Calmann-Lévy (p. 49-55).


V


— Pardieu, mon ami, disait M. Cherrier à Daniel, quatre ou cinq jours après, ton cousin de Légé me semble rabonnir ! Je l’ai vu avant-hier, et je l’ai trouvé moins jeanfesse que de coutume !

Et, ayant achevé de découper un gros poulet de grain piqué de lard et couché sur un lit de cresson, le notaire en servit une aile et une cuisse à Daniel attablé en face de lui dans une petite chambre du cabaret tenu par l’Annette, et s’adjugea les deux autres membres.

— Quand je lui touchai le premier mot de ton affaire, poursuivit M. Cherrier, il prit d’abord son air froid et branla sa tête d’arrière en avant, comme un de ces bonshommes en carton avec lesquels on amuse les petits drôles… À ta santé !

Ce disant, le notaire choquait son gobelet contre celui du jeune docteur.

— À la vôtre, monsieur Cherrier !

— Il avait besoin, comprends-tu, de ses fonds pour une affaire, le pauvre homme !… « Nous ne vous demandons qu’un petit délai, lui dis-je ; le temps de vendre, seulement : j’ai des acquéreurs tout prêts… » Et, là-dessus, je m’évertuai à plaider ta cause : « Un jeune homme, un parent, bien digne de sympathie, etc. » Je parlai sans débrider une bonne demi-heure, épiant sur sa figure l’effet de mon discours. Baste ! rien ne bougeait sur son visage mal jovent ; seule sa grande tête de cheval faisait parfois ce diable de mouvement falot, de mauvais augure, mais, ce qui me rassurait un peu, en ralentissant toujours davantage. Lorsque j’eus fini de pérorer, il tira sa tabatière et m’offrit une prise : « Hum ! hum ! en ce moment, cela tombait mal ; réellement, il avait une affaire en vue pour laquelle il avait besoin de son argent… » Sur quoi, je lui opposai qu’il n’en était pas à une dizaine de mille francs près… Voici la tête qui recommence à branler, et moi qui m’obstine à parler. Bref, quand je me tus, il me dit qu’il était singulièrement peiné de voir que tu étais obligé de vendre une partie de ton bien ; qu’à la vérité il n’avait pas eu à se louer de ton père, qui l’avait toujours combattu en politique, mais que le droit humain, la justice et la religion commandaient de ne pas faire porter aux fils la faute des pères, et que par ainsi il était disposé à renouveler l’obligation à lui consentie avant leur brouille par le défunt… Pour l’argent dont il avait besoin en ce moment, il tâcherait de s’arranger… « C’est que les intérêts, objectai-je encore, seraient trop lourds pour Daniel. » Et lui de me répliquer bellement que, lors du prêt en question, il n’y avait pas de loi limitative du taux de l’intérêt, si bien qu’à cet égard les conventions des parties en tenaient lieu ; mais que, ce taux étant aujourd’hui légalement fixé à cinq du cent, il se conformerait à la loi, comme devait le faire tout bon sujet du roi… » Tu as de la peine à avaler la chose ? fit M. Cherrier, sur un mouvement de Daniel ; moi aussi !… Mais nous allons faire couler ça !… Nettou ! porte une vieille fiole de Rossignol !

La cabaretière vint peu après, apportant la bouteille. C’était ce que l’on appelle chez nous « une fière femme », grande, bien tétonnée, bien râblée, de figure agréable encadrée dans une coiffe à barbes, selon l’ancienne mode périgordine, sous laquelle passait un gros chignon de cheveux noirs luisants.

Ayant débouché la bouteille, l’Annette la posa sur la table et sortit.

— À présent, reprit le notaire lorsqu’ils eurent bu, il nous faut bien croire la chose, car je l’ai induit à s’expliquer nettement… parce que je sais qu’à l’ordinaire, pour tourner la loi et se rattraper, il prélève sur le capital prêté un supplément d’intérêts, ou bien se fait signer des billets… Mais non ! il est bien entendu que tu lui consentiras un renouvellement de l’obligation avec stipulation des intérêts réduits à cinq pour cent, rien de plus.

— J’aurais mieux aimé me libérer envers lui, répondit Daniel, mais je ne vous dédirai pas.

— Laisse, laisse !… qui a terme ne doit rien… Mais comment trouves-tu que j’ai négocié l’affaire ?

— Très bien, mais je vous ai un peu aidé.

— Hé ! que dis-tu ? fit le notaire, étonné.

Alors Daniel raconta comment la cousine Minna avait été piquée par une vipère, et tout ce qui s’en était suivi.

— Tiens ! tiens ! tiens ! fit M. Cherrier, tout guilleret, ça commence comme un roman… Aussi, j’étais bien un peu surpris de voir un fesse-mathieu comme ton cousin se montrer si facile en finale !… Mais, avec la protection de sa fille, tout s’explique ! Elle seule a du pouvoir sur lui : cet homme si dur ne sait rien lui refuser… Sur cette heureuse conclusion, si nous buvions une autre vieille bouteille ?

— Je vous remercie, répondit Daniel en souriant ; il se fait tard, je vais partir.

— Bon ! Je t’accompagne un bout de chemin.

Tandis qu’ils montaient la côte à pied, Daniel menant sa jument par la bride, M. Cherrier passa son bras sous celui de son jeune convive.

