Calmann-Lévy (p. 156-168).


XIV


Dans la cuisine du Désert, avant soleil levé, la Cadette attendait Daniel que Sicarie était allé avertir. Venu aussitôt, il interrogea la meunière :

— Qu’y a-t-il donc à Chantors ?

Alors, d’une voix traînante et molle, elle expliqua verbeusement que sa drôle était « fatiguée » : qu’était-ce ? elle ne savait. Depuis trois ou quatre jours, la tête lui doulait, principalement au-dessus des yeux, et elle n’avait plus ni force ni volonté. Puis, la veille au soir, elle avait saigné du nez, et encore dans la nuit, malgré la grosse clef du moulin qu’elle lui avait mise dans le cou…

Ici le docteur l’arrêta :

— Qui la garde ?

Personne ne la gardait. Les petits drôles étaient, l’un chez son oncle à Saint-Germain, l’autre logé comme dindonnier au château de Chantérac.

Là-dessus, Daniel la renvoya subitement :

— Allez-vous-en, et ne vous amusez pas en route : je serai au moulin aussitôt que vous.

Après avoir déjeuné à la hâte, le docteur monta à cheval et partit pour Chantors. À un demi-quart de lieue avant d’arriver, il trouva la Cadette quillée sur le chemin, bavardant avec une vieille femme qui touchait des gorets à la glandée.

— C’est comme ça que vous vous pressez ! fit-il.

Et, mettant sa jument au trot, il passa…

Dans l’un des lits de la chambre du moulin, la petite Sylvia, rouge de fièvre, était couchée sur le dos, rêvassant et murmurant des paroles sans suite. Lorsque Daniel s’approcha, elle essaya un sourire qu’elle ne put achever. Interrogée affectueusement, elle répondit pourtant au docteur pendant qu’il lui tâtait le pouls : « Sa gorge était sèche, elle avait grand soif, le ventre lui doulait, et puis elle avait envie de vomir. »

À ce moment, survint la mère, qui, d’emblée, voulut donner son avis : « C’était un feu… »

— C’est bon, laissez-moi faire ! interrompit Daniel, un peu impatienté.

Et, palpant la petite, il l’interrogea doucement :

— Est-ce que ça te fait plus de mal quand je presse là ?

— Oui…

Lors, rabattant la couverture, il demanda qu’on lui donnât du miel dans une cuiller et fit prendre à la malade du quinquina.

— Ne me laisse pas mourir, maître… dit-elle faiblement, après avoir avalé.

— Sois tranquille, ma petite, répondit-il en lui caressant les cheveux, je te tirerai de là, ce ne sera rien… Maintenant, je vais aller chercher des remèdes à Mussidan : sois bien sage, ne te tourmente pas, je reviendrai bientôt.

En sortant Daniel se tourna vers la mère :

— Faites de la tisane d’orge et lui en versez à boire lorsqu’elle le demandera.

Et, connaissant la manie meurtrière des paysans qui bourrent les enfançons et les malades, « pour leur donner de la force », il ajouta :

— Surtout, gardez-vous bien de la faire manger !…

Revenu l’après-midi, le docteur trouva l’état de la petite un peu aggravé : le pouls était plus fréquent, tous les symptômes mauvais plus marqués. Vers le soir, la fièvre étant un peu tombée, il fit prendre un purgatif à l’enfant avant de partir.

— Tu reviendras ? souffla-t-elle.

— Demain, ma mignonne ; à la pointe du jour, je serai là ! Tâche de dormir un peu, dit-il en lui passant la main sur le front.

Malgré cette exhortation, la petite Sylvia ne dormit pas de la nuit ; et, de son côté, Daniel ne dormit guère. À un reste d’émotion mal apaisée de sa rupture avec Minna se joignait le souci que lui causait la maladie de la fillette : une fièvre typhoïde, il n’avait aucun doute à cet égard. Durant toute son insomnie, le docteur suivait par la pensée la marche future de la dangereuse affection. Nouveau pratiquant, il n’était pas encore blasé par le métier : il embrassait en esprit le sauvetage de sa malade comme une charge d’état, comme un devoir auquel il se dévouait tout entier. Cette sollicitude un peu inquiète se substituait par degrés aux regrets de son cœur, et bientôt il en vint à envisager paisiblement le fait accompli et nécessaire, pour ne songer plus qu’à la haute mission du médecin, comptable de vies humaines…

Après quelques heures d’un mauvais sommeil, il se leva et partit pour Chantors, emportant des draps et des chemises de femme.

