Calmann-Lévy (p. 343-354).


XXIX


C’était le soir. Devant sa nouvelle demeure, Daniel était assis sur un banc et regardait fixement une lourde fumée d’écobuage qui flottait au ras de la lande défrichée. Autour, les taillis de chênes s’évanouissaient peu à peu, et une âcre odeur de racines brûlées et de terre surchauffés se mélangeait aux senteurs humides des bois. Au loin, vers l’étang des Oulmes, un courlis jetait par intervalles son cri aigu, comme un appel plaintif. Assis à terre près de son maître, César, les oreilles dressées, écoutait sans bouger, les bruits, perceptibles pour lui seul, des bêtes noires et rousses qui rôdaient par les fourrés, à l’heure venue de la glandée et du gagnage.

Trois mois s’étaient écoulés depuis le terrible événement qui avait brusquement achevé de déraciner du Désert Daniel et les siens. L’image de l’infortunée Sicarie si affreusement martyrisée le hantait souvent, et il lui semblait alors avoir devant les yeux ce tronc informe et graisseux d’où sortaient des entrailles grillées, ces membres carbonisés dont les extrémités avaient disparu, et surtout cette lamentable tête réduite à un moignon fuligineux.

En se remémorant ces tristes choses, Daniel songeait avec un frisson à ce qui serait arrivé si les enfants et Sylvia eussent été au Désert lors de l’irruption des paysans.

Le travail pourtant amortissait un peu son noir chagrin. Il s’était donné courageusement à la besogne et avait organisé leur existence. Son premier ouvrage avait été de désherber un terrain derrière la maison et d’y tracer un jardinet. Ensuite il avait enclos l’habitation et la grangette dans une cour fermée de gros pieux. Puis il avait entrepris le défrichement de la lande. En attendant que le sol successivement mis en culture fournît des récoltes, la famille vivait avec les provisions apportées du Désert avant l’incendie : — seigle, blé d’Espagne, millet, haricots et quelques sacs de pommes de terre qui dataient de l’année précédente. Le lait de la vache et celui d’une bonne chèvre étaient aussi une précieuse ressource pour tous, principalement pour les petits.

De pain, on n’en faisait point aux Essarts : il n’y avait pas de four. Mais parfois la ménagère, ayant vendu au marché de Mussidan quelques douzaines d’œufs ou une paire de poulets, prenait chez le fournier une tourte de pain bis pour la soupe. Le reste du temps, tous vivaient de miquet, de pommes de terre, et mangeaient des « millassons » de maïs en guise de pain.

En somme, l’adaptation de la famille à sa condition nouvelle se faisait assez bien. Les enfants étaient trop jeunes pour sentir le changement survenu dans leur vie, et Daniel acceptait les choses avec sa philosophie ordinaire. Sylvia, seule de la maison, avait des regrets, non pour elle, la vaillante femme, mais pour « le père » : le voir travailler tout le jour et vivre comme un paysan, voilà qui la poignait.

Deux autres commensaux s’accommodaient assez mal du changement. « César », un fils de l’ancien, obligé de se contenter d’une pâtée à peu près semblable à la « baquade » du cochon, n’avait plus le poil aussi luisant. Les os de poulet qu’au Désert il faisait craquer dans sa gueule puissante, il devait les regretter. De même, la vieille Jasse, réduite à la mauvaise herbe du pré ou à la palène des bois, dépérissait un peu. La bonne ration de carottes cuites avec de l’avoine, que tous les soirs elle trouvait à la porte de la cuisine, en revenant du pâturage au Désert, lui faisait défaut. Quelquefois Daniel, observant le flanc creux de la jument, en avait pitié et lui portait à l’écurie quelques jointées de farine de maïs :

— Tiens, pauvre bête ! je ne puis faire mieux.

Quant à la bourrique, philosophe comme le maître, elle s’arrangeait de tout…

La nuit était venue, les bêtes étaient à l’étable, et Daniel songeait encore, assis là, sur le banc, lorsqu’une main se posa doucement à son épaule.

— Ne veux-tu pas souper, père ?

— Si, ma petite…

Le repas était frugal, ce soir-là, comme tous les jours, d’ailleurs. Même, ce qui était une privation, point de soupe comme à l’accoutumée : un miquet de millet en tenait lieu. Après cette bouillie, Sylvia posa sur la table un millasson de blé d’Espagne, qui, découpé par elle en tranches d’un beau jaune d’or, accompagna un plat de caillé.

— Ta soupe te manque, père ! Mais après-demain je rapporterai du pain de Mussidan.

— N’y va pas exprès : je m’en puis bien passer !

Un pichet d’eau était là, venant de la fontaine proche ; la seule recherche, c’est qu’elle avait été bouillie par mesure de précaution.

