Calmann-Lévy (p. 265-278).


XXIII


Les natures impulsives et brutales sont difficilement accessibles au raisonnement ; au lieu de réfléchir devant l’obstacle, elles foncent dessus. Loin de suivre le sage conseil de Sylvia, M. de Bretout s’entêtait à la vouloir faire venir au château, en remplacement de Séverine qui s’allait marier : il espérait qu’une fois là elle s’apprivoiserait « à venir manger dans la main », comme tant d’autres qu’il avait vues ! Sa passion, exaspérée depuis qu’elle lui était apparue superbe sur la lande du Drac, lui montrait la chose comme sûre. Non seulement il ne lui en voulait pas de sa résistance et de ses refus méprisants, mais il ne l’en trouvait que plus désirable. À cette convoitise exaltée se mêlait un ardent désir de se venger du docteur : ah ! s’il pouvait lui enlever cette belle maîtresse !…

Une première perquisition des gendarmes resta sans résultat : Sylvia, prévenue à temps par la Sicarie, s’enferma dans la cachette et fut introuvable, au grand ébahissement de sa mère et des deux hommes, à qui Trigant venait d’affirmer sa présence au Désert.

Mais, peu de temps après, tous trois prirent leur revanche. Appelée traîtreusement au dehors par le berger, Sylvia trouva sa mère qui l’embrassa, l’amitonna fort, et renouvela ses sollicitations, protestant que c’était pour son bonheur qu’elle la voulait « loger » en ce château. Tout en discourant ainsi, la Cadette mena sa fille jusqu’au bout de l’allée. À ce moment, les gendarmes, embusqués dans un bois voisin, arrivèrent au galop, et, par une savante manœuvre, coupèrent la retraite à Sylvia, qui ne témoigna aucun étonnement. Interrogée si elle voulait suivre sa mère comme le portait l’ordre du procureur, elle prit une résolution soudaine et répondit que oui : « Puisque sa mère la voulait placer chez la dame de Légé, elle était prête à y aller sur le coup et à y rester si la dame l’engageait. »

Sur cette réponse, la Cadette, ravie de sa docilité, s’achemina vers le château avec elle, toutes deux suivies à dix pas par les gendarmes, qui les quittèrent après les avoir vues entrer dans la cour.

Avertie par Séverine, Minna reçut les deux femmes, et, après quelques brèves questions à Sylvia sur son âge, son savoir-faire, lui demanda :

— Où êtes-vous, présentement !

— Au Désert.

— Alors, c’est vous la servante-maîtresse du médecin Charbonnière ?

— Oui, madame. Il est le père de mon enfant.

Sylvia espérait que cet aveu la ferait refuser catégoriquement par madame de Bretout. Mais il vint à celle-ci une idée diabolique ; « Ah ! le bon tour à jouer au cousin en lui enlevant sa maîtresse !… »

— À tout péché miséricorde ! fit-elle avec indulgence. Et combien voulez-vous gagner ?

— Cent écus l’an et une robe d’étrennes.

— Cent écus !… Séverine n’en gagne que trente !

— Oui. Mais, si j’entre ici, il me faudra, en plus de mon service, faire la volonté du monsieur !

— Que dites-vous là ? s’écria l’autre.

— La pure vérité, madame. C’est une affaire arrangée d’avance avec mon honnête femme de mère !

Très vexée d’être ainsi dupée par son mari, madame de Bretout dit sèchement à Sylvia :

— Vous pouvez vous en aller !… vous ne me convenez pas.

En sortant, comme la Cadette récriminait fort contre sa fille, celle-ci lui répondit :

— Ça n’est pas la peine de te troubler ni de faire encore déranger les gendarmes par le monsieur du château. Tu sais que dans deux mois, à la Notre-Dame de septembre, j’aurai mes vingt et un ans et que je serai maîtresse de mes faits et gestes : ainsi laisse-moi en paix !…

Le soir, en rentrant de la chasse, M. de Bretout fut très fraîchement reçu par madame.

