en quelque sorte et généralisées. Il attribuait ce rengrégement d’hostilité aux menées souterraines de ses ennemis, tout en s’avouant d’ailleurs que, dans l’esprit borné de ces gens grossiers, c’était un terrible préjugé contre lui que de l’avoir su naguère en prison. Le fait qui avait motivé la condamnation, les circonstances où il s’était produit, rien de tout cela n’existait pour une multitude ignorante, courbée depuis des siècles sous un respect superstitieux de la justice : « Il a été en prison ! » Cela disait tout pour des gens inintelligents qui gardaient et se transmettaient de père en fils le souvenir d’une peine infamante infligée autrefois à un individu, peine dont ils faisaient rejaillir le déshonneur sur sa famille jusqu’à la troisième ou quatrième génération.

La répulsion instinctive et l’aversion inspirée allaient chez quelques-uns jusqu’à dissimuler la présence d’un malade, de quelque fiévreux, dans la maison devant laquelle s’arrêtait le docteur… Parpaillot ! repris de justice ! c’en était trop pour ces âmes obscures, perpétuellement excitées à la haine par le concert des notables.

Examinant toutes ces choses d’un œil philosophique, le docteur ne se décourageait point, et à cette froideur adverse opposait avec une sereine confiance toute son inépuisable bonté.

« Ils finiront, se disait-il, par reconnaître que je vaux mieux qu’on ne le raconte, et ne cherche que leur bien… »


Un jour, à sa grande surprise, Daniel fut appelé au « château » de Mortefont, — comme on disait un peu ambitieusement dans le pays. Cette construction de médiocre importance était située dans la partie la plus malsaine de la Double, au centre d’un plateau couvert de brandes, d’ajoncs et de flaques d’eau croupissante. Il avait plu à torrents, la nuit, en sorte que la Jasse glissait parfois sur la sente glaiseuse qui serpentait en contournant les massifs d’ajoncs et aboutissait à Mortefont. Tout en approchant, le docteur considéra curieusement l’étrange petit manoir posé sur une berge de l’étang du même nom et bâti, comme un vieux logis urbain d’autrefois, en poutres et poutrelles assemblées et entrecroisées, dont les intervalles étaient maçonnés de pisé, de briques et même de pierres de grison à l’endroit des foyers. Tout autour, des tessons de bouteilles et de flacons : une tradition locale voulait que cette maison eût appartenu jadis à un gentilhomme verrier.

« Ce n’était peut-être qu’un gentilhomme ivrogne ! » se disait Daniel.

Depuis qu’il n’était venu ici, le temps, les hivers, une longue inhabitation avaient fort dégradé les murs dont les crépis étaient tombés par endroits, laissant voir entre les bois à moitié pourris et pleins de champignons parasites, des taches de couleurs incertaines et des briques rougeâtres qui se présentaient aux yeux et à l’esprit du docteur comme des dartres et des plaques squameuses. Au-dessous de la vieille gentilhommière, un suintement d’eau épaisse, ocreuse, semblait sortir d’une plaie malsaine et se répandait sur la nappe noire de l’étang avec des reflets huileux et métalliques.

« Le château de la défunte demoiselle de Garidel est malade ! » pensa Daniel avec un demi-sourire.

L’aspect minable des bâtiments était complété par un toit d’ardoises moussues, noircies, à la cime duquel pendait piteusement une girouette immobile. Autour de ce corps de logis irrégulier, que flanquait un modeste pavillon carré, point d’arbres marmenteaux, point de jardin, de verger, de courtil : rien.

À la porte d’entrée, le docteur fut reçu par le propriétaire, un Espagnol connu sous le nom de don Esteban qui s’y était installé, il y avait tantôt deux ans, venu on ne savait d’où.

Après avoir attaché sa jument dans l’écurie, qui occupait une partie du rez-de-chaussée, Daniel suivit l’homme, qui, en montant un escalier de planches délabré, lui expliqua dans un baragouin mi-français et espagnol, que doña Maria, sa chère épouse était malade.

En haut, sur le palier, après avoir frappé à une porte, don Esteban introduisit le docteur dans une pièce tendue d’une vieille indienne à ramages décolorés, que l’air venu de la porte agita faiblement. Au fond de la chambre, mal éclairée par une petite fenêtre aux vitres verdâtres, près d’une haute cheminée où brûlait un maigre feu de fagots, une très jeune femme était assise dans un antique fauteuil de tapisserie, vêtue d’une robe de laine blanche et les genoux recouverts d’une couverture de Catalogne. La tête de la malade, chargée d’une lourde chevelure brune, s’accotait au dossier, et sa figure pâle aux traits délicats n’avait de vivant que de grands yeux noirs qui se fixèrent sur son mari avec une expression d’horreur.

Doña Maria ne savait pas le français. Heureusement, au cours de ses classes, à Bordeaux, Daniel avait appris assez d’espagnol pour se faire entendre d’elle. Le cas, du reste, était bien simple : la « chère épouse » de don Esteban se mourait d’une fièvre pernicieuse, contractée depuis son arrivée dans cette contrée homicide. Après s’être un peu entretenu avec la malade, le docteur prit congé d’elle en prononçant quelques paroles rassurantes, qu’elle accueillit par un geste d’incrédulité navrant.

Au bas de l’escalier, Daniel dit brusquement au mari :

— Le climat de la Double tue votre femme ; l’air natal la guérira : emmenez-la, il n’est que temps !

Don Esteban répondit que, pour des raisons politiques, il ne pouvait rentrer en Espagne.

— Alors, conduisez-la bien vite à Pau !

L’Espagnol répliqua aussitôt qu’étant obligé de se cacher, il ne pouvait habiter cette ville.

— Au moins, repartit Daniel ne la laissez pas dans ce pays de fièvres mortelles ! Vous pouvez aussi bien vous cacher à trois ou quatre lieues d’ici, sur les coteaux salubres du Périgord…

No se puede[1].

Le docteur le regarda.

Le visage rasé de l’Espagnol ne traduisait aucune émotion. Ses paupières abaissées ne permettaient d’apercevoir qu’un petit coin de la sclérotique teintée de jaune, et ses lèvres minces se pinçaient comme pour mieux retenir un secret.

Daniel eut alors le sentiment qu’il était en présence d’un drame obscur, d’un de ces crimes domestiques que la loi n’atteint pas. Il tira son portefeuille, écrivit une ordonnance et la remit à don Esteban avec les explications nécessaires.

En s’en retournant, il songeait à cette jeune femme, presque une enfant, victime, selon toute apparence, d’une haine maritale. Elle était encore très belle, malgré les ravages de la maladie. Peut-être cette beauté avait-elle provoqué la jalousie de son époux ?… Le docteur déplorait son inaptitude à la secourir efficacement ; mais que pouvait-il ? « La femme doit suivre son mari », et, puisqu’il avait plu à don Esteban de venir demeurer dans un pays malsain, dans un lieu meurtrier, doña Maria devait le suivre : légalement, il n’y avait rien à objecter !…

À défaut d’assistance plus effective, Daniel revint presque chaque jour voir la malade, qui s’affaiblissait rapidement. La quinine, elle refusait de la prendre.

— À quoi bon ? disait-elle mélancoliquement.

Trois semaines après sa première visite, un dimanche matin, le docteur, introduit par une vieille servante espagnole qui tremblait la fièvre, trouva doña Maria dans un grand lit à l’ange, bien faible. Quant à don Esteban, qui édifiait la paroisse par des démonstrations de piété fervente, familières aux dévots de son pays, il était à la messe.

— C’est pour aujourd’hui ! dit la jeune femme à Daniel.

Lui, prit sa main, une délicieuse main de fillette, émaciée, où transparaissait un léger réseau de veines bleuâtres, et, pendant qu’il comptait les pulsations presque imperceptibles, la servante étant sortie, doña Maria, poussée par le besoin de se confier à un être qu’elle sentait un être sympathique, tout à coup, sans préambule, conta brièvement sa vie.

Mariée à quinze ans à don Esteban qui en avait quarante, elle avait obéi à son père, la mort dans l’âme, et s’était efforcée d’étouffer un amour antérieur pour rester fidèle à son mari. Le hasard lui ayant fait rencontrer le cavalier qu’elle aimait, elle avait eu la faiblesse de céder à son amour. Après avoir intercepté une lettre, don Esteban avait résolu de la tuer et, pour le faire impunément, l’avait amenée en France, dans cette maison mortelle. Tous les jours, il se tenait là, près de son fauteuil, épiant les progrès de la maladie qui la consumait, froid et impassible. Lorsqu’elle se plaignait, il tirait la lettre de sa poche et la lui montrait. Quelquefois, elle le suppliait de la tuer d’un coup de navaja : ce serait plus humain… Mais il lui répondait avec un sourire haineux :

— Vous n’avez pas suffisamment souffert !

Enfin elle s’était réduite à lui demander, pour toute grâce, de lui amener un prêtre, requête à laquelle il avait riposté avec un rire cruel :

— Ce n’est point assez pour ma vengeance que vous mouriez lentement : il faut encore que vous mouriez en état de péché mortel et qu’ainsi vous soyez damnée pendant toute l’éternité !

La pauvre enfant avait fait le sacrifice de sa vie ; mais la damnation éternelle l’épouvantait, comme elle le dit naïvement à Daniel. Cette pensée des supplices sans fin qui l’attendaient la jetait dans un affreux désespoir que le docteur ému de pitié s’efforça de calmer.

— Pauvre créature, dit-il, lorsqu’elle s’arrêta, épuisée, on vous a enseigné à croire en un Dieu très bon, très juste et très miséricordieux. Mais ce Dieu ne serait ni bon, ni juste, ni miséricordieux, s’il vous torturait éternellement pour avoir obéi à une loi de nature que lui-même a mise dans votre cœur plutôt qu’à la loi barbare des hommes !… Quant aux presque impossibles conditions du salut que vous imaginez vous être imposées, si elles étaient les siennes, combien depuis des centaines de mille années, combien d’innombrables milliards d’êtres humains seraient voués à d’atroces et indéfinis supplices par ce Dieu très bon, très juste et très miséricordieux, pour des actions naturelles, licites ou indifférentes, que lui-même avait prévues en les créant !… Cela ne peut pas être ! Ce Dieu n’est pas si féroce… Rassurez-vous donc, pauvre enfant ! Tout cela n’existe que dans votre esprit. Même si vous êtes incapable de chasser pareilles chimères, dites-vous bien que vous expiez cruellement une infraction à la loi humaine par des souffrances qui vous mériteraient le pardon, fussiez-vous cent fois plus coupable encore. Ayez confiance ! endormez-vous en paix : votre conscience est purifiée par le repentir, la douleur et la mort !

À mesure que Daniel parlait lentement en mauvais espagnol, penché sur le lit de la mourante, l’apaisement se faisait en elle, visible sur sa figure. Ses yeux tournés vers le docteur semblaient boire les paroles consolantes qui tombaient de ses lèvres. Lorsqu’il se tut, elle abaissa ses paupières, les releva, murmura un remerciement : Gracias ! et, avec ce dernier mot, exhala son dernier souffle, paisible et rassérénée.

Après avoir fermé les yeux de la défunte, Daniel resta longtemps songeur et méditatif devant ce doux visage qu’illuminait déjà la beauté de la mort libératrice. Dans un cabinet voisin, la vieille servante grelottait la fièvre ; à travers la mince cloison de planches le docteur entendait claquer ses dents. Il attendit encore, puis la porte de la chambre s’ouvrit et don Esteban parut :

— Voilà votre œuvre, señor ! lui dit le docteur, la main tendue vers le lit funèbre.

Et il sortit sans voir le haineux regard que lui darda l’Espagnol.



XXV


Pendant son séjour à la geôle de Ribérac, le docteur Charbonnière avait beaucoup réfléchi et médité sur l’arrangement et la marche des choses humaines, et il en était venu à cette opinion que la perversité des individus provenait moins de leur nature propre que du milieu dans lequel ils avaient vécu. Parmi tous ceux qu’il avait vu passer à la prison et qu’il avait observés, il n’y en avait guère au point d’absolument dépourvus d’un bon sentiment, ou au moins de quelques germes de bons sentiments qu’une saine éducation n’eût fait éclore. À peu près tous rejetaient sur la négligence de leurs parents, la misère, le malheur ou les mauvais exemples, l’abjection où ils étaient déchus. Ainsi le défaut de justice et d’équité dans les relations humaines et dans la répartition des avantages sociaux apparaissait à Daniel comme la cause génératrice du vice et du crime, bien plus que les dispositions perverses, innées, des individus.

Et, pareillement, il se persuadait que, dans les malheurs individuels qui atteignent des innocents, les lois de la société ont une plus grande part que celles de la nature.

Dans le même temps que mourait doña Maria, Sylvia était accouchée d’une petite fille qui fut nommée Noémi, en mémoire de sa grand’tante. Ce fut une fête pour tous au Désert, et cependant Daniel, encore attristé par la mort de la jeune Espagnole, ratiocinait sur le voisinage des deux événements.

Cette infortunée, elle aussi, sans doute, avait été accueillie avec joie dans la maison de son père. Le jour de sa naissance avait été fêté comme un jour heureux, et voilà que, dix-huit ans après, elle mourait victime de la férocité de celui que ses parents lui avaient, contre son gré, donné comme époux !

« Au lieu de se réjouir, à la venue d’un enfant, que de larmes souvent devraient couler si l’on pouvait pénétrer l’avenir ! »

En songeant à cette barbare stupidité des parents qui imposent à leurs enfants des mariages absurdes et des époux abhorrés, pour des considérations de fortune, de vanité, d’ambition ou même de pur caprice, le docteur se louait de n’avoir obéi en prenant sa compagne qu’à un amour partagé, de n’être liés tous deux que par leur seule volonté.

« La nature, se disait-il, ne s’occupe point de fonder des familles puissantes et de créer des enfants riches ; elle veut seulement des amants bien assortis et des enfants robustes : l’amour seul ne peut satisfaire à ce vœu. Les lois conjugales attachent les époux plutôt qu’elles ne les unissent ; le devoir procrée trop souvent des enfants mal doués ou débiles. D’ailleurs n’est-il pas plus hautement vertueux de remplir volontairement les devoirs réciproques, dictés au couple humain par la loi de la nature ? L’union libre de l’homme et de la femme, sans contrat, sans acte civil, sans sacrement, en dehors de toute question d’argent, d’intérêts mondains, de convenances sociales, c’est peut-être là, dans une humanité meilleure, le mariage de l’avenir… »

Et, en conséquence de tout cela, Daniel continua comme ci-devant à vivre honnêtement avec Sylvia, « dans le désordre », comme disait le procureur du roi.

Maintenant, depuis qu’elle était majeure, ce sévère magistrat ne parlait plus de la faire rendre à sa mère, et le docteur se félicitait d’être débarrassé de cet ennuyeux personnage lorsque celui-ci se rappela désagréablement à son souvenir.

Peu de temps après la mort de doña Maria, un bruit s’était répandu dans le pays : on disait vaguement qu’elle avait été empoisonnée. Par qui ? comment ? C’était des chuchotements douteux, sans origine connue, qui flottaient dans l’air, légers comme le bruit d’une eau qui coule. Puis, insensiblement, ces murmures devinrent plus nets, on s’enhardit aux commentaires et aux suppositions. Qui avait approché la malade ? Son mari ? Mais don Esteban, qui fréquentait au château de Légé, don Esteban, que l’abbé de Bretout citait en exemple à la paroisse pour sa ferveur, ne pouvait pas être sérieusement soupçonné. À l’égard du docteur, c’était une autre affaire ! Un homme d’opinions subversives, un concubin scandaleux, un repris de justice et, par surcroît, un méchant parpaillot devait être fort capable de la chose… Cela se disait à l’oreille, entre bourgeois et personnes pieuses, et, à force de se répéter, avait fini par déborder parmi les paysans. Qui le premier avait formulé cette grave accusation ? Il semblait que ce fût une collectivité, tant elle avait été simultanément distribuée dans toute la Double. Peu à peu, comme il arrive, à force de passer de bouche en bouche, tous ces bruits se précisèrent et s’aggravèrent : ce qui n’avait été hasardé d’abord qu’en forme d’hypothèse s’affirma comme une vérité indubitable.

Cependant, au bout de quelques mois, ces rumeurs calomnieuses, ces propos dénonciateurs avaient pris assez de consistance pour constituer ce qu’en style de réquisitoire on appelle « l’opinion publique ». En cet état, l’affaire fut signalée au parquet par un anonyme zélé, qui d’ailleurs envoyait comme une preuve décisive un petit paquet de poudre blanche présumée être le poison.

Appelé incontinent devant le procureur du roi le docteur reconnut aisément avoir donné à la jeune femme de don Esteban des paquets semblables, d’aspect, contenant de la quinine…

— Qu’est-ce que cette drogue ? interrompit le procureur.

— Tout simplement le principe fébrifuge du quinquina, récemment extrait de cette écorce par les savants Pelletier et Caventou.

— Alors, vous reconnaissez avoir administré à l’épouse de don Esteban le même médicament que celui contenu dans ce paquet ?

— Pardon ! il me faut d’abord voir ce médicament.

Le procureur ayant ouvert le paquet, Daniel examina la poudre, en mit un peu sur sa langue, puis dit tranquillement :

— C’est de l’arsenic, et non de la quinine.

Au bout de deux longues heures, après avoir répondu à force questions insidieuses qui tendaient à l’incriminer, le docteur conclut :

— Avant de m’accuser d’empoisonnement sur une délation anonyme, il serait peut-être bon de savoir si réellement doña Maria a été empoisonnée.

— C’est ce que l’expertise dira sous peu. Mais, dans l’affirmative, qui aurait commis le crime ?… Accuseriez-vous le mari de la morte ?

— Nullement. Il n’avait pas besoin de se compromettre par un aussi dangereux moyen.

— Voulez-vous dire qu’il en a employé d’autres ?

— Monsieur le procureur, tout ce que le médecin apprend au chevet du malade est un secret inviolable.

— C’est bien ! fit le procureur sèchement. En attendant le résultat de la nécropsie, vous vous tiendrez à la disposition de la justice.

— J’y serai toujours.

Peu après, les gens du roi, accompagnés d’un médecin réquisitionné, regardaient dans le cimetière de la Jemaye la fosse de doña Maria qu’un homme déblayait péniblement. Il pleuvait. La terre grasse collait aux outils, et, de temps en temps, le fossoyeur essuyait de sa manche son front moite. Enfin, la pelle racla le cercueil, lequel, au moyen de cordes, fut hissé hors du trou et porté dans l’écurie du presbytère, où il fut déposé sur une table improvisée, faite de planches et de troncs d’arbres. Puis, avec un ciseau à froid, l’homme fit sauter le couvercle et la morte apparut.

Une horrible odeur cadavérique monta comme une bouffée au nez des assistants et les fit reculer. La figure suave de la belle Espagnole était méconnaissable : les yeux enfoncés n’étaient plus que deux trous hideux ; les lèvres rongées laissaient voir deux rangées de petites dents blanches qui ressortaient au milieu des chairs noirâtres, décomposées.

Le médecin coupa les vêtements et le corps se découvrit dans son horrible nudité, marbré comme de moisissure, en pleine putréfaction. En deux coups de bistouri le médecin, les manches relevées, un tablier au col, ouvrit ce corps, puis en retira successivement l’estomac, le cœur, le foie, les intestins à demi-liquéfiés, et mit le tout dans de grands bocaux qui furent soigneusement scellés.

La mule de l’abbé de Bretout, tournant la tête, contemplait avec étonnement ces messieurs bien vêtus et semblait demander ce qu’ils faisaient là. Puis la mauvaise odeur la fit s’ébrouer et elle finit par braire à sa façon, comme d’ennui d’être ainsi troublée. Don Esteban n’était pas là. Depuis l’enterrement de sa femme il avait disparu, — désespéré, affirmaient les bonnes âmes, — et l’on ne l’avait pas revu. Une légende naissante assurait qu’il s’était enfermé dans un couvent.

Daniel était présent, lui, et se prenait de pitié pour cette pauvre victime que la cruelle absurdité des hommes harcelait jusque dans sa tombe.

— Mon ami, lui avait dit M. Cherrier, il te faut être là et voir les choses de près. Avec des gens ingénieux comme ceux qui ont mis de la « mort aux rats » dans ton papier, il est bon de se méfier toujours…

Quelques mois s’écoulèrent, pendant lesquels il attendit paisiblement le résultat de l’examen des experts jurés. Puis, le procureur restant muet, il s’informa et sut par un de ses amis, médecin à Bordeaux, que ce résultat avait été parfaitement négatif. La ridicule accusation n’avait pas trouvé de base ; mais, de cette affaire, il resta contre Daniel une suspicion soigneusement entretenue par ses ennemis. « Ce n’est pas sans raison qu’il avait été appelé devant le procureur du roi, n’est-ce pas ?… »

Le vicomte de Bretout était à son ordinaire plus catégorique, surtout après déjeuner :

— Méfions-nous des drogues de ce médicastre Charbonnière !…

Maintenant il s’en tenait à ces boutades méchantes. La piteuse fin de ses deux affaires avec Daniel et avec Sylvia l’avait un peu refroidi à l’endroit des violences. Il enrageait encore de n’avoir pas pris la belle fille ; mais il passait son dépit avec d’autres. Et puis sa femme lui avait fait sa leçon :

— Vous n’êtes pas heureux avec ceux du Désert, lui avait-elle dit ironiquement, laissez faire d’autres plus adroits !…

La mauvaise humeur que la magistrature avait témoignée contre Daniel existait aussi à l’état latent dans l’administration politique : elle eut l’occasion de se manifester lorsqu’il réclama son mémoire sur la Double, dont il n’avait pas eu de nouvelles depuis l’envoi. Après plusieurs lettres demeurées sans réponse, il fut pendant quelques mois trimbalé de Caïphe à Pilate et de Pilate à Caïphe. Enfin, ayant atermoyé le plus longuement possible, épuisé les moyens dilatoires, l’administration finit par répondre de mauvaise grâce que le mémoire, confié à feu M. de Légé pour un rapport, n’avait pas été retrouvé dans ses papiers.

Voyant qu’il n’avait rien à espérer des fonctionnaires, tous indifférents au sort des paysans et hostiles à celui qui s’était fait leur avocat bénévole, Daniel abandonna la gent officielle et continua sans se décourager sa propagande personnelle. Dans son mémoire, il avait signalé la misère comme une des causes du triste état sanitaire de la Double, sans en rechercher l’origine. Mais, depuis, il avait poussé plus avant. Durant ses longues heures de prison, il avait médité sur la genèse de cette misère, et considéré en esprit cette malheureuse contrée répartie entre un petit nombre de riches propriétaires qui possédaient la terre et un grand nombre de paysans qui n’en avaient point ou très peu : il avait conclu finalement que l’indigence calamiteuse du pays était causée par l’extrême inégalité des fortunes territoriales, les uns regorgeant de superflu, les autres n’ayant pas même le nécessaire.

Et alors, il lui venait des idées que le procureur du roi eût déclaré tout de go subversives de l’ordre social. Le pire était que le docteur, à l’occasion, ne craignait pas de faire connaître ses opinions publiquement. Aussi, dans les foires, les marchés, les frairies de village, il lui arrivait parfois d’avoir des discussions avec tel ou tel gros bourgeois propriétaire, qui goûtait peu ses théories.

Un jour, à la « vote », ou fête patronale d’Échourgnac, Daniel, en se promenant parmi les groupes, remarqua, un peu à l’écart, deux amoureux qui se fiançaient à la mode angoumoisine… S’étant approché, à l’abri d’un arbre, il les épia curieusement. Le garçon disait à la fille.

— Crache-moi dans la goule et dis-moi que tu m’aimes !

Et il badait du bec largement.

Après avoir consciencieusement craché dans la bouche de son promis, la drôle disait :

— Je t’aime !

Et, ayant répété ensuite la même adjuration que son galant, elle ouvrait sa bouche où il crachait à son tour :

— Je t’aime !

« Les anciens usages et emplois superstitieux de la salive sont nombreux, notamment en matière de serments ! » songeait le docteur.

Pendant qu’il était là, réfléchissant à l’origine et à la symbolique de cet échange qui, dans l’esprit des accordés, créait entre eux un lien indissoluble, Daniel fut accosté par M. Carol (de la Berterie), qui avait assisté à la scène et, sans autre précaution oratoire, l’interpella de la sorte :

— Eh bien ! Ils sont propres vos paysans !

— C’est qu’ils n’ont pas reçu, les pauvres, une bonne éducation comme vous ! répondit le docteur en souriant.

M. Carol, qui chez lui vivait dans le plus grand dérèglement, avec deux ou trois chambrières, et se colletait fréquemment avec ses domestiques à leur sujet, ne soupçonna pas l’ironie ; néanmoins il repartit, agressif par tempérament :

— Mais vous les éduquerez, vous !

— Je le ferais si je le pouvais. Malheureusement, les gens qui ahannent toute la vie pour un morceau de pain n’ont pas un instant de ce loisir qui permet de relever la tête et de se cultiver moralement.

M. Carol éclata de rire :

— Vous me la baillez belle, avec votre culture morale !

— Cependant, voyez-en l’effet : mon grand-père et le vôtre aussi étaient des paysans.

— Où voulez-vous en venir ? interrompit M. Carol, rouge de dépit et de colère.

— À rien autre que ceci, c’est que ces paysans que vous méprisez si fort sont pourtant susceptibles de se civiliser…

— Que ne le font-ils !

— C’est qu’ils n’ont pas le temps de s’instruire et de penser…

— Qu’ils le prennent !

— Il faudrait pour cela que la propriété territoriale fût équitablement répartie, de manière que les uns n’aient pas tout, et les autres rien. Alors les riches bourgeois ne seraient pas toujours oisifs, et les paysans toujours écrasés de travail : les uns et les autres auraient des heures de relâche.

— Vous êtes un disciple de Babeuf !… et de ce coquin de Brissot qui a dit : « La Propriété, c’est le vol !… »

Là-dessus, la discussion se haussa d’un ton, faisant s’assembler autour des deux interlocuteurs les badauds qui trôlaient sur le terrain vague où se tenait la fête. Puis, comme il arrive en ces conjonctures, bientôt une foule se serra autour du docteur qui parlait, fréquemment coupé par les interjections de M. Carol.

— Que vous le vouliez ou non, disait-il, ce sont des lois humaines, ou plutôt inhumaines, qui ont permis l’accaparement du sol entre les mains d’un petit nombre. Ces lois consacrent le droit du plus fort. C’est le droit de Clovis sur les Gaules, de Pépin sur l’Aquitaine, d’Adalbert sur le Périgord…

— Arrivez au déluge !

— Nul, voyez-vous, ne devrait posséder plus de terre qu’il n’en peut mettre en rapport directement, et tout homme a droit à la portion qui lui est nécessaire pour vivre, lui et les siens. C’est là des lois naturelles, imprescriptibles, en dépit des codes qui légalisent le droit du lion…

— Ha ! ha ! ricana M. Carol.

— L’homme, individuellement, n’a qu’un droit de jouissance sur la terre. La propriété du globe terrestre appartient à l’humanité ; le territoire français à la nation. L’accaparement du sol est donc un crime contre les faibles. La terre n’est pas une machine, ni un objet de pur agrément, de gloriole, ni un moyen d’influence pour les riches, c’est une demeure, un chantier de travail, un moyen de subsistance pour tous… Il y a un apôtre qui a dit assez de bêtises ; mais je les lui pardonne parce qu’il a dit une belle vérité : « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger ! »

— C’était un sans-culotte.

— Possible, monsieur Carol !… Eh bien, parmi tous ces messieurs si dévots, qui se soucie de cette parole de l’apôtre ? Personne. Les pauvres sont contraints par la faim de travailler pour les riches qui possèdent la terre. Et ceux qui devraient les défendre s’efforcent de les maintenir dans la sujétion, en leur promettant une bonne place dans le royaume des cieux qui est on ne sait où !

— Parpaillot, va !

— Parpaillot, soit, mais homme juste, qui voudrait voir commencer dès cette vie le règne de la justice sociale !… Je dis donc que nul ne devrait pouvoir se soustraire à la grande loi du travail. Ainsi, vous, monsieur Carol, si les choses étaient équitablement arrangées, vous devriez travailler votre réserve, et vos six métayers devraient garder tout le revenu provenant de leur travail : cela ferait sept familles dans l’aisance, au lieu que présentement il y en a une dans l’aisance et six dans la misère !

Ici M. Carol saisit Daniel au collet en criant :

— Méchant communiste ! je t’apprendrai à te mêler de mes affaires !

Daniel repoussa l’irascible personnage : il y eut entre eux un saboulement assez violent et quelques bourrades tandis que de cette foule paysanne, qui ne comprenait même pas le français, montait une rumeur menaçante, Badil, l’avocat du village, Pirot et autres compères s’acharnant à répéter :

— C’est une canaille, cet homme, ce higounaou[2] Il veut détruire les étangs, ruiner le peuple et empoisonner les gens, comme il a fait de la dame de Mortefont !