— Tout de même, reprenait Sylvia, quand je pense que tu as été élevé à vivre de bonne soupe, à manger de la viande trois ou quatre fois la semaine, et à boire du vin à ta soif, et qu’il te faut à présent manger du miquet et boire de l’eau, ça me fait peine !

— Ne te tourmente pas de cela, ma fille !… Il n’importe avec quoi on apaise la faim et la soif.

Après souper, les enfants, ayant un peu chevauché sur les genoux de leur père, furent mis au lit. Restée seule avec Daniel, Sylvia continua de déplorer la pauvreté où était obligé de vivre le docteur.

— Un homme comme toi ! se récriait-elle.

— Un homme comme les autres, faisait-il doucement.

— Non ! non !

— Eh bien, soit ! Puisque tu le veux, je reconnais que je diffère de la plupart en ceci que je ne fais nul cas de maintes choses qu’ils estiment fort. À l’encontre de la foule, pour qui l’argent est un dieu, j’estime que la pauvreté contente est une bonne chose. Ne te tracasse donc pas pour moi.

Sylvia se tut, un moment, puis, retournant à son idée, elle expliqua au docteur qu’au moyen de ce qui devait lui revenir sur la vente du Désert il pouvait s’établir dans quelque endroit hors de la Double et se remettre à la médecine. Ce serait une vie plus convenable à sa personne et à sa suffisance que le métier de « pied-terreux ».

Et puis ils sortiraient tous de ce pays funeste, où elle craignait toujours pour lui et les enfants.

— Sylvia, repartit Daniel, il ne faut point médire de l’état de travailleur de terre : c’est le plus ancien, le plus nécessaire de tous, et, si l’on y regarde bien, le plus sain, celui qui déforme le moins l’homme en son esprit et en son corps. L’argent que tu dis, il vaudrait donc peut-être mieux l’employer à l’achat de ce pré et de ces terres qui sont à vendre par delà nos taillis. Mais nous n’en sommes pas là : si je ne me trompe, je ne suis pas près de toucher ce que me redoit ma chère cousine. Quand je l’aurai ensaché, nous verrons. Pour ce qui est de tes craintes, tranquillise-toi : elles sont vaines. L’arrestation des vingt-deux scélérats qui en prison attendent leur jugement a frappé le pays de terreur… Et ce sera bien autre chose après le châtiment !…

Deux jours plus tard, pendant que Sylvia était au marché de Mussidan, Daniel continuait un travail de défoncement commencé la veille. Dans la terre fraîchement remuée, les petits se roulaient avec délices, tandis que César, allongé sur le centre, à quelques pas, semblait méditer. L’essarteur était en train d’arracher une souche de brande lorsque le chien se dressa en pattes et signala par ses abois l’approche d’un étranger. Levant lors la tête, Daniel vit venir à travers les bruyères ce même huissier qui avait instrumenté contre lui pour Zélie Cherrier.

Cette fois, l’affaire n’était point aussi grave. Il s’agissait d’une citation à comparaître devant la Cour d’assises pour témoigner dans l’affaire de Badil et autres meurtriers et incendiaires.

À l’aspect de cette chétive demeure et de Daniel lui-même vêtu comme un paysan, l’huissier, quoique peu tendre, eut quelques paroles de condoléance polie pour ce médecin qu’il surprenait embesogné à un dur travail, lequel, selon ses préjugés mesquins de suppôt de la chicane, n’allait pas sans une déchéance.

— Je vous remercie, monsieur Vigenac, répondit paisiblement Daniel ; mais, bien que pauvre, l’homme n’est point à plaindre lorsqu’il a la santé, l’indépendance et la paix de la conscience.

L’huissier eut un murmure d’assentiment peu convaincu, salua et s’en retourna prendre sa jument, attachée près de la maison, à un chêneau.

— Comme tu as travaillé aujourd’hui, père ! dit Sylvia, quand elle revint, vers le soir. Tu dois être bien las ! Mais demain tu auras de bonne soupe : j’ai rapporté un petit lopin de viande…

Et la bonne créature jeta ses bras au cou de Daniel et l’embrassa passionnément.

Tout en soupant avec des haricots dont le docteur, de temps en temps, quittant son travail, avait surveillé la cuisson, Sylvia raconta les petits incidents de sa journée. Elle avait rencontré la femme de Fréjou, qui faisait supplier Daniel de ne point charger son mari devant la Cour d’assises.

— Et que lui as-tu dit ?

— Que son Fréjou était un mauvais gredin qui ne méritait nulle compassion ; mais que sur lui, gredin ou non, comme sur tous les autres, tu ne diras que la vérité.

— C’est fort bien répondu ! fit le docteur, avec un léger sourire.

