Calmann-Lévy (p. 398-409).


XXXIV


Lorsque fut connu dans la Double le refus du docteur Charbonnière, tout le monde dit comme maître Durier : « Cet homme est fou ! » Il ne pouvait entrer dans l’entendement des rustres ni des bourgeois qu’un homme pauvre, sain de la tête, pût négliger une grosse fortune qui lui tombait des nues, pour ainsi parler. Aussi à la vieille animadversion dont Daniel était l’objet s’ajouta le mépris, ce mépris latent ou avoué que les gens de sens étroit, d’esprit pratique, ressentent pour ceux dont les actions les déconcertent parce qu’ils sont incapables d’en comprendre les motifs.

« Cet homme est fou ! » C’était la conclusion de tous, petits et grands, riches et pauvres. Néanmoins, quoique l’on taxât de folie ce refus, au dédain qu’éprouvait chacun se joignait, surtout chez les bourgeois, un sentiment de vive satisfaction que le parpaillot ne devint pas « le roi de la Double », selon l’expression de maître Durier.

Quelques rares personnes, plus intelligentes, concevaient bien que la conduite du « jacobin huguenot », comme l’appelaient certains, procédait d’une hauteur morale qui dominait les vils calculs des âmes vulgaires. Mais cette supériorité même de celui qu’elles exécraient déjà, exaspérait encore leur irritation haineuse et les faisait s’écrier, avec le commun des autres : « Cet homme est fou ! »

Daniel, lui, laissait dire, et, toujours calme et doux, se remémorait ces paroles d’un ancien :

« Si tu veux avancer dans l’étude de la sagesse, ne refuse point, sur les choses extérieures, de passer pour imbécile et pour insensé… »

Aussitôt qu’il eut connaissance du fait, le vieux Claret vint aux Essarts, et, saisissant la main du docteur entre les deux siennes, il lui dit avec un émoi contenu :

— Oh ! monsieur Daniel ! quel homme vous êtes !

Gavailles arriva peu après, tout enfariné. Il venait solliciter l’emploi de garde à Légé, en remplacement de Mornac, et fut ahuri en apprenant la résolution prise par le docteur.

— Mais, monsieur Daniel ! vous n’y pensez point ! fit-il naïvement, une fortune comme ça !

— Mon pauvre Gavailles, répondit le docteur avec un bon sourire, l’acquisition des richesses est souvent le changement et non la fin de la misère.

Sur cet apophtegme, le braconnier s’en retourna tout déconfit, ne comprenant rien à ce refus, et se disant comme les autres : « Il est fou !… »

Les bavardages, les divagations, les commentaires désobligeants pour le légataire de madame de Bretout, durèrent quelque temps, puis à la longue s’amortirent. Le flux de paroles inutiles et vaines se ralentit et un silence relatif se fit sur cet incident extraordinaire, quelquefois troublé seulement par l’oiseux retour d’un rabâcheur à court de sujets d’entretien.

Vers ce temps-là, comme le vieux chasseur de vipères n’avait point paru aux Essarts depuis une huitaine de jours, Daniel pensa qu’il pouvait être malade et se rendit chez lui. Claret habitait au fond des bois entre de vieilles futaies, sur un terrain vague appelé « à Pierre-levée », — d’un antique dolmen contre lequel il avait bâti sa demeure. — Un des grands côtés de la masure était formé d’une muraille en pierres de grison brutes, maçonnées de terre gâchée avec de la mousse. Le devant était construit en troncs d’arbres superposés ; le toit était fait de bardeaux débités à la hache.

Quand le docteur entra, Claret, assis sur une souche équarrie, se chauffait dans un coin de l’âtre établi grossièrement. Dans l’autre coin était une petite bancelle, où le docteur s’assit en face du vieux après lui avoir demandé le portage.

Il n’était pas précisément malade, le bonhomme, ne sentant, comme il l’expliquait, de mal en aucune place particulière, mais simplement par tout le corps une faiblesse, et, ainsi qu’il disait, un grand empêchement de vivre. De ça, il ne s’étonnait point, vu son âge, car il avait déjà vingt-cinq ans lorsque M. de Belleyme l’employait comme porte-mire pour la levée de la carte de la Guyenne, et tout près de cinquante ans lorsqu’on guillotina l’ancien roi…

— Mais disait le docteur, mon pauvre ami, vous ne devez pas ainsi rester seul, loin de tout secours, à quatre-vingt-neuf ans !… Venez chez nous : vous serez bien soigné, du moins autant que nous le pourrons !

— Non, merci ! non, monsieur Daniel ! fit le vieux, avec une vivacité qui surprit le visiteur.

— Alors, allez demeurer avec votre petit-neveu qui vous veut prendre chez lui !