À ce moment, il y eut une poussée, un coup de bâton asséné par Moural, l’associé de la Cadette, atteignit Daniel au crâne et fut aussitôt suivi de plusieurs autres, chacun tenant à donner son coup, en sorte que le docteur tomba plus qu’à demi assommé. Une fois qu’il fut par terre, les coups de pied accompagnèrent les coups de bâton. Trigant l’ancien berger du Désert, tapait comme un sourd en hurlant :

— Étripons-le ! étripons-le !

Voyant la tournure que prenait l’affaire, M. Carol s’était reculé : avec trois ou quatre amis attirés par le vacarme, il regardait faire tranquillement.

Daniel courait le risque d’être « étripé », oui, vraiment, par les lourds sabots qui le piétinaient et les bâtons qui le frappaient lorsque tout à coup un homme survint, qui fonça sur ce ramassis de brutes, à coups de cravache en criant :

— Arrière, canaille !

Surpris, cinglés rudement, tous ces misérables en train de commettre un crime s’écartèrent devant M. de Fersac, qui, une flamme dans les yeux, joignait à chacun de ses coups une apostrophe sanglante :

— Bandits !… assassins !

Alors arriva, traînant sa bedaine, M. Jamet de Garipuy, maire de la commune, chez lequel M. de Fersac avait dîné, au château de Biscaye.

Daniel, qu’on releva saignant, meurtri, évanoui, fut porté chez l’adjoint sourcier par quelques hommes que le maire commanda et qui s’empressèrent d’obéir afin d’écarter le soupçon de leur participation à cette échauffourée.

En partant, M. de Fersac se tourna vers le petit groupe où se trouvait M. Carol.

— Quant à vous autres, leur dit-il, j’ai à vous signifier que vous êtes des lâches, tous tant que vous êtes !… Et si quelqu’un de vous s’en veut ressentir, il n’a qu’à parler.

À cette injure méritée, nul ne répondit, pas même le colérique antagoniste du docteur. C’est que M. de Fersac passait pour avoir la main malheureuse.



XXVI


Trois mois après cette scène de sauvagerie, Daniel était guéri complètement. De ses blessures, il ne lui restait de trace apparente qu’une grosse cicatrice au front, attestant la vigueur du poignet auquel s’emmanchait le « billon » qui l’avait cogné. Quelques notables du pays, des plus échauffés, notamment M. de Bretout, auraient voulu qu’il fût poursuivi en justice pour ses discours publiquement révolutionnaires. Mais d’autres, plus prudents, comme l’oncle curé, avaient fait observer qu’alors il serait nécessairement parlé des coups qu’il avait reçus, ce qui mettrait plusieurs honnêtes gens en mauvaise posture, tant instigateurs qu’exécuteurs. En résumé, le docteur ne portant pas plainte, et pour cause, le tout avait été compensé tacitement par les bonnes têtes dirigeantes.

Malgré les manœuvres et les calomnies de ses ennemis, Daniel conservait la sympathie de quelques personnes, que révoltaient les persécutions dont il était l’objet : M. de Fersac, l’abbé Médéric, M. du Guat et le capitaine en demi-solde Dimègre, de Saint-Barthélemy. Puis encore deux ou trois autres amis plus humbles, dont Claret, le chasseur de vipères.

Il y avait aussi, aux alentours, des gens qui se confiaient à lui dans leurs maladies, mais ils étaient rares. Les populations voyaient bien que le docteur maintenait ceux du Désert indemnes des fièvres, mais cela ne les persuadait pas. Les paysans de la Double, formés par une éducation qui a duré de longs siècles, attribuaient cette immunité à quelque pacte diabolique. Entre une explication raisonnable, scientifique, et l’allégation d’une influence surnaturelle, ils croyaient sans nulle hésitation à celle-ci ; et, puisqu’il s’agissait d’un huguenot, cette influence préservatrice ne pouvait être que celle du Diable.

Ce défaut de malades se trouvait bien à propos en quelque manière, car le pauvre Mériol était mort paralysé, dernièrement, de sorte que le maître était obligé de s’occuper un peu plus qu’auparavant aux travaux de la terre.

Bientôt un autre deuil plus cruel vint attrister la maison du Désert. Le petit Samuel mourut d’une fièvre cérébrale, malgré les efforts de son père pour le sauver. Sylvia fut douloureusement frappée par la perte de son aîné, conçu dans les premières ivresses de l’amour ; Daniel, quoique vivement touché de ce malheur, s’efforçait de porter sa peine en homme, et de consoler Sylvia dont parfois le chagrin s’épanchait en plaintes amères.

Heureusement, trois semaines après, naissait sous le vieux toit huguenot un petit garçon dont la venue calma quelque peu la mère désolée. Le docteur le nomma Nathan, du nom de son grand-père défunt.

La nécessité de s’adonner davantage au travail agricole ne déplaisait pas à Daniel. Son âme rustique revenait sans effort à la vie de ces ancêtres paysans. En raison de sa culture intellectuelle, il remarquait au cours de son labeur beaucoup de choses qui mêlaient une certaine poésie à ses vulgaires besognes.

Un soir, il remontait du fond de la combe où il avait mené le bétail à l’abreuvoir. Devant, marchait une belle génisse limousine qui n’avait pas encore subi le joug. Les autres vaches suivaient ; puis, c’étaient la vieille Jasse et son maître, la main accrochée à la crinière de la bonne bête. Derrière venait humblement une ânesse grise, fille de celle qu’avaient mangée les loups.

La nuit tombait, paisible et sereine, sur la Double aux paysages mélancoliques. La lune débordait lentement de l’horizon comme un gigantesque louis d’or, avec cette vague effigie où les paysans reconnaissent Caïn soutenant une fourchée d’épines. Lorsque, parvenue à la cime du coteau, la génisse qui était en tête aperçut l’astre brillant, elle s’arrêta surprise, la queue tendue, le mufle allongé, campée sur ses jambes, en poussant de sourds mugissements.

Et lors le docteur crut voir une de ces vaches autrefois consacrées à Diane Persienne, adorant la déesse.

Comme il était là contemplant l’attitude quasi religieuse de la génisse, le domestique de M. Cherrier sortit en courant de la basse-cour, et lui dit précipitamment :

— S’il vous plaît, venez vite ! notre monsieur a eu un coup de sang !

— Comment êtes-vous venu ? lui demanda-t-il.

— Sur la mule.

— Je vais la prendre : ma vieille jument ne peut plus me porter.

Dès qu’il fut au chevet du malade, le docteur constata qu’il était perdu. Le pauvre homme était étendu sur son lit, les yeux fermés, les bras allongés contre le corps. Il respirait péniblement, et, de temps à autre, sa poitrine se soulevait avec un râle bruyant. Il n’entendait plus rien, avait perdu la notion de ce qui se passait autour de lui, et la sensibilité était abolie entièrement. Le docteur pratiqua une saignée, appliqua des ventouses ; mais tout fut inutile : deux heures après, M. Cherrier mourait sans avoir repris connaissance.

Cette mort eut de graves conséquences pour Daniel. Le défunt notaire, nonobstant ses manières un peu bizarres quelquefois, était un homme exact et très ordonné : en fouillant les papiers de son père, Zélie trouva un registre où il consignait toutes ses opérations de recette et de dépense, et s’empressa de l’examiner avec attention. Parmi d’autres affaires, elle releva un certain nombre de payements faits pour le compte de Daniel : le total de ces payements, qui montait à près de sept mille francs, fit ouvrir de grands yeux à l’avare fille ; elle songea bien vite aux moyens d’assurer ces créances. D’autre part, entre les paperasses qui bourraient comme d’habitude les poches du notaire, elle découvrit un paquet lié d’un ruban vert et soigneusement fermé de plusieurs cachets, sur lequel était écrit : « Ceci est mon testament. »

Ayant défait ce paquet, Zélie vit que son père donnait en pur don à Daniel toutes les sommes qu’il pourrait lui devoir au jour de son décès, et, en outre, dix-huit mille francs sur la quotité disponible.

Vingt-cinq mille francs à distraire de son patrimoine ! Zélie en fut suffoquée. Pendant quelques jours, elle réfléchit à ce legs motivé par l’affection toute paternelle du testateur pour Daniel. Sur un point elle n’hésitait pas : elle était résolue à supprimer le testament. Mais ses préoccupations cupides ne lui faisaient pas oublier absolument le caractère de l’acte qu’elle allait commettre. Elle ne le redoutait pas comme crime justiciable des hommes, mais comme péché. La peur du diable la tenait, la damnation éternelle l’épouvantait. En cette perplexité, l’idée d’un mariage lui vint. Cela arrangeait tout : plus d’acte coupable ; les vingt-cinq mille francs resteraient dans la maison, et elle aurait un mari par-dessus le marché, un mari qui ne lui déplaisait point, et à qui elle avait parfois songé dans les rares instants son avarice laissait parler son cœur de pucelle endurcie.

À la suite de ses réflexions, elle manda un jour au docteur qu’elle avait quelque chose à lui dire.

Lui se doutait bien qu’il s’agissait des sommes payées pour lui par le défunt notaire. Il n’y avait jamais pensé beaucoup, son vieil ami lui ayant dit plusieurs fois de ne s’en pas inquiéter. Quatre jours avant sa mort, M. Cherrier lui avait même montré le testament qui était dans sa poche et lui en avait confié les dispositions :

— Vois-tu, mon ami, comme disaient nos anciens dans le préambule de leur testament, s’il n’est rien de plus certain que la mort, il n’y a rien de plus incertain que l’heure d’icelle : c’est pourquoi j’ai fait mon testament, que samedi prochain je déposerai ès mains du confrère Boutet.

Malheureusement, le vendredi, M. Cherrier était mort…

À Saint-Vincent, Daniel trouva Zélie un peu plus attifée que de coutume. Un bonnet de crêpe noir couvrait sa tête sèche d’oiseau rapace ; un col de tulle entourait son long cou, et une robe étriquée, en futaine noire, serrait sa poitrine plate et faisait ressortir ses hanches pointues.

Ensuite des civilités de circonstance, Zélie mena le docteur dans la chambre du défunt, et, après divers propos et des sentences préparatoires comme celle-ci : « Chacun a besoin du sien… Ce qui est juste est juste… Les bons comptes font les bons amis… », elle exhiba le registre et fit lire à Daniel les articles qui le concernaient : elle les avait marqués avec des aiguilles à tricoter placées entre les pages.

Le débiteur avoua, sans barguigner, la réalité des avances faites pour lui par M. Cherrier, en sorte que cette facilité même fit naître un terrible soupçon dans l’esprit de Zélie : « Si son père avait remis un double du testament à Daniel ?… »

Après différentes questions insidieuses qui tendaient à éprouver la valeur de cette hypothèse, elle se rassura, et demanda au docteur, puisqu’il convenait des dettes, de lui faire une reconnaissance en règle de la somme totale, « avec les intérêts », comme elle ajouta. Sur l’acquiescement de l’autre, elle atteignit dans le tiroir de son père une feuille de papier timbré sur laquelle il écrivit cette reconnaissance qu’elle mit incontinent sous clef.

Cette précaution prise, la femme d’affaires fit place à la fille innocente, Zélie baissa les yeux, toussa légèrement, émit cette assertion qu’il y avait des choses difficiles à dire pour une personne dépourvue d’expérience, mais qu’étant seule désormais, sans parents ni amis pour la représenter, elle était bien forcée de parler elle-même.

Ayant achevé ce préambule, Zélie fit entendre à Daniel par des paroles entortillées et pleine d’une confusion apparente qu’elle serait fort satisfaite s’il la voulait pour femme… Avec le prix de l’étude, elle avait bien une centaine de mille francs…

Lui devina tout de suite que par cette proposition matrimoniale l’avare et dévote héritière voulait libérer sa conscience et se rédimer de l’enfer sans lâcher l’argent.

— Mais, ma pauvre demoiselle, lui dit-il, vous n’ignorez pas que j’ai déjà une femme ?

— N’étant point marié, vous êtes bien libre de renvoyer votre servante lorsqu’il vous plaira… C’est l’affaire d’une centaine d’écus.

— Mais j’ai deux enfants d’elle !

— Voire !… Lorsqu’on n’est pas marié, les bâtards appartiennent à la mère.

— Mais je les ai reconnus !… Ma chère Zélie, conclut-il avec un sourire, en se levant, nous ferions un mauvais ménage : vous ne songez qu’à l’argent, et moi, je fais passer avant l’argent quelques autres petites choses…

Elle se leva aussi et dit sèchement :

— Comme vous voudrez !

Au moment du départ, sur le seuil, Daniel se retourna :

— Adieu, Zélie !… Je vous souhaite un bon sommeil !…

Ces mots la troublèrent : il lui sembla que Daniel connaissait le testament. Mais elle se remit bientôt : « S’il l’avait connu, il en eût parlé… » Et, tandis qu’il s’éloignait, elle faisait de petites capitulations de conscience : « Après tout, cet argent donné par son père, c’était le sien… Ce testament était un crime contre la famille… Et puis, à tout hasard, elle se confesserait de la chose… à l’article de la mort… D’ici là, elle avait le temps… »

Chemin faisant, Daniel lui, réfléchissait à sa situation. Il ne doutait point que Zélie, ayant supprimé le testament de son père, ne fût décidée à promptement recueillir le bénéfice de cet acte criminel. Et comment la payerait-il ? D’argent comptant, il n’en possédait guère. Il y avait bien sur pied la coupe du bois des Goubeaux, pour laquelle il était en pourparlers avec un marchand de bois. Mais le prix de cette coupe, il le destinait à l’amortissement partiel de l’obligation consentie au défunt M. de Légé, dont le remboursement arrivait bientôt à échéance. Ce prix d’ailleurs étant loin de couvrir la somme due, il était résolu à céder le fonds lui-même pour se délivrer d’une dette qui lui pesait.

Mais l’autre dette, celle envers Zélie, pressante aussi, comment l’éteindre ? Le docteur était d’autant plus embarrassé qu’il ne pouvait ni ne voulait demander à ses créanciers ni sursis ni renouvellement, qui, du reste, il le sentait, lui eussent été refusés.

En arrivant au Désert, Daniel rencontra dans l’allée de marronniers Sylvia qui promenait son enfançon, avec la petite Noémi accrochée à sa jupe. Il en oublia, un moment, ses divers soucis. Après les deux petits il embrassa la mère, si tendrement qu’elle le regarda en souriant de manière interrogative.

Et lui de répondre à cette question muette :

— C’est que, plus je vois de femmes, plus je t’aime !

— Oh, père !…

Et ils rentrèrent, d’un pas tranquille.

À la porte de la cuisine, la Jasse mangeait, dans un seau, de l’avoine et des carottes cuites ; elle mangeait avec lenteur, comme les personnes âgées qui n’ont plus de dents.

— Pauvre vieille ! fit le docteur en la caressant.

Puis il alla mettre des vêtements de travail, attela une paire de vaches et s’en fut chercher de la luzerne avec la Grande…

Le soir, au moment de souper, Justrac revint avec les brebis. Un superbe bélier marchait en tête, conduisant le troupeau entier au tintement de sa clarine. César trottinait sur le flanc et Justrac venait derrière. Le berger n’était pas seul. Un individu d’assez vilaine mine l’accompagnait, que le docteur reconnut aussitôt pour un petit maquignon de méchantes bourriques et de chevaux fourbus appelé par sobriquet « Cardil », ou chardonneret, parce que son chef était serré, à la mode espagnole, dans un foulard rouge qui se voyait sous son chapeau.

En Périgord, un étranger n’entre pas dans une maison sans être convié à boire un verre de vin, ou à manger la soupe, selon l’heure. Sur l’invitation du maître, Cardil s’assit donc près du berger. Après avoir fait un bon « chabrol », le maquignon exposa le motif de sa visite : il achèterait la vieille jument si le monsieur la lui voulait vendre.

Sur l’observation de Daniel que sa Jasse ne pouvait plus être utile à personne en quoi que ce fût, Cardil riposta que des bêtes usées à fond, il y avait toujours moyen d’en tirer parti.

— Oui, je sais, répliqua le docteur, on les vend à Bordeaux pour les ménageries, au temps des foires, ou bien encore pour les marais à sangsues… Mais ma vieille jument est née à la maison, il y a dix-neuf ans de cela, elle y mourra de sa belle mort. Elle nous a portés, mon père et moi, par toute la Double, aussi longtemps qu’elle a pu : je ne l’enverrai pas crever de misère et de coups entre les mains de quelque brute, ou bien sur les Quinconces pour être dévorée par les bêtes féroces, ou encore aux marais pour être mangée vivante par les sangsues !… Je l’affectionne, voyez-vous, comme un vieux serviteur, comme une vieille amie, et je me croirais un méchant homme si j’oubliais ce que je dois à un pauvre animal qui s’est usé au service de mon père et au mien.

— Excusez, monsieur Charbonnière, fit l’homme très étonné, je pensais que vous pourriez vouloir vous défaire d’une bête qui n’a plus seulement la force de mâcher le foin ; mais n’en parlons plus, puisque vous y tenez !

— Oui, je tiens à elle, mon pauvre Cardil, et, tant que j’aurai un pré, elle y broutera l’herbe tendre ; tant que j’aurai une poignée d’avoine, elle la mangera cuite ; et quand je n’aurai plus qu’un morceau de pain, je le partagerai avec elle !… À votre santé !

L’homme tendit son verre, trinqua, but, et, le repas fini, remercia et s’en alla.

« Il est un peu fou, le médecin du Désert, se disait-il en route. Je n’en voudrais pas pour mon chien !… »

Depuis que la Jasse était incapable de service, le docteur faisait ses courses à pied, ce qui désolait Sylvia.

— Oh, père ! lui disait-elle, un jour, en le voyant partir par un mauvais temps ; que je n’aie pas cent écus pour t’acheter une autre jument !…

— Va, ma petite, lui répondit-il en l’embrassant, il y a plus de gens allant à pied qu’à cheval !

Il était souvent dehors maintenant. Tourmenté de sa situation, il s’efforçait de trouver les ressources nécessaires pour se libérer. Il allait aux foires, aux marchés d’alentour, causait avec les notaires, avec les gens d’affaires, avec les propriétaires réputés pour avoir de l’argent. Partout l’accueil était froid, réservé. On savait le docteur Charbonnière hors d’état de payer ses dettes sans vendre la moitié de son bien, et, connaissant les créanciers impitoyables qu’il devait contenter, chacun attendait l’expropriation pour tâcher d’acquérir telle ou telle part à vil prix, à la barre du tribunal.

À Sainte-Aulaye, le marchand de bois qu’il était allé voir, n’ignorant pas qu’il était pressé, multiplia les difficultés, déprécia les coupes, et finalement, réduisit de six cents francs ses offres primitives. En sortant de là, le docteur rencontra M. Durier, le notaire de madame de Bretout, qui lui rappela poliment la prochaine échéance de son obligation et la nécessité de la rembourser. Cette coïncidence fut désagréable au débiteur ; toutefois il fit bonne contenance et répondit au notaire :

— Je tâcherai d’être prêt…

Il repartit vers le soir, et son bâton à la main, il cheminait seul, écœuré des viles actions que l’intérêt fait commettre et des tristes compositions de conscience qu’inspire la cupidité. Comme il arrivait sur les hauteurs de Servanches, il fut distrait de ses pensées par le magnifique spectacle qui s’offrait à ses yeux.

À l’Ouest, derrière les coteaux boisés, le soleil était près de tomber sous l’horizon. Dans un ciel d’or en fusion, des nuages de formes bizarres, — dromadaires géants, mammouths démesurés, béhémoths, léviathans, plésiosaures, monstres innommés, incendiés par les feux du couchant, glissaient lentement parmi la plus splendide apothéose, avec leurs bosses laineuses, leurs crinières enflammées, leurs ailes violacées, ou ramaient de leurs nageoires empourprées sur des flots d’un bleu intense.

Puis l’astre, ayant terminé sa carrière, descendit triomphalement derrière les hauteurs, et les bêtes fabuleuses commencèrent à se franger, à se déchiqueter, à se dissiper. L’or pâlit, la pourpre se décolora, les tons s’amortirent et les formes s’effacèrent. À travers les grands chênes des hauts coteaux s’étendit sur l’horizon une lueur de forge cyclopéenne, et le soleil disparu cribla de ses derniers rayons obliques les animaux étranges qui achevèrent de se dissoudre, et s’évanouirent dans le crépuscule du soir qui tombait sur la terre.

« Ainsi quelquefois périssent les monstres qu’enfante notre imagination ! » se disait Daniel en continuant son chemin.

Et, de là, il vint à penser que sa situation n’était peut-être pas tout à fait désespérée. Ses bois des Goubeaux, coupe et fonds, avec le moulin de Chantors, pouvaient payer ses dettes, si ses créanciers voulaient prendre le tout à sa valeur… Peut-être, à la fin, auraient-ils honte d’abuser de sa gêne…

Il était alors nuit noire, et Daniel approchait du Désert, lorsque soudain, vers l’Est, il aperçut dans le ciel une lueur reflétée comme celle d’un immense incendie. C’était chose commune en Double que les incendies allumés accidentellement ou par vengeance : aussi le docteur ne s’étonnait pas trop de ce feu, quand tout à coup l’idée lui vint que ses bois des Goubeaux étaient de ce côté-là.

Soucieux, il rentra chez lui, soupa petitement, et, après avoir raconté à la Grande et à Sylvia, qui l’avaient attendu, le résultat de ses démarches, il allait se coucher lorsqu’au portail de la basse-cour on ouït heurter avec force. Assailli d’un sinistre pressentiment, Daniel sortit, et, après qu’il eut enlevé les barres et ouvert la porte, le vieux Claret se précipita, tout essoufflé :

— Vos bois des Goubeaux brûlent !


XXVII


Dans toutes les églises de la Double, les cloches sonnaient à force pour annoncer au peuple catholique la venue de la Mission. Trois Pères de la Foi ou Paccanaristes, appelés par l’abbé de Bretout leur ancien confrère, recevaient l’hospitalité au château de Légé, d’où ils rayonnaient sur le pays. Chaque soir, les chaires des paroisses retentissaient des anathèmes lancés contre l’impiété du siècle et l’esprit de la Révolution. Les paysans, racolés par des émissaires, pressés par les gens « comme il faut », venaient en foule entendre les Pères, dont ils ne comprenaient guère les sermons, — expliqués ultérieurement, il est vrai, et commentés par les curés, au prône du dimanche, — mais dont ils admiraient de confiance les gestes pathétiques et les grands éclats de voix. Le thème des prédicateurs était à peu près le même partout : urgence de se convertir et de revenir à la religion pour détourner de la France la verge du Seigneur prête à frapper de nouveau ; obligation d’affirmer sa foi en face de l’hérésie qui, par le malheur des temps, dressait sa tête contre notre mère l’Église ; nécessité de recevoir l’absolution de ses péchés au sacré tribunal de la pénitence et de s’approcher de la sainte table… Tout cela renforcé par quelques peintures affreuses de l’enfer, des divers supplices éternels, et entremêlé de rigoureuses diatribes contre les impies, les libertins et les parpaillots.

Et puis, ces missionnaires distribuaient des chapelets bénis par notre Saint Père le pape, des images de piété, des médailles miraculeuses et autres amulettes qui amusaient les bonnes femmes et les enfants. Mais ce qui frappait surtout la masse du peuple, c’étaient les cérémonies solennelles, les processions en masse, et les érections de croix sur les places des bourgs.

Grâce à l’initiative toute-puissante de M. l’abbé de Bretout, il avait été décidé qu’une croix colossale serait plantée à la cime de la colline du Signal, d’où elle dominerait et protégerait toute la contrée de la Double, étant comme le sceau et le couronnement de l’œuvre accomplie par les Pères.

Le jour où fut close la Mission, les curés d’une dizaine de paroisses doubleaudes se rassemblèrent à Échourgnac, amenant avec eux une partie de leurs ouailles. La cérémonie était précédée d’une messe qui fut longue à cause du grand nombre des communiants, mais enfin, après l’ite missa est, les curés, comme des sergents de bataille, rangèrent toute cette foule, dont la majeure partie avait suivi la messe dehors, faute de place, et l’acheminèrent processionnellement vers les hauteurs du Signal.

Marchaient les premiers une douzaine d’hommes recrutés non sans peine parmi les plus robustes, ce qui d’ailleurs n’était pas beaucoup dire. Ces hommes, qui se relayaient souvent, portaient péniblement sur leurs épaules osseuses une énorme croix de bois équarri, ornée des instruments de la Passion façonnés tant bien que mal par le sabotier du lieu : marteau, tenailles, clous, lance, échelle, roseau, etc. Puis, entre les gendarmes de Ribérac, sabre au clair, envoyés pour leur faire honneur, venaient l’abbé de Bretout, les Pères de la Mission, et les curés des paroisses, qui chantaient des psaumes, aidés de leurs marguilliers.

Derrière le clergé, les notables du pays : M. de la Fayardie, conseiller général, M. le vicomte de Bretout, M. Servenière (de Fontblanche), MM. Jamet de Garipuy, accouru tout exprès de Bordeaux, Trécand, du château de Creyssac, Grandtexier, de Servanches, des Garrigues, juge de paix, Carol (de la Berterie), les maires des environs escortés de leur conseil municipal, et quelques autres seigneurs de moindre importance.

Après tous ceux-là fourmillaient en masse les gens du menu peuple, groupés par paroisses derrière la bannière de leur saint patron. Les hommes, en culotte de grosse toile de charpail, en blouses décolorées, en vestes rapiécées, d’aucuns nu-pieds, d’autres chaussés de lourds sabots, avançaient lentement, leur bonnet ou chapeau à la main. Les femmes, en brassières de serge, en cotillon de droguet usé, coiffées de madras de coton ou de coiffes à barbes, égrenaient leur chapelet de verroterie et murmuraient en patois les paroles rituelles. Çà et là, comme les chiens de berger de ce troupeau humain, trois ou quatre gardes particuliers, leur plaque au bras, marchaient sur les flancs. Même, Mornac, le garde de Légé, portait par-dessus sa blouse neuve un briquet suspendu à un large baudrier de buffle. Les métayers et les domestiques des messieurs du pays étaient là aussi, et quelques-unes de leurs créatures affidées : Pirot, Guérinet, — le bouvier de M. Carol et son rival heureux auprès des chambrières de la Berterie, — Queyrol, — ancien lutteur de profession, grand chenapan au service de M. Trécand, sorte de factotum sans emploi déterminé. — Badil, Moural, et d’autres encore, de ces mauvais garnements qui rôdent autour des bonnes maisons, prêts à tout pour un os à ronger.

Tout ce monde allait difficilement par les chemins défoncés, bosselés, bordés de ronces où s’accrochaient les cotillons des femmes. De cette longue colonne serrée, de tous ces gens qui se talonnaient, s’élevait la rumeur confuse des prières et des conversations particulières, au-dessus de laquelle fusaient les voix des prêtres qui chantaient d’accord, derrière la croix. Parfois le cri d’un enfant, sur les orteils duquel un sabot avait lourdement pesé, jaillissait, douloureux ; puis grinçaient les récriminations de la mère qui le menait par la main. D’autres fois, c’était la voix d’un camarade complaisant, qui jetait dans l’oreille d’un sourd une réponse ouïe par tous :

— Dieu merci, ça finit aujourd’hui !

Après que la procession eut gravi la colline irrégulière du Signal, la foule se rassembla autour d’un massif de maçonnerie destiné à recevoir la croix. Celle-ci une fois solidement plantée, bien scellée, dûment aspergée d’eau bénite avec les prières obligatoires, un prêtre monta sur cette sorte de piédestal comme en chaire. Ce prêtre était un curé du voisinage, qui parlait bien le dialecte du pays et avait une voix de taureau mugissant. Avec beaucoup de sagacité, l’abbé de Bretout avait jugé que, pour le dernier jour, il était nécessaire de frapper l’esprit des paysans doubleaux, non seulement par une imposante cérémonie, mais encore par un sermon qu’ils pussent entendre et comprendre. Et c’est pourquoi il avait fait appel à ce curé, sorte de Bridaine campagnard, célèbre par sa faconde patoise et par sa voix.

Ce fut une agréable surprise pour tous les paysans que d’ouïr le prédicateur parler dans leur idiome local. Les missionnaires, avec leurs grands gestes et leurs discours pathétiques dont ils ne saisissaient pas le sens, les remuaient, à coup sûr, ils ne les convainquaient pas. Mais, quand le curé de Saint-Christophe commença de discourir, en patois, sur la Passion de Jésus-Christ, en montrant avec une baguette chacun des attributs attachés à l’énorme croix du supplice qu’il dépeignait, il y eut des murmures de satisfaction dans la multitude. Toutes ces têtes falotes, souffreteuses, de pauvres gens crédules et naïfs se tournèrent vers lui et le contemplèrent avidement, bouche bée. C’était un grand gaillard, une sorte de géant, comme le patron de la paroisse qu’il desservait. La force ou les seules apparences de la force imposent toujours aux paysans : aussi ce colosse à la tête presque prodigieuse, à la voix bramante, ne manquait pas de les émouvoir ; sur toutes ces figures maigres, terreuses, dans tous ces yeux mornes d’habitude, il semblait qu’une pensée revécût à l’évocation brutalement faite des souffrances du Christ.