— Vous savez, notre cher ! si vous voulez cette fille, je m’en moque comme de ma première poupée ; mais que ce ne soit pas chez moi !… Vous n’ignorez pas, d’ailleurs, que ce serait un cas de séparation de corps… et de biens !

Elle appuya sur ces derniers mots, et, satisfaite de son petit effet, se retira dignement, après un coup d’œil victorieux à M. de Bretout fort déconcerté.

Il avait bien eu l’envie de regimber contre cette humiliante vespérie ; mais, plus sage qu’à l’ordinaire, il s’était dominé. C’est que derrière sa femme il voyait son beau-père ; M. de Légé, qui ne l’aimait pas, eût fort mal pris cette velléité libertine. Avec son air sévère et ce diable de hochement de tête, le personnage lui imposait : il se révoltait en lui-même contre cet ascendant, mais il le subissait toujours.

L’abbé de Bretout, familier au château en sa double qualité d’oncle et de curé, s’efforçait bien de parer aux dispositions peu bienveillantes du père et de la fille envers le gendre et mari, et de mettre dans les rapports de l’un et de l’autre avec celui-ci un peu de bonne volonté, à défaut de cordialité. Mais, malgré son adresse insinuante et ses paroles onctueusement persuasives, il n’y parvenait pas. Le neveu, instamment averti d’adoucir les angles de son caractère, — dont la rudesse confinait à la brutalité, — promettait bien, mais ne tenait pas toujours, surtout après les repas. L’oncle n’avait guère de succès, non plus, auprès de sa nièce par alliance, qu’il exhortait paternellement à prendre une attitude conjugale moins sévère. Bien qu’elle fût pour le reste une ouaille soumise, elle se retranchait, à ce propos, derrière le danger à courir, et, sentant la solidité de cette défense, elle ne s’en départait pas.

Avec le châtelain, le curé se bornait le plus souvent à des généralités ; il exprimait des vœux pour le bonheur de tous, ouvrait doucereusement des avis et parfois plaidait obliquement la cause de son neveu. Il rejetait bénignement sur son oisiveté ses écarts de manières, et, partant de là, essayait d’amener tout bellement M. de Légé à quitter, en faveur de son gendre, ses fonctions de maire et même à partager avec lui, pour la lui transmettre plus tard, la gestion de ses biens et de ses affaires privées : cela le retirerait du désœuvrement et lui donnerait l’habitude du travail. Mais, un jour que cet oncle vigilant s’était expliqué un peu trop intelligiblement là-dessus, le beau-père accueillit plus que froidement ces ouvertures :

— Monsieur l’abbé, il n’est pas d’un homme sage de se dévêtir avant l’heure de se coucher !

Il n’avait garde, M. de Légé, de mettre son gendre au courant de ses fructueuses affaires ; il suffisait, lui seul, à tout. Établi au cœur de la Double comme l’araignée au centre de sa toile, il ne voyait pas que la moindre occasion profitable lui pût échapper. Les notaires des environs signalaient à ce client d’excellent rapport les bonnes opérations à faire : placements avantageux, achats de créances au rabais et acquisitions de propriétés à vil prix. Malgré l’attention apportée à la solvabilité des emprunteurs il arrivait parfois que certains, maltraités par des circonstances imprévues, ne remboursaient pas aux échéances et qu’il fallait les faire exproprier. Mais, précisément, là encore, M. de Légé moissonnait à pleines mains. Afin de se couvrir, il acquérait à la barre du tribunal les biens expropriés, pour un morceau de pain, car nul dans le pays n’aurait eu la hardiesse d’enchérir contre un pareil amateur.