— Je ne pourrais pas m’y habituer, étant accoutumé à vivre seul ici… D’ailleurs, il me vient voir, les soirs, ou sa femme… Ils me portent un peu de soupe… Je n’ai besoin de rien plus.

Le docteur examinait cette singulière demeure pendant que l’autre parlait. Au fond, sous le dolmen, comme dans une sorte d’alcôve rustique, était un châlit fabriqué tant bien que mal par le vieil homme, garni d’une paillasse pleine de fougères et d’une mauvaise couette jaunie d’où fuyait la plume à travers maintes déchirures. Au milieu de la cabane, sur une table de même fabrication que le châlit, étaient une pile et un pilon à broyer le millet, et une marmite à cuire la bouillie. Dans un angle, un seau de bois avec une anse de vimes, et, sur une planche soutenue par de longues chevilles, deux assiettes en faïence brune et une chopine en terre de Beauronne. À côté de Claret, son long fusil à pierre était au sec dans le canton, près d’une grande cognée de bûcheron. À un poteau qui soutenait la toiture étaient accrochés un havresac de peaux et la boîte à herboriser donnée par M. de Belleyme, où le chasseur mettait les vipères capturées.

Et puis, sous la table étaient amoncelés une foule d’objets hétéroclites, car le pauvre hère avait la manie de rapporter chez lui tout ce qu’il trouvait sur son chemin, même les choses les plus inutilisables. Dans ce fouillis sordide de débris informes et innommables, Daniel ne put distinguer qu’un tronçon de fer de mulet.

Pendant que, poursuivant son propos, il s’efforçait de montrer à Claret la nécessité de ne pas demeurer seul en ce lieu perdu, la porte s’ouvrit et parut l’arrière-neveu avec un petit seau de fer-blanc muni d’un couvercle, où clapotait la soupe destinée au grand-oncle.

Cet attentionné parent était un homme de quarante ans à peu près, chétif, maigre, aux yeux fiévreux, coiffé d’un bonnet en laine burelle qui faisait ressortir la pâleur terreuse de sa figure glabre. Le nouveau venu sembla inquiet en apercevant un étranger ; mais, en reconnaissant le docteur au jour qui venait de la cheminée, il se rassura un peu.

Après quelques devis parmi lesquels le neveu renouvela sa proposition de recueillir son oncle chez lui, proposition qui fit secouer la tête à celui-ci, Daniel dit à Claret, en lui souhaitant le bonsoir :

— Demain je vous porterai quelque chose qui vous fera du bien.

Puis il sortit, suivi du neveu qui, dehors, lui demanda :

— Il est bien malade, n’est-ce pas, monsieur ?

— Oui, il a une maladie qui ne pardonne à personne : la vieillesse… Il n’y a rien à faire que de le soigner du mieux que vous pourrez…

— C’est bien ce que nous faisons… malheureusement, nous ne sommes pas riches… Si encore il voulait nous donner de son argent pour acheter ce qu’il faut !… Mais il dit qu’il n’en a brin !…

Puis, après avoir longuement tourné autour du pot, le neveu ajouta :

— Vous, monsieur, qui êtes un si brave homme, et qui le connaissez de longtemps, vous savez peut-être s’il a de l’argent ?…

— Ma foi, mon brave, répondit le docteur, désillusionné soudain, je ne m’en suis jamais inquiété ; je ne puis vous en rien dire !…

Le lendemain, Daniel apporta au vieux Claret une demi-bouteille de vin de quinquina qui lui restait depuis le temps où ses enfants avaient eu la fièvre, et il continua de le voir quotidiennement. Le neveu était toujours là, aux petits soins pour son oncle, et, sa conduite eût édifié le docteur s’il n’en avait pas discerné la cause. Au cours de ses visites, Daniel achevait de se persuader que la fin de ce vieillard brusquement tombé dans la décrépitude était proche : aussi se bornait-il à lui rendre de menus services, à l’entretenir de bonnes paroles, afin de lui donner la sensation consolante d’avoir à ses côtés, en cette passe, un ami fidèle et dévoué. Mais, chose singulière, Claret, auparavant si prodigue de démonstrations affectueuses envers le docteur, semblait recevoir avec déplaisir ses marques d’amitié, ce que celui-ci attribuait au déclin mental du malheureux, où à quelque imprévu caprice sénile.

Un soir, par un temps pluvieux, Daniel trouva Claret sur son étroit grabat, les yeux fermés, la respiration faible, et près de lui, debout, le neveu à peine remis d’un accès de fièvre, et qui néanmoins était là, épiant avec intérêt les signes d’affaiblissement progressif. Le vieillard tenait obstinément une de ses mains engagée entre la couette et la paillasse de sa misérable couche ; de temps à autre, il ouvrait les yeux, regardait au-dessus l’énorme table du dolmen qui lui faisait comme un ciel de lit, puis les refermait. Cela dura ainsi des heures ; enfin les yeux restèrent clos, la respiration se ralentit encore par degrés, et sans agonie, sans souffrances, le vieux chasseur de vipères exhala son dernier souffle, imperceptible, et cessa de vivre comme s’arrête une machine aux ressorts usés.