Après avoir minutieusement décrit ces souffrances, l’orateur maudit et stigmatisa les bourreaux du Sauveur et montra comment la malédiction divine accablait toujours le peuple d’Israël, dispersé par toute la terre, en proie au mépris des nations. Ces objurgations ne touchaient guère les assistants, qui, n’ayant jamais vu de Juifs, ne pouvaient avoir pour eux qu’une horreur de principe, traditionnelle, entretenue par la légende d’Ahasvérus, l’homme aux cinq sous, dont ils remarquaient l’image grossière aux étalages des colporteurs forains. Mais, quand le prédicateur en vint à dire que présentement certaines gens crucifiaient encore Jésus tous les jours et renouvelaient toutes les tortures qu’il avait endurées ; que ces misérables n’étaient pas à Jérusalem, mais en Périgord ; que chacun les rencontrait et les coudoyait dans les foires et les marchés de la contrée ; que non loin de là, même, à Laroche-Chalais, ces méchants hérétiques avaient un prétendu temple et que c’était, au vrai, la maison du Diable, — oh ! alors, toutes ces excitations fielleuses, ces exécrations virulentes, qui visaient, non plus des êtres impersonnels, mais des gens connus, des voisins, faisaient passer dans les ternes prunelles des paysans crédules toutes les lueurs de la haine.

Puis, se reprenant, le curé de Saint-Christophe dit qu’il n’était même pas nécessaire d’aller aussi loin pour trouver de ces misérables suppôts de Satan ; que là, tout près, — et il tendait le bras dans la direction du Désert, — il y en avait qui par leurs paroles, leurs actes, toute leur infâme vie, étaient le déshonneur du pays et attiraient sur lui la colère divine.

C’est à cette présence des huguenots qu’il attribuait tous les fléaux qui désolaient la malheureuse Double. Après avoir longuement discouru sur ce propos, il assura que la fièvre, la misère, la mortalité, ne disparaîtraient que lorsque la contrée serait entièrement purgée de la race abominable de Calvin. Il fallait donc prier, prier ardemment le Seigneur de dissiper ses ennemis et lui demander la grâce d’être les instruments dont il se servirait pour les détruire !

Et, sur cette charitable péroraison, levant ses grands bras vers le ciel, l’orateur, rouge d’une sainte fureur, entonna de sa voix puissante le psaume Exsurge, Domine, repris par les chantres et le clergé. — « Que le Seigneur se lève, et ses ennemis seront dispersés, et ceux qui le haïssent fuiront devant sa face… »

Toujours froid et impassible, l’abbé de Bretout suivait de ses yeux clairs l’effet des paroles violentes et passionnées du prédicateur, visible sur les figures hébétées des assistants, et il se réjouissait en songeant à la riche moisson que donneraient quelque jour ces semences déposées dans l’âme obscure des paysans.

Sur son ordre bref, la procession prit pour le retour un autre chemin, qui passait près du Désert.

Lorsqu’on défila au bout de l’allée, les chants redoublèrent d’énergie, tellement que Daniel fut appelé au dehors par les abois furieux de César. Du portail il contempla non sans étonnement ces paysans maladifs, ces femmes flétries avant l’âge, qui le dévisageaient avec horreur, tandis que les prêtres enflammés de zèle clamaient furieusement :

« Mais Dieu brisera les têtes de ses ennemis, les têtes superbes de ceux qui marchent avec complaisance dans leurs péchés… »

— À qui diable en ont-ils ? disait le docteur à Sylvia, qui l’était venue rejoindre.

Tout à fait en queue de la procession marchait un cavalier qui avait mis pied à terre, plein de révérence, et menait son cheval par la bride. Arrivé à hauteur de l’allée, le quidam remonta sur sa bête, et, tournant court, se dirigea vers le portail du Désert. À trente pas, Daniel le reconnut pour l’huissier qui l’avait assigné devant le tribunal correctionnel lors de son affaire avec le vicomte de Bretout. Aussitôt il comprit de quoi il s’agissait. Devant le portail, l’huissier descendit de cheval et dit à Daniel :

— Monsieur Charbonnière, j’ai un acte à vous remettre.

— Remettez.

Là-dessus, l’autre tira un papier de sa poche, puis un galimart de corne et un tronçon de plume d’oie, mit le « parlant à », en s’appuyant contre la selle, et tendit l’acte au docteur, qui le reçut.

Pendant que l’huissier s’en retournait, Daniel lut l’assignation qui lui était donnée à la requête de demoiselle Ursule-Zélie Cherrier, aux fins de s’entendre condamner à payer à ladite demoiselle la somme de huit mille huit cent et des francs en capital et intérêts à elle dus.

Quoiqu’il pressentit depuis quelque temps cette mise en demeure, le docteur fut d’abord surpris. Tant que la chose était restée dans le vague, elle n’avait pour lui qu’une existence contingente et incertaine. Maintenant il en était bien autrement : cette éventualité s’était réalisée, la menace avait pris corps, le papier timbré était entre ses mains, qui l’assignait, à trois semaines de là, devant le tribunal de Ribérac. La vision nette de la vérité se dressait devant Daniel, inexorable : faute de désintéresser Zélie, c’était l’expropriation et la vente de ses biens et héritages.

Et puis, cette réclamation lui rappelait une autre dette, celle de Légé, plus importante encore, exigible dans quelques jours. Sans ce malheureux incendie de ses bois des Goubeaux, imputable évidemment à la malveillance, le docteur se disait qu’il serait parvenu peut-être à désintéresser sa cousine par la cession de la coupe et du fonds. Maintenant la coupe était brûlée, et le fonds aux souches carbonisées ne trouverait d’acquéreur qu’à vil prix. Cet événement servait si bien la haine de ceux de Légé que parfois Daniel se demandait si ces mortels ennemis n’en avaient pas été les instigateurs. Cependant l’action eut été si atroce que sa bienveillance naturelle l’empêchait de s’arrêter à cette idée.

Quant à Zélie, il aurait pu la payer en lui cédant le moulin de Chantors et les prés en dépendant, mais elle n’estimait le tout qu’au tiers de sa valeur. Celle-là, quoiqu’elle fût très mal disposée pour Daniel, c’était surtout la cupidité qui la mouvait…

Sept ou huit jours après cette assignation, vint un autre huissier qui signifia au docteur la grosse en forme exécutoire de l’obligation consentie au défunt M. de Légé, avec sommation de rembourser la somme prêtée, faute de quoi il y serait contraint par toutes les voies de justice.

Cette fois, la catastrophe était là, imminente. Entre la haine de sa cousine et la cupidité de Zélie, Daniel se sentait happé comme entre les mors d’un étau, dont les avoués des deux hostiles femelles allaient manœuvrer la vis avec leur vigueur accoutumée. C’était la fin qui approchait. Tout le domaine du Désert, y compris le moulin et les bois, qui dans la vallée de l’Ille aurait valu cent mille francs, dans la Double insalubre n’en valait qu’une quarantaine, et, par l’avilissement qui résulterait d’une vente à la barre du tribunal, n’en produirait peut-être que vingt ou vingt-cinq. Le principal des dettes, les intérêts et les frais de justice, énormes, absorberaient l’entier prix d’adjudication et même au delà. Alors il faudrait quitter la vieille demeure des ancêtres, cette maison qui les avait abrités vivants et où ils étaient morts… Et pour aller où ? Terrible point d’interrogation, qu’il semblait à Daniel voir effectivement devant ses yeux fixement ouverts, accompagné de ces deux autres, encore plus angoissants : « Comment faire vivre les siens ?… Comment les préserver de la misère ? »

En songeant à tout cela, le docteur se disait que, dans la situation où il était acculé, une seule chose restait possible : tirer un prix raisonnable de sa propriété par une vente à l’amiable qui lui épargnerait une expropriation ruineuse. Il lui resterait ainsi quelques bribes, ses dettes payées. Mais, pour cela, il fallait trouver aussitôt un acquéreur, ce qui était difficile. Alors il se rappela un ami de son père, M. Baraine, riche marchand de biens à Laroche-Chalais, et il lui vint à l’esprit que cet homme de « la bande noire », comme on les appelle au pays périgordin, pourrait lui aider à sauver quelque chose de la déconfiture.

M. Baraine était un vieillard en cheveux blancs, huguenot rigide, fort considéré dans la petite Église réformée du lieu, dont il était un des anciens. Il accueillit Daniel poliment, mais avec une froideur qui fit regretter à celui-ci sa démarche. Après avoir écouté sans mot dire l’exposé de la situation, le marchand de biens exprima ses regrets de ne pouvoir être utile au fils d’un de ses amis, mais il ne voyait pas la possibilité de vendre le Désert dans un délai aussi court.

— Mais monsieur, fit Daniel, vous achetez souvent des propriétés pour les revendre à votre guise. Estimez la mienne selon votre conscience : je m’en rapporte à vous. Quand vous l’aurez revendue, vous me donnerez ce qui restera finalement, après avoir désintéressé mes créanciers et prélevé votre juste bénéfice.

— Vos créanciers n’attendraient pas que j’eusse trouvé un acquéreur : il me faudrait faire l’avance de ce qui leur est dû. Avec les frais d’actes, cela irait à une vingtaine de mille francs… Je ne puis pas faire cette affaire.

Et M. Baraine se leva.

— Alors, repartit Daniel, pardon de vous avoir dérangé. Je vous salue, monsieur.

En s’en allant, il réfléchissait à ce refus opposé par un vieil ami de son père, par un homme riche, qui avait fait beaucoup d’affaires dans des conditions moins avantageuses et moins sûres. Ce M. Baraine, qu’il avait vu autrefois au Désert, assis à la table de famille, chez lequel il avait été lui-même, jeune garçon, mené par sa tante Noémi, les jours de fête, il semblait avoir oublié tout cela. Son attitude avait été celle de l’indifférence presque malveillante : à quoi l’attribuer ? Un mot de son interlocuteur mit Daniel sur la voie et lui montra clairement la vérité. Le protestantisme officiel de Laroche-Chalais ne considérait plus le docteur Charbonnière comme un des siens, lui en voulait sourdement d’avoir abandonné la Réforme et tout exercice de culte, lui, de vieille race huguenote. Sans aller jusqu’aux démonstrations d’hostilité, le pasteur et les anciens ne l’aimaient pas plus que les curés et les dévots. Pour ceux-ci, Daniel était un hérétique abhorré ; pour les notables huguenots, il était une espèce de renégat…

— Eh bien, père ? lui demanda Sylvia lorsqu’il rentra, le soir, las de cette longue course.

Il secoua négativement la tête.

— Oh ! s’écria-t-elle affligée, en l’étreignant, que c’est malheureux !… Moi, j’ai été habituée à la misère, mais toi !…

— Ne te chagrine pas, ma fille chère ! répondit-il en la baisant au front avec tendresse. Il n’arrive rien à personne qu’il ne soit en état de porter !


XXVIII


Au jour fixé par l’assignation, le tribunal accorda en rechignant à l’avoué de Daniel la remise de l’affaire à un mois. Puis, vinrent les vacances, et, après un jugement condamnant le débiteur, une nouvelle remise, réclamée, cette fois, par l’avoué de Zélie, qui mariait sa fille. Entre temps une saisie immobilière avait été pratiquée au Désert, à la diligence de l’avoué de madame de Bretout. Ensuite, les procédures ayant été jointes, le cahier des charges fut dressé et publié. Parmi tout cela, naturellement, significations d’actes inutiles, d’avoué à avoué, incidents provoqués par ces honorables chicanous, — jugements préparatoires, interlocutoires, oppositions, etc.

Ainsi traînait le double procès et peu à peu se retardait le dernier acte de ce petit drame judiciaire. Ce n’est pas que Zélie et madame de Bretout ne pressassent leurs avoués. Mais les affaires rapidement menées ne sont pas de bonnes affaires pour les gens de loi : il faut, pour être bonnes, qu’elles aient été assaisonnées avec toutes les herbes de la Saint-Jean que tient en provision la chicane.

Enfin, le jour de l’adjudication venu, après deux enchères, les biens du docteur Charbonnière furent adjugés à l’avoué de madame de Bretout, au prix de vingt-deux-mille quatre cents francs.

Ce résultat était déplorable pour Daniel. Heureusement, un gentillâtre libournais, désireux d’acquérir une propriété en Double pour y venir chasser, fit dans le délai légal une surenchère du quart, laquelle donna lieu à une nouvelle adjudication, fixée au 15 juin, sur la mise à prix de vingt-huit mille francs.

Le 15 juin, après trois enchères successives, le surenchérisseur se retira par courtoisie devant madame de Bretout, à la sollicitation d’un ami commun des deux familles, déniché fort à propos par l’oncle curé de la Jemaye. La cousine de Daniel resta donc adjudicataire pour la somme de vingt-neuf mille cent cinquante francs.

Malgré le soin consciencieux avec lequel les hommes de loi en cause avaient fait foisonner les frais, il devait revenir à Daniel un reliquat de quatre ou cinq mille francs. Mais il fallait attendre l’ouverture — et la clôture — de l’ordre judiciaire, car les dispositions de madame de Bretout ne permettaient pas d’espérer un ordre amiable.

Une autre circonstance favorisa le docteur. L’huissier saisissant, au lieu de se transporter sur les lieux, s’était borné à rédiger son procès-verbal au vu de la matrice cadastrale de la commune où était situé le Désert, en sorte qu’il n’avait pas saisi un fonds situé dans une commune voisine.

L’immeuble échappé à la saisie n’avait qu’une faible valeur : c’était une lande sur laquelle était construite une bicoque, avec de mauvais taillis et un bois de châtaigniers, — le tout d’une contenance de dix journaux environ, soit quatre hectares. — Néanmoins, c’était pour l’exproprié une ressource appréciable. Par là il demeurait en contact avec la terre, et pourrait se réfugier et s’abriter tant bien que mal dans cette baraque abandonnée depuis longtemps par l’essarteur.

Dès le surlendemain de l’adjudication, Daniel se rendit « aux Essarts ». L’habitation n’était qu’une méchante maisonnette en bois, en torchis et en pisé, comme la plupart de celles de la Double. Elle était divisée en deux compartiments que séparait une mince cloison, l’un pour les personnes, l’autre pour les bêtes, — exactement comme celle des Huguettou défunts, où il avait débarqué lors de son retour au pays. — La toiture était à demi effondrée, les murs crevassés par endroits.

« Nous ne coucherons pas dehors, se dit-il, après que la tuilée sera réparée… »

Ayant tout bien considéré, le docteur prit le chemin de Saint-Michel afin de voir un ouvrier pour les réparations à faire et aussi pour visiter M. de Fersac, qui l’avait mandé.

Le pauvre gentilhomme était en fâcheuse posture pour le moment, retenu au logis par la goutte, et, de plus, travaillé par cette autre maladie que maître François baptise : « faulte de monnoie ». Dans cette passe désagréable, sa philosophie ne lui faisait pas défaut ; c’est en plaisantant qu’il accueillit le docteur :

— Un dieu nous a fait ces loisirs !

— Et peut-être aussi une déesse ! répondit Daniel.

— Cela se pourrait… Et vous, comment vont vos affaires ?

Quand le docteur eut tout raconté, M. de Fersac répliqua :

Homo homini lupus… Moi, mon cher docteur, j’ai été obligé de vendre mon meilleur domaine, celui qui nourrissait la maison, pour rembourser à votre gente cousine une ancienne dette contractée envers le digne auteur de ses jours, dette doublée par des intérêts follement usuraires…

Disant cela, M. de Fersac se souleva un peu sur le vieux fauteuil Louis XV où il était assis, sa jambe droite reposant sur un oreiller que supportait un tabouret.

— Encore si je n’étais pas podagre !… ajouta-t-il.

Après avoir examiné le pied malade, le docteur appela Madalit et lui expliqua la manière de faire des cataplasmes et la façon de les appliquer. Puis il dit au comte :

— Ce ne sera rien, l’accès n’est pas grave. Dans une quinzaine, vous remonterez à cheval : donc ayez un peu de patience. Mais, surtout, point de vin vieux, de café, de liqueurs ! Buvez de bonne eau claire… et privez-vous du reste !… Ce n’est pas le temps de faire des libations à Bacchus et à Vénus !

En sortant du château, Daniel alla chercher un maçon nommé Coli, surnommé par un jeu de mots facile « Colimaçon », et l’emmena aux Essarts. Ainsi qu’il arrive au fond des campagnes, où le travail est rare, Coli devenait à l’occasion, couvreur, plâtrier et même un peu charpentier. Ayant bien étudié les choses, il promit de faire la besogne pour la somme de quarante écus, à la condition que les matériaux lui fussent amenés à pied d’œuvre, et qu’on lui fournît un goujat manœuvre pour l’aider. Et, sur ce point, il proposa l’aîné de ses garçons, qui serait payé vingt sous par jour, et cela fut accepté…

Tout étant bien convenu, le lendemain, de grand matin, Daniel lia ses vaches, et, avec la Grande, s’en fut à la Tuilière, où il prit un chargement de tuiles et de briques qu’il mena aux Essarts. Coli se mit à l’œuvre incontinent avec son fils, et, comme il lui tardait de toucher son argent, contre l’ordinaire des ouvriers de campagne il fit diligence, et finit en quinze jours de réparer la maison. Après quoi, il se mit à construire une petite grange ou écurie destinée à remplacer l’ancienne, qu’il avait transformée en une vaste chambre.

Cependant le docteur avait vendu son troupeau de moutons, ses vaches d’élevage, fors une qui était bonne laitière, les cochons, et la plus grande partie de la volaille, portée au marché de Mussidan par la Sicarie. Il lui tardait fort de quitter le Désert depuis que ce domaine appartenait à madame de Bretout. Au reste, Pirot, dépêché par ses maîtres, était venu lui signifier d’avoir à déguerpir sans retard. Aussitôt qu’il le put, Daniel commença son déménagement, aidé d’un métayer de M. de Fersac qui fournissait sa charrette.

Après deux jours, ce déménagement fut interrompu par un orage épouvantable qui passa sur la Double et ravagea une douzaine de communes. Les blés, les seigles, les maïs, le millet, les haricots, tout fut haché par la grêle. Les noyers et les châtaigniers à fruit furent dévastés, fracassés ou déracinés par l’ouragan. Rien ne resta des espérances de la récolte : c’était la misère, la famine pour la contrée. Cette grêle venant après le gel des vignes, échu en avril, accablait les populations et les stupéfiait. De mémoire d’homme, on n’avait vu dans le pays un désastre aussi général. Que faire après cela ? Crever de faim tous, hommes, femmes et petits enfants, ou prendre le bissac sur l’échine et s’en aller de porte en porte quêter son pain dans le haut Périgord ! Une sourde indignation, un soulèvement des consciences, exprimés par les blasphèmes de quelques-uns, protestaient contre ce malheur immérité. Quoi ! c’était moins d’un an après la Mission réparatrice, après l’expiation publique et solennelle des péchés commis par eux, peuple de la Double, que Dieu les frappait si rudement !… Ainsi raisonnaient vaguement les cerveaux faibles et obtus de ces gens-là. Aussi, après les premières heures d’affaiblissement, de prostration, vinrent les pensées de révolte et les cris de colère : le bon Dieu n’est pas juste !… « Au diable la Vierge et les Saints ! » disaient, deux jours plus tard, le dimanche devant l’église d’Échourgnac, les paysans assemblés. La fermentation des esprits, qui s’excitaient mutuellement, éveillait dans cette foule irritée le besoin de se venger, de faire retomber sur quelqu’un, sur quelque chose, le poids de la colère universelle :

— N’entrons pas dans l’église !

— F…-nous de la messe !

Mais alors Badil, venu là comme par hasard avec son ami Moural et la Cadette, fit observer que la messe n’en pouvait pas davantage. La véritable cause des malheurs qui abondaient sur la Double, le curé de Saint-Christophe l’avait dite là-haut, en son prêche : c’était la présence dans la contrée des méchants huguenots.

— Oui ! oui ! c’est ça ! firent quelques-uns, prompts à prendre la voie.

— On devrait les chasser du pays, ces scélérats ! disaient d’autres.

— Si nous n’étions pas des couards, nous le ferions sur-le-champ ! déclara l’avocat de village.

La fureur de la foule trouvait là pour se traduire en actes un objet tangible. Toutefois, si exaspérée qu’elle fût collectivement, chacun pensait, en son for intérieur, qu’à Sainte-Aulaye, à Laroche-Chalais, où était ce temple dénoncé par le curé comme étant « la maison du Diable », les parpaillots étaient nombreux et ne se laisseraient pas faire tout bellement : il faudrait en découdre. Cette réflexion faisait hésiter même les plus violents, qui s’agitaient beaucoup et braillaient, mais ne partaient pas, lorsque, ce misérable Badil ayant crié : « Au Désert ! » toute cette multitude, courageuse maintenant contre un seul homme, répéta forcenée : « Au Désert !… au Désert !… »

Et alors, armés de leurs lourds bâtons, de gros piquets arrachés aux clôtures, de fourches en fer ravies dans les étables, quelques-uns de serpes, tous de couteaux, hommes et femmes, vieux et jeunes, roulèrent en une foule désordonnée dans le chemin qui menait à la vieille demeure huguenote.

À quelque distance, ceux qui marchaient en tête rattrapèrent un vieux mendiant à cheveux blancs, pieds nus, qui les interrogea :

— Et où allez-vous si pressés, braves gens ?

— Nous allons jeter hors de la Double des chiens de parpaillots qui nous ont fait écraser par la grêle ! répondit Badil.

— Voire !… Comment auraient-ils pu le faire ?

— Ils sont tous sorciers ! répondirent quelques voix.

— Mais, braves gens, j’étais à Laroche-Chalais lorsqu’il grêla, je viens présentement de Sainte-Aulaye, et je vous puis affirmer que les blés des huguenots ont été grêlés comme ceux des bons christians…

— Ôte-toi de là vieille bête ! tu ne vaux pas mieux qu’eux ! dirent plusieurs en le bousculant avec rudesse.

En chemin, toutefois, d’aucuns, y voyant un peu plus clair que les autres, se dérobèrent isolément, çà et là, dans un taillis, derrière une haie, traînèrent en arrière et prudemment revinrent chez eux. Ils étaient sept ou huit peut-être. Tout le reste continua, en braillant de basses injures à l’adresse du parpaillot. Bruyamment ces attroupés se remembraient entre eux leurs prétendus griefs contre lui. Le projet de suppression des étangs, chose étrange, irritait ces paysans dont la plupart ne possédaient pas un pouce de terre. Il y avait pourtant là quelques rares propriétaires, comme ce mauvais Fréjou qui véhémentement se plaignait d’avoir été exploité par ce sorcier de médecin higounaou. Dans cette cohue, il y avait aussi nombre de gens soignés gratuitement par le docteur, et, auxquels il avait fourni des remèdes : nul ne s’en souvenait. Ceux-là comme les autres s’animaient contre lui par des vociférations haineuses. C’était un brigand, un assassin, un empoisonneur, un de ces maudits parpaillots dont avait parlé le curé de Saint-Christophe, auxquels il fallait courir sus comme à des chiens enragés !

Et les meneurs de cette bande renchérissaient sur les injures, les calomnies, les accusations perfides, et attisaient encore la colère des paysans ameutés contre la maison du Désert.

Pendant que cette troupe fanatisée par des gredins allait vers sa maison, Daniel et Sylvia, avec les deux petits, étaient aux Essarts depuis le matin, occupés à placer et mettre en ordre les meubles et les objets déjà déménagés. La Grande, restée seule, fut surprise par cette horde qui se rua dans la basse-cour en proférant des cris de mort et des hurlements sauvages.

Elle était à ce moment, décoiffée pour rattacher ses cheveux, et n’eut que le temps de saisir derrière la porte le « billon » de son défunt Mériol. En voyant cette géante qui fonçait sur eux, les yeux flambants, les cheveux au vent comme une crinière grise, les premiers assaillants s’arrêtèrent, puis s’écartèrent sous le choc du pesant gourdin qui cognait dur et faisait jaillir le sang de ces fronts de brutes frénétiques. Tant qu’elle n’eut devant elle qu’une trentaine d’hommes, la vaillante femme les tint en respect, non sans recevoir elle-même quelques horions. Mais la poussée des suivants envahit bientôt la cour et finit par l’envelopper. Parfois elle se retournait et chargeait, pour se dégager, ceux qui l’attaquaient de dos ; puis, furieuse, la figure sanglante, elle revenait aux autres, crachant des insultes à tous :

— Tas de bandits ! lâches canailles !… Deux cents contre une femme !…

Quoique meurtrie, haletante, seule contre les assassins qui l’entouraient, son seul bâton contre tous ceux levés sur elle, la géante se défendait encore lorsque l’odieux Badil, venant traîtreusement par derrière avec une troupe qui avait fouillé en vain la maison pour y trouver Daniel, lui planta une fourche de fer dans les reins, en même temps que les coups de trique pleuvaient sur sa tête. Alors elle chut à la renverse et les coups redoublèrent, et la foule, en rut de crime, hommes et femmes sautèrent sur elle, la piétinèrent, lui écrasèrent la face de leurs gros sabots ferrés. De cette masse grouillante qui recouvrait la malheureuse, chacun se pressant, se heurtant aux voisins pour la frapper, s’élevaient des clameurs de cannibales, des rugissements de bêtes féroces, parmi lesquels jaillit, en une seconde d’accalmie, un glapissement de femme :

— Il faut la faire brûler !

Cette idée atroce, née de la manie dévote qui porte parfois les foules en délire à anticiper sur le supplice de l’enfer, fut tumultueusement acclamée par tous, et aussitôt des fagots pris sous le hangar furent amoncelés au milieu de la cour. Puis, tirant ce pauvre corps, lequel avait encore des soubresauts de douleur, les uns par les cheveux, les autres par les bras, quatre ou cinq hommes le traînèrent jusqu’au bûcher improvisé.

Pendant ce temps-là l’infortunée, la bouche pleine de ses dents cassées, répétait inintelligiblement :

— Lâches ! lâches !…

Mais bientôt, soulevée par vingt poignes, elle fut lancée sur les fagots où le feu fut bouté avec un brandon de paille.

Les cheveux grésillèrent d’abord, puis la flamme mordit la chair, et, tandis qu’hommes et femmes, dans l’ivresse du meurtre, dansaient autour du brasier en hurlant de joie, la martyre parmi le feu et la fumée, s’agitait convulsivement et râlait :

— Tuez moi, lâches ! tuez moi !

Cela dura un moment ; puis les mouvements cessèrent, le râle se tut, et une horrible odeur de chair grillée se répandit dans la cour.

Alors une masse de fagots fut jetée sur le cadavre, qui acheva de se consumer.

Après le meurtre, ce fut le pillage, la destruction. Cette tourbe démente s’engouffra dans la maison déserte. En quelques minutes, tout ce qui était encore là fut saccagé, foulé aux pieds, volé. Les livres, les papiers, les menus objets jonchèrent la chambre de Daniel. Rien ne fut respecté que « Baltazar » : debout au milieu de son socle, les bras croisés sur sa poitrine de squelette, il avait tout l’air de contempler ces misérables avec un ricanement sinistre qui les arrêtait.

Le feu mis aux livres épars sur le plancher se communiqua rapidement aux habits, aux quelques meubles qui n’avaient pas été déménagés, aux paillasses éventrées dans les autres chambres, et un tourbillon de fumée jaillit des fenêtres ouvertes.

Là-dessus, arriva Mornac tout courant ;

— Que faites-vous ! s’écria-t-il ; la maison est à la dame de Bretout !

Trop tard !… Les gens s’évadaient maintenant de ces murs qui flambaient en marchant sur la vaisselle et les bouteilles brisées, la plupart avec du linge caché sous la veste ou la blouse, les poches bourrées de menus objets, ou bien emportant effrontément des ustensiles à la main. Badil s’était emparé d’un fusil ancien monté en argent ; Moural avait choisi une romaine à peser ; la Cadette, une soupière en étain de glace qu’elle tenait dans son tablier. Queyrol avait raflé les bijoux et les petits objets antiques, y compris la bague au serpent que jadis avait rendue Minna. Tous s’étaient pourvus qui d’une marmite, qui d’une pelle de cuisine, d’un bassin de laiton, d’un plat, d’une paire de souliers. Jusqu’à ce mauvais Fréjou qui s’était adjugé une curieuse fontaine en cuivre où était naïvement représentée la chute de nos premiers parents. On eût dit que chacun voulait garder de cette triste journée un souvenir compromettant. Un enfant mêlé à cette invasion avait trouvé dans la maie un chanteau d’une demi-tourte et mordait à même avec voracité. De vin, il n’y en avait plus au logis, sauf dans la cuisine quelques pintes, vitement bues par les premiers entrés.

