Calmann-Lévy (p. 169-182).


XV


« Il y a promesse de mariage entre monsieur Tancrède-Roland-Guyon, vicomte de Bretout, de la paroisse de Ribérac, et mademoiselle Caroline-Minna de Légé, du château de Légé, présente paroisse… »

Cette annonce faite au prône, le dimanche de la Visitation, par le curé de la Jemaye, fut commentée par les bonnes gens à l’issue de la messe. Dans les groupes on estimait que le futur « faisait une bonne affaire ». Un des métayers du château résuma l’opinion générale en disant :

— Il n’est pas bien malheureux, ce monsieur !… La maison est bonne et la demoiselle est jolie !

Jannic, qui assistait à la publication des bans, apporta la nouvelle au Désert. Seulement, il ne se rappelait pas bien le nom du futur : il y en avait tant !…

— Voyons, lui dit le maître, est-ce monsieur de Marcily ?

— Ça n’est pas un nom comme ça.

— Ou monsieur de Bretout ?

— Oui, c’est bien ce nom-là… mais il y en a d’autres !

— Celui-là suffit, dit le docteur, en montant à cheval pour aller voir un malade à Saint-Michel.

En route, il se tâtait au sujet de ce mariage. Tout d’abord il constata qu’il l’avait appris sans trouble. Ensuite, après réflexion, ayant bien considéré la chose sous tous les aspects, il se dit qu’à l’heure présente encore il referait ce qu’il avait fait naguère. Tout au plus un petit reste de passion charnelle lui faisait-il regretter un peu de voir cette jolie cousine passer dans les bras d’un autre. Mais ce peu de jalousie physique n’avait aucune amertume, et Daniel se sentait fort capable d’assister souriant à la cérémonie nuptiale.

Satisfait de son examen mental, le docteur avançait d’une allure tranquille, et bénévolement émouchait la Jasse avec une branche de chêne feuillue, quand tout à coup, à un détour du chemin, il vit venir vers lui Minna, sur sa jument, escortée d’un cavalier qui montait un vieux cheval anglais. Ce cavalier était un ci-devant jeune homme de trente à trente-deux ans, grand, osseux, à la figure camuse, rousseau, avec de larges oreilles aplaties comme des poires tapées.

À quatre pas, le docteur salua :

— Bonjour, ma cousine.

— Bonjour, Daniel, fit-elle avec un sourire.

Et ils se croisèrent.

Si la jeune fille avait été seule, peut-être Daniel aurait-il encore été quelque peu maltraité de paroles ; mais elle ne résista pas au plaisir de taquiner son futur, qui l’accompagnait aux vêpres de la Jemaye.

— Je ne vous connaissais pas ce cousin, remarqua l’autre, la figure renfrognée.

— Comment ! je ne vous ai jamais parlé de mon cher et aimé cousin le docteur Charbonnière, qui me sauva la vie lorsque je fus mordue par une vipère ? fit-elle malicieusement.

« Ce quidam doit être le vicomte de Bretout, se disait Daniel, de son côté, en poursuivant. Eh ! bien, vicomté à part, il est comme moi : il n’est pas beau !… »

À Saint-Michel, Daniel trouva sur la place M. de Fersac jouant aux quilles avec le curé.

— Voilà les plaisirs innocents du dimanche, docteur ! dit le gentilhomme.

Puis, après les poignées de mains échangées, il fut question du malade varioleux que Daniel venait visiter. Incidemment, le médecin déplora l’inepte obstination des gens qui refusaient de se laisser vacciner, et garder ainsi d’une maladie dangereuse.

— Pour cela, vous avez cent fois, mille fois raison, dit M. de Fersac ; ce sont des imbéciles !… Mais il y a un moyen de remédier à leur sottise. Je vais prendre un arrêté pour obliger tous ceux de ma commune à se faire vacciner. Si vous êtes libre dimanche, ils seront là : vous pourrez piquer les bras tout à votre aise !

— Je le veux bien ! répondit le docteur, enchanté d’opérer sur toute la population d’une commune.


Le dimanche suivant, tous les habitants du bourg et des villages voisins étaient convoqués ; à la sortie de la messe, M. de Fersac monta sur le piédestal de la croix de la place et harangua brièvement ses administrés.