Un moment après, le docteur lui prit la main et, ne sentant plus de pouls, se pencha sur le cœur !

— Il est mort, dit-il : c’est un brave homme de moins !

Puis ayant arrangé sur son méchant lit le vieux qui était couché tout vêtu, il alla s’asseoir dans le coin de l’âtre où brûlait un feu odorant de pommes de pin. Le neveu le suivit, s’assit en face de lui, et tous deux, silencieux, regardèrent se consumer les pignes.

On entendait la pluie crépiter sur le toit de planches, et, par un trou, des gouttes d’eau lentement espacées, tel un battement d’horloge, tomber avec un bruit mat sur le sol de la hutte. Une chandelle de résine fichée sur une tige de fer coudée, elle-même implantée dans le manteau de cette cheminée primitive, projetait en fumant sa lueur vacillante sur l’enfoncement obscur où le vieillard s’était endormi pour toujours, et laissant entrevoir son front jauni et sa barbe blanche inculte.

Le docteur songeait à la singulière existence de cet homme qui pendant plus de deux tiers de siècle avait vécu seul dans les bois, d’une vie réduite au plus strict nécessaire, étranger aux affections de la famille, et dont les relations avec le monde extérieur se bornaient quasiment aux apothicaires qui lui achetaient le produit de sa chasse.

Le neveu, lui, réfléchissait à ce geste du vieux fourrant son bras sous la couette, et il se disait que, la mort entre les dents, l’oncle cherchait encore peut-être à garder un magot serré dans sa paillasse…

La pensée qu’il pouvait y avoir là, sous le cadavre, un trésor caché dans la fougère le travaillait, et l’incertitude le tourmentait fort. Il lui venait à l’idée de vérifier la chose tout de suite, mais la présence du docteur le retenait. Il aurait bien voulu que Daniel s’en allât, et cependant de rester dans cette cabane isolée au milieu des bois, seul avec le mort, cela lui faisait dresser les cheveux sous le bonnet. Enfin, après avoir longtemps tourné et retourné la question dans son esprit inquiet, il essaya de ruser avec son compagnon de veille.

— Avec ça, monsieur, commença-t-il d’un air benoît, il va falloir de l’argent pour la caisse, et puis pour l’enterrement… Je n’en ai point et je ne sais comment faire.

— Sans doute, mon ami, le menuisier, le curé et le marguillier vous feront bien crédit quelque temps.

L’homme secoua la tête :

— Voyez, on ne fait point crédit aux pauvres, crainte de perdre !… Si je ne le paie pas coup sec, le curé ne fera pas les honneurs à mon pauvre oncle.

— Je regrette bien de n’avoir point d’argent : je vous en aurais prêté avec plaisir, repartit Daniel.

— Alors, que voulez-vous que je vous dise ! Je vais voir si j’en trouve… C’est pour lui : le pauvre oncle ne peut pas se fâcher de ça !

Et, allant vers le grabat de Claret, le neveu introduisit son bras sous la couette et fouilla dans la paillasse.

— Attendez au moins qu’il soit refroidi ! lui cria Daniel, indigné.

Mais l’autre ne l’entendit pas. Déjà sa main tâtonnait anxieusement parmi la fougère.

Au bout d’un moment, il poussa une exclamation sourde et dégagea de la paillasse une sorte de gibecière en peau de chèvre avec son poil, et puis revint vers la table. De cette gibecière il retira successivement un éperon, une cuiller d’argent, un pistolet de poche damasquiné, une de ces vieilles montres appelées vulgairement « oignons », un étui d’or, une tabatière d’écaille perdue jadis, croyait-on, par le docteur Nathan, et enfin une grande bourse d’autrefois faite avec la dépouille d’un bélier, dont il versa le contenu sur la table. Il y avait là quatre ou cinq poignées de monnaies d’argent, anciennes et modernes : pièces de douze, quinze, vingt-quatre sols, petits écus de trois livres, pièces de cinq francs de Napoléon et de Louis XVIII, et quelques louis d’or de vingt-quatre livres.

« Combien peut-il y avoir là ? pensait l’héritier, peut-être cent écus ?… même pas !… »

Et il semblait maussade, ayant espéré mieux.

Mais soudain il revint vers le lit mortuaire et replongea son bras dans la fougère, soulevant le corps de l’oncle pour atteindre les extrémités et le fond de la paillasse. Après une exploration assez longue, il ramena un petit sac de toile à carreaux noirs et blancs.