— Mon fils, lui dit-il affectueusement, puisque la plus grosse affaire est réglée, nous ne vendrons rien du tout ! Moi, je me charge d’arranger le reste. J’ai en chai sept barriques d’eau-de-vie, de mes quatre dernières récoltes, qui ne doivent rien à personne… et puis j’attends prochainement quelques rentrées…

— Mais, monsieur Cherrier…

— Chut ! c’est convenu ! Au lieu de quatre ou cinq petits créanciers, tu n’en auras qu’un seul… et il ne sera pas bien féroce, va !

Et, comme Daniel le remerciait avec effusion et protestait de sa reconnaissance, le notaire l’interrompit vivement :

— Oh ! ne parle pas de reconnaissance ! c’est moi qui t’en devrai !… Vois-tu, j’ai besoin d’affectionner quelqu’un, de lui faire du bien. Or ces deux femelles, chez moi, ont manœuvré de telle sorte que je les déteste ! Toi, je te connais dès ton jeune âge, tu as de bons sentiments, tu es un brave garçon : tu es mon homme !… Ton père, par délicatesse, ne me disait pas toujours ses affaires, sinon au moment de passer l’acte : sans quoi, je n’aurais jamais souffert qu’il dût recourir à un usurier comme ce Légé. Mais, puisque je connais les tiennes, eh bien, fie-t-en à moi, laisse-moi les arranger à ma façon : tu seras comme mon enfant ! fit-il en serrant le bras de Daniel attendri. Allons ! au revoir, mon fils ! ajouta-t-il, en faisant une brusque volte-face.

Et il s’en retourna sans attendre de réponse.

« Quel brave homme ! » se disait Daniel, en regardant le notaire, les poches de ses basques toutes gonflées de papiers suivant son habitude, qui redescendait à Saint-Vincent par un sentier d’ « écoursière ».

Et, remontant sur sa bête, il continua son chemin vers son logis.

Maintenant qu’il n’avait plus le souci pressant de ses affaires, son esprit libre ruminait les idées qui lui étaient venues, l’autre jour, en contemplant du moulin du Signal la fiévreuse et misérable Double. Il sentait bien qu’un effort individuel, isolé, serait sans doute impuissant. Et toutefois l’exemple, l’essai, dans une mesure même restreinte, des moyens d’assainissement général, pouvaient avoir des effets salutaires en appelant l’attention sur cette question que personne jamais n’avait osé aborder. Pour donner cette impulsion avec quelques chances de succès, grouper des bonnes volontés, secouer la torpeur administrative, vaincre les résistances des populations routinières, il aurait fallu un homme d’initiative, riche, influent, et résolu de consacrer son temps et son argent à une œuvre de salut public. Le cousin de Légé, fortuné, conseiller d’arrondissement, bien vu des autorités, aurait pu être cet homme ; malheureusement, son égoïsme, sa dureté de cœur, sa cupidité, le rendaient le plus impropre des notables à ce rôle d’apôtre qui entreprendrait la régénération de la Double.

« Ah ! si j’étais à sa place !… » murmurait Daniel.

À ce moment, par une association d’idées naturelle, la pensée du jeune docteur se porta vers sa cousine Minna. Il la trouvait belle et il n’avait pu l’approcher sans éprouver le charme qui se dégageait de sa jeunesse et de ses « appas », comme on disait volontiers. Il se rappelait l’impression presque sensuelle que cette chair délicate avait produite sur ses lèvres, et il subodorait par le souvenir les effluves troublants de ce corps sain et gracieux. Il revoyait ces yeux inquiets, l’interrogeant avec détresse, et percevait encore le timbre cristallin de cette voix angoissée : « Mon cousin, je suis perdue ! » Et puis, après le pansement, comme ces beaux yeux rassurés le remerciaient par des regards plus doux et plus éloquents même que des paroles !…

Pendant que Daniel cheminait en rêvant, le soleil prêt à disparaître sous l’horizon lançait à travers les bois couronnant les coteaux ses derniers rais d’or. Puis le crépuscule descendit sur la terre. Dans les futaies, les oiseaux s’enjuchaient avec de furtifs bruits d’ailes, et, au fond des fourrés, sur leurs litaux et dans leurs tanières, les bêtes de rapine, sentant venir l’heure de la proie, commençaient à s’agiter. Enfin la nuit tomba et, tandis que le jeune homme songeait aux beaux yeux de sa cousine, la Jasse, de son pas sûr et cadencé, se guidait seule par les chemins et les sentiers des bois qu’elle avait si souvent parcourus avec le docteur Nathan.

Soudain, comme la bonne bête s’arrêtait court, le cavalier leva la tête et vit devant lui le grand portail du Désert.

— Eh bien, demanda-t-il à Jannic, dans la cour, en lui confiant la Jasse, ta fièvre n’est pas revenue ?

— Non pas, notre monsieur.

— À la bonne heure !…

Et il entra dans la cuisine.

— Tu finiras par avoir des pratiques, si ça continue, mon Daniel ! lui dit la Grande.

— On est venu me demander ?

— Oui. La demoiselle de Légé a envoyé le grand Gary, tu sais, celui qui soigne les chevaux, pour te dire d’y aller voir un de ses métayers qui s’est démanché un bras…

Le soir, le jeune docteur, qui n’avait jamais réduit de luxation de ce genre, revit sur Baltazar la position et le mécanisme des articulations, puis se coucha.