— Or çà, bonnes gens de Saint-Michel, aucun de vous n’ignore que la picote tue dans la paroisse, bon an, mal an, cinq ou six personnes. Cette semaine encore, elle a fait mettre dans le trou un homme du bourg qui laisse quatre petits drôles. Partant, c’est en permanence, sur nos têtes, la mort pour quelques-uns, vous, moi, nous ne savons… Qui donc de vous autres ne voudrait être exempt de cette malechance ? Je le demande à tous ceux et celles qui ont de la famille ! Je le demande surtout aux filles, qui, outre le risque de mort, courent celui d’être défigurées et de ne plus trouver de galants… Eh ! bien, il y a un moyen de se préserver de cette sale maladie. Ce moyen ne vous coûtera rien et ne vous fera non plus de mal qu’une piqûre de mouche. Cela étant, comme je ne veux plus de picoteux dans ma commune, vous allez tous venir au château, fors les grêlés, qui ne risquent plus rien, et nous allons tous nous faire vacciner, en commençant, comme de juste, par le clergé et la noblesse et en finissant par le tiers-état… Allons, curé ! passe devant ; moi, je me mets en serre-file, afin que nul ne se dérobe !… Suivez ! suivez, vous autres !

Lorsque, tard dans l’après-midi, le docteur eut vacciné environ cent cinquante personnes, M. de Fersac émit cette observation :

— Avec quarante ou cinquante grêlés qu’il y a dans la commune, ça ne fait pas mon compte ; il y en a une trentaine à dire ! Mais nous les attraperons… Ce sera pour dimanche prochain, n’est-ce pas, docteur ?

— Certainement : il ne faut pas en laisser échapper un seul !…

Le soir, à souper, le châtelain-maire, enchanté de sa réussite, fut très gai. Quant au docteur, il était ravi de démontrer par les faits, la vertu de la vaccination.

— Voyez-vous, disait-il, quand ceux des autres communes de la Double verront qu’il n’y a plus de varioleux à Saint-Michel, ils se décideront à se faire vacciner.

— N’y comptez pas trop, monsieur Charbonnière ! s’écria le curé. Ne fût-ce que par négligence, beaucoup s’abstiendront. Il faut contraindre les paysans, pour leur faire du bien.

— C’est la vérité même que tu dis là, Médéric ! remarqua M. de Fersac.

Le souper fini, le curé s’excusa et quitta la table.

— Il est gentil, votre curé, dit le docteur, après que celui-ci eut disparu.

— N’est-ce pas ? C’est un franc et honnête garçon, droit et généreux… C’est dommage qu’il soit prêtre et obligé de porter toute sa vie un masque sur la figure !… Il est vrai qu’il l’ôte quelquefois… Sans lui je m’ennuierais souvent, dans ce trou. Il me tient compagnie à table et à la chasse ; nos goûts se ressemblent fort et nos manières…

— Si je ne craignais d’être indiscret j’ajouterais : « Et vos personnes physiques. »

— Ajoutez, ajoutez, docteur !… Il y a, voyez-vous, de bonnes raisons pour cela, reprit M. de Fersac après une pause.

Mon père eut jadis, voici quelque trente ans, une légère distraction avec une jolie fille d’un de nos métayers, d’où naquit un petit garçon. Ma mère, qui était une bonne et sainte femme, fit élever cet enfant du péché, à ses frais, et, plus tard, dans une pensée d’expiation, elle en fit un prêtre. En sorte que le pauvre Médéric, sans nulle vocation religieuse, paie pour une faute qu’il n’a point commise… C’est la justice d’ici-bas… et celle d’en haut !… Moi, j’ai tâché d’être plus équitable avec mon frère bâtard : je lui ai donné en toute propriété un domaine venant de l’héritage paternel, et, au surplus, il est chez moi comme chez lui. C’est une si bonne nature qu’il n’en abuse point et me porte respect en tout, comme à l’aîné, au chef de la maison de Fersac… Encore un verre de ce vieux bergerac ! À votre santé, docteur !

— À la vôtre, monsieur !… Mais, pardonnez-moi, je me figure que vous ne vous êtes pas sans peine accoutumé à la vie retirée que vous menez, après les aventures de votre jeunesse.

— Non, cela n’a pas été trop dur ! Je me considère comme un corsaire en retraite. Mon existence est d’ailleurs très supportable : je suis le maître absolu dans ma commune, j’ai de bons chiens, une excellente jument, deux belles filles à mon service, et un bon frère que j’affectionne… Tout cela serait parfait, mais dans cette félicité il y a un ver rongeur…

Et, comme Daniel le regardait avec étonnement, le comte ajouta :

— Oui, votre cousin de Légé… Mais ne parlons pas de lui : cela gâterait cet honorable vin !

