Calmann-Lévy (p. 25-34).

III


La terre était raffermie, les bois essorés, les landes ressuyées. Sur la jument pie de son feu père, Daniel s’en allait à Saint-Vincent. Le temps était frais, l’air calme, et le ciel gris se reflétait sur l’acier poli des étangs paisibles. Un jour terne éclairait le pays désert, en contraste avec la chaude lumière d’un automne méridional que le jeune homme avait encore dans les yeux. La vigoureuse bête marchait de ce pas élastique et cadencé dont les hommes de cheval seuls sentent pleinement le charme. Le chemin n’était qu’une sorte de sente qui montait et descendait à travers les bois et les bruyères, avec des bourbiers dans les fonds, où se dissolvaient des feuilles mortes. Durant une heure au moins Daniel ne vit pas un être vivant, fors un renard en maraude qui, à son approche, s’enfonça dans les fourrés.

À la Tuilière, un homme et sa femme, tous deux hâves et chétifs, disposaient des briques crues, par rangées régulières, sur le séchoir. Leurs mouvements ralentis, pénibles, accusaient la fièvre et la misère.

— C’est la Jasse au défunt médecin du Désert, dit la femme à son homme, qui leva faiblement la tête et ne répondit pas. C’est peut-être son fils qui est dessus ?

— Ça se peut…

C’est que la jument du docteur Nathan était bien connue dans toute la Double, où, à cause de sa robe noire et blanche, les gens l’avaient baptisée « la Jasse », autant dire « la Pie ».

La Tuilière une fois dépassée, à mesure que Daniel avançait, le pays se découvrait un peu : les bois devenaient plus rares et quelques maigres terres ensemencées de seigle ou d’épeautre se rencontraient, découpées sur la lande en pièces carrées, barlongues, ainsi que des guérets dénotant un premier effort de défrichement.

Au fond du vallon de la Beauronne, le petit bourg de Saint-Vincent, épars autour de son clocher, semblait endormi. Point d’autre signe de vie que de minces filets de fumée s’exhalant de trois ou quatre cheminées vers le ciel terne. Pourtant, à l’entrée du bourg, ayant ouï les pas de la jument, une antique ménagère se montra sur le seuil d’une porte, sèche comme un fagot, marmotta quelque chose et disparut. Un peu plus loin, Daniel aperçut, sortant d’une vieille maison, un petit homme en sabots, vêtu de gros drap bleu et coiffé d’une casquette fourrée, qui agita les bras joyeusement vers lui.

— Salut à toi, mon garçon ! Je m’attendais à ta visite… Et, autrement, cette santé ?

— Ça ne va pas mal, merci, monsieur Cherrier… Et vous ?… et chez vous ?

— Ça marche à peu près.

— Mais ce sont mes affaires qui ne vont pas, à ce qu’il paraît ! ajouta Daniel.

— Nous causerons de ça… Mais, d’abord, il faut établer la jument.

Ayant fait, le notaire introduisit son visiteur dans une cuisine où se tenaient face à face, dans l’embrasure d’une large croisée, tricotant des chausses, un chauffe-pieds sous leurs cotillons, sa femme et sa fille. À l’aspect d’un étranger, ces deux personnes se levèrent.

— Femme, dit le petit homme, voici le fils de mon défunt ami Charbonnière.

— Il y a bien longtemps que je ne vous avais vu, dit la dame à Daniel d’un air renfrogné ; je ne vous aurais point reconnu, certes !

— Voici, en effet, une dizaine d’années que je n’étais venu à Saint-Vincent.

— Ce n’est pas tout ça ! interrompit M. Cherrier, il est trois heures et la demie : nous allons faire collation ! Fille, apporte ce qu’il faut.

— Maman, demanda la demoiselle, faut-il monter querir des pommes au grenier ?

— Oui… et porte de celles qui commencent à se gâter.

— Porte des meilleures ! dit impérieusement M. Cherrier.

Sur un napperon, au bout de la table de la cuisine, la mère plaça de mauvaise grâce un chanteau énorme et une douzaine de noix. Puis la fille descendit deux pommes, tout juste, les mit sur table, prit une chopine de terre et descendit à la cave.