— Tout de même ! faisait la Grande ; des chemises de ta pauvre défunte mère !…

— Elle me bénirait si elle pouvait voir l’usage que j’en fais ! répondit Daniel en passant le portail.

L’air était frais et doux. Dans le ciel d’un bleu gris et sans nuages, les étoiles s’éteignaient comme des lampes célestes au souffle du matin. L’orient blanchissait au loin, sur ces hauteurs de Chante-Géline où le brave Mouvans perdit avec la vie ses beaux régiments huguenots et provençaux, en 1568. Dans les taillis aux feuilles luisantes de rosée, les oiseaux secouaient leurs ailes humides, et au profond des fourrés les bêtes sauvages se rembuchaient. Une presque imperceptible teinte lilacée flottait sous les pins aux fûts droits, et des hautes branches des futaies, des gouttes tombaient comme des pleurs. Des senteurs agrestes de terre fraîche, de mousse, de champignons et de plantes forestières s’exhalaient de l’immensité des bois, dominées quelquefois par l’âcre odeur de la fumée d’un fourneau de charbonnier qui s’étendait lourdement dans les combes et les vallons.

La Jasse s’ébrouait et mâchait son mors en martelant de son pas relevé les sentiers et les chemins où ses fers s’imprimaient sur le sol battu. À moitié route, la voix d’un briquet cognant clair sur une piste se fit entendre dans un fond, et à cinquante pas en avant de Daniel, un broquart traversa la laie d’un bond et disparut dans les gaules.

Cependant la clarté du jour naissant montait insensiblement vers le zénith, tandis que l’ombre semblait reculer vers l’occident. Puis, comme le docteur arrivait en vue de Chantors, sur les hautes collines boisées, le soleil déborda, envoyant à travers les cépées ses joyeux rais d’or.

Au creux du petit vallon, le moulin, baigné dans une légère buée, semblait encore endormi sous sa tuilée moussue. La porte et les contrevents étaient clos et la basse-cour déserte. La grande roue à palettes restait immobile contre le mur tapissé de capillaires et de scolopendres qui allongeaient leurs langues étroites au-dessus de la fosse où elle plongeait. Du bief bordé de joncs, d’iris jaunes, de soucis aquatiques et de viornes dont les bouquets de fleurs blanches faisaient déjà mine de s’épanouir, les eaux tombaient le long de l’écluse avec un bruissement monotone, coupé par le sifflement d’un merle qui jasait dans le fourré voisin.

Au bruit des pas de la jument, la bourrique se mit à braire dans son étable, et bientôt parut la Cadette, ouvrant la porte du logis ; puis elle se planta sur le seuil en se frottant les yeux du revers de la main. Ce fut tout juste si, encore ensommeillée, elle se dérangea pour laisser passer le docteur et murmura un vague bonjour.

Entrant alors dans la chambre, Daniel fut saisi par un air chaud, épais, nauséabond, que rendait encore plus désagréable le contraste avec l’air pur du dehors. Son premier soin fut d’ouvrir le fénestrou pour aérer, puis il s’avança vers le lit de Sylvia qui souleva ses paupières et balbutia péniblement quelques mots inintelligibles. La maladie paraissait suivre son cours régulier, avec une légère aggravation des symptômes défavorables. Après un examen attentif, le docteur prépara une potion et la fit avaler à la petite. Ensuite, prenant une chemise et des draps dans le paquet apporté, il la changea aidé maladroïtement par la mère qui geignait, ce faisant.

— Quel malheur qu’un si beau corps de fille aille pourrir sous terre ! disait-elle.