La bouteille achevée, Daniel se leva pour partir.

— Il est tard, lui dit M. de Fersac, voulez-vous mes pistolets ?

— Merci… Il n’y a pas de danger, je suppose !…

— Hé !… Mais les médecins ont les quatre pieds blancs !

Après la chaleur brûlante du jour, c’était un plaisir que de voyager à la fraîcheur d’une aimable nuit d’été. La Jasse, bien avoinée, s’en allait joyeusement vers son écurie en pressant le pas. Une lumière incertaine, tombant des étoiles, éclairait faiblement les chemins et les sentiers à travers les landes et les bois. Dans la demi-obscurité, le jeune homme, docile aux mouvements de sa monture, rêvait à ses entreprises, et, l’estomac réchauffé par un vin généreux, voyait tout en beau. Tandis qu’il cheminait paisiblement, des bruits nocturnes montaient de l’ombre. Glapissements de renards en chasse, cris aigus de hérissons sortis de leur tanière, ululements de chats-huants dans les futaies, hurlements de loups sur les carrefours des chemins, miaulements rauques de chats sauvages, grognements sourds et froissements de branches dans les halliers, frouements imprécis, gémissements étouffés… Tous ces bruits, tous ces langages de bêtes, se mêlaient parfois en rumeurs confuses qui semblaient la voix de la forêt au loin réveillée.

Daniel, tout entier à ses méditations, ne prenait point garde à cette symphonie sauvage dont les exécutants lui étaient connus, lorsque soudain la Jasse s’arrêta court, chauvit des oreilles et souffla bruyamment. Lors, relevant la tête, le docteur aperçut à quelques pas devant lui, à la croisée de deux chemins, un homme sorti du taillis qui, l’ajustant avec un fusil, lui cria rudement :

— La bourse ou la vie !

On n’y voyait guère, et, d’ailleurs, l’homme était masqué d’une peau de bête ; mais le docteur le reconnut à la voix.

— C’est comme cela que tu me remercies de t’avoir soigné tout l’hiver passé, dis, Gavailles ?… Allons, mon ami, haut le bois !

— Ah ! c’est vous, monsieur Daniel !… excusez…

— Tu te devrais contenter de braconner les lièvres et les chevreuils, sans attaquer les gens, fit le docteur, lorsqu’il fut à la cafourche.

— Vous avez bien raison ! fit l’autre en se démasquant, mais si vous saviez !… La femme est au lit, en couches, avec les fièvres !… Moi, je viens de faire un mois de prison pour coupe de bois. Pendant ce temps-là, les cinq drôles ont vécu de miquet, et encore pas à leur faim. À présent, nous n’avons même plus de millet pour en faire !… Par-dessus le marché, le maître de la cabane où nous gîtons nous veut jeter dehors, faute de paiement !… Pour nous finir d’écraser, il n’y a guère de lièvres, cette année-ci !… Comme on dit, la faim fait sortir le loup du bois…

Daniel écoutait, pensif, cette plainte amère.

— Viens chez moi demain, dit-il au braconnier, après un silence ; je te donnerai du grain pour moudre, et puis j’irai voir ta femme.

Et il voulut continuer son chemin.

— Ne passez pas là, monsieur Daniel ! fit l’homme vivement, le chemin est mauvais.

— Mais j’y ai passé tantôt !

— Ça ne fait rien… écoutez-moi… passez par le Chêne Mort !… Ça vous allonge un peu, mais ça vaut mieux.

« Il y en a quelque autre embusqué par là », se dit le docteur, en prenant du côté indiqué.


Le lendemain, à son lever, Daniel trouva un billet de M. de Légé qui le conviait aux noces de Minna.

« Qu’irais-je faire là, se dit-il, parmi les nobles parents des Bretout et les amis des Légé ? Le cousin n’a point osé m’ignorer en cette occasion, mais il ne désire pas plus me voir à cette noce, j’imagine, que je ne désire y aller ! »

Et il s’excusa par lettre, alléguant le défaut de costume de cérémonie, — ce qui n’était pas un mensonge…

Ce mariage fut le dernier fait à la Jemaye par le brave curé : peu après, il eut la satisfaction d’être transféré à la cure de Vauxains, qu’il ambitionnait depuis longtemps, ses propriétés se trouvant tout près du bourg. Il fut remplacé à la Jemaye par M. l’abbé de Bretout, le vicaire de Ribérac. C’était certainement pour celui-ci une situation très inférieure à son mérite, mais il l’acceptait d’autant plus volontiers qu’il l’avait sollicitée « pour ne pas quitter son cher neveu et sa chère nièce », disait-il.