Toutes ces manigances n’allaient pas sans lui faire des ennemis. Mais c’était de pauvres hères jugulés par des conditions léonines, ruinés par l’hypothèque et les emprunts usuraires, qui n’avaient plus ni terre, ni argent, ni crédit. Que pouvaient ces gens-là contre un homme riche et puissant par lui-même, fortifié par des relations utiles et des amis influents ? Aussi, dans ces âmes abruptes de paysans dépossédés et réduits à la misère, s’amassaient des germes de haine qui parfois se trahissaient en paroles menaçantes ou se manifestaient par des actes d’hostilité sournois et anonymes. Le principal moyen de vengeance qui tente les faibles, l’incendie des bois, avait été employé contre M. de Légé ; mais, après deux terribles exemples d’incendiaires envoyés au bagne de Rochefort, ces alertes avaient provisoirement cessé. Pourtant il y avait toujours dans la Double des malheureux que le châtelain de Légé avait expulsés de leur chétive demeure, mis au bissac, qui l’abhorraient et lui voulaient mal de mort, chose dangereuse dans un pays sauvage, où chacun, si misérable qu’il fût, avait son fusil dans le coin de l’âtre…

Par une soirée pluvieuse de septembre, le vicomte de Bretout et madame attendaient pour souper M. de Légé, qui était allé à Mussidan traiter quelque affaire. Huit heures sonnèrent à la pendule de la salle à manger qu’il n’était pas encore revenu ; ce que voyant, M. de Bretout, après s’être promené de long en large pour tromper l’impatience de son estomac, parla de faire servir. Mais sa femme s’y opposa nettement :

— Il faut attendre !

Puis elle jeta une mante sur ses épaules, chaussa dans la cuisine des sabots par-dessus ses pantoufles et sortit dans la cour, suivie de mauvaise grâce par son mari. La nuit était plus que sombre, sans lune, sans étoiles, épaissie encore par la pluie qui tombait fine et serrée. Au bord de la terrasse, ils écoutèrent : nul bruit ne montait jusqu’à eux que le léger bruissement de l’eau sur les feuilles des taillis voisins. Pas un pas de cheval sur les chemins boueux, pas un meuglement de vache attardée au pacage, pas un aboi de chien épeuré, rien. Les bois solitaires se confondaient avec le ciel dans un noir de poix qui enveloppait la Double inondée. Au bout de quelques minutes, l’obscurité, le silence, l’air humide firent frissonner Minna inquiète et de tristes appréhensions lui vinrent à l’esprit. Tandis qu’elle écoutait anxieusement, espérant ouïr enfin les fers du cheval qui sonneraient sur les pavés de l’allée, un coup de fusil au loin se fit entendre sourdement, comme amorti par l’atmosphère pesante, puis tout rentra dans un silence lugubre.

— Il est arrivé malheur à mon père ! s’écria-t-elle.

— Bah ! répondit M. de Bretout, c’est quelque braconnier à l’affût ! Votre père couchera sans doute à Mussidan : allons souper !

— Vous ne pensez qu’à manger !… Croyez-vous que j’aie faim, dans l’inquiétude où je suis !…

M. de Bretout se dit bien que, pour lui, il n’en perdrait pas un coup de dent, mais il ne répliqua pas.

Ils attendirent un quart d’heure encore, puis Minna perçut un galop qui se rapprochait, et, trois minutes après, le grand cheval normand de M. de Légé entra dans la cour, couvert de boue, les rênes de la bride rompue, ronflant d’épouvante.

À la lueur qui venait par la porte de la cuisine, on examina la bête : rien n’indiquait la nature de l’accident. Circonstances rassurantes, les pistolets étaient dans les fontes et un portemanteau de cuir où l’on trouva deux sacs d’écus était encore attaché au troussequin de la selle.

— Le monsieur sera tombé avec le cheval, dans ces mauvais chemins ! dit Pirot.

Madame de Bretout, adoptant alors cette opinion d’une simple chute, se rassura un peu et fit partir aussitôt tous les gens de la maison pourvus de falots, sous la direction de son mari. Celui-ci maugréait bien, secrètement, du souper retardé encore, mais il se résigna par nécessité.