En voyant ce sac, Daniel pâlit. C’était celui dans lequel naguère était son argent et, que M. Durier lui avait compté pour trois sous. Une grande douleur morale le saisit, et il resta muet et immobile. Le neveu défit la ficelle et tira du sac les cinq rouleaux, sans mot dire, inquiet de leur contenu. Mais lorsqu’il en eut défait un et qu’il vit de l’or, il jeta un « ha ! » de sauvage cupidité.

— Cent pistoles ! fit-il après avoir compté les pièces.

Et, ayant ouvert les autres rouleaux il s’écria :

— Cinq mille francs !… cinq mille francs !… Quel brave homme c’était mon oncle !

Et son visage blafard se colorait aux pommettes d’un rouge vif comme du fard. Il oubliait complètement le docteur qui l’observait : la vue de cet or l’avait grisé.

— Cinq mille francs ! cinq mille francs !

Et il maniait sur la table l’or rutilant, l’éparpillait, le rassemblait, le caressait, lui parlait. Ses yeux, mornes auparavant, brillaient d’un éclat singulier. Puis, comme pris de folie en contemplant le trésor, il trépignait en cadence avec des gesticulations étranges et scandait :

— Cinq mille francs ! cinq mille francs !…

— Où pensez-vous que votre oncle ait pu gagner tout cet argent ? lui demanda brusquement Daniel.

Cette question le dégrisa. Il demeura interloqué, un instant, puis finit par répondre :

— Qu’est-ce que ça me fait ?… Ça ne me regarde pas !

— Et s’il l’avait volé ?…

— Volé ! mon oncle !… un si brave homme, comme vous le disiez tout à l’heure !… qui me faisait des sifflets quand j’étais tout petit, et me porta, une fois, un tortillon de la Latière, le jour de Saint-Eutrope !… ça n’est pas Dieu possible !

— Pourtant je reconnais le sac et je sais qui est le volé !

Oyant ces mots, l’héritier de Claret lança vivement le sac au milieu de la flamme.

— Qu’il vienne maintenant le reconnaître celui-là !… C’est peut-être vous ? ajouta-t-il, affolé, dans une attitude défensive, en jetant un regard sur la cognée.

— Peut-être bien ! répondit Daniel, avec un sourire de pitié méprisante.

— Alors, fit l’homme en achevant de remettre à grandes poignées l’or et la monnaie dans la gibecière, si tout cet argent est vôtre, vous le viendrez querir chez nous !

Et, saisissant dans le coin de l’âtre le fusil de l’oncle, il sortit de la cabane et se sauva dans la nuit.

Resté seul, le docteur songeait tristement à ce qui venait de se passer. La perte de cette somme, dont il avait déjà fait le sacrifice, il l’acceptait comme un de ces événements auxquels l’homme sage doit toujours être préparé. Mais ce vol odieux de Claret, mais la trahison criminelle de ce vieillard pour lequel il avait de l’estime et de l’amitié, qui tant de fois s’était assis à sa table, cela le navrait. Il en éprouvait une réelle souffrance. À qui se fier désormais ? Pour quelques poignées d’or dont il n’avait fait aucun usage, pour quelques milliers de francs devenus la proie d’une brute cupide, ce malheureux avait volé celui auquel il témoignait tant d’affection, l’avait privé d’un petit trésor qui l’eût un peu tiré de la misère, lui et sa famille !… Et ce misérable n’avait pas obéi à un affolement subit, car il l’avait combiné, ce vol, avec la scélératesse consommée d’un larron d’habitude…

Et Daniel tournait son regard vers le grabat où gisait le cadavre, et considérait douloureusement la tête chenue, la figure osseuse et figée du vieux chasseur de vipères qui en son vivant avait un air si sympathique de franchise et d’honnêteté !

Sur la table, le neveu avait abandonné les papiers des rouleaux où était empreint le sceau de M. Durier. Mais qu’importait au docteur ? Eût-il eu le moyen certain de récupérer son bien propre en faisant la preuve du larcin commis par Claret, qu’il se fût refusé à déshonorer après sa mort celui qu’il avait honoré d’une longue et confiante amitié. Il ne se sentait pas autorisé par la trahison de Claret à dévoiler son infamie, et il respectait encore des sentiments qu’il n’avait plus.

La nuit s’acheva dans ces pensées amères, puis, au petit jour, Daniel vit arriver le neveu et sa femme. Celle-ci portait une petit piochon, et aussitôt se mit à creuser dans les coins de la cabane avec l’espoir de dénicher encore, ici où là, quelque trésor enfoui par l’oncle.

Alors, le docteur se leva, jeta un dernier coup d’œil sur le corps raidi étendu dans l’enfoncement du dolmen, et, après un pardon suprême au défunt, s’en retourna aux Essarts.