Il commençait à pleuvoir, de manière que les gens chassés de là par le feu, et ne pouvant s’abriter dans la grange et sous le hangar incendiés comme l’habitation, prirent le parti de se retirer, pressés d’ailleurs de mettre en sûreté leur butin. Peu à peu la foule s’écroula, sauf quelques obstinés qui, tout comme sur un champ de bataille abandonné, cherchaient quelque épave dans les débris.

Puis ceux-là mêmes s’en allèrent enfin, et la maison du Désert finit de brûler, solitaire, sous la pluie qui ruisselait…

Vers le soir, Daniel qui venait avec la bourrique pour querir encore certains objets, trouva dans la cour trois ou quatre poules échappées aux pillards, qui s’inquiétaient de leur enjuchoir disparu. La vieille Jasse, revenue des prés, tête basse, attendait patiemment sous l’eau.

Surpris par ce désastre, le docteur demeura immobile un instant, puis, ne voyant pas la Grande, il eut un pressentiment sinistre. Ce tas de braise, d’où s’exhalait avec un mince filet de fumée une nauséabonde odeur de chair brûlée, lui fit deviner bientôt la vérité abominable.

— Ô pauvre chère créature !

Et, fouillant avec une perche les charbons qui s’éteignaient, il découvrit les restes carbonisés de la géante au cœur d’or qui lui avait servi de mère.

Accroupi sur une pierre, la tête dans ses mains, il pleura longuement, tandis que le crépuscule déjà l’enveloppait d’ombre.

Enfin il se releva et s’éloigna de l’habitation incendiée, emmenant la jument aux Essarts.


XXIX


C’était le soir. Devant sa nouvelle demeure, Daniel était assis sur un banc et regardait fixement une lourde fumée d’écobuage qui flottait au ras de la lande défrichée. Autour, les taillis de chênes s’évanouissaient peu à peu, et une âcre odeur de racines brûlées et de terre surchauffés se mélangeait aux senteurs humides des bois. Au loin, vers l’étang des Oulmes, un courlis jetait par intervalles son cri aigu, comme un appel plaintif. Assis à terre près de son maître, César, les oreilles dressées, écoutait sans bouger, les bruits, perceptibles pour lui seul, des bêtes noires et rousses qui rôdaient par les fourrés, à l’heure venue de la glandée et du gagnage.

Trois mois s’étaient écoulés depuis le terrible événement qui avait brusquement achevé de déraciner du Désert Daniel et les siens. L’image de l’infortunée Sicarie si affreusement martyrisée le hantait souvent, et il lui semblait alors avoir devant les yeux ce tronc informe et graisseux d’où sortaient des entrailles grillées, ces membres carbonisés dont les extrémités avaient disparu, et surtout cette lamentable tête réduite à un moignon fuligineux.

En se remémorant ces tristes choses, Daniel songeait avec un frisson à ce qui serait arrivé si les enfants et Sylvia eussent été au Désert lors de l’irruption des paysans.

Le travail pourtant amortissait un peu son noir chagrin. Il s’était donné courageusement à la besogne et avait organisé leur existence. Son premier ouvrage avait été de désherber un terrain derrière la maison et d’y tracer un jardinet. Ensuite il avait enclos l’habitation et la grangette dans une cour fermée de gros pieux. Puis il avait entrepris le défrichement de la lande. En attendant que le sol successivement mis en culture fournît des récoltes, la famille vivait avec les provisions apportées du Désert avant l’incendie : — seigle, blé d’Espagne, millet, haricots et quelques sacs de pommes de terre qui dataient de l’année précédente. Le lait de la vache et celui d’une bonne chèvre étaient aussi une précieuse ressource pour tous, principalement pour les petits.

De pain, on n’en faisait point aux Essarts : il n’y avait pas de four. Mais parfois la ménagère, ayant vendu au marché de Mussidan quelques douzaines d’œufs ou une paire de poulets, prenait chez le fournier une tourte de pain bis pour la soupe. Le reste du temps, tous vivaient de miquet, de pommes de terre, et mangeaient des « millassons » de maïs en guise de pain.

En somme, l’adaptation de la famille à sa condition nouvelle se faisait assez bien. Les enfants étaient trop jeunes pour sentir le changement survenu dans leur vie, et Daniel acceptait les choses avec sa philosophie ordinaire. Sylvia, seule de la maison, avait des regrets, non pour elle, la vaillante femme, mais pour « le père » : le voir travailler tout le jour et vivre comme un paysan, voilà qui la poignait.

Deux autres commensaux s’accommodaient assez mal du changement. « César », un fils de l’ancien, obligé de se contenter d’une pâtée à peu près semblable à la « baquade » du cochon, n’avait plus le poil aussi luisant. Les os de poulet qu’au Désert il faisait craquer dans sa gueule puissante, il devait les regretter. De même, la vieille Jasse, réduite à la mauvaise herbe du pré ou à la palène des bois, dépérissait un peu. La bonne ration de carottes cuites avec de l’avoine, que tous les soirs elle trouvait à la porte de la cuisine, en revenant du pâturage au Désert, lui faisait défaut. Quelquefois Daniel, observant le flanc creux de la jument, en avait pitié et lui portait à l’écurie quelques jointées de farine de maïs :

— Tiens, pauvre bête ! je ne puis faire mieux.

Quant à la bourrique, philosophe comme le maître, elle s’arrangeait de tout…

La nuit était venue, les bêtes étaient à l’étable, et Daniel songeait encore, assis là, sur le banc, lorsqu’une main se posa doucement à son épaule.

— Ne veux-tu pas souper, père ?

— Si, ma petite…

Le repas était frugal, ce soir-là, comme tous les jours, d’ailleurs. Même, ce qui était une privation, point de soupe comme à l’accoutumée : un miquet de millet en tenait lieu. Après cette bouillie, Sylvia posa sur la table un millasson de blé d’Espagne, qui, découpé par elle en tranches d’un beau jaune d’or, accompagna un plat de caillé.

— Ta soupe te manque, père ! Mais après-demain je rapporterai du pain de Mussidan.

— N’y va pas exprès : je m’en puis bien passer !

Un pichet d’eau était là, venant de la fontaine proche ; la seule recherche, c’est qu’elle avait été bouillie par mesure de précaution.

— Tout de même, reprenait Sylvia, quand je pense que tu as été élevé à vivre de bonne soupe, à manger de la viande trois ou quatre fois la semaine, et à boire du vin à ta soif, et qu’il te faut à présent manger du miquet et boire de l’eau, ça me fait peine !

— Ne te tourmente pas de cela, ma fille !… Il n’importe avec quoi on apaise la faim et la soif.

Après souper, les enfants, ayant un peu chevauché sur les genoux de leur père, furent mis au lit. Restée seule avec Daniel, Sylvia continua de déplorer la pauvreté où était obligé de vivre le docteur.

— Un homme comme toi ! se récriait-elle.

— Un homme comme les autres, faisait-il doucement.

— Non ! non !

— Eh bien, soit ! Puisque tu le veux, je reconnais que je diffère de la plupart en ceci que je ne fais nul cas de maintes choses qu’ils estiment fort. À l’encontre de la foule, pour qui l’argent est un dieu, j’estime que la pauvreté contente est une bonne chose. Ne te tracasse donc pas pour moi.

Sylvia se tut, un moment, puis, retournant à son idée, elle expliqua au docteur qu’au moyen de ce qui devait lui revenir sur la vente du Désert il pouvait s’établir dans quelque endroit hors de la Double et se remettre à la médecine. Ce serait une vie plus convenable à sa personne et à sa suffisance que le métier de « pied-terreux ».

Et puis ils sortiraient tous de ce pays funeste, où elle craignait toujours pour lui et les enfants.

— Sylvia, repartit Daniel, il ne faut point médire de l’état de travailleur de terre : c’est le plus ancien, le plus nécessaire de tous, et, si l’on y regarde bien, le plus sain, celui qui déforme le moins l’homme en son esprit et en son corps. L’argent que tu dis, il vaudrait donc peut-être mieux l’employer à l’achat de ce pré et de ces terres qui sont à vendre par delà nos taillis. Mais nous n’en sommes pas là : si je ne me trompe, je ne suis pas près de toucher ce que me redoit ma chère cousine. Quand je l’aurai ensaché, nous verrons. Pour ce qui est de tes craintes, tranquillise-toi : elles sont vaines. L’arrestation des vingt-deux scélérats qui en prison attendent leur jugement a frappé le pays de terreur… Et ce sera bien autre chose après le châtiment !…

Deux jours plus tard, pendant que Sylvia était au marché de Mussidan, Daniel continuait un travail de défoncement commencé la veille. Dans la terre fraîchement remuée, les petits se roulaient avec délices, tandis que César, allongé sur le centre, à quelques pas, semblait méditer. L’essarteur était en train d’arracher une souche de brande lorsque le chien se dressa en pattes et signala par ses abois l’approche d’un étranger. Levant lors la tête, Daniel vit venir à travers les bruyères ce même huissier qui avait instrumenté contre lui pour Zélie Cherrier.

Cette fois, l’affaire n’était point aussi grave. Il s’agissait d’une citation à comparaître devant la Cour d’assises pour témoigner dans l’affaire de Badil et autres meurtriers et incendiaires.

À l’aspect de cette chétive demeure et de Daniel lui-même vêtu comme un paysan, l’huissier, quoique peu tendre, eut quelques paroles de condoléance polie pour ce médecin qu’il surprenait embesogné à un dur travail, lequel, selon ses préjugés mesquins de suppôt de la chicane, n’allait pas sans une déchéance.

— Je vous remercie, monsieur Vigenac, répondit paisiblement Daniel ; mais, bien que pauvre, l’homme n’est point à plaindre lorsqu’il a la santé, l’indépendance et la paix de la conscience.

L’huissier eut un murmure d’assentiment peu convaincu, salua et s’en retourna prendre sa jument, attachée près de la maison, à un chêneau.

— Comme tu as travaillé aujourd’hui, père ! dit Sylvia, quand elle revint, vers le soir. Tu dois être bien las ! Mais demain tu auras de bonne soupe : j’ai rapporté un petit lopin de viande…

Et la bonne créature jeta ses bras au cou de Daniel et l’embrassa passionnément.

Tout en soupant avec des haricots dont le docteur, de temps en temps, quittant son travail, avait surveillé la cuisson, Sylvia raconta les petits incidents de sa journée. Elle avait rencontré la femme de Fréjou, qui faisait supplier Daniel de ne point charger son mari devant la Cour d’assises.

— Et que lui as-tu dit ?

— Que son Fréjou était un mauvais gredin qui ne méritait nulle compassion ; mais que sur lui, gredin ou non, comme sur tous les autres, tu ne diras que la vérité.

— C’est fort bien répondu ! fit le docteur, avec un léger sourire.

Le lendemain, après avoir déjeuné de la bonne soupe faite par Sylvia et d’un morceau de bouilli, Daniel s’en alla tout dispos à la recherche de Claret. Quoique la physionomie présente des gens de la Double ne lui inspirât aucune inquiétude, il voulait, pour la tranquilliser, commettre la mère et les enfants à la garde du vieux chasseur de vipères pendant qu’il serait à Périgueux.

Le pays qu’il traversait n’était guère habité ; néanmoins le docteur croisait de loin en loin, sur les sentes des bois et les vieux chemins mal entretenus, des gens venant de la messe dominicale et rentrant chez eux. Tous le saluaient sans trop le regarder, avec une espèce de crainte sournoise. Dans le nombre, quelques-uns, sans doute, étaient parmi les agresseurs du Désert, et, tremblant qu’on ne les recherchât, se faisaient tout petits. Pourtant les moindres volereaux, qui avaient été laissés en liberté faute de place dans les prisons, avaient reçu l’ordre de comparaître devant la Cour d’assises. Cela rassurait bien quelque peu le menu fretin des coupables échappé aux filets de la justice ; mais des accusés pouvaient parler, les tirer en cause pour s’innocenter… Tant que ce ne serait pas fini, on ne serait sûr de rien…

— Bonjour, braves gens ! répondait Daniel à ces saluts timides.

Claret, fort heureusement trouvé dans sa hutte, fut très sensible à la marque de confiance que lui octroyait le docteur. Aussi, le jour du départ, était-il aux Essarts bien avant l’aube, armé de son fusil. Daniel, levé déjà, mangeait un coin de pain avec du fromage de chèvre.

— Si tu avais seulement un plein gobelet de vin ! faisait Sylvia, désolée que son Daniel n’eût pas ce régal salutaire. Bois une roquille en passant à Saint-Germain : ça te soutiendra !

Sur cette recommandation, le docteur se mit debout, alla embrasser les enfants endormis, serra tendrement Sylvia sur son cœur, donna une poignée de main à Claret, prit son bâton et partit.

Il avait gelé blanc, l’air était froid, le ciel clair, avec quelques brouées flottantes. Une faible lueur crépusculaire, à l’Orient, faisait pâlir les dernières étoiles et laissait entrevoir, au bord des chemins raffermis, le brouillard saisi par le gel matinal, qui poudroyait sur les bruyères, les ajoncs et les genêts. Une agréable odeur de terre unie aux parfums des herbes sauvages montait de la glèbe et des taillis profonds, où les oiseaux réveillés secouaient leurs ailes humides.

Cependant, à mesure que Daniel avançait, la clarté douteuse se muait en une aurore presque lilas qui permettait d’apercevoir, dans le lointain, les frondaisons des hautes futaies aux cimes baignées de vapeurs laiteuses. Et bientôt, derrière les nuages qui barraient l’horizon de gris et de noir, le soleil éclaira toute la campagne d’une lumière terne et froide.

En gravissant un petit coteau pierreux, avant d’arriver à Saint-Germain, le docteur huma la senteur du pain cuit, mêlée aux aromes des branches de pin, de genévrier, et des brandes qui avaient chauffé le four. Dans la cour d’une maison jouxtant le chemin, un homme à la figure couturée par la picote était occupé à défourner.

— Il fleure bon, votre pain ! lui dit le voyageur.

— À votre service, monsieur Daniel !

— Tiens ! c’est vous, Oudet ! fit le docteur en reconnaissant le varioleux de l’étang de Petitone.

— Oui bien !… Entrez donc : le tourteau est tout chaud, vous ferez un trempil…

Le tourteau rompu, pendant qu’ils trempaient le pain fumant dans un petit vin au bouquet de framboise, Oudet narra comment il avait abandonné la mauvaise Double et pris cette métairie, où il vivait à peu près en travaillant. Ses deux enfants aînés pourrissaient sous terre dans le cimetière de la Jemaye, tués par les fièvres. Mais, depuis qu’il était là, il en avait deux autres qui étaient « bien fiers »… En somme, il ne se fût point estimé trop malheureux s’il n’avait eu sa femme qui était comme enragée…

— Avec les femmes, il faut de la patience ! fit le docteur.

— Ah ! monsieur Daniel ! n’y en eût-il pas plus que de graines de vimes !

Et il tendait son gobelet à son hôte, qui souriait.

Puis, après avoir brièvement répondu aux questions de ce brave homme sur le crime du Désert et avoir trinqué une dernière fois avec lui, le docteur se leva, lui serra la main en le remerciant et continua son chemin.

Réconforté par cette communion rustique du pain et du vin, il traversa Saint-Germain sans s’arrêter, malgré la recommandation de Sylvia. À Saint-Astier, il déjeuna modestement, puis passa l’Ille au bac et prit la grande route de Périgueux.

Trois grandes heures après, ayant franchi le pont de la Cité, il suivit la route de Bordeaux, sorte de faubourg naissant, laissa sur sa droite l’hôtel Saint-Pierre, renommé pour sa bonne cuisine périgordine, et s’alla loger beaucoup plus humblement dans une petite auberge de la rue de la Bride.

La première journée, à la Cour d’assises, fut tout entière consacrée aux formalités préliminaires. L’audition des témoins ne commença que le lendemain. Lorsque fut appelé Daniel Charbonnière, tout le monde remarqua cet homme de haute taille, barbu, aux cheveux noirs touffus, chaussé de gros souliers, habillé comme un paysan d’un pantalon à pont-levis, d’un gilet boutonné jusqu’au col, et d’un « sans-culotte » de cadis grisaillé à larges boutons de cuivre. L’étonnement parut vif lorsqu’on l’ouït répondre à la question du président sur sa profession :

— Docteur-médecin.

Il exposa d’abord tout ce qu’il avait vu au Désert, le soir du crime, la découverte du corps à moitié carbonisé, puis répondit aux questions du président ; après quoi, celui-ci enjoignit à l’huissier de service de présenter au témoin les objets saisis chez les pillards. Sur la table où ils étaient réunis, Daniel reconnut, un à un, le vieux fusil à silex monté en argent, un huilier en faïence décorée, la romaine emportée par Moural, une soupière et de la vaisselle d’étain, une paire de pistolets d’arçon, le beau plat décoratif aux armes des Gastechamp, la curieuse fontaine de cuivre dont s’était emparé Fréjou et d’autres menus objets.

Cette reconnaissance faite, Daniel, interrogé s’il n’avait plus rien à dire, s’adressa aux jurés, qu’il supplia d’épargner la vie des principaux accusés :

— Laissez là, messieurs, dit-il, cette barbare loi du talion. Il n’y a aucune équivalence entre la vie d’une bonne et vaillante femme comme Sicarie Gamonet et celle de scélérats comme Badil et Querol. Un assassinat ne peut se réparer par un meurtre juridique. Un être collectif n’a pas plus le droit qu’un individu de donner la mort à un homme. La société n’a point à se venger : son droit s’arrête à sa défense, et l’exemple est inutile. Quoique l’affreuse mort de celle qui me servit de mère soit toujours douloureusement présente à ma pensée, je vous demande la vie de ses assassins. Légalement vous pouvez les tuer ; humainement, vous ne le devez pas !

Ayant dit, le docteur se retira, poursuivi par un murmure général d’improbation, auquel le président prêta une formule en déclarant que de pareilles doctrines sapaient les bases essentielles de la société.

Tous les témoins entendus, le procureur du roi prononça un réquisitoire véhément, où, comme le président, il fit justice des théories dangereuses débitées par le témoin Charbonnière. Après avoir établi prolixement les faits et calculé scrupuleusement les charges, il réclama la peine de mort contre Badil et trois de ses co-accusés, les travaux forcés à perpétuité et à temps contre les autres criminels, et des peines de prison pour les simples pillards, graduées selon les cas.

Les avocats firent ingénieusement leur métier, chacun discutant les charges qui pesaient sur son client et s’efforçant de les rejeter sur ceux de ses confrères. Un seul osa faire remonter la responsabilité des crimes commis jusqu’aux instigateurs, mais il fut promptement arrêté par le président.

Enfin, le quatrième jour, après une longue délibération du jury, la Cour infligea aux accusés des peines allant des travaux forcés à perpétuité, avec exposition au carcan, jusqu’à un an de prison. Parmi les condamnés à vie étaient Queyrol, Moural, Trigant. Grâce à des protections, Pirot s’en put tirer avec vingt ans de bagne et Fréjou avec dix ans. La Cadette en fut quitte pour cinq ans d’emprisonnement, qu’elle ne fit même pas, car elle mourut peu après. Quant à Badil, accablé sous les déclarations unanimes de ses complices qui s’efforçaient de sauver leurs têtes, le jury lui ayant refusé les circonstances atténuantes, la Cour le condamna seul à la peine de mort et ordonna que l’exécution aurait lieu « sur le théâtre du crime ».

Daniel n’attendit point l’arrêt. Mais, avant de s’en retourner aux Essarts, il se rendit au greffe pour reprendre les objets à lui volés.

— Ho ! ça ne peut pas se faire comme ça ! lui dit un commis. Il faut d’abord que la Cour ordonne la restitution ; puis, que les délais de pourvoi soient expirés ; enfin, que l’arrêt soit expédié, enregistré, transcrit…

— C’est trop juste !


XXX


En pleine nuit, par les chemins aux fondrières profondes, à travers les landes mouillées, sur les sentiers des bois où tombaient de la feuillée des gouttes d’eau, une foule de gens silencieux comme des ombres, allaient, à peine visibles, dans la brume glacée. Des diverses contrées de la Double, hommes en blouses décolorées, en « sans-culottes » déchirés, femmes en capuces de laine, avec des « blaydes » ou cotillons de grosse toile de charpail, tous convergeaient vers un même point, se hâtant, comme pour ne pas manquer un spectacle annoncé. Arrivés, ils se groupaient entre les maisons éparses du petit bourg, où s’entrevoyaient de faibles lumières, et conversaient à voix basse. Des bruits de maillets se faisaient ouïr, qui semblaient cheviller une charpente. Au bout d’un terrain vague servant de champ de foire, une machine achevait de se monter, qui dressait dans le ciel gris deux bras jumeaux d’aspect sinistre.

Dans une méchante baraque où luisait faiblement un calel, un homme était assis sur un banc, la tête penchée, et, de temps à autre, il soupirait lugubrement. Auprès de lui, des gens de la justice et des gendarmes attendaient en silence. Dehors, d’autres gendarmes, — buffleteries jaunes croisées sur la poitrine, chapeau en bataille, — entouraient la maison, la bride de leurs chevaux aux bras.

Selon l’antique usage, on offrit à celui qui allait mourir le repas obligé. Sur une table étaient, avec un poulet rôti, un choine, une bouteille, un gobelet.

Manger ? le malheureux en était incapable. Son gosier serré ne laissait point passer la salive, et sa mâchoire inférieure pendait comme paralysée. Mais un homme de police remplit de vin le gobelet :

— Tenez, Badil, buvez, ça vous soutiendra !

Et, relevant la tête du condamné, il le fit boire comme un petit enfant… Puis un monsieur, tout de noir vêtu, s’approcha de la fenêtre, et, voyant paraître le jour, tira sa montre et donna un ordre.

Bientôt parut un petit homme tout rond, de mine joviale, suivi de deux acolytes habillés comme lui d’un paletot sombre. Le premier s’approcha du banc et lia sur les reins les mains de Badil ramenées en arrière par ses aides. Ensuite, tirant de grands ciseaux de sa poche, il se mit en devoir de couper le collet de la veste, puis les cheveux du condamné. Lorsqu’il sentit sur son cou le froid du fer, le malheureux fit un mouvement et laissa échapper une plainte.

— Ne craignez rien mon ami, je ne veux pas vous faire de mal ! dit le bourreau paterne.

La toilette finie, le monsieur à la montre s’avança :

— Voulez-vous entendre la messe, Badil ?

Machinalement, il fit de la tête signe que oui : cela retarda d’un quart d’heure le terrible moment…

Ténébreux était l’intérieur de l’étroite église. Au fond, des lueurs de cire éclairaient vaguement l’autel.

Dans le froid du matin, le prêtre qui avait confessé le condamné, dit la messe à son intention, tandis que celui-ci, affaissé sur une chaise et tremblant, y assistait inconscient ou presque.

Mais quand, après l’ite missa est, remis à l’exécuteur sur le seuil de l’église, le misérable, voyant la rumeur de la multitude, haussa la tête et aperçut l’échafaud entouré de gendarmes, le sabre au clair, il eut un bref sursaut de révolte.

— Grâce !… grâce ! criait-il en patois tandis qu’il se rejetait en arrière. Les autres en ont fait autant que moi.

— Courage, mon fils ! disait le prêtre. Dans un instant vous serez en paradis !

— N’ayez pas peur, mon ami, faisait doucement le bourreau, tout en le poussant, vous ne souffrirez pas.

Malgré ces encouragements, les jambes du patient fléchirent et tout son être devint inerte. Alors, le soutenant sous les bras, l’exécuteur et ses aides l’entrainèrent vers la guillotine, pendant qu’il gémissait d’une voix inintelligible, toujours en patois :

— Laissez-moi, messieurs !… innocent… innocent…

Monter l’escalier, cela lui était impossible. Il fallut le hisser sur la plate-forme, où, tandis qu’un aide lui bouclait les sangles, il murmurait, à moitié mort déjà :

— Grâce !… innocent…

Puis la bascule joua, la lunette se ferma, et un bruit sourd retentit, qui fit passer sur la foule des paysans accourus pour jouir de cette vue, un frisson de terreur… Selon la formule classique, « la justice des hommes était satisfaite ».

Et la foule s’écoula, échangeant ses commentaires, pendant que les aides lavaient soigneusement la machine devant quelques entêtés curieux, et que le corps du misérable était jeté au fond d’un trou creusé dans un coin du cimetière…

Lorsque le vieux Claret, venu le jour même aux Essarts, eut raconté l’exécution de Badil avec toutes ses circonstances, le docteur resta silencieux et pensif. L’idée que là près, dans le pays qu’il habitait, un homme venait d’être mis à mort, de sang-froid, en cérémonie, lui causait un malaise moral, une sorte de pénible angoisse. Il lui semblait être, comme membre de cette société qui supprimait résolument un homme, responsable en quelques mesures de ce meurtre juridique.

Son attitude surprit le vieux chasseur de vipères :

— On dirait, monsieur Daniel, que ça vous fait peine qu’on ait coupé le cou à ce scélérat qui avait si vilainement tué votre pauvre Grande après lui avoir fait souffrir les martyres !

— Oui, mon ami Claret, je suis triste parce que je ne crois pas qu’on eût le droit de le faire, et aussi parce que cela ne répare rien et ne sert à rien.

— Toujours, ça empêche l’assassin de recommencer !

— On aurait pu l’empêcher en l’envoyant au bagne.

— Voire !… Ces gaillards-là se sauvent des galères et assassinent derechef, comme a fait, près de Sainte-Foy-la-Grande, ce Perducat que vous avez connu à la prison de Ribérac… Pour être bien sûr d’eux, il faudrait les enfermer si resserrés qu’au bout d’un an ou deux ils crèveraient… Donc, ça serait encore les tuer, plus lentement si vous voulez, mais les tuer tout de même… Et puis, on a beau dire, ceux qui ont vu guillotiner, ça les retient. Je vous réponds que d’ici bien du temps il n’y aura point d’assassinat dans la Double !

— Je le désire, mais ne l’espère pas.

Le lendemain, Gavailles, qui avait perdu sa journée pour aller voir l’exécution, revint aider le docteur à ensemencer. Lui n’avait pris garde qu’au spectacle, à l’affaissement de Badil, à sa terreur de la mort, au sang jaillissant sous le couperet et entraîné ensuite par l’eau, arrosant les mauves, les orties et les carottes sauvages, où, dans l’après-midi, les chiens venaient flairer… De réflexions morales, il n’en faisait point : il ne ressentait qu’une satisfaction égoïste de n’avoir pas été au lieu et place du condamné.

En l’écoutant, Daniel se disait que peut-être cet horrible exemple pouvait arrêter des individus hésitants et faibles comme Gavailles sur la pente du crime…


Les semailles faites, on fut plus tranquille aux Essarts. Le docteur envisageait sans trop d’appréhension la venue de l’hiver. Il n’y avait guère d’argent à la maison, mais assez de provisions pour aller jusqu’à la prochaine récolte. Ainsi, se confiant en l’avenir, la famille vivait en paix dans une solitude peu troublée. Le plus prochain village, séparé des Essarts par des bois épais, était à un gros quart de lieue et se composait de trois chétives maisons. Parfois un braconnier traversait la lande, au loin, ou bien quelque bûcheron se rendait à sa coupe. Plus rarement, c’était un muletier sur une sente, suivant une file d’ânes et de mulets qui portait du charbon à la forge de Sourzac.

En ce temps-là mourut la vieille Jasse, que Daniel enterra profondément, dans la lande non encore essartée, pour ne point la livrer aux loups et aux chiens.

L’hiver débuta par des pluies d’abord espacées, puis continuelles. L’eau tombait jour et nuit, fine, serrée, sans relâche, et pénétrait la terre spongieuse de la Double qui, bientôt saturée, refusait d’en absorber davantage, et la contraignait de séjourner à la surface, dans les chemins creux changés en ruisseaux, dans les sillons des terres labourées, dans les combes noyées copieusement. Les étangs gonflés refluaient dans les marécages où ils avaient pris naissance, et les ruisseaux débordés roulaient vers la Drone et l’Ille des flots d’une eau blanchâtre et sale. Dans le ciel bas, de lourdes nuées immobiles, chargées de pluie, laissaient filtrer à peine un jour gris et triste, et, sans cesse accumulées par le vent d’Ouest, étaient l’inépuisable réservoir d’où l’eau tombait, tombait toujours.

Avec ce temps, nul travail extérieur possible. Tous les gaultiers besognant d’ordinaire dans les bois chômaient ; les braconniers mêmes, blottis dans le coin de l’âtre, où le fusil était au sec, épiaient pour sortir une éclaircie qui ne venait pas.

