Calmann-Lévy (p. 35-48).

IV


Ayant bien dormi, M. Cherrier se leva guilleret, et, le matin, en buvant le coup de l’étrier, il disait à Daniel :

— Il me fâche fort de te voir vendre une partie de ton bien. Si je n’avais pas fait la bêtise de placer tout mon avoir en fonds de terre, j’aurais tâché de te tirer de là autrement. Mais, puisque ainsi est que ça ne se peut, j’ai songé, cette nuit, à une autre manière de te liquider. Ça serait de vendre à réméré de dix ans, par exemple : d’ici là, tu aurais le temps de te retourner, de te marier…

— Mais, monsieur Cherrier, si nous trouvons un acquéreur dans ces conditions, nous ne vendrons pas aussi cher !… Et puis, voyez-vous, comme je n’attends pas d’héritage et que je ne me sens pas le goût de courir les filles riches, j’aime mieux être libéré tout de suite, et ainsi avoir un bien plus petit, mais franc de dettes…

— Allons, eh bien, nous vendrons !

Et alors, ayant trinqué une dernière fois, M. Cherrier se hissa sur sa mule au moyen de la pierre montoire et partit pour Mussidan :

— Adieu, mon ami !… D’ici à une quinzaine, je pense, je te saurai à dire quelque chose.

Resté seul, Daniel s’en alla vers les champs où labourait Mériol. Un brouillard épais enveloppait tout le paysage : à dix pas, on ne distinguait pas un châtaignier gros comme une barrique ; il semblait au jeune homme être perdu dans ces brumes opaques, et il tâtonnait avec son bâton pour se diriger. Le bouvier était invisible, et il était là pourtant ; Daniel entendait sa voix brève, assourdie par l’air ouaté, qui semblait venir de loin : « Ha ! ha !… » Cependant, tandis qu’il s’orientait, peu à peu l’attelage, ombre encore indécise, se dessinait faiblement dans la brume, comme une apparition rustique sortant du tréfonds de la terre. Deux vaches maigres, soufflant une buée dense par leurs naseaux dilatés, montaient lentement vers lui en tirant l’antique araire, qui traçait une raie légère dans le sol sablonneux, recouvrant à peine un mauvais fumier de bruyère lavé par les pluies. Au bout de la terre, Mériol arrêta ses vaches, et, silencieusement, cura le soc de la charrue.

— Elles ne sont pas trop fortes, ces vaches ! remarqua le jeune maître.

— Jeunes, répondit l’autre.

— Prête-moi l’aiguillon, dit Daniel au vieux domestique lorsque les vaches furent reposées, que je voie si je sais encore mener droit !

Le docteur Nathan, disciple enthousiaste de Rousseau, dont il avait donné les prénoms à son fils, lui avait aussi, selon le précepte de l’Émile, fait apprendre un métier, celui de laboureur, en sorte que Daniel traça passablement quelques sillons.

— Eh bien ? demanda-t-il à Mériol en lui remettant le mancheron.

— Pas mal.

Le jeune homme sourit, quitta le laconique bouvier et s’en fut à travers pays. Un léger vent d’Est se levait et dissipait le brouillard qui maintenant permettait d’entrevoir le soleil comme derrière un écran. Des lambeaux de vapeurs laiteuses s’envolaient et s’accrochaient parfois aux masses compactes des futaies, laissant après elles des perles de rosée aux épillets des folles herbes et aux toiles d’araignées tendues parmi les bruyères.

Entre des taillis de châtaigniers aux cépées serrées et droites comme des piques, un étang d’une vingtaine d’arpents, qui allongeait sa queue herbeuse dans les replis d’un vallon marécageux, fumait légèrement sous les rayons amortis du soleil. Tout autour, sur les bords, des roseaux entremêlés de salicaires, joncs, quenouilles, saponaires, iris gladiés, sagittaires, formaient des fouillis inextricables où se cachaient les poules d’eau et les plongeons. Plus au large, des anémones aquatiques et de grandes feuilles rondes de lis des étangs s’étalaient à la surface. Au bruit des pas de Daniel sur la chaussée, deux petites sarcelles, qui jouaient gracieusement sur la nappe d’eau, s’envolèrent effarouchées.