À une petite demi-lieue sur le chemin de Mussidan, au fond d’une combe, entre des taillis épais, Mornac, le garde-bois du château, qui marchait en avant, avisa une forme noire étendue dans la boue. Tous s’approchèrent, pressés par son exclamation, et, à la lumière des falots, reconnurent M. de Légé, son manteau sous lui, son chapeau à quatre pas. M. de Bretout, se penchant sur le corps, vit à la tempe deux petits trous d’où coulait un filet de sang.

— On l’a assassiné ! dit-il froidement.

— Toujours, ça n’est pas pour le voler ! fit observer Pirot, en désignant les breloques de la chaîne de montre, qui pendaient du gousset et de la culotte.

— En effet, voici sa bourse ! reprit M. de Bretout, après avoir fouillé les poches du mort.

Au moyen d’un « bayart » ou civière, et avec l’aide de quelques hommes pris au plus prochain village, le défunt fut rapporté au château. Quand Minna, qui épiait sur la terrasse avec les femmes, vit les falots avancer lentement, elle devina la vérité :

— Mon père est mort ! s’écria-t-elle, en larmes.

Et quand, au pas lourd des porteurs, le funèbre fardeau entra dans la cour, et qu’elle-même, soulevant le manteau mouillé, découvrit la figure de M. de Légé toute pâle, souillée de sang et de boue, elle s’évanouit.

Sur une table, dans le vestibule, on déposa le cadavre ; puis un homme à cheval, expédié à Ribérac, fut prévenir les gens de la justice, qui vinrent le lendemain…

Comme il n’y avait pas vol, le crime fut attribué à la vengeance, et, par conséquent, les soupçons se dirigèrent sur des débiteurs malheureux de M. de Légé, qu’on supposait avoir de la rancune. Un pauvre diable, récemment exproprié à sa poursuite et qui, dans la colère, avait proféré des menaces, fut recherché vivement et promptement appréhendé au corps. Par chance, il avait un sûr alibi, étant le soir même de l’assassinat aux portes de Bergerac, où il conduisait un charroi de merrain pour un marchand de bois. Après quelques jours de geôle étroite, il fut relâché, bien à regret, par le juge d’instruction qui semblait dire : « Celui-ci faisait tout juste mon affaire ! »

Si Daniel n’eût été sous clef en ce moment, nul doute qu’il n’eût été inculpé, la haine de ceux de Légé, pour lui, faisant imaginer quelque réciprocité de sa part. À son défaut, Mériol fut interrogé ; mais, à l’heure du crime, il était à Saint-Vincent où il avait mené des cochons vendus, et buvait le vinage dans le cabaret de la Nettou.

D’autres encore, de ceux qualifiés mauvais sujets, ennemis de la religion, jacobins ou partisans de « l’Autre », furent soupçonnés par la justice, surveillés, enquêtés, mandés à Ribérac et sérieusement travaillés en de tortionnaires interrogatoires ; mais tout fut inutile : six mois après le superbe enterrement de M. de Légé en l’église de la Jemaye, l’affaire fut classée.

Le vicomte de Bretout supporta philosophiquement la perte du défunt. Quant à Minna, quoiqu’elle aimât autant qu’il était en elle ce père qui l’idolâtrait, sa nature légère et mobile ne tarda point à reprendre le dessus. Après la première explosion de douleur et quelques jours de tristesse, les visites, les lettres de condoléances et le soin de ses affaires atténuèrent peu à peu son chagrin. Bientôt le plus apparent signe de deuil au château de Légé fut le crêpe noir dont les ruches du verger étaient ceintes selon le vieil usage.

Au surplus, cette mort ne modifia pas la situation de M. de Bretout comme il l’avait espéré : Minna, bien renseignée par le notaire de la maison, se réserva jalousement la direction ostensible de ses affaires. Tout passait par les mains de M. Durier pour être définitivement décidé par elle. Un beau matin, que le vicomte voulait faire prévaloir son avis au sujet d’un emploi de fonds, elle lui répondit délibérément :

— Notre cher, vous êtes ici comme un coq en pâte, libre, et en état de faire bonne figure au dehors ainsi que de vous passer vos petites fantaisies ; mais l’administration de mes biens paraphernaux m’appartient, à moi seule.

