Calmann-Lévy (p. 387-397).


XXXIII


Deux jours après son entrevue avec madame de Bretout, Daniel fut invité par maître Durier à venir toucher ce qui lui revenait sur le prix d’adjudication du Désert. Lorsque le créancier fut à l’étude, le notaire établit le compte en principal et intérêts, fit signer une quittance à Daniel et lui remit les fonds, qu’il tira d’un petit sac pour les faire reconnaître :

— Il y a cinq rouleaux de cinquante louis d’or ou napoléons, comme l’a voulu madame de Bretout pour votre commodité. Le reste est en monnaie… Nous avons quinze centimes de passe de sac.

— Je vous remercie, fit le docteur, en refourrant le tout dans la toile à carreaux noirs et blancs.

— Maintenant, reprit le notaire, si votre dessein était de mettre cet argent à l’intérêt, je vous sais un bon placement…

— J’y penserai… Bonjour, monsieur.

En passant devant l’hôtellerie des Trois Chabots, où était le relai, le docteur rencontra Gavailles qui en sortait, et qui, comme s’il craignait d’être interrogé, lui dit tout d’abord qu’il venait de vendre au maître de poste un chevreuil, tué, cette nuit même, à l’affût.

— Et tu l’as vendu cher ?

— Non pas : sept francs !… Le cochon y gagnera bien un louis d’or en le faisant vendre à Bordeaux !

Puis Gavailles proposa au docteur de faire route ensemble, s’il le trouvait bon. Il y avait loin de Sainte-Aulaye aux Essarts, et beaucoup de bois, avec de mauvais passages : lorsqu’on portait de l’argent, un compagnon sûr et armé n’était pas de trop !

— Comment ! tu sais que je porte de l’argent ?

— On ne parle que de ça, ce matin, dans le bourg, et on dit même qu’il faut que la dame de Légé soit bien malade pour s’être décidée à vous payer les cinq mille francs qu’elle vous doit depuis plus de deux ans.

Ils cheminèrent ainsi une heure, le braconnier parlant, Daniel écoutant ses propos de paysan madré, lorsque, dans une cavée qui traversait de grands taillis fourrés, Gavailles dit avec un rire faux :

— Tout de même, il y aurait à faire un bon coup avec vous, monsieur Daniel !

— Oui, répondit le docteur, rien de plus facile. Par exemple, toi, tu me laisses passer devant, par honnêteté, comme tu fais à présent. Ainsi marchant, tu pourrais me lâcher un coup de fusil dans les reins, prendre le sac qui est dans la poche de dessous de ma veste et te sauver… Seulement, voilà ! On nous a vus partir ensemble ; tu n’as pas trop bonne réputation, et puis tu as été condamné pour vol : d’abord on te recherche. Les gendarmes trouvent le papier de la bourre et le confrontent avec les feuillets de ce vieux livre de psaumes pillé au Désert que tu as chez toi, je ne sais comment, et il appert que cette bourre vient du livre… mauvaise affaire !… Alors ils t’arrêtent, t’enchaînent solidement et se mettent en quête de l’argent. Toi qui es rusé, tu as prévu cela, et tu as bien caché le sac sous une pierre, dans un coin du foyer où il y a des cendres. Mais les gendarmes ne sont pas bêtes non plus, quoi qu’on dise : ils découvrent la cachette et l’argent… Après cela, ton compte est clair : on te mène à Ribérac, puis à Périgueux, tu passes aux assises et tu es condamné à mort… Le reste, tu sais comment ça se pratique : tu as vu guillotiner Badil…

Gavailles, qui était resté silencieux pendant cette rapide divination de la pensée qui lui avait traversé la tête, eut la chair de poule à cette évocation de l’échafaud dressé pour lui.

— Heureusement, dit-il avec un peu d’embarras, quoique ayant quelquefois volé, par la misère, je ne suis pas capable de ça… Vous vous rappelez bien qu’une nuit, dans les bois de la Braille, je vous détournai d’un chemin dangereux…

— Oui, mais depuis tu as effacé cela en me volant six moutons avec ce mauvais Trigant, aujourd’hui aux galères… Et puis, tu étais un des trois coquins qui aidèrent monsieur de Bretout à enlever Sylvia…

— Comment pouvez-vous savoir ça ?