Après avoir passé l’étang, le jeune homme entra dans des taillis de chênes qui revêtaient une succession de larges ondulations du sol. Ces bois, envahis par les ronces et les épines, — « sales », comme on dit, — étaient traversés de laies étroites, de sentes frayées par les « gaultiers », ou gens des bois, — charbonniers, feuillardiers, bûcherons, braconniers. — En cheminant sur la terre molle, Daniel remarquait çà et là quelques débris de menues branches et de copeaux qui indiquaient l’abatage d’un baliveau. Dans un fond bourbeux, des traces encore fraîches marquaient le récent passage d’une harde de sangliers venus là au souil.

Au delà des taillis s’étendaient, sur un plateau, de vastes landes où Jannic touchait une centaine de brebis et quelques chèvres. César, flairant dans le vent l’approche d’un homme, s’élança en aboyant. Mais bientôt, ayant reconnu le maître, il s’arrêta en brandissant la queue et l’accompagna. Le pâtre était accoté contre un vieux châtaignier poussé là par hasard, un long bâton ferré en épieu à la main. Un havresac de peau passé en bandoulière par-dessus sa blouse décolorée, serrée à la taille comme une saye, contenait ses vivres de la journée : du pain, un oignon, un fromage de chèvre durci, large comme un écu de cent sols, une pomme et une grosse tranche de millassou, sorte de gâteau de blé d’Espagne. Il était chaussé de lourds sabots et ses jambes étaient enveloppées de peaux de brebis que retenaient des cordelettes entortillées en spirale, à l’antique mode gauloise. De dessous son bonnet de laine brune les cheveux blonds du garçon tombaient roides sur ses joues et sur ses yeux d’un bleu clair, qui souriaient un peu nicement.

— Hé bien, tu ne t’ennuies pas là tout seul, Jannic ?

— Que non, notre monsieur !

— Et à quoi penses-tu, tout le jour ?

— Je pense à notre gent… aux sorciers, aux fades… et puis j’avise le ciel et les nuées qui passent, et, des fois aussi, j’épie des oiseaux faisant leur nid, ou des bestioles cherchant leur manger…

— Et où demeure ta gent ?

— À Pleine-Serve, d’où je suis, entre Échourgnac et Servanches.

— Cela étant, on ne peut dire que tu ne sois bien Doubleau !

— Pour ça, je le suis bien.

— Tu te trouves heureux ?

— Assez, notre monsieur.

— Que te faudrait-il pour l’être tout à fait ?

— Je voudrais n’avoir plus les fièvres.

— Eh bien, mon drôle, je te les couperai, sois tranquille, si elles reviennent… Adieu, ne laisse pas tes brebis aller dans les coupes ! ajouta le maître, en jetant un coup d’œil sur le troupeau de bêtes chétives, d’espèce dégénérée.

En continuant cette revue de son bien, Daniel pensait à cet adolescent, dont les cheveux, les yeux, le teint blanc décelaient un descendant de la race celtique, type conservé depuis des milliers d’années, ou peut-être réapparu par atavisme sur cette terre de Double tant de fois bouleversée. Comment un misérable germe humain avait-il pu conserver ou reproduire le type originel de la race à travers tant de générations et malgré tous les mélanges de sang dus aux guerres et aux invasions des Romains, des Goths, des Francs, des Sarrasins et des Normands ?

Daniel passait alors dans une belle chênaie plusieurs fois centenaire, qui dépendait de la terre de Légé. Les arbres droits et sains, aux têtes touffues et ombreuses, semblaient les piliers d’un antique temple sylvestre et vous remémoraient les druides en procession allant couper le gui sacré. Dans la demi-obscurité mystérieuse de la vieille futaie, d’énormes ceps, rampant sur la palène courte ou se tordant autour des troncs, comme de monstrueux serpents, attestaient qu’au temps où la Double était prospère il y avait eu là des vignes.

Le jeune homme rêva, un moment, à toutes ces choses passées, aux successives transformations du pays et de ses habitants, mais il fut bientôt désagréablement rappelé à la réalité présente.

Un sien taillis de trois feuilles, qu’il traversait, était piteusement abrouti, les pousses dévorées par les ânes et les mulets des charbonniers, ou les vaches abandonnées à la vaine pâture. Plus loin, dans une coupe incendiée par incurie ou malveillance, les cépées noircies se dressaient comme des tisons dans le sol charbonné.

Malcontent, Daniel revint vers le Désert. À quelque distance, sur un coteau tourné au Midi, des vignes basses, moussues, tapissaient les pentes herbues de feuilles jaunissantes. Au bas du coteau, des terres incultes et des champs froids attristèrent ses regards. Plus près encore, au-dessous de la maison, dans de grandes prairies pleines de joncs, était une rotière à rouir le chanvre, bordée de vieux saules éventrés et difformes. Çà et là, autour, quelques vaches aux flancs creux, aux hanches pointues, et une bourrique aux longs poils gris paissaient les herbes dures, encore humides de l’aigail de la nuit.