— Paraphernaux !… Peste, ma chère, vous parlez comme un vieux procureur ! fit M. de Bretout en s’en allant, vexé, tandis que Minna jubilait d’avoir placé ce mot de droit, appris du notaire.

Sentant bien qu’il ne pouvait rien gagner à heurter les résolutions de sa femme, le vicomte se cantonna dans le rôle effacé de mari de la reine. Son amour-propre masculin souffrait bien de cet arrangement ; mais, comme il était bridé par la loi et consigné à la porte de la chambre conjugale, il n’avait aucun moyen de faire dominer son vouloir. Il eut d’ailleurs dans la succession de M. de Légé à la mairie de la Jemaye et au conseil d’arrondissement une petite compensation.

Libre de ses actes et n’étant plus retenu par la présence de son beau-père, M. de Bretout se dédommagea de sa dépendance conjugale en menant joyeuse vie. Depuis son « veuvage », comme il disait après boire, il avait repris clandestinement, avec quelques amis du voisinage, cette existence de gentilhomme viveur et dissipé qu’il avait menée avant son mariage. Après la mort de M. de Légé, il ne se gêna plus. C’était des parties de chasse, de jeu, de filles, chez l’un de ces messieurs, célibataire entêté. Le vicomte lui-même, sous le prétexte d’un rendez-vous de chasse, fit accommoder une vieille maison inhabitée, appelée la « Maison du Roy », parce qu’une légende y faisait souper le Béarnais après Coutras. Là, au milieu des bois, le mari de Minna et ses compagnons s’égayaient de petites orgies avec des gotons de village, des coureuses de foires ou des guenuches amenées de Ribérac par le complaisant Pirot.

Mais ces débauchées rustiques et grossières ne lui faisaient pas oublier la belle Sylvia. Il la revoyait toujours, sur la lande du Drac, fière et outrageuse, lui déclarant : « Je suis venue pour aider à t’emporter ! » À la passion véhémente qu’il éprouvait pour elle se joignaient la volonté frénétique de vaincre enfin cette résistance obstinée, le furieux désir de triompher d’une ennemie et, en même temps, de se venger de Daniel.

Lorsqu’il la rencontrait par des hasards cherchés, M. de Bretout renouvelait ses tentatives, toujours repoussées avec mépris par Sylvia. Ces refus d’une créature, qu’il jugeait de condition vile et dont il estimait à néant la vertu, exaspéraient le vicomte.

— Tu t’en repentiras, Sylvia ! faisait-il, rageur.

— Mais bien toi plutôt, si tu n’es sage ! lui répondait-elle hardiment.

Cette assurance de la vaillante fille venait de ce qu’elle était armée et bien résolue à se défendre : dans une poche de sa robe, sous le tablier, elle portait toujours un couteau-poignard, appartenant à Daniel et dont la lame aiguë avait bien six pouces de long.

Le vicomte, lui, fier de sa noblesse, de sa personne, de sa position sociale, de ses fonctions officielles, de la déférence craintive qu’il inspirait, en était venu à se croire tout permis avec les petites gens. Aussi avait-il conçu le projet de prendre Sylvia de force puisqu’elle ne voulait pas céder de bon gré.

Un jour de foire à Montpaon, où elle était allée vendre des dindons, un acheteur, prétendu coquetier, la retarda fort en lanternant pour la conclusion du marché, puis sous le prétexte qu’il n’avait pas de monnaie pour la payer. De ce retard, il résulta que, revenant sur sa bourrique, à moitié chemin du Désert, elle se trouvait asseulée au milieu des bois au moment où la nuit tombait. Le temps était clair, les étoiles se montraient, et Sylvia pressait sa bête qui s’en allait d’un bon pas en suivant le bord du chemin, lorsque tout à coup, entre des gaulis épais, elle fut assaillie par quatre hommes masqués de peaux de lièvres. En un instant, elle fut bâillonnée avec un mouchoir, enveloppée d’une limousine qu’on avait jetée sur sa tête, et entraînée hors du chemin. Un des ravisseurs poussait la bourrique par derrière, à coups de bâton, tandis qu’un autre la tirait par le licol et que les deux derniers maintenaient la pauvre femme à califourchon sur la bastine, chacun par un bras.