Daniel fit la connaissance du nouveau curé le jour où il fut à Légé porter à son cousin les intérêts de sa dette. En attendant le retour de M. de Légé, qui était allé dans une de ses métairies, l’abbé de Bretout, à l’aise comme chez lui, tint compagnie au docteur, les jeunes époux n’étant pas revenus de voyage. Le ci-devant vicaire de Ribérac était un homme grand et maigre comme son neveu, mais beaucoup mieux de sa personne ; et, surtout, l’oncle était un homme intelligent, tandis que le neveu était un sot. Très habilement, l’abbé, après les premières politesses, vanta au visiteur ses projets d’assainissement et le loua fort de s’être proposé une œuvre aussi éminemment profitable au bien public. Il parlait simplement, avec une irréprochable courtoisie et une bonhomie qui s’étonnait de maintes choses toutes naturelles, comme aurait pu faire celle d’un novice enfermé dans la Chartreuse de Vauclaire. Il souriait bénignement et ouvrait de grands yeux limpides autant que ceux d’un tout jeune enfant, et qui semblaient se livrer. Mais on ne voyait rien dans cette eau pure.

En retournant au Désert, — après avoir versé à son créancier les intérêts « légitimement dus », comme disait toujours M. de Légé, — Daniel songeait au nouveau curé de la Jemaye. Éclairé à la lumière des faits, ce personnage, avec ses airs de franchise et d’ingénuité lui inspirait de la méfiance.

« Hum ! hum ! se disait-il, l’homme qui a su s’introduire dans la maison de Légé, se donner du crédit près du père, prendre une autorité absolue sur la fille, qui a manœuvré assez adroitement pour écarter les prétendants et l’emporter, avec un neveu sans fortune, sans figure et sans esprit, sur des jeunes gens à la mode comme le comte de Marcily, sûrement cet homme-là n’est pas un imbécile ni un naïf. S’il s’exile dans une petite paroisse de la Double, lui qui paraît ambitieux, il a des raisons pour cela ! »

Et Daniel formait des hypothèses…

Rentré chez lui, bientôt il fut distrait de ses imaginations lorsqu’il serra la quittance du cousin dans son tiroir à peu près vide d’argent. Tout au plus y demeurait-il quelques écus, à peine suffisants pour payer le collecteur !… Cependant il aurait bien voulu se munir de quinquina : car, à la suite des chaleurs estivales qui avaient desséché les marécages et les queues des étangs, la fièvre sévissait cruellement… Et puis le docteur songeait à son mémoire : il lui aurait fallu deux ou trois cents francs pour le faire imprimer…

Après avoir longuement supputé ses ressources futures, Daniel acquit la conviction que, l’année venant, il lui serait tout juste possible de payer les intérêts au cousin de Légé. Encore fallait-il, pour cela, que les vignes ne fussent pas gelées par les « chevaliers » ; que le blé réussit bien ; que les cochons, les moutons et les veaux de lait se vendissent cher ; — bref, tout un concours de circonstances favorables qu’il n’était pas raisonnable d’espérer. — Quant au « produit de sa lancette », comme il disait, le docteur ne le mettait pas en ligne de compte, pour la bonne raison qu’il était nul.

Dans ces conditions, la nécessité de renoncer à l’édition de son mémoire lui apparaissait clairement, et cela le contrariait au plus haut point.

Dans le fond du tiroir, cet ouvrage était là, sous la forme d’un cahier cousu de gros fil retors. Daniel se mit à le relire. Le travail primitif avait été fort amélioré par des additions de faits omis, par des vues nouvelles, des raisonnements plus pressants, des démonstrations plus nettes. Après avoir achevé sa lecture, le docteur sentit s’accroître ses regrets. Certain de n’être abusé par aucune vanité d’auteur, il se disait pourtant que nul n’aurait pu lire son travail sans croire fermement, comme il y croyait lui-même, à l’efficacité des moyens qu’il préconisait.