« Que de choses à faire ! » pensait le jeune maître en entrant à la cuisine, comme sonnait midi, l’heure du dîner.

— Et donc, demanda Sicarie, tu as revu ton bien ?

— Oui, et je n’ai rien vu de beau.

— Ah ! fit-elle sur un ton gros de réticences, qui semblait dire : « Les dettes en sont la cause !… »

Daniel passa l’après-dînée à méditer sur sa situation, et remit à un autre jour la visite de son moulin de Chantors. L’appréhension qu’il avait de le trouver aussi en mauvais état le retenait. Et puis, sans préciser rien, il reconnaissait qu’il faudrait beaucoup d’argent pour rétablir le bien en bonne condition de rapport ; et, d’argent, il n’en avait guère : environ trois cents francs provenant de la vente récente de cinquante brasses de bois faite par Mériol, et c’était tout. La conclusion de ses réflexions fut qu’il convenait d’attendre le résultat des démarches de M. Cherrier. Si, ses dettes payées, il lui restait quelques écus, il serait temps d’aviser.

Cette résolution prise, Daniel s’occupa de ranger un peu la bibliothèque paternelle. Il y avait là, pêle-mêle, les philosophes et les encyclopédistes du xviiie siècle : Voltaire, Rousseau, Buffon, Condillac et Mably son frère, Montesquieu, plusieurs ouvrages de Diderot, l’Esquisse de Condorcet, les Ruines de Volney, le Système de la Nature du baron d’Holbach, l’Esprit d’Helvétius, et quelques autres encore. Puis, des livres de médecine, de sciences, d’histoire et de littérature, les Mémoires de Marteilhe, une traduction de Sakountala par le citoyen Bruguière, le Mariage de Figaro, les Études de la Nature, le Dictionnaire de Bayle, l’Institution chrétienne de Calvin, une vieille bible de famille et la belle édition des Essais de Montaigne faite par mademoiselle de Gournay.

En classant les papiers contenus dans le tiroir de la table, le fils pieux trouva le manuscrit du Traité de mécanique humaine qui avait fait admettre le docteur Nathan dans la Société royale de Médecine de Paris.

Il feuilleta ce cahier jauni, d’une vieille écriture française, droite, ferme et précise, et il employa toute la fin de l’après-midi à cette lecture.

Sur le soir, le soleil couchant, qui donnait dans les vitres de la fenêtre et dessinait sur la table les barreaux de fer dont elle était défendue, le fit lever de son fauteuil et aller dans la cour. Dehors, à l’Ouest, l’horizon était incendié de lueurs rougeoyantes qui jaillissaient en éventail derrière la cime des coteaux boisés. L’humidité dont l’air était auparavant saturé s’était évanouie, et la pierre du seuil de la cuisine, baromètre naturel qui se mouillait à l’approche des temps pluvieux, s’était séchée.

« Nous allons avoir un été de la Saint-Martin précoce », pensa Daniel.

Et, en effet, les jours suivants, comme il arrive parfois au commencement de l’automne, ce fut un retour des chaleurs caniculaires. Cependant, malgré le beau soleil, Jannic eut un accès de fièvre qui rappela au maître sa promesse. Le lendemain, alors qu’il se disposait à s’en aller querir du quinquina, il trouva dans la cuisine un vieux homme tout dépenaillé qu’il reconnut aussitôt : c’était Férigonde, dit Gondet, le « médecin des fièvres ».

— Il n’est pas besoin de drogues, disait le bonhomme à Jannic rencogné dans l’âtre.

— Pas de drogues… mais vous avez des remèdes pour la fièvre ? intervint Daniel.

— Beaucoup.

— Et quels ?

— Je lui attacherai des herbes sur le poignet gauche…

— Mais, interrompit Jannic, vous savez bien que les herbes n’y firent rien, antan !

— Eh bien, je t’en mettrai d’autres au col.

— Et si elles font comme celles du poignet !… demanda le jeune docteur.

— Si ça ne les lui ôte pas, je lui donnerai un liard qu’il ira poser dans une cafourche que je lui dirai.

— Mais si celui qui ramassera le liard ne prend pas la fièvre avec ? objecta Daniel.