Aux Essarts, tandis que Sylvia filait et que les enfants jouaient sur le pavé de briques, Daniel lisait et méditait. De tous ses livres, il ne lui restait que la vieille bible de la famille, et un Seneca in-quarto recouvré par M. du Guat sur un de ses métayers, pillards du Désert. En le rendant à son propriétaire, M. du Guat n’avait pas manqué de montrer dans ce larcin une nouvelle preuve de la mauvaise nature des paysans doubleaux.

— Que pouvait faire de ce livre un homme qui n’entend pas seulement le français ? disait-il ; rien !… C’est la manie du vol.

— C’est peut-être la tranche rouge qui lui aura semblé belle ! avait répondu le docteur en souriant.

En feuilletant le livre près de la petite fenêtre aux vitres verdâtres par où ne glissait qu’une lumière douteuse, le docteur se rappelait sa réplique, et, bien que faite en manière de boutade, elle lui, paraissait contenir une portion de vérité.

« Les petits enfants, se disait-il, n’ont aucune notion du tien et du mien et s’emparent volontiers de ce qui attire leurs regards. Les insulaires visités par les anciens navigateurs saisissaient de même tous les objets, sans utilité pour eux, qui passaient à portée de leur main. Quoi d’étonnant si un de ces hommes d’esprit faible, un de ces demi-sauvages disséminés dans la Double a été séduit par le rouge de la tranche et la dorure des plats ?… »

Ces lectures étaient entremêlées d’occupations domestiques. Il fallait soigner le bétail et, quelque temps qu’il fît, le mener à l’abreuvoir. Le reste de la journée appartenait à de petites opérations de ménage : fendre du bois, aller querir de l’eau à la fontaine… L’exercice de la médecine n’occupait plus guère le docteur : avec le comte de Fersac et le vieux capitaine Dimègre, quelques rares paysans du voisinage recouraient seuls à lui. Quoique sa profession l’eût ruiné, ne lui eût valu que des déboires, Daniel s’affligeait de l’abandon presque universel dont il était l’objet. C’est que, malgré tout, au fond de sa pensée, subsistait toujours l’espoir qu’il avait conçu d’arracher la Double à son triste sort. La minute de son mémoire avait péri dans l’incendie du Désert, mais il le possédait si bien dans sa tête qu’il l’eût récrit sans une rature : aussi déplorait-il que les menées de ses ennemis l’eussent empêché de conquérir l’influence nécessaire à l’accomplissement de ses desseins.

Quoique l’ingratitude des paysans lui fût pénible, quand d’aventure il était appelé chez un pauvre diable, le docteur, par pure humanité, se rendait près du malade. Mais, au lieu que jadis il chevauchait la Jasse, maintenant, les jambes enveloppées dans les houseaux de peau de mouton du défunt Mériol, il allait à pied, par les mauvais temps, soigner ses mauvaises pratiques.

Le malsain début de l’hiver fit entrer la fièvre dans la maison. Le petit Nathan fut le premier atteint ; puis, peu de jours après, Noémi. Comme, de longue date, le docteur était trop démuni d’argent pour acheter du quinquina, et encore moins de la quinine, il employait, pour suppléer à ce fébrifuge, l’écorce de hêtre séchée. Mais, ce piètre succédané n’ayant produit aucun effet appréciable sur l’état des deux malades, le père s’en fut à Mussidan. Lorsque le pharmacien, avec lequel autrefois il avait eu des rapports amicaux, le vit entrer sous un habillement de paysan mal en point, sa figure prit une expression de froideur rechignée que remarqua bien Daniel. Cependant le docteur surmonta sa répugnance, demanda de la quinine à crédit, promettant de la payer bientôt, et ajouta, en manière d’excuse :

— C’est pour mes enfants…

L’apothicaire, d’abord, resta sans répondre, un moment qui parut interminable au client. Puis, n’osant refuser, il consentit de mauvaise grâce à donner le remède.

— Je vous remercie. Avant peu vous serez payé, réitéra le docteur.

Et, s’en retournant, il se remémora cette pensée, qu’il avait lue dans le gros Seneca : « Il n’y a rien de plus cher que ce qui coûte des prières… »

Ayant réussi, au bout de quinze jours, à couper la fièvre aux petits, Daniel s’en fut à Périgueux afin de retirer les objets qu’il avait au greffe et pour en faire de l’argent. Dès qu’il entra, le commis, qui le reconnut aussitôt, l’interpella cavalièrement :

— Vous venez pour votre bric-à-brac ?… Ça tombe mal : monsieur le greffier est à sa campagne.

Et, comme Daniel se plaignait d’avoir ainsi à revenir, l’autre aussitôt repartit, avec un air d’intérêt :

— Si votre intention était de vous défaire de tout ça, je vous sais un bon acquéreur…

Alors il dit qu’un magistrat, naguère assesseur à la Cour d’assises, avait paru désireux d’acquérir les objets.

— Et où est-il ?

— Il doit être à son cabinet… Je vais le chercher : il vous paiera mieux qu’un brocanteur.

Aidé du commis-greffier, ce vieux chat-fourré, qui était un amateur retors, n’eut pas de peine à truffer le confiant docteur, qui, après avoir signé une décharge pour le greffe, emporta une somme de cent dix francs, à peu près le quart de la valeur des objets.

Au retour, impatient de se libérer d’une dette qui lui pesait, le docteur passa par Mussidan.

— Oh ! cela ne pressait pas ! dit le pharmacien, lorsqu’il eut en main un louis pour se payer.

— Pardon ! répliqua doucement Daniel, il me tardait de m’être acquitté…

Après les pluies glaciales, vinrent d’âpres gelées, des neiges et du verglas. Aux Essarts, la famille vivait close dans la maison, autour d’un bon feu, car le bois y était en abondance : c’était même la seule chose qu’il y eût largement… Le jour, Sylvia vaquait au ménage et tricotait des chausses pour tout son monde. Daniel apprenait à lire à la petite Noémi et s’occupait à des bagatelles utiles. Afin d’épargner l’éclairage, on se couchait de bonne heure, après souper. Les enfants dormaient comme des souches jusqu’au matin ; mais le père et la mère, se réveillant au cours des longues nuits, écoutaient les bruits du dehors. C’était le coq qui chantait, marquant les heures, la vache qui tirait sur sa chaîne, la bourrique qui brayait dans l’étable ou la chèvre qui bêlait. Parfois un loup affamé, qui flairait la proie vivante, venait hurler autour de la maison, auquel répondaient les aboiements de César, tandis qu’au loin le vent passait en rafales sur les hautes futaies, avec un bruit de rivière débordée.

Cependant l’argent rapporté de Périgueux s’en allait peu à peu en pain, sel, sabots, chandelle de résine et autres menues dépenses, lorsque Daniel apprit par une lettre de son avoué que, sur le prix d’adjudication de son bien, il lui revenait un peu plus de quatre mille six cents francs. C’eût été la misère conjurée ; malheureusement, l’homme de loi s’empressait d’ajouter que madame de Bretout se refusait à payer cette somme : elle entendait mettre son cousin en cause et le rendre responsable de l’incendie survenu avant qu’il eût quitté la maison du Désert.

Au reçu de cette nouvelle, Daniel se rendit à Ribérac chez l’avoué, qui lui confirma la chose fort explicitement.

— Mais quoi ! disait le docteur, madame de Bretout ne peut se refuser à payer, puisque le juge des ordres m’a attribué cette somme.

— En droit, sans doute ! En fait, elle y réussit par une demande reconventionnelle de la valeur de l’immeuble incendié : c’est un procès.

— Alors, puisque forcément il faut plaider, faites, je vous prie, le nécessaire.

— Je le veux bien, mais il faut me verser une provision.

— N’êtes-vous point assuré d’être payé sur ma créance ?

— Écoutez, monsieur Charbonnière, il s’agit d’un procès dont vous n’êtes pas près de voir la fin. Votre adversaire soulèvera incident sur incident, usera de tous les moyens de procédure, épuisera toutes les juridictions, jusqu’à la Cour de cassation inclusivement… Je vous le dis en confidence, on veut vous ruiner en frais, d’avocat au moins… Eh bien, en supposant, ce qui n’est nullement certain, que vous ayez finalement gain de cause, cela durera des années et coûtera des sommes considérables, dont je ne puis faire l’avance…

— Alors, parce que je n’ai pas d’argent comptant, je ne puis toucher ce qui m’est dû ?

L’avoué fit un geste qui signifiait : « Que voulez-vous ! c’est ainsi !… » Et Daniel s’en alla.

En chemin, il fit d’amères réflexions sur cette forêt de Bondy qu’est la chicane, et se rappela ces paroles du livre intitulé la Sapience de Jésus, fils de Sirach, où la tante Noémi lui avait appris à lire :

« Comme les ânes sauvages sont la proie des lions dans le désert, ainsi les pauvres sont la proie des riches… »


XXXI


Un an après, les choses étaient encore dans le même état : le docteur Charbonnière n’était point payé. Madame de Bretout feignait même d’avoir oublié qu’elle fût la débitrice de son cousin. Questionnée, un jour, à ce sujet, par son notaire, M. Durier, qui n’eût pas été fâché de passer une quittance, elle lui avait aigrement répondu :

— Le cher cousin n’a pas voulu de notre argent lorsque nous lui en offrions : qu’il attende, à présent !… D’ailleurs, tout compte fait, je ne lui dois rien… S’il n’est pas content, qu’il m’attaque !

M. de Bretout disait de même. De plus, en toute occasion, il exprimait sa haine pour un ennemi auquel il ne pouvait pardonner l’avantage pris sur lui à la lande du Drac, et dont l’humiliait la supériorité morale.

Mais, en ce moment, le vicomte avait d’autres chiens à fouetter, comme on dit vulgairement. Les rêves ambitieux suggérés et entretenus par son oncle l’abbé l’occupaient fort : il en négligeait la chasse et les parties de débauche à la Maison du Roy. Lassé de guetter la succession au conseil général de M. de La Fayardie, qui semblait devenir plus vert et gaillard avec le progrès de l’âge, il se démenait et cabalait pour entrer au Palais-Bourbon. L’heure paraissait favorable. On était en 1830 : la Chambre venait d’être dissoute par Charles X, et l’ancien député ne se représentait pas. Néanmoins, malgré l’appui du gouvernement, ses visites aux électeurs, ses promesses, ses largesses et les intrigues brassées par l’abbé de Bretout, le vicomte, candidat royaliste ultra, fut outrageusement battu par son concurrent libéral. Puis vinrent les journées de Juillet et l’exode du vieux roi, qui emportait avec lui les espérances de M. de Bretout.

Ces événements affectèrent de différentes façons les châtelains de Légé et l’oncle curé. Le naufrage politique de son époux fut cruel à la vanité de la vicomtesse, qui, pour être femme de député, avait desserré les cordons de sa bourse, et, après l’insuccès, regrettait fort son argent. Son dépit s’exhalait en récriminations hargneuses contre le candidat malheureux, et en vains sarcasmes contre le nouvel élu et le roi-citoyen. L’abbé de Bretout, plus grièvement meurtri par l’effondrement des projets qu’il avait édifiés sur le succès de son neveu et par la chute de la monarchie chrétienne et légitime, cachait le fiel qui suintait en lui sous une mine souriante de pieux détachement, et son regard, comme toujours d’une limpidité sereine, ne laissait rien deviner de sa pensée.

— Inclinons-nous devant les décrets de la divine Providence ! disait-il.

Le vicomte, lui, s’exaspérait de son échec et de ses ambitions décidément ruinées. Les colères de son orgueil blessé avivaient sa méchanceté native, dont les rogues manifestations contre les pauvres hères des alentours, en toute occurrence, étaient comme les exutoires. Mais cela ne suffisait pas. Celui sur lequel il aurait voulu venger ses déboires et satisfaire ses rancunes, c’était le docteur Charbonnière, qui lui échappait. Ne pouvant atteindre en sa personne cet homme abhorré qui lui imposait malgré tout, il s’efforçait de blesser par quelque voie indirecte au moins ses sentiments, de l’offenser à travers les choses qui pouvait lui tenir au cœur.

Quelques mois après les élections, cheminant près du Désert dont les ruines noircies avaient une figure lamentable, Daniel vit que les murs du petit cimetière particulier à sa famille avaient été démolis. Les pierres éparses et les gravats s’amoncelaient sur les fosses où dormaient les os de ses anciens et les restes calcinés de la pauvre Sicarie. Le linteau de la porte où se lisait l’inscription pieuse avait été brisé à coups de grelet, et des herbes sauvages sortaient vivaces entre les dalles verdies.

Le docteur fut révolté d’abord par cette espèce de profanation ; mais, à la réflexion, il s’apaisa. La profanation n’existait que dans l’intention de M. de Bretout : il n’était pas en son pouvoir de molester ceux qui n’étaient plus. Le manteau vert jeté par la nature sur ces sépultures disparues, et qui allait s’épaissir avec les années, convenait bien à l’éternel oubli qui tôt ou tard est le destin des morts… Et Daniel eut un sourire de mépris de cette basse méchanceté du vicomte…

En rentrant aux Essarts, le docteur songeait à tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il était revenu au pays natal bouillonnant de généreux projets, plein de nobles illusions. Tout lui avait mal succédé. Peu à peu il avait vu décroître l’influence que ceux du Désert avaient eue dans la Double, et le bien familial s’en aller aux mains de ses créanciers. Treize ans après son retour, il était discrédité moralement, dépossédé, réduit à un misérable lambeau de l’héritage des ancêtres. Il s’expliquait ce résultat par la charge des dettes paternelles, et par sa négligence, à lui, de ses intérêts. Ainsi appelait-il modestement la bonté qui l’avait porté à se dévouer sans réserve au soulagement des malheureux, la piété héréditaire qui émouvait tout son être à la vue des souffrances d’autrui.

En ce qui le touchait particulièrement, quoiqu’il eût été payé d’ingratitude, il s’estimait heureux d’avoir fait le bien, pour le bien seul, sans la pensée d’aucun salaire. Il était résigné aux événements accomplis, portait le présent avec sérénité, envisageait avec fermeté dans l’avenir les choses fortuites. Adapté strictement, de corps et d’esprit, à sa nouvelle situation, il avait maintenant le travail agricole facile et familier. Nulle amertume ne lui venait à la comparaison de sa vie antérieure et de sa vie actuelle. Il avait la vertu des forts et ne considérait point comme un malheur d’être pauvre, ni pour ses enfants d’être élevés dans la pauvreté. « Après tout, se disait-il virilement, nous rentrons dans le peuple, d’où nous sommes sortis : qu’importe que, des descendants de l’arquebusier huguenot Charbonnière, pendu à Mussidan par les catholiques, les uns soient établis dans un château et les autres dans une cabane ?… »

Chez lui, Daniel trouva deux hommes qui l’attendaient, assis sur le banc, contre la porte. L’un était de ces « Bohémiens » qui parcourent l’Europe ; l’autre, Gavailles, le braconnier, son fusil entre ses genoux. Celui-ci raconta qu’il avait servi de guide à l’étranger, en quête d’un médecin pour un camarade. L’étranger ayant confirmé ce dire dans un baragouin mêlé d’espagnol, le docteur, après avoir averti Sylvia, le suivit, tandis que l’autre se remettait en chasse.

Sur l’antique voie ruinée qui, partant de l’abbaye de Vauclaire, se dirigeait vers Ribérac, la tribu était campée non loin du tumulus où, d’après la tradition, reposent les os de Waifer, dernier duc souverain d’Aquitaine, assassiné perfidement par les émissaires de Pépin, dit le Bref.

À quelques pas d’une kibitka, sorte de grand chariot russe recouvert de peaux de brebis tendues sur des demi-cercles, deux tentes en grossière étoffe tissée de poil de chèvre étaient dressées. Çà et là des ânes pelés, de maigres chevaux au piquet, mangeaient de l’herbe coupée dans les bois et du foin volé, au passage, dans quelque métairie isolée. Aux roues du chariot deux ours bruns des Pyrénées étaient enchaînés, qui semblaient méditer tristement. Couchés à terre entre les bâts, les paniers et les harnais, des chiens de races diverses, — chien-loup de Poméranie, dogue d’Alicante, chien turc à crinière et chiens de rue, qui attestaient les pérégrinations de la tribu, — s’élancèrent vers Daniel en aboyant, bientôt calmés d’ailleurs par le personnage qui l’accompagnait. Un peu à l’écart, un homme au teint cuivré, aux yeux bridés, aux cheveux noirs huileux, un anneau d’argent aux oreilles, retapait un vieux cheval en lui limant les dents, lui insufflant les salières des yeux et lui teignant les poils blancs de la tête. Un autre, qui lui ressemblait comme un frère jumeau, dressait un jeune ourson, aux bruissements barbares d’un tambour de basque. En lisière du campement, un vieillard grisonnant rapiéçait, à une petite forge portative, un chaudron percé. Des camarades revenus de la maraude, paresseusement étendus sur le dos, fumaient des cigarettes roulées dans des feuilles de maïs, pour user le temps jusqu’au souper. Des femmes minces, bronzées, aux yeux luisants, nu-tête avec d’énormes pendants d’oreilles, accroupies, attisaient le feu sous une ample chaudière suspendue au moyen de trois grands piquets assemblés par le haut. À côté, deux autres faisaient rôtir, avec une haste de fer posée sur des fourches de bois, deux oies larronnées dans le voisinage. Non loin, devant une des tentes, une vieille en cheveux blancs, coiffée d’un foulard rouge noué sous le menton, enseignait gravement une fillette à dire la bonne aventure, avec des tarots égyptiens horriblement crasseux.

Et, au milieu de tout cela, dans ce fouillis de bâts, de harnais, de tentes, de chevaux, d’ânes, de chiens, d’ours, d’hommes ceinturés de rouge, en vestes de velours, fumant, de femmes en oripeaux bariolés, pittoresques, piaillant, grouillaient comme des cloportes, des enfants de tout âge, à foison, nus, demi-nus, en haillons, les cheveux noirs sur les yeux, tous frappés au même type asiatique, avec des prunelles noires brillantes. Il y en avait partout, — assis sur les bâts devant les tentes, sous le chariot, pelotonnés sur des loques, vautrés dans l’herbe, fraternellement couchés entre les pattes des chiens… Et trois ou quatre enfantelets étaient suspendus, dans une sorte de sac, sur l’échine maigre de la mère, qui leur jetait sa mamelle de chèvre par-dessus l’épaule.

Sur le devant de la kibitka, les jambes croisées sous le torse, à l’orientale, les pieds chaussés d’espadrilles de corde, le patriarche de la tribu, vieillard à la barbe blanche, drapé dans une mauvaise couverture rayée, coiffé d’une sorte de guenille enroulée autour de sa tête, fumait majestueusement une grande pipe de porcelaine peinte en contemplant son peuple basané.

Au fond du chariot, sur un large sac bourré de varech, le malade était couché. Les peaux de brebis ayant été relevées à l’arrière, le docteur agenouillé l’examina et l’interrogea par l’entremise d’un jeune garçon de la bande qui entendait un peu le français. L’homme disait éprouver à la fois mal de tête, crampes d’estomac, douleurs par tout le corps. De fièvre, il n’en avait pas, mais en revanche il puait fort l’eau-de-vie.

— Ce ne sera rien, je pense, fit le docteur en descendant du chariot ; comme vous n’avez sans doute pas de thé de Chine, vous lui ferez prendre du thé d’Europe, que l’on trouve aisément par ici.

Et, ayant longé un moment le chemin, Daniel cueillit à la lisière du bois un pied de véronique officinale.

— Vous mettrez quatre ou cinq feuilles de cette herbe dans un vase, dit-il à l’interprète qui l’avait accompagné, vous verserez dessus de l’eau bouillante, et vous lui ferez boire cela bien chaud.

Puis, après avoir causé avec le jeune garçon, l’avoir questionné sur les voyages de la tribu, les mœurs et les usages des bohémiens, au bout d’une heure, il s’en alla.

Il n’avait pas fait cent pas à travers les bruyères que son interlocuteur courut après lui :

— Le chef vous envoie ça pour le dérangement ! dit-il, en lui remettant une demi-piastre d’Espagne.

Et il souriait en montrant ses dents blanches.

— Merci, répondit le docteur en prenant la pièce.

Et, continuant son chemin, il se disait que ces gens-là, en somme, avaient plus le sentiment de l’équité que les paysans de la Double, dont aucun jamais ne lui avait offert un sol en récompense de ses peines. Là-dessus, il enfilait mentalement des considérations philosophiques sur l’honnêteté de ces nomades, fort capables de lui voler son ânesse à l’occasion, mais qui payaient religieusement sa visite, lorsque, tirant la pièce de son gousset pour la mieux voir, il s’aperçut qu’elle était fausse.

Cela le fit rire. « C’est dommage, pardieu !… Voici la seconde fois que je reçois des honoraires, et, sans les cinq louis du comte de Fersac, l’autre jour, ce serait la première !… »

Lorsqu’à la tombée de la nuit Daniel fut à deux portées de fusil des Essarts, il vit accourir vers lui Sylvia qui agitait désespérément les bras et poussait de grands cris :

— Le petit est perdu ! lui dit-elle en se précipitant sur sa poitrine, tout en larmes.

Il s’arrêta, figé de stupeur, et, par un récit entrecoupé de sanglots, apprit que les deux enfants, étant allés dans un petit bois voisin ramasser des champignons, s’étaient allongés, puis endormis, sur la palène, et que Noémi, au réveil, n’avait pas retrouvé près d’elle son petit frère…

— Il s’est réveillé avant elle et se sera égaré, fit-il ; allons !

La fillette ayant dit l’endroit où tous deux s’étaient endormis, Daniel prit le falot et s’en fut avec César à la recherche de l’enfant. Jusqu’au plein jour, il battit les bois environnants avec le chien, appelant vainement le petit. Ensuite il revint à la maison, fatigué, très inquiet, et reparut devant la mère pâle, angoissée, qui ne s’était pas couchée de la nuit.

— Les loups l’auront mangé ! s’écria-t-elle, désespérée, en revoyant Daniel seul.

— Non. Il se sera égaré plutôt, et on l’aura recueilli dans quelque village, dit le père. Je vais m’enquérir aux alentours.

Au bout d’un instant, il repartit.

Durant toute une longue journée, il visita les maisons solitaires et les villages les plus proches, puis ceux plus éloignés, décrivant de grands cercles autour des Essarts. Le soir, il rentra, épuisé, recru de fatigue et de chagrin ; nulle part on n’avait aperçu l’enfant.

Tombant assis sur un escabeau, il demeura immobile, un instant, les yeux fixes : il cherchait à deviner ce qu’était devenu son petit Nathan. Ne pouvant se résoudre à l’inaction, il allait repartir encore, au hasard, lorsque Sylvia dit tout à coup :

— Ces bohémiens ?…

Il y avait déjà pensé. Ce nomade accompagné de Gavailles, venu le quérir pour un malade qui n’était peut-être qu’un ivrogne, cela lui semblait suspect : aurait-on voulu l’écarter ?

— Je vais y aller ! répondit-il.

— Pauvre ami ! fit-elle en pleurant. Il te faut prendre des forces… J’ai fait un peu de soupe…

Il avala cinq ou six cuillerées, à contre-cœur, prit dans le tiroir un des louis du comte de Fersac, et, après avoir étroitement embrassé Sylvia, son bâton à la main, il s’en alla dans la nuit.

— Enferme-toi bien, ma fille chère, et fais coucher César dans la maison, avait-il dit sur le seuil. Demain tu iras prier Claret de venir vous garder.

Arrivé au campement, Daniel le trouva désert : les bohémiens avaient disparu. Un chien qui trôlait par là, en quête de quelque os, s’enfuit à son approche. La nuit était obscure : impossible de savoir quelle direction la tribu avait prise. L’avant-veille, le docteur avait remarqué une hutte de charbonniers vide : il s’y réfugia et attendit le jour, les yeux ouverts.

À l’aube, il se leva et vit que les nomades étaient retournés sur leurs pas : venus de Montpaon, ils semblaient y revenir. Cette circonstance fortifia les soupçons du malheureux père : il suivit les traces de la troupe et la rejoignit, installée sur le champ de foire de Montpaon.

Le brigadier de gendarmerie, mis au courant, se piqua de procéder avec ses hommes à une exacte recherche dans tout le campement. Le chariot, les tentes, les paniers de bât, les coussins de sparterie, les paquets de guenilles, furent minutieusement, mais inutilement fouillés.

— Je vous plains ! monsieur Charbonnière, disait le brigadier en serrant la main du docteur ; j’aurais donné quelque chose pour retrouver votre enfant !… Mais peut-être sera-t-il retrouvé quand vous rentrerez chez vous.

Daniel exprima un doute, remercia le brigadier, puis s’en fut dans un cabaret. Tandis qu’il déjeunait en hâte, l’idée lui vint que, si les nomades avaient enlevé le petit, ils pouvaient avoir prévu cette recherche, et, dans cette prévision, fixé le rendez-vous aux ravisseurs un peu plus loin, à une autre étape.

Donc, s’étant assuré, le lendemain, de la route prise par les bohémiens, le docteur, sous une pluie serrée, se rendit à Castillon par des chemins de traverse.

À la gendarmerie, le brigadier, voyant cet homme barbu, chevelu, mal vêtu, mouillé comme un pauvre chien, lui demanda tout d’abord avant de l’entendre :

— Votre passeport ?

— Je n’en ai pas.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis le docteur Charbonnière. J’habite la Double, où je suis bien connu.

— Vous ! un médecin ! fit l’autre en riant ; montrez-moi votre diplôme…

— Je ne l’ai pas sur moi.

— Montrez-moi seulement votre trousse…

— Je ne l’ai pas non plus.

— Alors, au nom de la loi, je vous arrête !… Suivez-moi !

Et, malgré ses explications, ses supplications, ses protestations, Daniel fut mené à la prison, qui était simplement une ancienne cave de la mairie, et, tout trempé, y fut enfermé soigneusement.

Le lendemain, lorsque les gendarmes voulurent conduire à Libourne le vagabond arrêté la veille, ils le trouvèrent couché sur la paille, malade, avec une grosse fièvre, délirant, incapable de marcher. Sur quoi, le maire, qui était médecin, ayant diagnostiqué une pleurésie, ordonna le transport à l’hospice du susdit vagabond.


XXXII


Au bout d’un mois, le docteur Charbonnière, guéri, sortit de l’hospice de Castillon et reprit le chemin de la Double, faible encore et triste. La douleur aiguë que lui avait causée le rapt de son enfant s’était transformée, au cours de la maladie, en une sorte de chagrin sourd, de peine chronique : il souffrait toujours de son malheur, moins vivement, mais plus profondément.

La fatigue l’obligea de coucher à Montpaon ; il n’arriva donc chez lui que le lendemain soir. Quand Sylvia le vit entrer, las, recru, pâle de tout le sang qu’on lui avait tiré, le cœur de la mère, torturé par le regret de l’enfant perdu, défaillit presque, et, tandis qu’elle murmurait : « Ô père ! père ! » ses deux bras, qu’elle lui avait jetés autour du col, se dénouèrent insensiblement. Il la soutint et s’efforça de la ranimer par de bonnes paroles, en baisant ses yeux clos. Lorsqu’elle fut un peu remise, elle l’interrogea du regard, n’osant parler de l’enfant. Lui, de même, secoua négativement la tête, puis saisit dans ses bras la petite Noémi, qui depuis la disparition de son jeune frère était toujours morne et silencieuse.

Ils soupèrent sans mot dire et s’allèrent tristement coucher.

Le jour suivant, le docteur s’en fut à Saint-Michel remercier M. de Fersac qui, instruit de sa maladie par son collègue le maire de Castillon, avait fait passer de ses nouvelles à Sylvia.

Le pauvre comte était lui-même en piteux état. Daniel le trouva dans sa chambre assis sur un vieux fauteuil, les jambes allongées sur des coussins, dans l’impossibilité de se tenir debout ni faire un pas, la goutte l’ayant pris aux genoux et aux pieds. Ses mains n’étaient pas en meilleure condition.

— Excusez-moi de ne vous donner ni la droite ni la gauche ! dit-il au docteur en les lui montrant toutes deux, rouges, gonflées, avec des concrétions tophacées aux articulations des doigts.

Puis, il s’enquit de la santé de Daniel, et ensuite, ayant déploré l’enlèvement du petit Nathan, il émit des conjectures sur les ravisseurs. Les bohémiens, quoique fort coutumiers du fait, n’en étaient peut-être pas coupables. Leur présence dans le pays pouvait n’être qu’une simple coïncidence… ou bien en avait-on profité pour égarer les soupçons ?… Peut-être encore n’avaient-ils été que des stipendiés opérant pour d’autres…

Le docteur écoutait, pensif. Ces hypothèses, il les avait faites lui-même en apprenant, durant sa convalescence, que lors d’une recherche faite à Castillon pour un vol de poules aucun enfant étranger à la tribu n’avait été découvert dans le camp des nomades.