— Prends garde que, quand tu es saoul, tu es languard et que tu te vantes de ces vilaines actions comme d’un bon tour… Maintenant, ajouta brusquement Daniel en arrêtant Gavailles et en le regardant fixement au fond des yeux, pourquoi me menas-tu ce bohémien aux Essarts ?

— Il m’avait demandé de lui montrer le chemin, comme je vous le dis en ce jour-là, répondit le braconnier en baissant les yeux.

— Voyons, tu sais quelque chose de l’enlèvement de mon petit Nathan ! insista le docteur en prenant la main de Gavailles. Dis moi la vérité ! Ne te soigné-je pas depuis longtemps, toi, ta femme et tes enfants ? Ai-je jamais plaint ma peine, de jour ou de nuit, lorsque vous étiez malades ? Ne t’ai-je pas aidé souventes fois dans la misère, autant que j’ai pu ? Pense à ce que nous souffrons du vol de cet enfant ! Allons, parle, mon ami !

— Mais, monsieur Daniel, je ne sais rien du tout ! Je vous le jure par mon âme ! La corde au col, je ne dirais pas autrement !

— Pourtant, à ce moment-là, tu as ivrogné, toute une semaine, à Saint-Michel, dans l’auberge de Duvert, l’adjoint : d’où te venait l’argent ?

— J’avais vendu assez de gibier…

Le docteur, n’ayant que de vagues soupçons sans nul indice positif, fit cette réflexion : « Peut-être dit-il vrai !… » Et il se tut.

Comme ils approchaient des Essarts, survint une « horée », ou courte averse, en sorte que Daniel invita Gavailles à entrer se mettre à l’abri.

Dans la maison ils trouvèrent Claret, sa boîte de fer-blanc en bandoulière.

— Avez-vous fait bonne prise, aujourd’hui ? demanda le docteur au vieux chasseur de vipères en lui serrant la main.

— Pas si bonne que vous, monsieur Daniel ! fit le bonhomme joyeusement.

Daniel eut un demi-sourire, tira le sac de sa poche, l’enferma dans un tiroir du mauvais buffet, puis mit la clef dans le gousset de son gilet.

Au bout d’une demi-heure, l’ondée ayant cessé, Gavailles et Claret souhaitèrent le bonsoir à tous et s’en furent chez eux…

À souper, il fut question de l’emploi de ces cinq mille francs. Sylvia était toujours d’avis que le docteur s’établit dans quelque villette des environs :

— Vois-tu, père, tu n’es pas pour travailler la terre !

— Et pourquoi ? Les hommes ne naissent point avec une destination particulière de la nature. C’est le hasard de la naissance, ce sont les circonstances qui décident de leur état. Il nous vaut mieux acheter ce petit bien que tu sais, mettre tout en prairies, avoir cinq ou six bonnes brettes et faire des fromages qui se vendraient fort bien, comme ceux d’Auvergne.

— Tu es le maître, père, agis comme tu voudras. Ce que j’en dis, c’est pour toi. Il me fait mal au cœur de te voir peiner ainsi !

— Travailler n’est rien lorsqu’on a de la force et du courage… Dimanche qui vient, j’irai à Beauronne et je tâcherai de m’arranger avec l’homme à qui est ce petit bien…

Dans la semaine, Claret vint aux Essarts, et, comme ceux de la maison étaient à quelque distance dans les terres, il alla les trouver :

— Vous voyez que je suis de parole. Ces sabots que vous m’aviez donné commission d’acheter pour Noémi, je les ai portés… Et, en bien marchandant, je les ai payés six liards de moins que ce que vous m’aviez confié, l’autre jour : voici les six liards.

— Merci, mon ami Claret, dit le docteur, mais où sont les sabots ?

— Comme la porte était close, je les ai posés sur le banc.

— Vous savez où nous mettons la clef : vous n’aviez qu’à ouvrir.

— Excusez-moi, ça aurait été un peu effronté ! D’ailleurs, sur le banc, ils ne risquent rien… Il n’y a plus de voleurs dans la Double ! ajouta le vieux en plaisantant.

Et, après quelques propos, ayant dit son « adieu soit », il s’en retourna, en quête de son gibier.

— Quel brave homme ! fit Sylvia, tandis qui s’éloignait.