— En ce cas, je lui mettrai au col une rane de buisson cousue dans un sac.

— Et si tout cela n’y fait rien ?…

— J’ai encore d’autres façons.

— Dites-les un peu !

— Pourquoi ? Vous autres médecins n’y croyez pas…

— Dites tout de même !

— Je coupe aussi les fièvres avec un oignon de serpent farci de poudre à giboyer, ou par le moyen de sept araignées vivantes qu’on avale dans un verre de vin blanc… ou bien en ayant soin que le fiévreux arrose lui-même, vous savez comment, un pied de morelle, trois matins de suite, avant le lever du soleil…

— Je vois que vous n’êtes pas embarrassé ! interrompit Daniel en riant. Tout de même, je vais aller querir ma drogue !

— Aussi bien ne feriez-vous rien avec tout ce que je vous ai dit : il y faut la manière et les paroles.

— Allons, je vois que vous êtes un brin sorcier !… Fais-le boire, ma Grande !

Et, là-dessus, détachant sa jument qui attendait devant la porte, Daniel l’enfourcha et partit pour Montpaon.

Le soleil rayait brûlant. C’était une de ces torrides journées d’octobre qui font sortir les serpents sur les chemins et « bader » les gros lézards verts au bord de leur trou. En traversant les bois, la Jasse, tourmentée par les mouches plates, secouait la tête, impatiente, malgré le soin que prenait son cavalier de l’émoucher avec une branche de noisetier. Tandis que sa jument excitée grimpait d’un bon pas, près de Légé, le chemin qui va passer à Échourgnac, Daniel s’ouït saluer par un bouvier qui labourait là près, dans une terre de la réserve du château.

— Tu délies tard, Bricou ! fit-il après avoir rendu le salut à cet homme, jadis berger au Désert,

— M’en parlez pas ! Je voulais finir cette dérayure, mais je vais m’en aller : je ne puis plus tenir mes bœufs ; les taons sont fous après leur peau !

— Allons, adieu, Bricou !

— Adieu soit, notre monsieur !

Et Daniel reprit sa route, pendant que le bouvier ôtait la cheville qui fixait le timon de l’araire au joug.

En cheminant, le jeune homme songeait à son créancier, le cousin de Légé. Ce M. de Légé était Charbonnière de son vrai nom, et de la même famille que Daniel, mais d’une branche qui avait « fléchi le genou devant l’idole », comme disait la tante Noémi. Son grand-père, petit praticien de village, retors et intrigant, avait abjuré le calvinisme pour obtenir la charge de procureur fiscal de la justice royale de Montpaon, qu’il avait échangé plus tard contre celle de juge de la vicomté de Double. Ce juge, frère de l’aïeul de Daniel, avait commencé la fortune de la famille, en exploitant sa magistrature seigneuriale avec une âpre avidité. Son fils avait continué après lui, et si bien opéré qu’à la Révolution il avait acquis la terre de Légé, vendue comme terre d’émigré. Le maître actuel de cette terre était digne de ses père et aïeul. Son industrie consistait à faire travailler ses écus en prêtant à des taux fortement usuraires, et à dépouiller les pauvres diables qui, pour leur malheur, avaient affaire à lui. Très correct dans la forme, d’ailleurs, il décorait ses manigances d’une certaine respectabilité apparente, comme étant au lieu et place des anciens seigneurs. Il ne parlait que de droit, de justice, d’équité, savait au besoin sacrifier un écu à ceux qu’il avait ruinés, faisait des aumônes calculées ès-mains de son curé, assistait régulièrement à la messe paroissiale. Veuf depuis quelques années, M. de Légé n’avait qu’une fille de dix-huit ans, que feu sa mère, entêtée comme le grand Napoléon des poèmes nébuleux d’Ossian, avait nommée Minna.

Daniel pensait vaguement à cette cousine qu’il avait vue pour la dernière fois, cinq ou six ans plus tôt, barbouillée de raisiné jusqu’aux pommettes, et s’en allait, un peu alourdi par la chaleur, lorsque soudain, juste avant d’atteindre au petit village d’Echourgnac, il entendit derrière lui le galop d’un cheval sur lequel, se retournant, il vit Bricou monté à cru, la corde du licol passée dans la bouche de la bête.

— Et où cours-tu si vite ?