À son tour, Daniel s’informa poliment des affaires du comte. Elles allaient aussi mal que sa personne, comme il le dit en plaisantant. Depuis quelque temps, il avait vendu ses chiens et renvoyé le piqueur. Il venait encore, tout récemment, de congédier son domestique ainsi que la cuisinière. Mais, ce qui lui avait été le plus pénible, il avait été obligé de se défaire de « Manon », ne pouvant la soigner. Heureusement, il avait trouvé un ami sûr qui octroyait ses invalides à la vieille jument. Maintenant il ne lui restait plus que Madalit…

— La pauvre fille ! elle s’est toujours dévouée à mon service et à mon plaisir, sans que je lui aie rien donné sinon quelques louis, çà et là, pour sa toilette ! J’en ai du remords et de la honte ! Aussi, pour réparer ma négligence, l’ai-je faite par mon testament ma légataire universelle en reconnaissance de « ses bons et agréables services », selon l’ancienne formule. Je n’ai plus rien que la réserve ; elle vaut de dix-huit à vingt mille francs, et peut-être plus avec le château : tout délabré qu’il est, il fera bien l’affaire de quelque bourgeois gentilhomme, un futur « Monsieur de Saint-Michel » !… Avec cela, Madalit aura de quoi vivre… Seulement, si je durais quelques années encore, il n’y aurait plus rien et je mourrais ingrat et insolvable… ce que je ne veux pas… Qu’en dites-vous, docteur ? Pensez-vous que j’en aie pour longtemps ! Parlez-moi franchement, comme à un homme qui a vu la mort en face plus d’une fois !

— En conscience, mon cher comte, je ne puis vous rien dire de certain. Vous pouvez aller ainsi encore longtemps… Mais demain, dans un mois, dans un an, votre goutte peut se répercuter sur le cœur, le cerveau, les poumons… Et alors, c’est fini.

— Ma foi ! je voudrais que ce fût demain !

Après quelques avis et divers propos sur ce sujet, le docteur prit congé de M. de Fersac en lui disant :

— Au revoir ! je vous souhaite un bon sommeil pour cette nuit.

— Merci, et adieu, mon cher docteur ! Si demain ma goutte remontait brusquement au cœur, comme on dit vulgairement, je veux que vous sachiez que vous êtes un des très rares humains pour lesquels j’ai eu de l’estime !

— Oh ! mon cher comte, fit Daniel en se rapprochant du fauteuil et en posant sa main sur le bras de M. de Fersac, que je vous sais gré de cette parole !

En bas, Madalit attendait :

— Comment trouvez-vous monsieur le comte ?

— À peu près comme toujours : il se maintient… On voit que vous le soignez bien, Madalit !

— Ah ! monsieur ! dit-elle naïvement, je suis au service de monsieur le comte depuis l’âge de quinze ans et demi ; il a eu ma fleur et m’a toujours traitée avec beaucoup de bonté… Je serais la dernière des dernières si je l’abandonnais dans le malheur !

« Chez cette plantureuse fille, qu’on dirait tout en chair, il y a pourtant de généreux sentiments ! » songeait en se retirant le docteur.

Le lendemain, Daniel avec Sylvia ramassait des châtaignes dans le bois de la Viguerie lorsqu’un homme le vint trouver :

— La Madalit vous mande que le monsieur est mort !

Il laissa là sa récolte et suivit le messager.

Sur son lit, M. de Fersac était étendu tout habillé, la tempe trouée d’une balle. Le long de son flanc, sa main déformée par les nodosités calcaires tenait encore la crosse du pistolet.

Daniel passa le reste de la journée au château, et, la nuit, veilla le mort avec Madalit. L’abbé Médéric, interdit pour avoir refusé de se prêter aux menées ourdies contre le docteur, s’en était allé, on ne savait où. Son successeur fit de grandes difficultés au sujet de l’inhumation du suicidé dans le tombeau de famille, situé au milieu du cimetière, c’est-à-dire en terre bénite, comme l’expliquait le curé. Toutefois, grâce à la fermeté de l’aubergiste du lieu, adjoint du maire défunt, le curé céda, et même, sur l’assurance formelle dudit adjoint que le comte s’était détruit dans un accès de fièvre causé par d’horribles souffrances, il consentit à lui faire un beau service avec messe chantée.

— Voyez-vous, monsieur Charbonnière, disait l’aubergiste, ça n’est point que je croie à la bonté des orémus des calotins ! Je suis né pendant la Révolution, et je n’ai pas été baptisé : ainsi… Mais, tout de même, un enterrement avec des curés, il y a des lumières, on chante, c’est plus gai !

— Qu’allez-vous faire, à présent ? demanda le docteur à Madalit après la cérémonie.

— Je vais chercher une place. J’en trouverai bien une, ça n’est pas ça qui m’inquiète. Mais je ne retrouverai jamais un maître comme celui-là ! répondit-elle en essuyant une larme.

La brave fille n’eut pas besoin de s’enquérir d’une place, grâce au testament de M. de Fersac. Même, lorsque sa qualité de légataire fut connue, elle reçut trois ou quatre demandes en mariage, qu’elle repoussa fièrement :

— Après monsieur le comte de Fersac, personne ne me sera de rien ! disait-elle.

Revenu aux Essarts, Daniel y fut accueilli par la douleur toujours visible de Sylvia, qui aviva la sienne, moins apparente. La pauvre femme portait comme un fardeau écrasant la pensée de son cher petit, atrocement arraché, une seconde fois, lui semblait-il, de ses entrailles maternelles. Rien ne pouvait la distraire de ce chagrin profond ; ni les consolations du père, ni le souci de l’autre enfant, de Noémi, qui paraissait travaillée par un remords secret de n’avoir pas mieux gardé son frère. Quelquefois la malheureuse mère exprimait ses souffrances dans un long regard désolé auquel Daniel répondait par une étreinte affectueuse et tendre. D’autres fois, sa douleur longtemps contenue éclatait en une déchirante exclamation.

— Oh ! que je voudrais le savoir mort !

Ou bien, dans de plaintifs murmures, elle trahissait toutes ses angoisses :

— Où est-il ?… Peut-être qu’en ce moment on le bat !… Peut-être en fera-t-on un bandit, un scélérat !… Oh ! mon petit ! mon petit Nathan !

Et elle se jetait sur la poitrine de Daniel et sanglotait…

L’hiver se passa tristement ainsi, dans la maison étroite et sombre, où chacun d’eux supportait à la fois sa propre peine et celle de l’autre. Plus d’une fois, au cours de ces longs mois, le malheureux père sentit que, si le stoïcisme est relativement facile quand il s’agit de soi seul, il est infiniment difficile lorsque le malheur s’abat sur une tête aimée. Pour lui-même il était armé contre la pauvreté, la maladie, le désespoir et la mort. Mais la vue de Sylvia perpétuellement dolente, mais l’idée de cet enfant dressé peut-être au vice et au crime le faisait parfois fléchir.

Néanmoins, après avoir faibli, Daniel se relevait et s’efforçait de réconforter la mère affligée en lui suggérant des pensées moins affreuses. « Ils se tourmentaient pour de pures suppositions… Il était possible que le petit fût honnêtement enlevé par des parents sans enfants… Et puis, les ravisseurs pouvaient être pris de remords et le rendre… »

Mais à tout cela Sylvia répondait, inconsolable :

— Que n’est-il mort !

À la sortie de l’hiver, la nécessité de faire les travaux de la saison divertit un peu les parents. Si grand que fût leur chagrin, l’attention à donner à l’ouvrage éloignait pour un court espace de temps le souvenir du malheur qui les avait frappés. Mais aux repas l’obsession recommençait. La place vide de l’enfant à côté de sa mère le leur rappelait cruellement : aussi mangeaient-ils en silence, chacun renfermant sa peine en soi. Parfois, cependant, le père, ému de pitié, cherchait par une parole, une réflexion, à écarter de Sylvia l’idée qui la hantait. Mais c’était en vain.


Un matin d’avril, comme ils achevaient sans souffler mot un maigre déjeuner de bouillie de blé d’Espagne, on heurta du poing à l’huis. À l’invitation du maître, un homme entra : c’était Gary, le domestique d’écurie de Légé. Il venait, par le commandement de madame de Bretout, prier le docteur Charbonnière de se rendre près d’elle sans perdre un instant.

Il pleuvait fort. Gary avait une limousine d’où l’eau dégouttait ; Daniel prit sa vieille peau de bique pelée par places et suivit le messager.

Interrogé en route si M. de Bretout permettait cette visite, Gary répondit que le monsieur n’était pas au château présentement, mais que d’ailleurs c’était madame qui commandait.

Et, profitant de l’occasion, tout content de lui, le valet raconta qu’il y avait souvent du grabuge entre les maîtres parce que le monsieur, qui voyait la dame s’en aller petit à petit au cimetière, s’évertuait à lui faire écrire un testament en sa faveur. Le curé de la Jemaye, en qualité d’oncle et de prêtre, mettait souvent la paix entre les deux époux, et lui, pas bête, donnait toujours tort à son neveu ; mais, tout doucement, avec ses manières chattemites, il arraisonnait la dame et faisait le possible pour l’amener à tout léguer à son mari. Elle avait l’air de l’écouter et lui laissait croire qu’elle ferait de la sorte…

— Mais, dites-moi, interrompit Daniel, comment pouvez-vous savoir toutes ces choses ?

Gary eut un sourire fat :

— C’est la chambrière qui me raconte tout ça, la Bertine : madame lui dit tout… Eh bien, continua-t-il, la bonne preuve que la dame n’écoute pas l’oncle de monsieur, c’est qu’elle ne se confesse plus qu’au vieux curé de Vauxains, qu’elle m’envoie quérir de temps en temps.

Et, se rengorgeant, fier de posséder tant de secrets, Gary se complut, tout le long du chemin, à rapporter les bavardages du château et à les commenter, tandis que Daniel, n’y prêtant plus attention, se demandait ce que pouvait lui vouloir sa cousine.

Madame de Bretout était dans sa chambre, étendue sur une bergère, lorsque Daniel entra. En voyant ses vêtements misérables, elle se mit à pleurer, se couvrit les yeux d’une main et lui tendit l’autre. Il prit cette main exsangue et attendit, silencieux, que le flot de larmes fût écoulé.

— Je suis bien coupable envers vous, Daniel, dit-elle en essuyant ses yeux. Pour un misérable dépit d’amour-propre, j’ai été injuste, méchante et vindicative à votre égard… Je vous ai fait beaucoup de mal !…

Elle s’arrêta, un moment, émue, pendant que le docteur balbutiait doucement :

— Oh ! Minna ! vous exagérez !…

— Non, non, Daniel ! À l’approche de la mort, je vois clairement mes torts et je suis résolue à les réparer… du moins en ce qu’ils ont de réparable… Je vous ai mandé pour vous dire cela, et surtout pour vous prier de me pardonner !

Et elle joignit ses mains.

— Je le fais d’autant plus aisément, Minna, que je n’ai jamais eu de ressentiment contre vous !

— Quelle bonne et noble nature, vous êtes, Daniel ! Est-il possible que je vous aie ainsi méconnu !

Il y eut un instant de silence, pendant lequel le docteur considéra sa cousine qui avait fermé les yeux. Dans cette femme flétrie, rongée depuis des années par un mal implacable et réduite à l’état de squelette, il avait peine à reconnaître la belle jeune fille qui galopait jadis si follement.

— Vous me pardonnez, Daniel, sans savoir peut-être tout ce dont je suis coupable envers vous ; dit-elle en rouvrant les yeux. Mais, pour que votre pardon apaise un peu mes remords, il faut qu’il soit donné en pleine connaissance de cause… Sachez donc ajouta-t-elle péniblement que je suis principal auteur ou complice de tous vos malheurs…

— De tous !… s’écria-t-il en se dressant.

— Excepté du dernier, que je n’ai su qu’après, sans en connaître les auteurs, hélas !

— Ah !

Et il se rassit, déçu dans son espoir d’avoir quelque lumière au sujet du rapt de son enfant.

— Me pardonnez-vous, à présent, Daniel ?

Il se leva, sublime, la figure resplendissante de surhumaine bonté :

— De toute mon âme je vous pardonne, Minna !

— Merci, Daniel ! Alors, donnez-moi le baiser de pardon, comme à une morte : car nous ne nous verrons plus !

Il se pencha vers elle et la baisa au front :

— Adieu, Minna, adieu ! Que la paix soit dans votre cœur !

Et il s’en alla.


XXXIII


Deux jours après son entrevue avec madame de Bretout, Daniel fut invité par maître Durier à venir toucher ce qui lui revenait sur le prix d’adjudication du Désert. Lorsque le créancier fut à l’étude, le notaire établit le compte en principal et intérêts, fit signer une quittance à Daniel et lui remit les fonds, qu’il tira d’un petit sac pour les faire reconnaître :

— Il y a cinq rouleaux de cinquante louis d’or ou napoléons, comme l’a voulu madame de Bretout pour votre commodité. Le reste est en monnaie… Nous avons quinze centimes de passe de sac.

— Je vous remercie, fit le docteur, en refourrant le tout dans la toile à carreaux noirs et blancs.

— Maintenant, reprit le notaire, si votre dessein était de mettre cet argent à l’intérêt, je vous sais un bon placement…

— J’y penserai… Bonjour, monsieur.

En passant devant l’hôtellerie des Trois Chabots, où était le relai, le docteur rencontra Gavailles qui en sortait, et qui, comme s’il craignait d’être interrogé, lui dit tout d’abord qu’il venait de vendre au maître de poste un chevreuil, tué, cette nuit même, à l’affût.

— Et tu l’as vendu cher ?

— Non pas : sept francs !… Le cochon y gagnera bien un louis d’or en le faisant vendre à Bordeaux !

Puis Gavailles proposa au docteur de faire route ensemble, s’il le trouvait bon. Il y avait loin de Sainte-Aulaye aux Essarts, et beaucoup de bois, avec de mauvais passages : lorsqu’on portait de l’argent, un compagnon sûr et armé n’était pas de trop !

— Comment ! tu sais que je porte de l’argent ?

— On ne parle que de ça, ce matin, dans le bourg, et on dit même qu’il faut que la dame de Légé soit bien malade pour s’être décidée à vous payer les cinq mille francs qu’elle vous doit depuis plus de deux ans.

Ils cheminèrent ainsi une heure, le braconnier parlant, Daniel écoutant ses propos de paysan madré, lorsque, dans une cavée qui traversait de grands taillis fourrés, Gavailles dit avec un rire faux :

— Tout de même, il y aurait à faire un bon coup avec vous, monsieur Daniel !

— Oui, répondit le docteur, rien de plus facile. Par exemple, toi, tu me laisses passer devant, par honnêteté, comme tu fais à présent. Ainsi marchant, tu pourrais me lâcher un coup de fusil dans les reins, prendre le sac qui est dans la poche de dessous de ma veste et te sauver… Seulement, voilà ! On nous a vus partir ensemble ; tu n’as pas trop bonne réputation, et puis tu as été condamné pour vol : d’abord on te recherche. Les gendarmes trouvent le papier de la bourre et le confrontent avec les feuillets de ce vieux livre de psaumes pillé au Désert que tu as chez toi, je ne sais comment, et il appert que cette bourre vient du livre… mauvaise affaire !… Alors ils t’arrêtent, t’enchaînent solidement et se mettent en quête de l’argent. Toi qui es rusé, tu as prévu cela, et tu as bien caché le sac sous une pierre, dans un coin du foyer où il y a des cendres. Mais les gendarmes ne sont pas bêtes non plus, quoi qu’on dise : ils découvrent la cachette et l’argent… Après cela, ton compte est clair : on te mène à Ribérac, puis à Périgueux, tu passes aux assises et tu es condamné à mort… Le reste, tu sais comment ça se pratique : tu as vu guillotiner Badil…

Gavailles, qui était resté silencieux pendant cette rapide divination de la pensée qui lui avait traversé la tête, eut la chair de poule à cette évocation de l’échafaud dressé pour lui.

— Heureusement, dit-il avec un peu d’embarras, quoique ayant quelquefois volé, par la misère, je ne suis pas capable de ça… Vous vous rappelez bien qu’une nuit, dans les bois de la Braille, je vous détournai d’un chemin dangereux…

— Oui, mais depuis tu as effacé cela en me volant six moutons avec ce mauvais Trigant, aujourd’hui aux galères… Et puis, tu étais un des trois coquins qui aidèrent monsieur de Bretout à enlever Sylvia…

— Comment pouvez-vous savoir ça ?

— Prends garde que, quand tu es saoul, tu es languard et que tu te vantes de ces vilaines actions comme d’un bon tour… Maintenant, ajouta brusquement Daniel en arrêtant Gavailles et en le regardant fixement au fond des yeux, pourquoi me menas-tu ce bohémien aux Essarts ?

— Il m’avait demandé de lui montrer le chemin, comme je vous le dis en ce jour-là, répondit le braconnier en baissant les yeux.

— Voyons, tu sais quelque chose de l’enlèvement de mon petit Nathan ! insista le docteur en prenant la main de Gavailles. Dis moi la vérité ! Ne te soigné-je pas depuis longtemps, toi, ta femme et tes enfants ? Ai-je jamais plaint ma peine, de jour ou de nuit, lorsque vous étiez malades ? Ne t’ai-je pas aidé souventes fois dans la misère, autant que j’ai pu ? Pense à ce que nous souffrons du vol de cet enfant ! Allons, parle, mon ami !

— Mais, monsieur Daniel, je ne sais rien du tout ! Je vous le jure par mon âme ! La corde au col, je ne dirais pas autrement !

— Pourtant, à ce moment-là, tu as ivrogné, toute une semaine, à Saint-Michel, dans l’auberge de Duvert, l’adjoint : d’où te venait l’argent ?

— J’avais vendu assez de gibier…

Le docteur, n’ayant que de vagues soupçons sans nul indice positif, fit cette réflexion : « Peut-être dit-il vrai !… » Et il se tut.

Comme ils approchaient des Essarts, survint une « horée », ou courte averse, en sorte que Daniel invita Gavailles à entrer se mettre à l’abri.

Dans la maison ils trouvèrent Claret, sa boîte de fer-blanc en bandoulière.

— Avez-vous fait bonne prise, aujourd’hui ? demanda le docteur au vieux chasseur de vipères en lui serrant la main.

— Pas si bonne que vous, monsieur Daniel ! fit le bonhomme joyeusement.

Daniel eut un demi-sourire, tira le sac de sa poche, l’enferma dans un tiroir du mauvais buffet, puis mit la clef dans le gousset de son gilet.

Au bout d’une demi-heure, l’ondée ayant cessé, Gavailles et Claret souhaitèrent le bonsoir à tous et s’en furent chez eux…

À souper, il fut question de l’emploi de ces cinq mille francs. Sylvia était toujours d’avis que le docteur s’établit dans quelque villette des environs :

— Vois-tu, père, tu n’es pas pour travailler la terre !

— Et pourquoi ? Les hommes ne naissent point avec une destination particulière de la nature. C’est le hasard de la naissance, ce sont les circonstances qui décident de leur état. Il nous vaut mieux acheter ce petit bien que tu sais, mettre tout en prairies, avoir cinq ou six bonnes brettes et faire des fromages qui se vendraient fort bien, comme ceux d’Auvergne.

— Tu es le maître, père, agis comme tu voudras. Ce que j’en dis, c’est pour toi. Il me fait mal au cœur de te voir peiner ainsi !

— Travailler n’est rien lorsqu’on a de la force et du courage… Dimanche qui vient, j’irai à Beauronne et je tâcherai de m’arranger avec l’homme à qui est ce petit bien…

Dans la semaine, Claret vint aux Essarts, et, comme ceux de la maison étaient à quelque distance dans les terres, il alla les trouver :

— Vous voyez que je suis de parole. Ces sabots que vous m’aviez donné commission d’acheter pour Noémi, je les ai portés… Et, en bien marchandant, je les ai payés six liards de moins que ce que vous m’aviez confié, l’autre jour : voici les six liards.

— Merci, mon ami Claret, dit le docteur, mais où sont les sabots ?

— Comme la porte était close, je les ai posés sur le banc.

— Vous savez où nous mettons la clef : vous n’aviez qu’à ouvrir.

— Excusez-moi, ça aurait été un peu effronté ! D’ailleurs, sur le banc, ils ne risquent rien… Il n’y a plus de voleurs dans la Double ! ajouta le vieux en plaisantant.

Et, après quelques propos, ayant dit son « adieu soit », il s’en retourna, en quête de son gibier.

— Quel brave homme ! fit Sylvia, tandis qui s’éloignait.

Le soir, lorsqu’ils revinrent à la maison, les sabots de Noémi ne se trouvèrent pas sur le banc, ni dessous, ni ailleurs.

— Quelqu’un passant par là les aura pris ! s’écria la mère.

— Et Claret prétend qu’il n’y a plus de voleurs dans la Double ! repartit Daniel.

Ce bizarre incident fut, pendant le souper, le sujet de divers propos que le docteur résuma par cette sentence :

— Heureusement, ce n’est que quatre sous et demi de perdus !…

Après plusieurs pourparlers, Daniel se mit d’accord avec l’homme de Beauronne et, afin d’en finir, lui donna rendez-vous, pour le prochain samedi, chez le notaire de Mussidan.

Ce jour-là, ayant déjeuné de bonne heure, le docteur voulut prendre l’argent dans le tiroir, mais il ne trouva rien.

— Tu as touché au sac, Sylvia ? demanda-t-il.

— Non point !

— Il n’y est plus !

— Oh !

Ils se regardèrent, un instant, muets, stupéfaits, puis Sylvia, pâle, articula lentement :

— On nous a volés !

Mais qui ! Ils firent des suppositions. Le tiroir n’avait pas été forcé ; personne n’était venu à la maison que le brave Claret en apportant les sabots : ils n’eurent pas une seconde l’idée de le suspecter. Gavailles avait bien paru aux environs, son fusil sur l’épaule, mais on ne l’avait pas vu s’approcher de la maison.

Peut-être était-ce le voleur des sabots ? Mais comment aurait-il découvert la clef de la porte, dans le trou sous une tuile, où on la cachait lorsque tous allaient aux champs ? Gavailles et Claret connaissaient seuls cette cachette, pour avoir travaillé aux Essarts en des heures de presse. Seuls aussi, ils avaient vu Daniel, après avoir serré l’argent, fourrer la clef du tiroir dans le gousset de son gilet, toujours pendu au chevet du lit quand il était au travail… Alors, quoi ?

Sylvia, accablée, s’était laissée aller sur une escabelle et se lamentait.

— Que veux-tu, ma pauvre femme ? lui dit doucement Daniel ; nous avons vécu jusqu’ici sans cet argent, nous vivrons bien encore de même !

Après avoir derechef examiné les apparences et les probabilités, ayant mûrement réfléchi, Daniel conclut :

— Voilà. Si je porte plainte à la gendarmerie, Claret sera tracassé, peut-être arrêté, car c’est son cas, évidemment, qui prête le plus aux soupçons. Mais, comme je ne doute pas plus de lui que de moi-même, il vaut mieux ne rien dire, au moins pour le moment : attendons !

Ce vol mettait le docteur en l’état d’un homme tombé dans une fosse à piéger les bêtes, qui essaie de s’en tirer et sent la terre s’ébouler sous ses pieds. Mais, s’il regrettait d’être obligé de renoncer à une petite amélioration de leur destinée, c’était pour les siens. Quant à lui, il acceptait avec sa philosophie ordinaire ce nouvel accident, vulgaire en somme, et se roidissait contre la succession de ces coups du sort, qui semblait devoir l’accabler.

« La commune nature n’a pas fait pour moi seul des choses intolérables ! » se disait-il.

Et, sur cette réflexion, il empoigna sa pioche et s’en fut à la besogne.

Il y avait deux ou trois heures qu’il était là, buttant des pommes de terre, quand survint Claret :

— Votre cousine est morte, monsieur Daniel ; on l’enterra hier.

— Je suis fâché de ne pas l’avoir su, mon ami Claret : je serais allé à son enterrement.

— Pourtant, elle a été bien mauvaise pour vous !

— Sans doute… mais nous devons rendre le bien pour le mal… Et puis elle s’était repentie, et je lui avais pardonné de bon cœur.

Le docteur considérait le vieux chasseur de vipères pendant ce bref colloque.

« Serait-il possible, se disait-il, que cette figure ouverte et franche fût celle d’un voleur, doublé d’un traître ? Non je ne le puis croire !… »

Peu de jours après, Daniel était devant sa petite grange, il chargeait du fumier dans les « bastes » de la bourrique, lorsque César aboya : du tas où il était monté, il aperçu à l’orée de la lande un homme à cheval qui se dirigeait grand’erre vers les Essarts.

« On dirait la jument rouge de maître Durier », pensa-t-il.

C’était bien le notaire, en effet. Arrivé à portée de la voix, il cria au docteur :

— Apprêtez-vous à recevoir une bonne nouvelle !

— Mon enfant est retrouvé ?

— Pas que je sache, monsieur Charbonnière, répondit le notaire, essoufflé, en arrêtant sa bête. Mais votre cousine de Légé vous a institué son légataire universel !

Le docteur fit un geste d’indifférence, et se remit à charger la bourrique.

— Vous savez de combien il s’agit ? fit maître Durier, étonné.

— Il ne m’en chaut.

— Comment !… Les propriétés valent dans les trois cent cinquante mille francs ! Et puis il y a, rien qu’à ma connaissance, cent quatre-vingt-six mille francs de créances hypothécaires !… sans parler des valeurs chirographaires et du mobilier…

— Peu m’importe, monsieur Durier.

— Mais, voyons, monsieur Charbonnière ! dit le notaire, scandalisé, en mettant pied à terre ; ce n’est pas, sans doute, sérieusement que vous dédaignez une belle fortune comme celle-là !… Il n’y a que vingt-quatre mille francs de legs particuliers.

— N’y en eût-il point du tout, et la fortune fût-elle dix fois plus belle, que ce serait de même.

Le notaire n’en pouvait croire ses oreilles.

— Alors, vous refusez le legs de madame de Bretout ? s’écria-t-il.

— C’est comme vous le dites, maître Durier. Il ne me convient pas de recueillir cette succession.

M. Durier commençait à s’impatienter de l’obstination de celui qu’il regardait comme un futur client.

— Il serait pourtant plus agréable d’être au château de Légé, le roi de la Double, que de remuer du fumier aux Essarts ! dit-il un peu sèchement.

Ici Daniel, qui pendant toute cette conversation avait continué son travail, se redressa sur son tas, la main à son trident de fer.

— Maître Durier, dit-il gravement, le fumier fait pousser le grain qui nous nourrit tous, tant que nous sommes : ne le méprisez pas. D’ailleurs, est-ce que vous n’en remuez pas, du fumier ? Vous qui détenez les secrets des familles, ne savez-vous pas sur quelles bases honteuses sont édifiées trop de fortunes ? Ne connaissez-vous pas les moyens illégaux ou ignobles par lesquels une cupidité effrénée amasse de l’or ? friponneries secrètes, conventions illicites, donations clandestines, viles combinaisons matrimoniales, dissimulations de prix, vols domestiques, fidéicommis, captations d’héritages, legs obreptices, stellionats, prêts usuraires, spoliations de pupilles, crimes familiaux ? Tous ces forfaits, toutes ces infamies, toutes ces abjections, que revêtent parfois les formes légales, est-ce que tout cela n’est pas un fumier moral infiniment plus infect et plus répugnant que celui-ci ?

Pendant cette mercuriale, le notaire, abasourdi, contemplait debout sur son tas de fumier, comme sur un piédestal, ce récalcitrant légataire en pantalon d’étoupe et chemise de grosse toile, chaussé de lourds sabots, coiffé d’un mauvais chapeau de paille sous lequel débordaient des flots de cheveux noirs déjà grisonnants, et il se disait : « Cet homme est fou ! »

— Je voulais, répliqua-t-il, causer avec vous de plusieurs choses qui vous intéressent ; mais, puisqu’il en est ainsi, je m’en vais. Tout de même, c’est la première fois que je vois refuser une fortune, petite ou grande !… Je vous souhaite le bonsoir !

Et M. Durier s’en fut, répétant à part de lui : « Cet homme est fou ! »

Comme il s’en allait, Sylvia, qui avait tout entendu, vint sur le seuil de la porte en essuyant de grosses larmes qui lui coulaient sur les joues.

— Regretterais-tu que je refuse une fortune acquise par des moyens iniques, bâtie sur la ruine des familles ? lui demanda en souriant Daniel, descendu de son fumier.

— Oh ! non, père ! non !… Je pleure de la joie d’être aimée par un homme comme toi !

Ils se regardèrent, un instant, émus, contents l’un de l’autre, puis le docteur, touchant la bourrique devant lui, s’en alla dans les terres.