— Mais il n’est pas près d’y aller, j’en réponds ! fit Daniel irrité, en s’apercevant que la malade avait saisi quelque chose de cette phrase imprudente. Tenez, regardez plutôt comment il faut s’y prendre pour la changer !…

Sorti de la chambre, Daniel chapitra la Cadettes sur sa bêtise, et puis lui recommanda de faire bouillir le linge souillé dans du « lessif » et de le laver à l’eau courante.

— Vous me reverrez bientôt ! ajouta-t-il en partant.

Pendant toute une semaine il accourut ainsi, deux ou trois fois le jour épier, inquiet, la marche de la maladie. Parfois il quittait le lit de la petite pour aller querir quelque remède dont il espérait un bon effet, et revenait en hâte le lui administrer.

Le huitième jour, il constata l’apparition, sur la partie inférieure de la poitrine, de menues taches roses saillantes. Puis ce furent des vésicules grosses comme des grains de mil, pleines d’un liquide aqueux et transparent. Simultanément, la petite malade était dans une prostration profonde, et sa langue et ses lèvres se couvraient d’un enduit fuligineux que le docteur enlevait délicatement avec un linge fin. Quotidiennement se produisaient de nouveaux symptômes redoutables, en même temps que s’aggravaient les anciens. De toute cette seconde période, Daniel ne quitta guère le moulin, surveillant avec une anxiété sincère l’évolution de la maladie dont la violence allait toujours croissant. La pauvre Sylvia délirait sans cesse ; ses membres se raidissaient avec de brusques soubresauts ; des convulsions tordaient tout son corps, et les pulsations de l’artère, comptées à la vieille montre d’argent de Daniel, étaient plus de cent à la minute.

Le jeune docteur avait épuisé tous les moyens conseillés par la science officielle et ne savait plus que faire. Il commençait à désespérer de cette guérison qu’il avait prise à cœur jusqu’à en oublier tout ce qui lui était personnel. L’inefficacité des remèdes prescrits en tel cas par les sommités médicales lui en faisait chercher d’autres. Quelquefois, dans le pré du moulin, adossé à un peuplier, il regardait à ses pieds couler l’eau claire, et méditait. Cette fièvre d’une extrême intensité, cette chaleur âcre qui brûlaient le corps de l’enfant, ne pouvaient-elles être amorties par des bains froids ? Il lui semblait que cette médication était indiquée. Mais, outre la dérogation à l’enseignement des maîtres, le sentiment de la responsabilité qu’il lui fallait assumer, l’effrayait fort. Le jour, il y pensait ; la nuit, il en rêvait. La question se posait dans son esprit comme un cas de conscience. Avait-il le droit d’essayer de ce moyen à défaut des autres, impuissants ? Pouvait-il légitimement faire cette expérience sur la fillette ?… « Oui ! se répondait-il tout d’abord, oui, puisque c’est dans son intérêt même !… Mais presque aussitôt se dressaient devant lui les objections. Avait-il la certitude absolue que la maladie, abandonnée à son cours naturel, aurait une issue fatale ? D’autre part, était-il sûr que l’application de cette méthode curative n’achèverait pas la petite patiente ?… Ces terribles interrogations que se répétait le jeune médecin le faisaient soupirer, presque gémir. À maintes reprises dans une matinée, dans un après-midi, Daniel examinait Sylvia, espérant tirer de son examen quelque motif de décision.

— Tu te rendras malade, toi aussi ! lui dit la Grande, une fois qu’il était venu dîner à la hâte.

À cela Daniel, absorbé dans ses réflexions, ne répondit rien, et, se levant, il repartit pour Chantors.

Le douzième jour, tous les phènomènes morbides s’exacerbèrent avec une véhémence qui alarma Daniel et lui fit sentir la nécessité de se résoudre. Deux partis s’offraient à lui : ou laisser la maladie marcher très probablement vers une terminaison mortelle, en continuant des remèdes inutiles, ou tenter un dernier moyen de salut qu’il supposait efficace… Il demeura, une minute, immobile, les yeux fixes, résumant au plus vite en lui-même tout ce qu’il s’était déjà dit pour ou contre ; puis il conclut mentalement : « Le médecin qui le premier saigna un malade faisait une expérience… »

Et, ouvrant la porte par laquelle on communiquait avec le moulin, il avisa un cuveau à lessiver placé dans un coin et le roula dans la chambre :

— Il faut le garnir d’eau, dit-il à la Cadette. Allons ! réveillez-vous ! ajouta-t-il, en voyant que, selon son habitude, elle tardait à se mettre en mouvement.