— Je cours après vous ! fit l’autre, tout essoufflé. Venez vite, s’il vous plaît !… Notre jeune demoiselle a été mordue par un serpent comme elle ramassait du mouron pour ses oiseaux, dans le jardin…

Daniel fit demi-tour et mit sa jument au galop, suivi de Bricou, dont les sabots battaient les flancs poilus de sa monture.

En arrivant au château, le docteur trouva la cuisinière qui s’était avancée sur la porte pour le guetter.

— Ce serpent, demanda-t-il est-ce qu’on l’a tué ?

— Oui bien, répondit Bricou. Je lui ai flanqué un coup d’aiguillon à travers… Tenez, le voilà sur la pierre montoire !

Le docteur s’approcha et reconnut aussitôt la vipère commune ou aspic.

— Menez-moi près de votre demoiselle, dit-il à la cuisinière.

En haut, dans sa chambre, mademoiselle Minna était au lit, gardée par une camériste qui s’efforçait de la calmer.

— Ah ! mon cousin ! s’écria-t-elle, je suis perdue !

— Non ! non ! ne craignez rien ! Vous ne serez même pas malade… Voyons, où cette vilaine bête vous a-t-elle piquée !

— Là ! dit-elle en tendant son bras nu.

Daniel examina ce joli bras, blanc, potelé, « fait au tour », comme on disait encore. Au-dessous de la saignée deux petits points roses, presque imperceptibles, marquaient l’endroit frappé par les crochets venimeux.

— Rassurez-vous, ma cousine, fit Daniel en tirant sa trousse et une petite pharmacie de poche, rassurez-vous : ce ne sera rien.

Et, après avoir fait une ligature au-dessus du coude, il débrida légèrement les piqûres et y appliqua ses lèvres.

— Oh ! mon cousin !…

Et, pendant que le jeune docteur opérait une succion énergique pour attirer le venin au dehors, Minna rassurée ressentait une légère impression de plaisir au contact de cette bouche : quelque chose comme la sensation de baisers appliqués sur sa chair. Les cheveux bouclés du cousin lui caressaient agréablement la peau, et son haleine lui brûlait le bras : les yeux demi-clos, elle semblait sommeiller.

Au bout d’un quart d’heure, après avoir rejeté à plusieurs reprises le sang aspiré, Daniel introduisit dans les plaies minuscules un peu d’ammoniaque, fit boire à Minna quelques gouttes du même liquide dans une infusion de tilleul et plaça un petit bandage à son bras.

— Maintenant, ma cousine, il faut dormir un peu pour vous remettre de vos émotions.

Et le jeune docteur serrait sa trousse.

— Vous partez, mon cousin ?

— Mais oui ! Vous voilà hors de danger, vous n’avez plus besoin de moi.

— Oh ! je vous en prie, restez encore… en cas…

— Je vous certifie que vous n’avez plus rien à craindre ; mais, pour vous rassurer entièrement, je repasserai en revenant de Montpaon, où il me faut aller pour affaires.

— Je vous remercie, mon cousin… Vous n’oublierez pas ?…

— Oh ! ma cousine !…

Dans la cour, Daniel trouva Bricou, qui lui amena sa jument : il se mit en selle et fila au grand trot.


La nuit tombait lorsqu’il repassa au château. M. de Légé, revenu, était près de sa fille et il accueillit le docteur avec des remerciements un peu froids et brefs, comme celui qui sait avoir de quoi payer en bonne monnaie sonnante.

C’était un homme de quarante-cinq ans environ, de haute taille, au visage dur dans un collier de barbe noire, aux cheveux ramenés en toupet sur le front. Il était vêtu d’une longue lévite de couleur puce, et son cou était entortillé d’une épaisse cravate en taffetas noir.

Après avoir répondu assez laconiquement à ce personnage, Daniel défit le pansement.

— Tout va bien, dit-il en remplaçant la bande ; demain il n’y paraîtra plus.

— C’est égal, mon cousin, revenez demain, sans faute !

— Je vous jure que c’est bien inutile.

— Cela me tranquillisera…

— Mais, ma fille, puisque le docteur vous dit que sa visite n’est pas nécessaire ?

— Si elle n’est pas nécessaire pour mon bras, elle fera du bien à ma tête, mon père : j’en dormirai mieux, cette nuit.

Sur cette déclaration catégorique, M. de Légé fit un geste équivoque, pendant que du regard sa fille interrogeait Daniel.

— Puisque vous le voulez, je reviendrai demain, ma cousine.

Et il s’en alla, suivi jusqu’en bas par M. de Légé, que tous ces cousinages avaient l’air d’agacer fort.