XXXIV


Lorsque fut connu dans la Double le refus du docteur Charbonnière, tout le monde dit comme maître Durier : « Cet homme est fou ! » Il ne pouvait entrer dans l’entendement des rustres ni des bourgeois qu’un homme pauvre, sain de la tête, pût négliger une grosse fortune qui lui tombait des nues, pour ainsi parler. Aussi à la vieille animadversion dont Daniel était l’objet s’ajouta le mépris, ce mépris latent ou avoué que les gens de sens étroit, d’esprit pratique, ressentent pour ceux dont les actions les déconcertent parce qu’ils sont incapables d’en comprendre les motifs.

« Cet homme est fou ! » C’était la conclusion de tous, petits et grands, riches et pauvres. Néanmoins, quoique l’on taxât de folie ce refus, au dédain qu’éprouvait chacun se joignait, surtout chez les bourgeois, un sentiment de vive satisfaction que le parpaillot ne devint pas « le roi de la Double », selon l’expression de maître Durier.

Quelques rares personnes, plus intelligentes, concevaient bien que la conduite du « jacobin huguenot », comme l’appelaient certains, procédait d’une hauteur morale qui dominait les vils calculs des âmes vulgaires. Mais cette supériorité même de celui qu’elles exécraient déjà, exaspérait encore leur irritation haineuse et les faisait s’écrier, avec le commun des autres : « Cet homme est fou ! »

Daniel, lui, laissait dire, et, toujours calme et doux, se remémorait ces paroles d’un ancien :

« Si tu veux avancer dans l’étude de la sagesse, ne refuse point, sur les choses extérieures, de passer pour imbécile et pour insensé… »

Aussitôt qu’il eut connaissance du fait, le vieux Claret vint aux Essarts, et, saisissant la main du docteur entre les deux siennes, il lui dit avec un émoi contenu :

— Oh ! monsieur Daniel ! quel homme vous êtes !

Gavailles arriva peu après, tout enfariné. Il venait solliciter l’emploi de garde à Légé, en remplacement de Mornac, et fut ahuri en apprenant la résolution prise par le docteur.

— Mais, monsieur Daniel ! vous n’y pensez point ! fit-il naïvement, une fortune comme ça !

— Mon pauvre Gavailles, répondit le docteur avec un bon sourire, l’acquisition des richesses est souvent le changement et non la fin de la misère.

Sur cet apophtegme, le braconnier s’en retourna tout déconfit, ne comprenant rien à ce refus, et se disant comme les autres : « Il est fou !… »

Les bavardages, les divagations, les commentaires désobligeants pour le légataire de madame de Bretout, durèrent quelque temps, puis à la longue s’amortirent. Le flux de paroles inutiles et vaines se ralentit et un silence relatif se fit sur cet incident extraordinaire, quelquefois troublé seulement par l’oiseux retour d’un rabâcheur à court de sujets d’entretien.

Vers ce temps-là, comme le vieux chasseur de vipères n’avait point paru aux Essarts depuis une huitaine de jours, Daniel pensa qu’il pouvait être malade et se rendit chez lui. Claret habitait au fond des bois entre de vieilles futaies, sur un terrain vague appelé « à Pierre-levée », — d’un antique dolmen contre lequel il avait bâti sa demeure. — Un des grands côtés de la masure était formé d’une muraille en pierres de grison brutes, maçonnées de terre gâchée avec de la mousse. Le devant était construit en troncs d’arbres superposés ; le toit était fait de bardeaux débités à la hache.

Quand le docteur entra, Claret, assis sur une souche équarrie, se chauffait dans un coin de l’âtre établi grossièrement. Dans l’autre coin était une petite bancelle, où le docteur s’assit en face du vieux après lui avoir demandé le portage.

Il n’était pas précisément malade, le bonhomme, ne sentant, comme il l’expliquait, de mal en aucune place particulière, mais simplement par tout le corps une faiblesse, et, ainsi qu’il disait, un grand empêchement de vivre. De ça, il ne s’étonnait point, vu son âge, car il avait déjà vingt-cinq ans lorsque M. de Belleyme l’employait comme porte-mire pour la levée de la carte de la Guyenne, et tout près de cinquante ans lorsqu’on guillotina l’ancien roi…

— Mais disait le docteur, mon pauvre ami, vous ne devez pas ainsi rester seul, loin de tout secours, à quatre-vingt-neuf ans !… Venez chez nous : vous serez bien soigné, du moins autant que nous le pourrons !

— Non, merci ! non, monsieur Daniel ! fit le vieux, avec une vivacité qui surprit le visiteur.

— Alors, allez demeurer avec votre petit-neveu qui vous veut prendre chez lui !

— Je ne pourrais pas m’y habituer, étant accoutumé à vivre seul ici… D’ailleurs, il me vient voir, les soirs, ou sa femme… Ils me portent un peu de soupe… Je n’ai besoin de rien plus.

Le docteur examinait cette singulière demeure pendant que l’autre parlait. Au fond, sous le dolmen, comme dans une sorte d’alcôve rustique, était un châlit fabriqué tant bien que mal par le vieil homme, garni d’une paillasse pleine de fougères et d’une mauvaise couette jaunie d’où fuyait la plume à travers maintes déchirures. Au milieu de la cabane, sur une table de même fabrication que le châlit, étaient une pile et un pilon à broyer le millet, et une marmite à cuire la bouillie. Dans un angle, un seau de bois avec une anse de vimes, et, sur une planche soutenue par de longues chevilles, deux assiettes en faïence brune et une chopine en terre de Beauronne. À côté de Claret, son long fusil à pierre était au sec dans le canton, près d’une grande cognée de bûcheron. À un poteau qui soutenait la toiture étaient accrochés un havresac de peaux et la boîte à herboriser donnée par M. de Belleyme, où le chasseur mettait les vipères capturées.

Et puis, sous la table étaient amoncelés une foule d’objets hétéroclites, car le pauvre hère avait la manie de rapporter chez lui tout ce qu’il trouvait sur son chemin, même les choses les plus inutilisables. Dans ce fouillis sordide de débris informes et innommables, Daniel ne put distinguer qu’un tronçon de fer de mulet.

Pendant que, poursuivant son propos, il s’efforçait de montrer à Claret la nécessité de ne pas demeurer seul en ce lieu perdu, la porte s’ouvrit et parut l’arrière-neveu avec un petit seau de fer-blanc muni d’un couvercle, où clapotait la soupe destinée au grand-oncle.

Cet attentionné parent était un homme de quarante ans à peu près, chétif, maigre, aux yeux fiévreux, coiffé d’un bonnet en laine burelle qui faisait ressortir la pâleur terreuse de sa figure glabre. Le nouveau venu sembla inquiet en apercevant un étranger ; mais, en reconnaissant le docteur au jour qui venait de la cheminée, il se rassura un peu.

Après quelques devis parmi lesquels le neveu renouvela sa proposition de recueillir son oncle chez lui, proposition qui fit secouer la tête à celui-ci, Daniel dit à Claret, en lui souhaitant le bonsoir :

— Demain je vous porterai quelque chose qui vous fera du bien.

Puis il sortit, suivi du neveu qui, dehors, lui demanda :

— Il est bien malade, n’est-ce pas, monsieur ?

— Oui, il a une maladie qui ne pardonne à personne : la vieillesse… Il n’y a rien à faire que de le soigner du mieux que vous pourrez…

— C’est bien ce que nous faisons… malheureusement, nous ne sommes pas riches… Si encore il voulait nous donner de son argent pour acheter ce qu’il faut !… Mais il dit qu’il n’en a brin !…

Puis, après avoir longuement tourné autour du pot, le neveu ajouta :

— Vous, monsieur, qui êtes un si brave homme, et qui le connaissez de longtemps, vous savez peut-être s’il a de l’argent ?…

— Ma foi, mon brave, répondit le docteur, désillusionné soudain, je ne m’en suis jamais inquiété ; je ne puis vous en rien dire !…

Le lendemain, Daniel apporta au vieux Claret une demi-bouteille de vin de quinquina qui lui restait depuis le temps où ses enfants avaient eu la fièvre, et il continua de le voir quotidiennement. Le neveu était toujours là, aux petits soins pour son oncle, et, sa conduite eût édifié le docteur s’il n’en avait pas discerné la cause. Au cours de ses visites, Daniel achevait de se persuader que la fin de ce vieillard brusquement tombé dans la décrépitude était proche : aussi se bornait-il à lui rendre de menus services, à l’entretenir de bonnes paroles, afin de lui donner la sensation consolante d’avoir à ses côtés, en cette passe, un ami fidèle et dévoué. Mais, chose singulière, Claret, auparavant si prodigue de démonstrations affectueuses envers le docteur, semblait recevoir avec déplaisir ses marques d’amitié, ce que celui-ci attribuait au déclin mental du malheureux, où à quelque imprévu caprice sénile.

Un soir, par un temps pluvieux, Daniel trouva Claret sur son étroit grabat, les yeux fermés, la respiration faible, et près de lui, debout, le neveu à peine remis d’un accès de fièvre, et qui néanmoins était là, épiant avec intérêt les signes d’affaiblissement progressif. Le vieillard tenait obstinément une de ses mains engagée entre la couette et la paillasse de sa misérable couche ; de temps à autre, il ouvrait les yeux, regardait au-dessus l’énorme table du dolmen qui lui faisait comme un ciel de lit, puis les refermait. Cela dura ainsi des heures ; enfin les yeux restèrent clos, la respiration se ralentit encore par degrés, et sans agonie, sans souffrances, le vieux chasseur de vipères exhala son dernier souffle, imperceptible, et cessa de vivre comme s’arrête une machine aux ressorts usés.

Un moment après, le docteur lui prit la main et, ne sentant plus de pouls, se pencha sur le cœur !

— Il est mort, dit-il : c’est un brave homme de moins !

Puis ayant arrangé sur son méchant lit le vieux qui était couché tout vêtu, il alla s’asseoir dans le coin de l’âtre où brûlait un feu odorant de pommes de pin. Le neveu le suivit, s’assit en face de lui, et tous deux, silencieux, regardèrent se consumer les pignes.

On entendait la pluie crépiter sur le toit de planches, et, par un trou, des gouttes d’eau lentement espacées, tel un battement d’horloge, tomber avec un bruit mat sur le sol de la hutte. Une chandelle de résine fichée sur une tige de fer coudée, elle-même implantée dans le manteau de cette cheminée primitive, projetait en fumant sa lueur vacillante sur l’enfoncement obscur où le vieillard s’était endormi pour toujours, et laissant entrevoir son front jauni et sa barbe blanche inculte.

Le docteur songeait à la singulière existence de cet homme qui pendant plus de deux tiers de siècle avait vécu seul dans les bois, d’une vie réduite au plus strict nécessaire, étranger aux affections de la famille, et dont les relations avec le monde extérieur se bornaient quasiment aux apothicaires qui lui achetaient le produit de sa chasse.

Le neveu, lui, réfléchissait à ce geste du vieux fourrant son bras sous la couette, et il se disait que, la mort entre les dents, l’oncle cherchait encore peut-être à garder un magot serré dans sa paillasse…

La pensée qu’il pouvait y avoir là, sous le cadavre, un trésor caché dans la fougère le travaillait, et l’incertitude le tourmentait fort. Il lui venait à l’idée de vérifier la chose tout de suite, mais la présence du docteur le retenait. Il aurait bien voulu que Daniel s’en allât, et cependant de rester dans cette cabane isolée au milieu des bois, seul avec le mort, cela lui faisait dresser les cheveux sous le bonnet. Enfin, après avoir longtemps tourné et retourné la question dans son esprit inquiet, il essaya de ruser avec son compagnon de veille.

— Avec ça, monsieur, commença-t-il d’un air benoît, il va falloir de l’argent pour la caisse, et puis pour l’enterrement… Je n’en ai point et je ne sais comment faire.

— Sans doute, mon ami, le menuisier, le curé et le marguillier vous feront bien crédit quelque temps.

L’homme secoua la tête :

— Voyez, on ne fait point crédit aux pauvres, crainte de perdre !… Si je ne le paie pas coup sec, le curé ne fera pas les honneurs à mon pauvre oncle.

— Je regrette bien de n’avoir point d’argent : je vous en aurais prêté avec plaisir, repartit Daniel.

— Alors, que voulez-vous que je vous dise ! Je vais voir si j’en trouve… C’est pour lui : le pauvre oncle ne peut pas se fâcher de ça !

Et, allant vers le grabat de Claret, le neveu introduisit son bras sous la couette et fouilla dans la paillasse.

— Attendez au moins qu’il soit refroidi ! lui cria Daniel, indigné.

Mais l’autre ne l’entendit pas. Déjà sa main tâtonnait anxieusement parmi la fougère.

Au bout d’un moment, il poussa une exclamation sourde et dégagea de la paillasse une sorte de gibecière en peau de chèvre avec son poil, et puis revint vers la table. De cette gibecière il retira successivement un éperon, une cuiller d’argent, un pistolet de poche damasquiné, une de ces vieilles montres appelées vulgairement « oignons », un étui d’or, une tabatière d’écaille perdue jadis, croyait-on, par le docteur Nathan, et enfin une grande bourse d’autrefois faite avec la dépouille d’un bélier, dont il versa le contenu sur la table. Il y avait là quatre ou cinq poignées de monnaies d’argent, anciennes et modernes : pièces de douze, quinze, vingt-quatre sols, petits écus de trois livres, pièces de cinq francs de Napoléon et de Louis XVIII, et quelques louis d’or de vingt-quatre livres.

« Combien peut-il y avoir là ? pensait l’héritier, peut-être cent écus ?… même pas !… »

Et il semblait maussade, ayant espéré mieux.

Mais soudain il revint vers le lit mortuaire et replongea son bras dans la fougère, soulevant le corps de l’oncle pour atteindre les extrémités et le fond de la paillasse. Après une exploration assez longue, il ramena un petit sac de toile à carreaux noirs et blancs.

En voyant ce sac, Daniel pâlit. C’était celui dans lequel naguère était son argent et, que M. Durier lui avait compté pour trois sous. Une grande douleur morale le saisit, et il resta muet et immobile. Le neveu défit la ficelle et tira du sac les cinq rouleaux, sans mot dire, inquiet de leur contenu. Mais lorsqu’il en eut défait un et qu’il vit de l’or, il jeta un « ha ! » de sauvage cupidité.

— Cent pistoles ! fit-il après avoir compté les pièces.

Et, ayant ouvert les autres rouleaux il s’écria :

— Cinq mille francs !… cinq mille francs !… Quel brave homme c’était mon oncle !

Et son visage blafard se colorait aux pommettes d’un rouge vif comme du fard. Il oubliait complètement le docteur qui l’observait : la vue de cet or l’avait grisé.

— Cinq mille francs ! cinq mille francs !

Et il maniait sur la table l’or rutilant, l’éparpillait, le rassemblait, le caressait, lui parlait. Ses yeux, mornes auparavant, brillaient d’un éclat singulier. Puis, comme pris de folie en contemplant le trésor, il trépignait en cadence avec des gesticulations étranges et scandait :

— Cinq mille francs ! cinq mille francs !…

— Où pensez-vous que votre oncle ait pu gagner tout cet argent ? lui demanda brusquement Daniel.

Cette question le dégrisa. Il demeura interloqué, un instant, puis finit par répondre :

— Qu’est-ce que ça me fait ?… Ça ne me regarde pas !

— Et s’il l’avait volé ?…

— Volé ! mon oncle !… un si brave homme, comme vous le disiez tout à l’heure !… qui me faisait des sifflets quand j’étais tout petit, et me porta, une fois, un tortillon de la Latière, le jour de Saint-Eutrope !… ça n’est pas Dieu possible !

— Pourtant je reconnais le sac et je sais qui est le volé !

Oyant ces mots, l’héritier de Claret lança vivement le sac au milieu de la flamme.

— Qu’il vienne maintenant le reconnaître celui-là !… C’est peut-être vous ? ajouta-t-il, affolé, dans une attitude défensive, en jetant un regard sur la cognée.

— Peut-être bien ! répondit Daniel, avec un sourire de pitié méprisante.

— Alors, fit l’homme en achevant de remettre à grandes poignées l’or et la monnaie dans la gibecière, si tout cet argent est vôtre, vous le viendrez querir chez nous !

Et, saisissant dans le coin de l’âtre le fusil de l’oncle, il sortit de la cabane et se sauva dans la nuit.

Resté seul, le docteur songeait tristement à ce qui venait de se passer. La perte de cette somme, dont il avait déjà fait le sacrifice, il l’acceptait comme un de ces événements auxquels l’homme sage doit toujours être préparé. Mais ce vol odieux de Claret, mais la trahison criminelle de ce vieillard pour lequel il avait de l’estime et de l’amitié, qui tant de fois s’était assis à sa table, cela le navrait. Il en éprouvait une réelle souffrance. À qui se fier désormais ? Pour quelques poignées d’or dont il n’avait fait aucun usage, pour quelques milliers de francs devenus la proie d’une brute cupide, ce malheureux avait volé celui auquel il témoignait tant d’affection, l’avait privé d’un petit trésor qui l’eût un peu tiré de la misère, lui et sa famille !… Et ce misérable n’avait pas obéi à un affolement subit, car il l’avait combiné, ce vol, avec la scélératesse consommée d’un larron d’habitude…

Et Daniel tournait son regard vers le grabat où gisait le cadavre, et considérait douloureusement la tête chenue, la figure osseuse et figée du vieux chasseur de vipères qui en son vivant avait un air si sympathique de franchise et d’honnêteté !

Sur la table, le neveu avait abandonné les papiers des rouleaux où était empreint le sceau de M. Durier. Mais qu’importait au docteur ? Eût-il eu le moyen certain de récupérer son bien propre en faisant la preuve du larcin commis par Claret, qu’il se fût refusé à déshonorer après sa mort celui qu’il avait honoré d’une longue et confiante amitié. Il ne se sentait pas autorisé par la trahison de Claret à dévoiler son infamie, et il respectait encore des sentiments qu’il n’avait plus.

La nuit s’acheva dans ces pensées amères, puis, au petit jour, Daniel vit arriver le neveu et sa femme. Celle-ci portait une petit piochon, et aussitôt se mit à creuser dans les coins de la cabane avec l’espoir de dénicher encore, ici où là, quelque trésor enfoui par l’oncle.

Alors, le docteur se leva, jeta un dernier coup d’œil sur le corps raidi étendu dans l’enfoncement du dolmen, et, après un pardon suprême au défunt, s’en retourna aux Essarts.


XXXV


Les années se passèrent sans événement notable pour Daniel et les siens. Ils vivaient oubliés de tous, pauvres et résignés, lorsque à l’occasion d’un accident vulgaire, fréquent alors dans ce pays, le malheur rentra sous leur toit.

La vache, qui le jour paissait en liberté, un soir ne revint pas à l’étable. Toutes les recherches de Daniel ayant été vaines, il en conclut finalement qu’elle avait été volée. Comme le surlendemain était jour de foire à Neuvic, il s’y rendit, présumant que le voleur tâcherait de la vendre là.

Noémi, qui avait voulu l’accompagner par curiosité, était alors une mignonne fillette de quatorze ans, grandette, svelte, avec une poitrine naissante, de longs cheveux et de beaux yeux noirs comme ceux de sa mère.

Lorsqu’ils furent à Neuvic, la foire était dans son plein. Il faisait une lourde température de juillet. Dans le foirail les bœufs et les vaches accouplés au joug, serrés flanc contre flanc, étouffaient, et tourmentés par les mouches, parfois mugissaient sourdement d’impatience ; difficilement les bouviers réprimaient leur humeur en leur appliquant un coup d’aiguillon sur le nez. Dans cette atmosphère surchauffée par le soleil brûlant et par la tiédeur moite émanant des bestiaux, dans une odeur d’étable au vague relent de vanille qui eût affadi l’estomac d’un citadin, les paysans discutaient bruyamment des prix, faisaient des marchés avec force jurements, reniements et tapes sèches qu’échangeaient leurs mains calleuses.

Entre les rangs pressés, Daniel et Noémi passaient lentement et cherchaient à reconnaître leur vache, en regardant d’un côté les têtes cornues, de l’autre les croupes fauves et les cuisses où se plaquait une épaisse couche de bouse desséchée.

Soudain, tandis que le père et la fille se trouvaient au milieu du foirail, quelque chose d’étrange, une espèce de terreur panique frappa, rapide comme l’éclair, l’immense troupeau. Comme si tous avaient été assaillis simultanément par des nuées d’œstres et de taons, les bœufs foncèrent en avant et se ruèrent affolés dans toutes les directions avec des meuglements furieux. Les cornes dressées, les croupes soulevées comme des vagues rousses, les queues roides fouettant l’air, les yeux farouches, un millier de bêtes en furie, dans une poussée irrésistible et tumultueuse, bousculaient et renversaient tout devant leur front armé. Les jurons des paysans accrochés aux cornes, frappant de l’aiguillon, les glapissements épouvantés des femmes et des enfants, les cris de douleur des gens atteints par un coup de corne ou foulés aux pieds, tout cela mêlé aux mugissements se brouillait au-dessus du champ de foire en un formidable bruit confus, en une prodigieuse clameur sinistre qui s’accordait puissamment avec l’horreur de la scène.

Puis, comme il arrive en ces désordres-là, les bœufs s’arrêtèrent subitement, les beuglements cessèrent, et l’on n’entendit plus que le brouhaha des gens échappés sains et saufs de la bagarre et les plaintes des blessés.

Parmi ceux-ci, d’aucuns avaient de fortes contusions : d’autres, des côtes enfoncées ou des membres cassés. Malheureusement, il y avait aussi des morts : un vieux paysan de Bénévent, dont les boyaux sortaient par le pont-levis déchiré de sa culotte en grosse étoupe, et la pauvre petite Noémi. En vain son père avait cherché à la préserver en la prenant dans ses bras : elle avait reçu dans le flanc un terrible coup de corne.

Et maintenant le père atterré tenait contre sa poitrine l’enfant immobile, dont les petits bras pendaient autour de son col.

Lentement il quitta le champ de foire et s’assit sur une banquette de pierre, sa fillette morte sur ses genoux. Il ne songeait point à des secours inutiles, car il avait senti contre lui le frémissement de la vie qui s’échappait de ce petit corps frêle, mais silencieusement il baisait la jolie tête pâlie qui reposait sur son cœur.

Bientôt il y eut autour de lui une affluence de curieux qui faisaient des remarques et discouraient sur ces paniques dont la cause est obscure. Les uns les attribuaient à un chien courant entre les jambes des animaux ; d’autres, à des insectes très redoutés des bœufs et dont le seul bourdonnement les rendait fous. Enfin d’autres prétendaient que ses affolements subits étaient dus à une certaine poudre lancée furtivement par des filous, intéressés à créer du trouble, dans les naseaux d’un bœuf dont la terreur se communiquait comme une décharge électrique à tout le champ de foire.

Daniel entendait ces propos sans presque en saisir le sens, absorbé dans la contemplation muette de son malheur.

Puis, des gens de la ville intervinrent : on l’emmena à l’hospice où le petit corps fut déposé sur un lit. Ensuite, vers le soir, un vieux homme en lunettes, le magister du lieu, se présenta, qui demanda au père les renseignements indispensables pour rédiger l’acte de décès.

Et, à dix heures, Sylvia, informée par un voisin qui avait vu l’accident, arriva. Elle se pencha sur sa fille, — son dernier enfant, — et, l’étreignant de toute sa force, elle sanglota d’un cœur désespéré. Enfin, lasse, n’ayant plus de larmes, elle vint s’asseoir près de Daniel et laissa tomber sa tête sur l’épaule de son ami :

— Père ! lui soufla-t-elle à l’oreille, je suis lasse de la vie, bien lasse !

— Courage, ma Sylvia, courage ! fit-il en l’entourant de son bras.

Ils passèrent ainsi la nuit, à la lueur d’une veilleuse qui éclairait faiblement la « chambre des morts », comme on l’appelait.

De grand matin, après avoir été clouée par le menuisier dans un cercueil de bois blanc fait au dépens de la mairie, la petite Noémi fut portée tout droit au cimetière, — dans un coin profane destiné aux suicidés, aux morts-nés, aux huguenots et, le cas échéant, aux suppliciés par justice. Quand le cercueil fut descendu au fond de la fosse, tandis que la mère agenouillée pleurait, la figure entre ses mains, et que le fossoyeur rejetait la terre dans le trou, Daniel murmurait d’une voix basse et grave :

— Adieu mon enfant chérie, fille de mon esprit et de ma chair. Dors en paix, au sein de la nuit éternelle et profonde. Tu es désormais à l’abri des passions fatales, de la misère et du malheur. Tu auras ignoré les joies de l’amour et de la maternité, mais aussi tu ne connaîtras pas la douleur de perdre l’un après l’autre tous tes enfants !… Adieu, ma fille !…

Sur le chemin des Essarts, le père et la mère allaient tristement, échangeant de loin en loin une brève réflexion, une parole, qui étaient la simple expansion de leur douleur. À moitié route, Sylvia s’accrocha de ses deux mains jointes au bras de Daniel :

— Aide-moi un peu à marcher ! dit-elle.

Lorsqu’ils furent seuls dans la maison noire, elle s’affaissa sur une escabelle, frissonnant malgré la chaleur. Lui fourragea dans les cendres du foyer avec une chènevotte soufrée et alluma une chandelle de résine. Puis, dans la demi-obscurité, ils se regardèrent, et, avec une indicible expression d’accablement, Sylvia répéta sa lamentation de la nuit :

— Père ! je suis lasse.

— Prends courage, Sylvia !

Et, tout doucement, d’une voix basse et affectueuse, il s’efforça de soutenir la pauvre femme qui succombait sous le poids de sa peine. Certes, il comprenait la griève douleur qu’elle éprouvait et il la partageait, mais cette douleur, si légitime qu’elle fût, devait être maîtrise par la raison. Combien de mères étaient dans son cas ! Elle avait eu le meilleur de sa fille, les innocentes caresses de l’enfance et les premières effusions de l’adolescence : que pouvait-elle espérer de plus précieux ? Après avoir vécu pour les siens, la jeune fille allait bientôt vivre pour elle-même. À sa mère elle eût préféré un homme, un étranger qui l’aurait arrachée des bras maternels pour l’emmener au loin peut-être… Et savait-on si ce n’était pas pour Noémi elle-même un grand bonheur que d’être morte à l’âge des illusions juvéniles ? Que de fois peut-être elle eût maudit le jour de sa naissance ! Maintenant elle était à l’abri de toutes les adversités, de toutes les cruautés du sort, de toutes les douleurs physiques et morales qui harcèlent les humains. Elle était dans un séjour de paix où nulle hostilité ne pouvait plus l’atteindre, d’où nulle puissance ne la pouvait chasser !

Et Daniel faisait appel à l’énergie de cette mère désolée, la conjurait de se montrer forte contre elle-même et supérieure à toute l’injustice des événements. Si elle s’abandonnait sans mesure à son chagrin, non seulement elle se rendrait plus malheureuse, mais elle le rendrait plus malheureux aussi, lui qui aurait à porter, outre la tristesse causée par la mort de sa fille, l’affliction de son amie désespérée.

Pendant que le docteur parlait ainsi, à demi-voix, Sylvia tournait vers lui son visage de mère douloureuse sur lequel coulaient des larmes qu’elle s’efforçait en vain de réprimer. Comme il arrive d’habitude en ces occurrences, les considérations générales ne la touchaient guère. Mais lorsque, laissant cela, Daniel recourut à des arguments personnels, — invoquant leur mutuelle affection, les consolations qu’ils se devaient réciproquement, l’obscure douceur qu’ils avaient à subir ensemble la même infortune, — Sylvia sentit que, si sa sollicitude maternelle était désormais sans objet, il lui restait l’obligation d’être pour celui qui l’aimait tant, une compagne attentive et dévouée.

Alors, au milieu de ses pleurs, le visage de la pauvre femme s’illumina pour cette réponse :

— Je serai courageuse, va, père, pourvu que tu me soutiennes, toi qui est fort !…

Et, en vérité, elle se montrait vaillante, la mère sans enfants. Mais depuis le rapt du petit Nathan elle était gravement atteinte, et la mort violente de sa Noémi avait encore meurtri son cœur malade. Afin de ne pas contrister Daniel, elle faisait appel à toute son énergie et dissimulait ses souffrances sous une mine tranquille. Longtemps elle alla ainsi, cachant son mal, lorsqu’un jour, comme elle marchait par la maison, le docteur la vit s’arrêter subitement et porter la main à son côté gauche. Il l’interrogea. Elle avait ressenti un élancement qui lui avait presque fait perdre haleine.

Alors il l’ausculta. Après un moment d’examen, le pauvre homme vit clairement qu’il n’avait pas achevé de parcourir le chemin douloureux où une sorte de fatalité l’avait engagé.

— C’est un peu de fatigue, dit-il bientôt en remettant la brassière. Il te faudra éviter toute chose pénible… Tu n’iras plus à la fontaine, ni au bois…

— Alors je vais devenir une paresseuse, une bonne à rien ?