Après y avoir mûrement réfléchi, obligé de renoncer à une impression trop dispendieuse pour lui, Daniel voulut au moins saisir de ses projets l’administration préfectorale, à défaut du public. S’il pouvait l’intéresser au sort de la malheureuse Double, l’opinion moutonnière suivrait. Stimulé par des espérances largement optimistes, qui témoignaient une absolue ignorance de l’esprit administratif, le docteur commença incontinent une copie de son mémoire ainsi intitulé :


DE L’ASSAINISSEMENT ET DE LA
RÉGÉNÉRATION DU PAYS DE DOUBLE
PAR LE DOCTEUR DANIEL CHARBONNIÈRE


Il inscrivit cette épigraphe :


Homo sum et nihil humani a me alienum puto.


Le travail était divisé en trois parties, précédées d’une courte introduction, où, après avoir établi par diverses remarques l’ancienne prospérité de la Double, l’auteur déclarait que les nombreux étangs créés sans intention mauvaise par les Chartreux de Vauclaire avaient fait le malheur du pays.

Dans la première partie, le docteur traçait en lignes énergiques le lamentable tableau de la Double, observée sous le rapport de la population. Toute cette contrée, peuplée d’environ seize mille habitants, il la dépeignait ravagée par la fièvre paludéenne qui prenait l’enfant au berceau et l’accompagnait adulte, en sa misérable existence, jusqu’à une mort prématurée, fin de ses douleurs. Il dénonçait, en montrant le riche à peu près exempt du fléau, ce sinistre enchaînement : la fièvre engendrant la misère, et la misère aidant la fièvre dans son œuvre de mort. Il prouvait par des chiffres l’effrayante mortalité due à cette perpétuelle collaboration. Alors que dans le département de la Dordogne les décès annuels étaient de vingt-quatre pour mille habitants, dans certaines communes de cette malheureuse Double ils atteignaient au chiffre de trente-huit pour mille, et dans celle d’Échourgnac allaient à quarante-six ! Il faisait voir que, dans cette contrée maudite les décès excédaient de beaucoup les naissances, et que la moyenne de cinquante-quatre habitants par kilomètre carré dans le département descendait à quatorze dans les communes d’Échourgnac et de La Jemaye !

La seconde partie du mémoire expliquait l’insalubrité du pays : mince couche arable reposant sur un lit épais d’argile imperméable qui tenait l’eau comme un pichet. De cette constitution géologique résultait la stagnation des eaux pluviales, gardées partout dans les combes et les plis de terrain, par trois cents étangs, petits ou grands, et des marécages sans nombre, où les matières organiques en pourriture, à découvert quand venait la sécheresse, répandaient sur le pays des germes d’infection. Parmi les plantes les plus insalubres à cet égard, le mémoire signalait une algue qui semble toucher au règne animal, la conferve bulbeuse, d’où se détache une infinité de spores : celles-ci se meuvent rapidement, à la manière des infusoires, et leur décomposition, pareille à celle des animaux, multiplie le germe de la fièvre, qu’inoculent à l’homme les moustiques nés dans ces marécages empestés.

La troisième partie du mémoire exposait les moyens d’assainissement qui seuls régénéreraient la Double :

1o Suppression et mise en prairies des étangs, ou de presque tous, avec le principe admis d’une entente amiable comportant une indemnité aux propriétaires, ou bien, à défaut d’entente, application de la loi du 11 septembre 1792.

2o Création d’un réseau de routes qui rayonneraient d’Échourgnac, point central de la Double, vers les villettes et les bourgs du périmètre extérieur, en desservant les localités intermédiaires, réseau complété par d’autres voies qui rattacheraient circulairement ces mêmes localités entre elles.

3o Exécution d’un système de drainage à ciel ouvert pour le desséchement et le reboisement des marais et des nauves, système consistant à relier par des saignées tous les marécages à ces milliers de ruisseaux, ruisselets et fossés qui portent leurs eaux, directement ou indirectement, aux deux grandes rivières longeant la Double.

4o Construction de fours à chaux communaux pour l’amendement du sol.

5o Plantation de vignes, afin de remplacer par du vin l’eau malsaine dont s’abreuvent les malheureux paysans, et, à cet effet, primes données aux planteurs.

6o Établissement d’écoles dans toutes les communes.

7o Érection en canton, avec Échourgnac pour chef-lieu, des dix ou douze communes centrales de la Double ayant des intérêts solidaires et association agricole de ces communes.

Lorsqu’il eut achevé sa copie, le docteur en fit un paquet à l’adresse de M. Pépin de Bellisle, préfet de la Dordogne, et, l’ayant mis au bureau de poste de Mussidan, attendit, plein de confiance.