Le lendemain, après avoir déjeuné de la bonne soupe faite par Sylvia et d’un morceau de bouilli, Daniel s’en alla tout dispos à la recherche de Claret. Quoique la physionomie présente des gens de la Double ne lui inspirât aucune inquiétude, il voulait, pour la tranquilliser, commettre la mère et les enfants à la garde du vieux chasseur de vipères pendant qu’il serait à Périgueux.

Le pays qu’il traversait n’était guère habité ; néanmoins le docteur croisait de loin en loin, sur les sentes des bois et les vieux chemins mal entretenus, des gens venant de la messe dominicale et rentrant chez eux. Tous le saluaient sans trop le regarder, avec une espèce de crainte sournoise. Dans le nombre, quelques-uns, sans doute, étaient parmi les agresseurs du Désert, et, tremblant qu’on ne les recherchât, se faisaient tout petits. Pourtant les moindres volereaux, qui avaient été laissés en liberté faute de place dans les prisons, avaient reçu l’ordre de comparaître devant la Cour d’assises. Cela rassurait bien quelque peu le menu fretin des coupables échappé aux filets de la justice ; mais des accusés pouvaient parler, les tirer en cause pour s’innocenter… Tant que ce ne serait pas fini, on ne serait sûr de rien…

— Bonjour, braves gens ! répondait Daniel à ces saluts timides.

Claret, fort heureusement trouvé dans sa hutte, fut très sensible à la marque de confiance que lui octroyait le docteur. Aussi, le jour du départ, était-il aux Essarts bien avant l’aube, armé de son fusil. Daniel, levé déjà, mangeait un coin de pain avec du fromage de chèvre.

— Si tu avais seulement un plein gobelet de vin ! faisait Sylvia, désolée que son Daniel n’eût pas ce régal salutaire. Bois une roquille en passant à Saint-Germain : ça te soutiendra !

Sur cette recommandation, le docteur se mit debout, alla embrasser les enfants endormis, serra tendrement Sylvia sur son cœur, donna une poignée de main à Claret, prit son bâton et partit.

Il avait gelé blanc, l’air était froid, le ciel clair, avec quelques brouées flottantes. Une faible lueur crépusculaire, à l’Orient, faisait pâlir les dernières étoiles et laissait entrevoir, au bord des chemins raffermis, le brouillard saisi par le gel matinal, qui poudroyait sur les bruyères, les ajoncs et les genêts. Une agréable odeur de terre unie aux parfums des herbes sauvages montait de la glèbe et des taillis profonds, où les oiseaux réveillés secouaient leurs ailes humides.

Cependant, à mesure que Daniel avançait, la clarté douteuse se muait en une aurore presque lilas qui permettait d’apercevoir, dans le lointain, les frondaisons des hautes futaies aux cimes baignées de vapeurs laiteuses. Et bientôt, derrière les nuages qui barraient l’horizon de gris et de noir, le soleil éclaira toute la campagne d’une lumière terne et froide.

En gravissant un petit coteau pierreux, avant d’arriver à Saint-Germain, le docteur huma la senteur du pain cuit, mêlée aux aromes des branches de pin, de genévrier, et des brandes qui avaient chauffé le four. Dans la cour d’une maison jouxtant le chemin, un homme à la figure couturée par la picote était occupé à défourner.

— Il fleure bon, votre pain ! lui dit le voyageur.

— À votre service, monsieur Daniel !

— Tiens ! c’est vous, Oudet ! fit le docteur en reconnaissant le varioleux de l’étang de Petitone.

— Oui bien !… Entrez donc : le tourteau est tout chaud, vous ferez un trempil…

Le tourteau rompu, pendant qu’ils trempaient le pain fumant dans un petit vin au bouquet de framboise, Oudet narra comment il avait abandonné la mauvaise Double et pris cette métairie, où il vivait à peu près en travaillant. Ses deux enfants aînés pourrissaient sous terre dans le cimetière de la Jemaye, tués par les fièvres. Mais, depuis qu’il était là, il en avait deux autres qui étaient « bien fiers »… En somme, il ne se fût point estimé trop malheureux s’il n’avait eu sa femme qui était comme enragée…

— Avec les femmes, il faut de la patience ! fit le docteur.

— Ah ! monsieur Daniel ! n’y en eût-il pas plus que de graines de vimes !

Et il tendait son gobelet à son hôte, qui souriait.

Puis, après avoir brièvement répondu aux questions de ce brave homme sur le crime du Désert et avoir trinqué une dernière fois avec lui, le docteur se leva, lui serra la main en le remerciant et continua son chemin.

Réconforté par cette communion rustique du pain et du vin, il traversa Saint-Germain sans s’arrêter, malgré la recommandation de Sylvia. À Saint-Astier, il déjeuna modestement, puis passa l’Ille au bac et prit la grande route de Périgueux.