— Donne un fromage, Zélie, lui dit M. Cherrier dès qu’elle fut revenue.

Sur cet ordre, la mère intervint promptement :

— Il n’y en a plus que la demi-douzaine promise à monsieur le curé !

— Eh bien, monsieur le curé n’en mangera que cinq… Donne, Zélie !… Tu nous as tiré de la piquette, ajouta-t-il après avoir goûté le contenu de la chopine.

Là-dessus, il descendit à la cave, laissant le jeune homme assez embarrassé de sa contenance.

— Mon pauvre Daniel, dit le notaire en posant sur la table une vieille bouteille, je ne veux pas que tu conçoives une mauvaise opinion de mes vignes.

Et, débouchant la bouteille, il remplit les gobelets.

Les deux femmes s’étaient rassises et, du coin de l’œil, épiaient cette petite débauche. Le jeune homme les voyait toutes deux, roides, les lèvres pincées, désapprouvant par leur attitude ce qui leur semblait une prodigalité. Elles se ressemblaient : traits anguleux, teint brun, cheveux châtains, yeux bridés, poitrine plate. Il n’y avait entre elles de différences que celles de l’âge : quelques rides et des cheveux gris pour la mère, et des joues un peu moins creuses chez la fille.

Lorsque les deux hommes, au grand dépit des deux femelles, eurent vidé la bouteille entièrement, le notaire emmena Daniel dans ce qu’il appelait son étude, et qui était une chambre avec son lit, une table à écrire et un placard pour les minutes. Après de sérieuses compulsations de contrats et des vérifications de créances, M. Cherrier reconnut l’exactitude de l’état que le docteur avait dressé de ses dettes. Puis il fut question de la manière de les payer.

— Vendre les bois des Goubeaux, qui se coupent tous les dix ans et qui sont de première bonté, ça te fera perdre un revenu qui vient tout seul sans qu’on y pense, disait le notaire.

— Pourtant je ne veux pas vendre le moulin, ni toucher au Désert.

— Il y aurait bien un moyen de te tirer d’affaire sans rien vendre.

— Et quel ?

— Ça serait de te marier.

— Et avec qui ?

— Avec une qui aura quelque jour soixante mille francs dans son tablier… Tu l’as vue apportant deux pommes du grenier…

Daniel se mit à rire, un peu gêné de cette brusque proposition.

— Et je te réponds que celle-là, reprit M. Cherrier, elle ne mangera pas ton bien, ni le sien !

— Je le crois…

— Mais, tout de même, ça ne te va pas ?… Eh bien, poursuivit le notaire en voyant Daniel rester muet, mon garçon, tu as du nez ! C’est sa mère toute crachée, et j’ai trop pâti d’avoir épousé celle-ci pour te conseiller d’épouser la drôle. Tu es le fils de mon meilleur ami, je ne voudrais pas faire ton malheur ! Ce que je t’en disais, c’était par acquit de conscience, et puis pour te jauger… Il faut donc vendre les Goubeaux, et les vendre en détail. Ce mâtin de Légé achèterait bien les bois en entier ; seulement, il en offrirait le quart de ce qu’ils valent… Mais je le verrai demain à Mussidan et je tâcherai de savoir ses intentions… Quant à moi, j’ai toujours opiné que, s’il a prêté à ton père au taux de quinze pour cent, — ce qui est une honnêteté de sa part, — c’est qu’il a voulu le forcer, dans l’avenir, à lui céder ces bois faute d’argent pour le remboursement… Enfin nous verrons ça… Quant aux autres créanciers, je les tâterai aussi ; mais, de ce côté, je ne pense pas que nous ayons de tablature… Il n’y a que ton bougre de cousin de Légé !…

Sur ces paroles, M. Cherrier se leva.

— Mon ami, dit-il, je ne t’invite point à souper : c’est aujourd’hui vendredi, et ici nous faisons notre salut à tour de bras ; tu vivrais trop mal. Au contraire, je m’en vais seller ma mule et j’irai avec toi au Désert : tu me feras bien souper, et puis coucher aussi ? car je ne veux pas m’anuiter dans les bois.