Après avoir marché rapidement une demi-heure à travers pays, la troupe s’arrêta devant une porte cintrée et Sylvia fut transportée dans la maison et déposée sur un lit, dans une chambre où elle resta seule avec un de ceux qui l’avaient enlevée. Pendant que le quidam battait le briquet pour allumer une chandelle, la courageuse captive se défubla lestement, se glissa dans la ruelle, ouvrit son couteau et, l’ayant bien assuré dans sa main, attendit.

— Ah ! c’est toi, monsieur de Bretout ! s’écria-t-elle en voyant le vicomte s’avancer vers le lit après avoir posé la chandelle allumée sur la table.

— Je t’avais bien dit que je t’aurais, la belle ! fit-il en la saisissant par un poignet.

— Tu ne m’as pas encore ! répliqua-t-elle en lui plantant soudain son couteau dans le haut de la poitrine.

La douleur fit geindre l’homme qui s’affaissa sur le plancher : aussitôt Sylvia franchit son corps, s’échappa de la chambre, traversa une pièce vide et entra dans la cuisine, où les trois complices du vicomte trinquaient à sa santé autour d’une table.

— Place, bandits ! fit-elle en brandissant son couteau rouge de sang.

Et, passant devant les misérables épouvantés par son attitude énergique, elle alla vers la porte et s’enfuit dans les ténèbres.

À peu de distance, elle s’enfonça dans un taillis de chênes et poussa, au hasard, jusqu’à la rencontre d’une sente qui la mena dans une grande clairière où elle s’arrêta pour s’orienter. Le docteur lui avait appris à distinguer les principales constellations et lui avait fait observer que le Désert était situé juste au midi de l’étoile polaire. Après avoir reconnu cette étoile au bout de la queue de la Petite Ourse, droit devant elle, Sylvia marcha dans cette direction sans s’effrayer des bruits nocturnes. En avant, sur une cafourche déserte, un loup hurlait sinistrement à la lune levante ; dans les halliers voisins, le glapissement aigu d’un renard, sur la voie d’un lièvre, accompagnait le cri mélancolique d’un oiseau de nuit appelant sa femelle. Plus loin, alors qu’elle cheminait sur la chaussée à demi ruinée d’un large étang, vers l’extrémité de la nappe sombre comme un miroir d’acier poli, une voix formidable et pareille au mugissement d’un taureau monta subitement et la surprit d’abord :

« C’est le bœuf d’eau ! » se dit-elle, donnant son nom vulgaire au butor étoilé, et elle reprit sa marche.

Ensuite, rentrée sous bois et dans l’impossibilité de se guider par les astres, elle hésitait, lorsqu’un énorme animal vint se précipiter sur elle avec de petits gémissements de joie. Sa main armée du couteau retomba bien vite :

— C’est toi, mon César ! dit-elle en le caressant.

En redressant la tête, elle vit briller à travers les arbres une lueur qui dansait comme un feu follet, et bientôt Mériol, dirigé par les abois du chien, arriva, son fusil sur l’épaule, accompagné du nouveau berger, qui portait un falot.

— Bien tard ! fit-il.

— Oui, assez.

— La bourrique ? reprit-il, une minute après.

— Je te conterai ça, mon ami, à la maison.

Une demi-heure après, ils atteignaient le Désert où Sicarie guettait, fort anxieuse. À peine vit-elle Sylvia, la bonne géante la prit au col et l’embrassa bruyamment, plusieurs fois, puis lui demanda :

— Que t’est-il donc advenu ? pauvre !

— Oh ! pas grand’chose ! répondit-elle, les yeux brillants.

Cependant elle mettait son couteau dans sa poche, après avoir essuyé la lame à son tablier.