Trois grandes heures après, ayant franchi le pont de la Cité, il suivit la route de Bordeaux, sorte de faubourg naissant, laissa sur sa droite l’hôtel Saint-Pierre, renommé pour sa bonne cuisine périgordine, et s’alla loger beaucoup plus humblement dans une petite auberge de la rue de la Bride.

La première journée, à la Cour d’assises, fut tout entière consacrée aux formalités préliminaires. L’audition des témoins ne commença que le lendemain. Lorsque fut appelé Daniel Charbonnière, tout le monde remarqua cet homme de haute taille, barbu, aux cheveux noirs touffus, chaussé de gros souliers, habillé comme un paysan d’un pantalon à pont-levis, d’un gilet boutonné jusqu’au col, et d’un « sans-culotte » de cadis grisaillé à larges boutons de cuivre. L’étonnement parut vif lorsqu’on l’ouït répondre à la question du président sur sa profession :

— Docteur-médecin.

Il exposa d’abord tout ce qu’il avait vu au Désert, le soir du crime, la découverte du corps à moitié carbonisé, puis répondit aux questions du président ; après quoi, celui-ci enjoignit à l’huissier de service de présenter au témoin les objets saisis chez les pillards. Sur la table où ils étaient réunis, Daniel reconnut, un à un, le vieux fusil à silex monté en argent, un huilier en faïence décorée, la romaine emportée par Moural, une soupière et de la vaisselle d’étain, une paire de pistolets d’arçon, le beau plat décoratif aux armes des Gastechamp, la curieuse fontaine de cuivre dont s’était emparé Fréjou et d’autres menus objets.

Cette reconnaissance faite, Daniel, interrogé s’il n’avait plus rien à dire, s’adressa aux jurés, qu’il supplia d’épargner la vie des principaux accusés :

— Laissez là, messieurs, dit-il, cette barbare loi du talion. Il n’y a aucune équivalence entre la vie d’une bonne et vaillante femme comme Sicarie Gamonet et celle de scélérats comme Badil et Querol. Un assassinat ne peut se réparer par un meurtre juridique. Un être collectif n’a pas plus le droit qu’un individu de donner la mort à un homme. La société n’a point à se venger : son droit s’arrête à sa défense, et l’exemple est inutile. Quoique l’affreuse mort de celle qui me servit de mère soit toujours douloureusement présente à ma pensée, je vous demande la vie de ses assassins. Légalement vous pouvez les tuer ; humainement, vous ne le devez pas !

Ayant dit, le docteur se retira, poursuivi par un murmure général d’improbation, auquel le président prêta une formule en déclarant que de pareilles doctrines sapaient les bases essentielles de la société.

Tous les témoins entendus, le procureur du roi prononça un réquisitoire véhément, où, comme le président, il fit justice des théories dangereuses débitées par le témoin Charbonnière. Après avoir établi prolixement les faits et calculé scrupuleusement les charges, il réclama la peine de mort contre Badil et trois de ses co-accusés, les travaux forcés à perpétuité et à temps contre les autres criminels, et des peines de prison pour les simples pillards, graduées selon les cas.

Les avocats firent ingénieusement leur métier, chacun discutant les charges qui pesaient sur son client et s’efforçant de les rejeter sur ceux de ses confrères. Un seul osa faire remonter la responsabilité des crimes commis jusqu’aux instigateurs, mais il fut promptement arrêté par le président.

Enfin, le quatrième jour, après une longue délibération du jury, la Cour infligea aux accusés des peines allant des travaux forcés à perpétuité, avec exposition au carcan, jusqu’à un an de prison. Parmi les condamnés à vie étaient Queyrol, Moural, Trigant. Grâce à des protections, Pirot s’en put tirer avec vingt ans de bagne et Fréjou avec dix ans. La Cadette en fut quitte pour cinq ans d’emprisonnement, qu’elle ne fit même pas, car elle mourut peu après. Quant à Badil, accablé sous les déclarations unanimes de ses complices qui s’efforçaient de sauver leurs têtes, le jury lui ayant refusé les circonstances atténuantes, la Cour le condamna seul à la peine de mort et ordonna que l’exécution aurait lieu « sur le théâtre du crime ».

Daniel n’attendit point l’arrêt. Mais, avant de s’en retourner aux Essarts, il se rendit au greffe pour reprendre les objets à lui volés.

— Ho ! ça ne peut pas se faire comme ça ! lui dit un commis. Il faut d’abord que la Cour ordonne la restitution ; puis, que les délais de pourvoi soient expirés ; enfin, que l’arrêt soit expédié, enregistré, transcrit…

— C’est trop juste !