— Avec plaisir : à la fortune du pot !… Et j’espère que vous viendrez souvent à la maison, comme du temps de mon pauvre père.

Aussitôt, le notaire mit ses souliers, attacha un éperon à son pied gauche, changea sa casquette pour un large chapeau périgordin poilu, et ils sortirent.

En passant à la cuisine, Daniel fit son compliment de départ aux deux femmes, qui le reçurent avec une satisfaction dissimulée sous un air froid, car elles avaient redouté les frais d’une invitation à souper.

En harnachant sa mule pendant que Daniel bridait sa jument, M. Cherrier disait au jeune homme :

— Vois-tu, mon pauvre, les jours défendus, ma femme et ma fille, bien loin de manger de la viande, ne feraient pas seulement cuire un morceau de confit quand on les tuerait !… Ah ! ce sont de terribles femelles ! Nous n’avons pas de servante, en ce moment, parce qu’il n’en est pas une pour demeurer à la maison. Il lui fallait se confesser tous les quinze jours, n’avoir point de galant, travailler dur et ne manger pas : aucune n’a pu se faire à ce régime.

Sur ces paroles, ils enfourchèrent leurs montures et partirent.

Le notaire avait un gipon, c’est-à-dire un habit vert dont les courtes basques lui couvraient à peine les fesses, et dont les poches étaient bourrées de papiers.

— Vous emportez toutes ces affaires ? dit Daniel.

— Oui. Tu comprends, des fois, en route, je trouve à grabeler quelque acte, et il me faut du papier marqué. Et puis j’ai des expéditions pour des pratiques que je rencontrerai demain au marché de Mussidan.

En route, M. Cherrier expliqua sa vie à Daniel, et lui donna des conseils.

— Vois-tu, mon ami, il n’y a bêtise pareille à celle de marier des sacs d’écus avec d’autres sacs d’écus. Un oncle me le fit faire sous le beau prétexte que, ma future ayant quinze mille livres et moi vingt-cinq, nous en aurions quarante à nous deux ! Il y a vingt-neuf ans de ça, et depuis je m’en suis mordu les pouces bien souvent. Dès les premiers temps de notre mariage, je connus que ma femme n’était pas aimable de nature ; mais ça n’était rien au prix de ce que j’ai vu depuis !… Sous la République, tant que les curés furent bridés, passe encore : je prenais mon mal en patience, espérant toujours que d’aventure un galant me procurerait une occasion honnête de divorcer. Mais il aurait fallu être enragé pour attaquer une femme aussi malplaisante, et je suis resté à l’attache !… Maintenant, depuis que les calotins sont redevenus les maîtres, la maison est un enfer, comme ils disent. Ma femme s’est adonnée à la dévotion de telle manière que chez nous on ne met plus un bout de salé dans le pot sans la permission de notre curé… Ce qu’il y a de plus fort, c’est que, dans le temps, je ne pouvais pas être son mari sans le même congé !

Daniel se mit à rire.

— Et vous souffriez ça !

— Mon ami, à moins de prendre ma femme par force et de faire la soupe moi-même, il l’a bien fallu ! Mais je me venge aussi, va ! Je me suis avoisiné chez une veuve d’humeur folâtre et bonne robe. Ma femme en enrage tout son saoul, car, avec tous ses autres défauts de caractère, elle a encore celui d’être jalouse en diable. Et, pour ce qui est de la cuisine, les jours maigres je ne moisis pas chez nous. Le vendredi, je vais de-ci, de-là, chez des amis où on se moque des commandements de notre sainte mère l’Église, comme au Désert, par exemple, et, le samedi, je ne manque pas un marché à Mussidan, où on mange ce qu’on veut… Et puis, comme la veuve en question fait auberge à ce brandon de pin que tu as vu jouxte notre maison, j’y convie les amis et je choisis pour ça, justement, les grands jours d’abstinence et de jeûne. C’est cela, encore plus que le cotillon de l’Annette, qui fait raffolir ma chère épouse. Ces jours-là, elle me regarde de ses yeux venimeux et froids comme ceux d’une vipère dressée sur sa queue, de telle façon que parfois je pense à ces femmes qui empoisonnent leur mari, comme il y en a tant, et beaucoup plus qu’on ne croit !… Voilà, mon garçon, où j’en suis, moi qui ne suis ni gourmand, ni ivrogne, ni femellaïre, pour une vingtaine de mille francs portés par ma femme dans la maison, ou depuis rapiés par elle sur le boire et le manger !… Quand je pense que tout ce que j’ai ira plus tard à quelque gendre qui se moquera bien de moi, lequel aurai lors six pieds de terre sur le ventre, ça me donne des idées de mettre tout mon avoir propre en viager !… Une chose pourtant me console, c’est que celui-là qui, appâté par la fortune, prendra ma fille, paiera ça bien cher, car la drôle vaut aussi peu que sa mère : ainsi, juge !