— Non, ma fille. Mais c’est assez que tu t’occupes aux petits soins du ménage : je ferai le reste… Tu m’entends bien ? C’est le médecin et l’ami qui l’ordonnent, il faudra leur obéir ! acheva-t-il avec un demi-sourire, en l’embrassant.

— Oui, père ! je leur obéirai… Je ne veux pas te laisser seul : qui aurait soin de toi ? fit-elle en souriant aussi.

Chacun d’eux cherchait à rassurer l’autre, mais c’était en vain : le docteur ne pouvait être trompé là-dessus, et, quant à Sylvia, elle ne doutait pas qu’elle ne fût profondément touchée.

Comme si elle eût voulu épuiser avant de mourir l’infinie tendresse qui était en elle, Sylvia maintenant avait souvent des épanchements qui remuaient le cœur affligé de Daniel. La pensée que bientôt, peut-être, elle ne serait plus là pour entourer son ami de son zèle affectueux, l’obsédait péniblement.

Un jour qu’elle s’agitait un peu trop au gré du docteur, pour préparer leur maigre souper, il l’obligea de s’asseoir :

— Laisse-moi faire, Sylvia !

— Je t’obéis, père ! Car je ne veux pas mourir !… Qui t’aimerait, si je n’y étais plus ?

Dans cette nature ardente et généreuse, l’esprit et la chair, le cœur et les sens étroitement unis avaient une même activité qui se témoignait naïvement :

— Il faut être sage, ma mie ! lui disait parfois le docteur, sur un ton de plaisanterie légère ; les émotions vives ne te valent rien !

— Ô mon doux ami, qu’importe ?… puisque je dois mourir, que ce soit dans tes bras !

Une autre fois, en essuyant une larme, elle murmurait :

— Maintenant que je n’ai plus que toi à aimer, il me semble être revenue au temps de ma jeunesse… Te rappelles-tu la première fois que je te vis après ton retour de Montpellier ? J’étais venue au Désert sur la bourrique du moulin, et, toute drôlette que j’étais, lorsque tu me regardais il me semblait que j’étais tienne déjà… Et ce soir des fenaisons, plein d’étoiles, où, jeune pucelle amoureuse, je me donnai à toi au pied de la barge de foin embaumée !… Je voudrais bien savoir si le cerisier que je plantai en cet endroit même a prospéré ? ajouta-t-elle au bout d’un instant.

— Oui, ma fille, il est beau et vigoureux ! Passant par là vers la Saint-Jean, je l’aperçus tout rouge de cerises.

Elle lui jeta ses bras autour du cou, prise d’une émotion subite :

— Je veux vivre encore pour t’aimer ? fit-elle. Pauvre ami ! tout seul que deviendrais-tu ?

Et, dans une autre occasion, elle lui disait encore :

— Ce qui me rend fière, c’est que tu m’as aimé librement, sans maire ni curé, par ton seul vouloir ; et que moi, je t’ai aimé, non point par intérêt, mais pour toi-même, et davantage dans le malheur que dans le bonheur !

Ces effusions étaient en quelque sorte le testament moral de cette femme qui se sentait mourir.

Un jour, comme, debout devant la table elle taillait la soupe pour le déjeuner, Daniel entra, venant du travail. Elle tourna la tête vers lui, et, au moment où il s’approchait pour l’embrasser, elle défaillit dans ses bras :

— Pauvre père ! fit-elle en le regardant avec un profond soupir.

Elle n’en put dire plus, elle était morte.

Le malheureux docteur la porta sur son lit, et, s’asseyant auprès, il courba la tête sous ce nouveau coup, pourtant prévu. Puis il se redressa, regarda longtemps, fixement, le visage pâli de Sylvia, où se voyait encore l’angoisse désespérée qu’elle avait éprouvée en quittant son ami, et sortit de la maison.

Il faisait un clair soleil d’avril. Le temps était doux l’herbe verte, les bois d’alentour feuillus, les ajoncs de la lande étoilés de fleurs jaunes. Dans les pommiers fleuris du jardin, voletaient des pinsons amoureux…

Fermant la porte à clef, Daniel s’en fut chez le maire de la commune.

— Nous n’avons pas d’endroit dans le cimetière pour les huguenots, objecta celui-ci.

— De tout temps, nous enterrons nos morts chez nous, répliqua le docteur. Au Désert, nous avions notre cimetière particulier, vous le savez.

— Alors, faites à votre guise !

Revenu aux Essarts, Daniel se mit à creuser une fosse sous un pommier qui abritait un banc où Sylvia aimait à se tenir.

Le soir, la fosse n’était creusée qu’à la hauteur des genoux du travailleur ; Daniel rentra au logis. La morte était toujours là, dormant paisiblement de l’éternel sommeil : l’esseulé baisa ce front déjà glacé, puis revint vers le foyer éteint. Une oulle pleine de pommes de terre à l’étouffée, que Sylvia avait fait cuire le matin, était demeurée dans les cendres : le docteur en prit une et la mangea lentement.

Durant cette longue nuit, il veilla, allant de l’âtre froid au lit mortuaire. Là, il s’arrêtait, un moment, à méditer : « Mourir est une fonction de la vie… La mort n’est ni un bien ni un mal : on ne peut être malheureux lorsqu’on n’est plus… »

Quand le soleil du matin, passant par le fenestrou, vint toucher la couche funèbre, Daniel resta longtemps immobile, silencieux. L’expression du désespoir qu’avait éprouvé Sylvia en laissant à jamais son ami s’était dissipée : son visage d’une pâleur mate, avait revêtu maintenant une beauté calme, sereine, idéale, presque immatérielle, — la beauté de la mort.

Enfin, réveillé de cette contemplation, le docteur revenant au sentiment de la réalité, ensevelit le corps dans un drap, et alla ensuite reprendre sa besogne de la veille. Et, tandis qu’il lançait les pelletées de terre hors du trou, il songeait au travail de décomposition qui allait s’accomplir là, marqué par des phénomènes aussi réguliers que ceux de la formation de l’enfant dans le sein de la mère…

À quatre pieds de profondeur, il trouva un filon isolé de cette pierre appelée « griset », qui lui donna de la peine, en sorte que lorsqu’il eut suffisamment creusé la fosse, le jour baissait. Du fond de ce trou, comme d’un puits, il voyait quelques étoiles poindre faiblement.

Nul bruit aux environs. Les troupeaux étaient retournés à l’étable, et les oiseaux, enjuchés sous la feuillée, se taisaient. Daniel regagna la maison, prit le corps dans ses bras et le porta au bord de la fosse. Puis, descendu, il l’attira vers lui, le reprit et le déposa au fond tout doucement. Après un dernier baiser au front de la morte, il rabattit le linceul, remonta, et rejeta la terre qui tombait sourdement sur la pauvre Sylvia…

Quand la fosse fut comblée, le fossoyeur d’occasion se redressa, appuyé sur sa bêche, et le regard vers l’horizon noir, il songea aux innombrables milliards d’êtres humains qui depuis le commencement des temps dorment au sein de la terre maternelle.


XXXVI


Et, maintenant Daniel était seul. Comme un grand chêne battu par les orages, il restait debout, mais ébranché. Plus de famille, point d’amis, pas de connaissances, rien. Gavailles lui-même, déçu, dans son espoir, l’avait entièrement abandonné. Les bêtes domestiques avaient disparu : le second César était mort de vieillesse comme son père, après une longue carrière de chien ; l’ânesse était morte aussi, ses dents usées ne pouvant plus broyer l’herbe, et la chèvre avait été mangée par les loups ; la petite grange était vide. Dans sa misérable demeure, le délaissé vivait d’une existence réduite à la simplicité primitive. Le soin de sa nourriture n’allait pas au delà du besoin absolu. De la bouillie de millet ou de blé d’Espagne, des pommes de terre cuites à l’eau, des châtaignes rôties sous la cendre de l’âtre étaient l’ordinaire de ses repas. La nécessité d’aller à Mussidan pour avoir du pain l’ennuyait, il y renonça. Ses vieux vêtements souvent rapiécés par Sylvia, offraient un aspect minable, mais il ne s’en souciait. La seule chose sur laquelle il gardait quelque délicatesse était la propreté de son linge, qu’il lavait lui-même avec de la saponaire.

Pour ce qui est du travail de la terre, n’ayant plus d’animaux, il labourait à bras. Le soir, sa bêche luisante sur l’épaule, il rentrait dans la maison déserte et préparait son frugal repas.

Après avoir plié, un instant, sous les coups de la fortune adverse, il s’était relevé, armé de courage, avait recouvré son égalité d’âme, et, n’ayant plus à souffrir qu’en sa personne, se sentait désormais invincible, par sa force de volonté et son mépris des hasards.

Chose étrange, depuis qu’il n’était plus un médecin bourgeois, un praticien exerçant officiellement, certains paysans reprenaient pour lui quelque peu de considération craintive. Son air caractéristique de vieux terrien misérable, sa barbe grise, ses yeux scrutateurs, sa vie solitaire qui prêtait aux suppositions mystérieuses, tout cela concourait à le faire passer pour sorcier dans l’esprit de quelques voisins : un sorcier comme le défunt Gondet, — plus puissant toutefois, qu’ils redoutaient comme ayant « la méchante vue ».

Quant aux bourgeois de la Double, quoiqu’ils l’eussent un peu oublié, ils se souvenaient parfois de lui comme du parpaillot, de l’homme aux doctrines subversives, aux projets spoliateurs, de l’ennemi, en un mot, mais ennemi dédaigné pour son impuissance et sa prétendue folie.

Eux n’avaient guère changé non plus. Si d’aucuns étaient morts, les survivants étaient toujours les mêmes hommes, égoïstes préoccupés d’intérêts matériels, la plupart de moralité faible et de conduite irrégulière. M. Carol de la Berterie vivait toujours dans un désordre confinant à la crapule. M. Trécand, M. Grandtexier et les autres étaient toujours injustes et cupides, durs et insolents avec les paysans, tutoyant les vieilles grand’mères et faisant appeler « Monsieur » leur petit-fils en bourrelet. Le seul changement notable qu’on pût remarquer en eux, c’est que de carlistes fervents ils étaient devenus philippistes convaincus. L’héritier de Minna, petit cousin du côté maternel, découvert par maître Durier dans une métairie du Libournais, s’était rapidement mis à la hauteur de ces messieurs depuis son installation au château de Légé : il se montrait, comme eux, exigeant et rapace. M. des Garrigues, l’austère juge de paix acoquiné à sa gouvernante, avait passé lui-même du côté du manche, et, grâce à ses protestations hypocrites de dévouement à la monarchie de Juillet, avait conservé sa place.

Le clergé, lui aussi, après la première bourrasque, était remonté sur sa bête. Les curés, quoique regrettant le roi de droit divin, s’arrangeaient du roi citoyen. S’ils n’avaient plus tout à fait la même influence que jadis, ils gouvernaient encore l’esprit du paysan.

Sauf les cheveux gris, M. de Bretout, lui, était toujours pareil, royaliste enragé, brutal, viveur et débauché. Après avoir végété quelques années au presbytère de la Jemaye, près de son oncle, il avait eu « la chance », — pour parler comme les gens de la Double, — il avait eu la chance d’épouser une courtisane sur le retour, fille d’ordre qui, de ses économies, avait acquis dans le pays une ancienne abbaye de Bernardins appelée Bellecombe, avec les bois, les étangs et les métairies en dépendant.

Le vicomte était logé, nourri, entretenu à l’abbaye, qui n’était pour l’ex-fille galante qu’une villégiature, et recevait une pension de mille écus, à la condition de laisser à madame une liberté entière, et de ne pas mettre les pieds à Paris où elle persistait à résider.

M. de Bretout palpait exactement cet argent de provenance impure, et faisait à Bellecombe, comme auparavant à la Maison du Roy, de petites parties de débauche avec des gaupes villageoises et de vieux camarades. Il ne paraissait pas comprendre son infamie et en plaisantait même parfois, au milieu d’une petite fête :

— À la santé de la vicomtesse, ma chère épouse, qui a fait fortune par gentille industrie !

Et les amis applaudissaient, jugeant cette saillie très Régence.

Au surplus, maints bourgeois, maints notables du pays, n’avaient pas plus de scrupules, et, tout comme les manants, admiraient le vicomte pour son bonheur :

« Ah ! il n’était pas homme à refuser une bonne aubaine comme cet imbécile de docteur Charbonnière ! »

Encouragé par l’approbation générale, M. de Bretout n’était pas d’humeur à s’interdire aucune frasque. Un jour qu’il revenait de Mussidan avec deux compagnons de plaisir, il aperçut Daniel assis sur le rebord d’un fossé, se reposant près d’un faix de bois qu’il rapportait chez lui. Lors, arrêtant son cheval :

— Tenez, mon brave homme ! fit-il en lui jetant un sou.

Et, poursuivant son chemin sans voir le regard méprisant du docteur, il gaussait en disant à ses acolytes :

— Jamais je ne donnai un sou avec plus de plaisir ! parole de gentilhomme !

Quelque temps après cette farce indécente, il arriva au vicomte un grave inconvénient, qui fut sa mort survenue rapidement par la suette miliaire, laquelle en ce moment ravageait le Périgord, — avec l’aide, il est vrai, du vieux docteur Mezurier, mandé bien vite près de lui. — Ne sachant comment traiter cette maladie alors peu connue, le brave médecin, au lieu de se borner à l’expectative, fit comme la plupart de ses confrères, surchargea son malade de couvre-pieds et d’édredons, après l’avoir saigné à blanc. Ainsi mourut pitoyablement l’illustre M. de Bretout, avec beaucoup de gens traités par le même procédé.

À l’occasion de cette épidémie, les paysans de son voisinage appelèrent Daniel, mais plutôt comme sorcier, leveur de sorts, qu’en sa qualité de médecin. Lui, tout d’abord, fut frappé de certaines analogies que présentait la suette avec la fièvre typhoïde, et, en conséquence, il la traita d’après le même principe, qu’il avait suivi autrefois lors de la maladie de Sylvia, et encore depuis. Au lieu d’étouffer les malades sous des amas de couvertures, il les fit sortir, se promener au grand air, manger et boire modérément. Les autres médecins d’autour de la Double jetaient les hauts cris contre ce confrère indiscipliné, le nommaient « charlatan ! médicastre ! vétérinaire ! empirique ! assassin !… » Lui les laissa dire, et fit bien : car il sauva tous ses malades, tandis que les autres tuèrent les trois quarts des leurs.

L’épidémie cessant, le docteur ne quitta plus les Essarts, où il reprit sa vie ordinaire dans une parfaite solitude ainsi qu’auparavant. Et, nul de ceux qu’il avait soignés avec un dévouement exemplaire n’eut l’idée de lui témoigner sa gratitude en manière quelconque.

En songeant à cela, Daniel souriait : « Si j’ai fait un peu de bien, se disait-il, ce n’est pas pour en être payé par de la reconnaissance… »

Il y eut pourtant une exception. Un jour, tandis que le docteur cueillait des épis de maïs, il vit venir à lui une fillette d’environ quinze ans, aux cheveux blond de lin, aux yeux bleu de faïence, sa cape de grosse bure sur la tête, car il bruinait. Il soupira, songeant à Noémi.

— Monsieur Daniel, dit la drôlette, en patois, lorsqu’elle l’eut joint, je vous apporte une paire de chausses. Ce n’est guère pour ce que vous méritez, mais je vous prie de la prendre tout de même.

Et, tirant les bas de sa poche, elle les tendit au docteur.

— Mais pourquoi me portes-tu ça !

— Parce que vous avez guéri mon père !

— Mieux vaut que tu les gardes pour lui, ma fille.

— Oh ! monsieur Daniel ! dit la petite, dont les yeux se mouillèrent ; j’ai filé la laine, j’ai fait les chausses moi-même : prenez-les, je vous en prie !

— Donne, mon enfant ! répondit le docteur, touché de cette gentille requête.

— Elles vous iront bien allez ! continua la visiteuse ; lorsque vous veniez chez nous, j’ai bien fait attention à la grandeur de votre pied.

Le docteur se pencha et baisa paternellement la fillette au front :

— Merci, ma petite ! répliqua-t-il, ému.

Et, pendant qu’elle s’en allait, son esprit que toujours chagrinait la noire trahison de Claret eut cette pensée réconfortante :

« Il y a encore du bon chez un peuple qui a des enfants spontanément reconnaissants. Avec l’âge, la misère et la souffrance, ces pauvres gens deviennent durs, égoïstes, ingrats et parfois malhonnêtes. S’ils étaient heureux, ils seraient meilleurs… »


Cette année-là les récoltes de la Saint-Michel étaient à peine rentrées que les pluies d’automne survinrent, abondantes, et bientôt la Double inondée ne fut plus qu’un immense marais. Le plus souvent Daniel restait au logis, n’ayant que faire aux champs. Pourtant quelque instinct d’activité le poussait quelquefois dehors, malgré la pluie. Il endossait alors sa vieille peau de bique, réparée en plusieurs endroits par Sylvia, et s’en allaient aux alentours d’un pas lent, la tête penchée, s’arrêtant de-ci de-là, observant et réfléchissant.

« À quoi peut-il bien penser ? se disaient ceux qui l’avisaient par hasard.

Revenu dans sa pauvre demeure, il s’occupait à peine du ménage. De plus en plus, par goût et par nécessité, il simplifiait sa nourriture. L’ennui d’aller fréquemment au loin faire moudre le maïs l’avait fait renoncer à l’employer en farine : il le mangeait grillé ou bouilli, comme les Indiens d’Amérique. L’obligation de se rendre à Échourgnac chez l’adjoint sourcier pour avoir du sel lui était désagréable : il s’accoutuma finalement à s’en passer. D’ailleurs les petites ressources que se procurait Sylvia pour ses menues dépenses, en allant vendre au marché quelques douzaines d’œufs ou même, plus rarement, une paire de poulets, lui faisaient défaut. À la lettre, il n’y avait pas un liard chez lui. Pour cette raison, il supprima encore les chandelles de résine dont il s’éclairait, et prit l’habitude de se coucher à la nuit, comme de se lever au jour. Il conservait le feu sous la cendre, et, s’il arrivait qu’il s’éteignît, battait le briquet. À chaque renoncement le solitaire se répétait : « Que de choses desquelles on peut se passer ! »

Le temps était long à vivre ainsi, cloîtré depuis les premiers jours de l’automne humide et pluvieux jusqu’à la fin de l’hiver souvent pluvieux de même, brumeux, gelé ou neigeux. Mais, Daniel ne souffrait pas d’être comme retranché du monde extérieur : cette vie d’ermite que peu d’hommes auraient supportée, il la préférait à la vie agitée des autres hommes, et, calme, sans hâte comme sans crainte, il en attendait philosophiquement la fin.

Quelques années encore il vécut de la sorte, sans communication avec le dehors, toujours santeux et robuste, grâce à la frugalité, à la sobriété de son régime. Ensuite, peu à peu, il constata que ses forces diminuaient. Il ne s’en étonna point sachant bien que la bonne mère nature nous donne de ces petits avertissements pour nous préparer à la mort.

Quelquefois, le soir, au coin de l’âtre, pendant que le vent d’hiver secouait la chétive demeure, en tisonnant les braises d’où venait une lueur incertaine, il se remémorait, en se les appliquant, ces vers du vieil huguenot Agrippa d’Aubigné :

Quand le baston qui sert pour attiser le feu
Travaille à son mestier, il brusle peu à peu…

Bientôt la fatigue s’aggrava d’un malaise positif, d’une fièvre lente et perpétuelle. Une soif ardente tracassait Daniel ; il lui semblait que la vie se retirait sans cesse de son corps autrefois si vigoureux. Alors, toujours paisible et serein, il empoigna sa bêche, et dans le jardin, tout près de l’endroit où dormait Sylvia, il commença de creuser sa fosse, à lui. Chaque jour, il ôtait quelques pelletées de terre, puis, las, il s’arrêtait, pour continuer sa tâche le lendemain.

« Épargnons, se disait-il, cette peine au fossoyeur… Aussi bien ne trouverait-on pas, après ma mort, dix sols pour le payer !

Un soir la fosse étant profonde assez, Daniel en sortit avec effort et contempla longtemps le trou béant où il allait bientôt se reposer et se dissoudre. Et, pensif, il se disait :

« Tout ce qui est corporel se perd très vite dans la masse totale de la matière ; tout ce qui agit comme cause particulière est repris très vite par le principe actif du monde ; et la mémoire du tout est très vite engloutie dans l’abîme du temps. »

Quelques semaines encore, malade, exténué, Daniel languit, « traîna ». Sa maigreur était invraisemblable : la chair, consumée par le mal, avait disparu : il ne restait plus que la peau très large recouvrant les os. Ses jambes molles ne pouvaient plus le porter ; il n’avait plus la force d’aller au jardin, où il avait apprêté son gîte suprême. Dans la maison il se mouvait péniblement, se soutenait aux murs comme un petit enfançon. Puis, un jour, il eut une syncope et lors comprit que sa fin était proche. De même que les bêtes sauvages, sentant la mort venir, se cachent au plus profond des bois, Daniel, les contrevents clos, s’enferma dans la cassine, et, tout habillé se coucha pour mourir.

De longs mois s’écoulèrent. Les bûcherons qui suivaient la sente à l’orée de la lande, les braconniers qui traversaient les bruyères, n’apercevaient plus au loin le parpaillot fouissant la terre, ou se reposant les mains jointes sur le manche de sa bêche ; ils se demandaient ce qu’il pouvait bien faire. Leur curiosité s’excitant, quelques-uns passèrent plus près de la maison et, la voyant bien close, ils supposèrent une absence de l’habitant : « Peut-être était-il aller crever dans quelque hôpital ?… » Enfin, comme la bicoque restait toujours obstinément fermée, un petit pâtre glissa un coup d’œil à travers une fente d’un contrevent, découvrit dans l’ombre une vague forme humaine étendue sur un lit, et se sauva épouvanté.

Le maire, averti, vint avec des hommes. Par une lucarne du grenier, l’un d’eux pénétra, et, tout étant ouvert, le cadavre du docteur apparut, desséché, parcheminé, comme momifié par le froid et le temps.

— On dirait une de ces carcasses recueillies dans le caveau de Saint-Michel ! s’écria le maire qui jadis avait fait le voyage de Bordeaux.

Sur une petite table boiteuse, calée avec une brique la vieille bible de famille était béante, à l’endroit où sur des feuillets blancs, était inscrite la généalogie des Charbonnière.

Après son article à lui, qui la terminait, Daniel avait écrit, d’une grande écriture droite et ferme, ces lignes que le maire lut, ses besicles mises :


« La mort est comme la naissance une opération de la nature, une nouvelle combinaison des mêmes éléments. »


Sorti de la maison, le magistrat rural, en voyant le trou qui attendait un corps s’écria gaillardement :

— C’était un fier original, ce parpaillot ! Comme les chartreux de Vauclaire, il a creusé sa fosse lui-même !… Il n’y a qu’à l’y mettre, ajouta-t-il.

Ainsi fut fait. Puis, lorsque la fosse fut comblée, le maire, en se rappelant toute la vie du défunt, dit par forme d’oraison funèbre :

— Cet homme était fou !

Après cela, les contrevents étant accrochés intérieurement au moyen des « renards » ou crochets, la porte fut refermée, et le maire emporta la clef dans sa poche, et la bible sous le bras pour rédiger l’acte de décès :

— Quand viendront les héritiers, on leur donnera tout ça.

D’héritiers il n’en vint pas, pour la bonne raison qu’il n’y en avait point. Cependant rien ne se perdit du pauvre héritage. Au bout de quelques jours, les voisins se dirent qu’il était trop bête de laisser pourrir et manger aux rats la « besogne » qui était dans la grangette. Et, en un rien de temps, les pommes de terre, le blé d’Espagne, le millet, tout disparut.

De la grange les mêmes braves gens, enhardis, passèrent à la maison. Les méchants meubles étaient de piètre valeur, tout étant usé, brisé, vermoulu, et le peu de linge écharpillé. Mais cela pouvait servir encore : pourquoi le laisser perdre dans cette bicoque abandonnée ?

Et, chacun emportant, qui une bancelle, qui un pot de fonte, ou une table disloquée, ou une méchante couette, ou quelque autre objet mobilier à sa convenance, sans plus de délai le déménagement fut opéré.

Puis, les héritiers ne se montrant toujours pas, un bonhomme qui se faisait construire une maisonnette dans un hameau d’alentour estima commode de choisir là ses matériaux.

Il pleuvait partout dans la cassine : pourquoi laisser tout moisir et s’abolir inutilement ? Les tuiles, les briques, les bois de charpente furent successivement enlevés, ainsi que la porte, les fenestrous et les contrevents, et bientôt il ne resta plus que l’emplacement rasé de la chétive demeure des Essarts.

Alors les défrichements s’effacèrent ; les ajoncs, les bruyères, les genêts envahirent le jardin, étouffèrent les plantes et les arbres cultivés. Puis, les ronces et les herbes sauvages foisonnèrent sur les décombres épars des bâtiments. Tout vestige humain avait disparu : la lande avait repris possession de son domaine.



Depuis plus de soixante ans que le docteur Charbonnière est mort, ses idées ont germé. Ce qui de son temps avait été qualifié de spoliation s’est fait sans protestation aucune et des choses prétendues impossibles ont été accomplies sans difficulté. Maintenant les étangs insalubres de la Double sont détruits ; les quelques autres qui subsistent sont encaissés, inoffensifs. Les nauves et les marécages sont desséchés, convertis en prairies et les ruisseaux redressés. Un réseau de routes agricoles couvre le pays comme d’une immense toile d’araignée, aide par ses fossés au drainage des eaux, et par ses larges percées au drainage des miasmes humides et malsains. L’usage du chaulage se répand partout. De grands espaces défrichés sont plantés de vignes. Des écoles ont été créées dans toutes les communes. Des habitations mieux bâties et plus saines ont remplacé les cabanes d’autrefois. Les bourgs ont un aspect riant. À Échourgnac, autrefois misérable hameau sordide et infect, il y a des maisons propres, une caserne de gendarmerie, un bureau des postes et télégraphes.

Beaucoup des grandes propriétés sont morcelées aux mains de plusieurs. La terre de Légé est dépecée et le château, détruit par un incendie, est remplacé par une importante ferme carrée où le travail libre est en honneur. Enfin, la moralité s’élève, la superstition s’évanouit, la misère recule — et la fièvre est vaincue !

Entre tous les moyens d’amélioration préconisés par le docteur Charbonnière, un seul n’a pas été mis en pratique. Les communes de la Double appartiennent toujours aux quatre ou cinq cantons avoisinants ; mais une association les a groupées entre elles, et leur a donné une sorte d’unité de fait dans un comice où se traitent toutes les questions qui intéressent la prospérité agricole du pays.

Comme dans toutes les sociétés de ce genre, on banquette à l’issue de la réunion annuelle, et, comme dans tous les banquets, on discourt au dessert. Les convives expansifs se félicitent et fraternisent avec un enthousiasme communicatif. À cette heure-là, tous ont des lunettes roses, et quelques-uns prennent leurs ardents désirs pour des réalités : pas plus de loups que dans les bergeries de M. de Florian ! plus de vipères, messieurs !

Puis des orateurs synthétisent les vues particulières, magnifient les réels progrès accomplis, et saluent l’ère de prospérité qui s’ouvre pour la contrée. Alors les approbations chaleureuses grisent quelques têtes généreusement optimistes.

L’un déclare que la Double deviendra « une petite Normandie » ; l’autre affirme qu’elle sera « la Charente du Périgord » ; — et cela veut dire, en langage ordinaire, qu’elle produira du beurre comme celui d’Isigny et des eaux-de-vie « fine Champagne », comme celles de Segonzac. — Un troisième ajoute qu’il y a en Double des futaies aussi majestueusement pittoresques et belles que la forêt de Fontainebleau… L’assemblée, enflammée de patriotisme local, applaudit bruyamment à ces imaginations, et quelques-uns croient fermement à ces prédictions hardies.

Il ne faut pas trop s’étonner de tout cela : les eaux de la Double s’en vont à l’Ille et à la Drone, qui portent leurs flots réunis à la Dordogne, laquelle se jette dans la Garonne… Ainsi la Double serait comme qui dirait une Gascogne approximative…

Mais parmi les convives, membres du comice, orateurs officiels, discoureurs, écouteurs bourgeois campagnards, qui applaudissent aux progrès déjà certains ou prédits, et parmi la foule des paysans curieux accourus, nul ne se souvient du docteur Charbonnière, de l’homme au grand cœur, aux idées généreuses, qui le premier conçut le projet de régénérer la Double, — du pauvre parpaillot bafoué qui là-bas, quelque part, sous la lande grise, dort paisiblement de l’éternel sommeil.


FIN


TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Pages

  1. « Cela ne se peut. »
  2. Huguenot.