Le soir, lorsqu’ils revinrent à la maison, les sabots de Noémi ne se trouvèrent pas sur le banc, ni dessous, ni ailleurs.

— Quelqu’un passant par là les aura pris ! s’écria la mère.

— Et Claret prétend qu’il n’y a plus de voleurs dans la Double ! repartit Daniel.

Ce bizarre incident fut, pendant le souper, le sujet de divers propos que le docteur résuma par cette sentence :

— Heureusement, ce n’est que quatre sous et demi de perdus !…

Après plusieurs pourparlers, Daniel se mit d’accord avec l’homme de Beauronne et, afin d’en finir, lui donna rendez-vous, pour le prochain samedi, chez le notaire de Mussidan.

Ce jour-là, ayant déjeuné de bonne heure, le docteur voulut prendre l’argent dans le tiroir, mais il ne trouva rien.

— Tu as touché au sac, Sylvia ? demanda-t-il.

— Non point !

— Il n’y est plus !

— Oh !

Ils se regardèrent, un instant, muets, stupéfaits, puis Sylvia, pâle, articula lentement :

— On nous a volés !

Mais qui ! Ils firent des suppositions. Le tiroir n’avait pas été forcé ; personne n’était venu à la maison que le brave Claret en apportant les sabots : ils n’eurent pas une seconde l’idée de le suspecter. Gavailles avait bien paru aux environs, son fusil sur l’épaule, mais on ne l’avait pas vu s’approcher de la maison.

Peut-être était-ce le voleur des sabots ? Mais comment aurait-il découvert la clef de la porte, dans le trou sous une tuile, où on la cachait lorsque tous allaient aux champs ? Gavailles et Claret connaissaient seuls cette cachette, pour avoir travaillé aux Essarts en des heures de presse. Seuls aussi, ils avaient vu Daniel, après avoir serré l’argent, fourrer la clef du tiroir dans le gousset de son gilet, toujours pendu au chevet du lit quand il était au travail… Alors, quoi ?

Sylvia, accablée, s’était laissée aller sur une escabelle et se lamentait.

— Que veux-tu, ma pauvre femme ? lui dit doucement Daniel ; nous avons vécu jusqu’ici sans cet argent, nous vivrons bien encore de même !

Après avoir derechef examiné les apparences et les probabilités, ayant mûrement réfléchi, Daniel conclut :

— Voilà. Si je porte plainte à la gendarmerie, Claret sera tracassé, peut-être arrêté, car c’est son cas, évidemment, qui prête le plus aux soupçons. Mais, comme je ne doute pas plus de lui que de moi-même, il vaut mieux ne rien dire, au moins pour le moment : attendons !

Ce vol mettait le docteur en l’état d’un homme tombé dans une fosse à piéger les bêtes, qui essaie de s’en tirer et sent la terre s’ébouler sous ses pieds. Mais, s’il regrettait d’être obligé de renoncer à une petite amélioration de leur destinée, c’était pour les siens. Quant à lui, il acceptait avec sa philosophie ordinaire ce nouvel accident, vulgaire en somme, et se roidissait contre la succession de ces coups du sort, qui semblait devoir l’accabler.

« La commune nature n’a pas fait pour moi seul des choses intolérables ! » se disait-il.

Et, sur cette réflexion, il empoigna sa pioche et s’en fut à la besogne.

Il y avait deux ou trois heures qu’il était là, buttant des pommes de terre, quand survint Claret :

— Votre cousine est morte, monsieur Daniel ; on l’enterra hier.

— Je suis fâché de ne pas l’avoir su, mon ami Claret : je serais allé à son enterrement.

— Pourtant, elle a été bien mauvaise pour vous !

— Sans doute… mais nous devons rendre le bien pour le mal… Et puis elle s’était repentie, et je lui avais pardonné de bon cœur.

Le docteur considérait le vieux chasseur de vipères pendant ce bref colloque.

« Serait-il possible, se disait-il, que cette figure ouverte et franche fût celle d’un voleur, doublé d’un traître ? Non je ne le puis croire !… »

Peu de jours après, Daniel était devant sa petite grange, il chargeait du fumier dans les « bastes » de la bourrique, lorsque César aboya : du tas où il était monté, il aperçu à l’orée de la lande un homme à cheval qui se dirigeait grand’erre vers les Essarts.