Après ces véhémentes récriminations, M. Cherrier remit l’entretien sur les affaires de Daniel, et finit par lui communiquer une idée qui lui venait en chevauchant.

— Si je te dénichais un seul prêteur à long terme et au taux légal, ce qui te permettrait de payer tous tes créanciers et d’échapper aux griffes de ton cousin de Légé ?… Qu’en dis-tu ?

— Ma foi, il faudrait toujours rembourser ce prêteur, et, d’ici là, je porterais ma dette sur les épaules : je préfère m’en débarrasser tout de suite !

Sur cette réponse, ils arrivèrent au Désert.

Au coup de heurtoir, Mériol vint ouvrir et emmena les montures à l’écurie.

— Bonsoir, monsieur Cherrier ! dit familièrement la Grande lorsqu’ils entrèrent dans la cuisine. Merci au bon vent qui vous amène !

— C’est, vois-tu, Sicarie, que, ce soir, la fantaisie me travaillait d’avoir une belle femme devant mes yeux !

Elle se mit à rire bruyamment, et les éclats de gaieté faisaient sauter sa grosse poitrine.

— Vous êtes toujours plaisant, monsieur Cherrier !… Mais ça n’est pas tout ça, s’interrompit-elle, il faut que je vous appareille à souper.

— Et qu’est-ce qu’il y a dans ta marmite ?

— Des mongettes et un morceau de salé.

— Avec la soupe, c’est tout ce qu’il faut.

— Tout de même, en votre honneur, je vais passer un quartier de dinde dans la poêle.

Ils tablèrent tous ensemble à la cuisine, hôte, maître et domestiques, selon l’usage patriarcal établi depuis longtemps par l’aïeul et qu’avait respecté le docteur Nathan. Le notaire égaya le repas par sa verve et sa plaisante façon de conter les choses. Comme à l’ordinaire, Mériol ne disait rien ; la Grande applaudissait et Jannic, le berger, jeune drôle qui n’avait encore vu le monde que par une chatière, s’esclaffait de bon cœur. Le notaire parlait patois, suivant une coutume générale alors dans la petite bourgeoisie, et aussi par nécessité : car, sauf Daniel, aucun des autres n’eût compris ses propos.

— Mon Dieu ! s’écriait la géante, quel brave homme jovent vous êtes, monsieur Cherrier ! Vous vous faites du bon sang et vous en faites faire aux autres !

— Je suis toujours comme ça hors de chez moi, répondait le petit homme ; aussi fais-je comme les chabretaïres, je m’en vais souvent.

— Pour ça, cependant, chez vous, c’est une bonne maison, et la plus riche de Saint-Vincent !

— Ma pauvre Grande, il y a un proverbe qui dit : « Tu as une bonne chèvre ? Tu as une bonne mule ? Tu as une bonne femme ? Eh bien, tu as trois mauvaises bêtes !… » Moi, j’ai une chèvre, une mule et une femme : au printemps passé, la chèvre mangea tous les boutons de vigne dans le jardin ; la mule faillit me casser la jambe, il y a quelque temps, et ma femme me casse la tête chaque jour !

Ce fut un rire général, que suivirent les commentaires de Sicarie ; après quoi, Mériol et Jannic se retirèrent. Daniel et le notaire burent quelques gorgées d’eau-de-vie du cru en devisant, les pieds aux landiers ; puis, sur le coup de dix heures, ils allèrent se coucher, tous deux dans la grande chambre à deux lits.