« On dirait la jument rouge de maître Durier », pensa-t-il.

C’était bien le notaire, en effet. Arrivé à portée de la voix, il cria au docteur :

— Apprêtez-vous à recevoir une bonne nouvelle !

— Mon enfant est retrouvé ?

— Pas que je sache, monsieur Charbonnière, répondit le notaire, essoufflé, en arrêtant sa bête. Mais votre cousine de Légé vous a institué son légataire universel !

Le docteur fit un geste d’indifférence, et se remit à charger la bourrique.

— Vous savez de combien il s’agit ? fit maître Durier, étonné.

— Il ne m’en chaut.

— Comment !… Les propriétés valent dans les trois cent cinquante mille francs ! Et puis il y a, rien qu’à ma connaissance, cent quatre-vingt-six mille francs de créances hypothécaires !… sans parler des valeurs chirographaires et du mobilier…

— Peu m’importe, monsieur Durier.

— Mais, voyons, monsieur Charbonnière ! dit le notaire, scandalisé, en mettant pied à terre ; ce n’est pas, sans doute, sérieusement que vous dédaignez une belle fortune comme celle-là !… Il n’y a que vingt-quatre mille francs de legs particuliers.

— N’y en eût-il point du tout, et la fortune fût-elle dix fois plus belle, que ce serait de même.

Le notaire n’en pouvait croire ses oreilles.

— Alors, vous refusez le legs de madame de Bretout ? s’écria-t-il.

— C’est comme vous le dites, maître Durier. Il ne me convient pas de recueillir cette succession.

M. Durier commençait à s’impatienter de l’obstination de celui qu’il regardait comme un futur client.

— Il serait pourtant plus agréable d’être au château de Légé, le roi de la Double, que de remuer du fumier aux Essarts ! dit-il un peu sèchement.

Ici Daniel, qui pendant toute cette conversation avait continué son travail, se redressa sur son tas, la main à son trident de fer.

— Maître Durier, dit-il gravement, le fumier fait pousser le grain qui nous nourrit tous, tant que nous sommes : ne le méprisez pas. D’ailleurs, est-ce que vous n’en remuez pas, du fumier ? Vous qui détenez les secrets des familles, ne savez-vous pas sur quelles bases honteuses sont édifiées trop de fortunes ? Ne connaissez-vous pas les moyens illégaux ou ignobles par lesquels une cupidité effrénée amasse de l’or ? friponneries secrètes, conventions illicites, donations clandestines, viles combinaisons matrimoniales, dissimulations de prix, vols domestiques, fidéicommis, captations d’héritages, legs obreptices, stellionats, prêts usuraires, spoliations de pupilles, crimes familiaux ? Tous ces forfaits, toutes ces infamies, toutes ces abjections, que revêtent parfois les formes légales, est-ce que tout cela n’est pas un fumier moral infiniment plus infect et plus répugnant que celui-ci ?

Pendant cette mercuriale, le notaire, abasourdi, contemplait debout sur son tas de fumier, comme sur un piédestal, ce récalcitrant légataire en pantalon d’étoupe et chemise de grosse toile, chaussé de lourds sabots, coiffé d’un mauvais chapeau de paille sous lequel débordaient des flots de cheveux noirs déjà grisonnants, et il se disait : « Cet homme est fou ! »

— Je voulais, répliqua-t-il, causer avec vous de plusieurs choses qui vous intéressent ; mais, puisqu’il en est ainsi, je m’en vais. Tout de même, c’est la première fois que je vois refuser une fortune, petite ou grande !… Je vous souhaite le bonsoir !

Et M. Durier s’en fut, répétant à part de lui : « Cet homme est fou ! »

Comme il s’en allait, Sylvia, qui avait tout entendu, vint sur le seuil de la porte en essuyant de grosses larmes qui lui coulaient sur les joues.

— Regretterais-tu que je refuse une fortune acquise par des moyens iniques, bâtie sur la ruine des familles ? lui demanda en souriant Daniel, descendu de son fumier.

— Oh ! non, père ! non !… Je pleure de la joie d’être aimée par un homme comme toi !

Ils se regardèrent, un instant, émus, contents l’un de l’autre, puis le docteur, touchant la bourrique devant lui, s’en alla dans les terres.