Le cuveau plein aux deux tiers, la bonne femme se lamentait en ôtant la chemise de sa fille : « Jamais elle n’aurait la force de soulever cette drôle… non, jamais ! » disait-elle, en la lâchant sur le lit après un essai peu énergique. Voyant cela, Daniel, impatienté saisit dans ses bras ce pauvre corps torturé par le mal et le déposa dans le bain.

Ce ne fut pas sans émoi qu’il attendit le résultat de l’immersion. Mais, comme aucun trouble ne se manifestait, il prit confiance et maintint dans l’eau la petite malade qui n’était plus capable de porter sa tête. Pendant ce temps, la Cadette, sur son ordre, changeait les draps et refaisait le lit…

Ainsi, chaque jour, quatre ou cinq fois, il réitérait ces bains, sans que l’état de la pauvre fille parût s’améliorer notablement ; la fièvre pourtant diminuait un peu.

Mais, le quinzième jour, les symptômes alarmants cédèrent : le pouls apaisé, plus de convulsions ni de délire, une prostration moins profonde ; les membres peu à peu recouvraient leur souplesse, et la malade enfin eut quelques heures de bon sommeil…

Daniel fut très heureux de cette cure. Le succès de son expérience en elle-même, la satisfaction d’avoir trouvé un nouveau moyen de combattre et de vaincre la terrible affection, et, par-dessus tout, la joie infinie d’avoir sauvé une existence, — tout cela le remplissait d’une félicité merveilleuse et naturelle, d’une fierté recueillie, qui se trahissaient par un léger sourire quand sa pensée s’arrêtait sur cette guérison dont il avait presque désespéré. Il en oubliait ses rêves d’amour et le chagrin de sa rupture avec Minna. Ces choses personnelles s’évanouissaient devant le sentiment de son devoir humain qui pénétrait tout son être et lui élevait le cœur.

Cependant, quelque foi qu’il eût dans la guérison de Sylvia, le docteur n’oubliait pas que trop souvent une complication brusque emporte un malade en pleine convalescence, et il continuait ses visites au moulin. Son principal souci était d’empêcher une suralimentation dangereuse, et, comme il ne se fiait guère à la Cadette, il n’avait pas manqué de faire comprendre à sa fille la nécessité de se modérer en cela.

— Tu ne prendras que ce que je te permettrai.

— Je ferai tout ce que tu me diras, maître répondait la petite en le regardant, reconnaissante.

Tous les jours, Jannic, chargé d’un panier et réjoui de la commission, apportait à Chantors des œufs, du bouillon, du lait, des aliments légers, car l’incurie de la mère à tous égards rendait ces envois nécessaires. Grâce à toutes ces précautions, la convalescence fut normale, et Sylvia put enfin se lever. Elle était bien faible encore, et passait ses journées dans un vieux fauteuil envoyé du Désert.

Alors, libre de ce côté, Daniel put retourner à ses projets philanthropiques. Son premier soin après la guérison de Sylvia fut de faire un arrangement avec Fréjou. En présence du curé de la Jemaye, le rusé compère s’engagea à dessécher son étang et à le mettre en prairie, moyennant une indemnité de trente francs payée par le docteur. En outre, celui-ci devait traiter gratuitement des fièvres Fréjou et sa famille, et même fournir les remèdes.

Ces conditions exorbitantes indignaient le brave Daniel qui avait un vif sentiment de la justice et de l’équité ; mais il les accepta néanmoins.

— Il faut que j’aie bien besoin de faire une démonstration qui leur crève les yeux, à tous ! dit-il au curé en se retirant.

Cette affaire conclue, le docteur se remit à courir le pays, et notamment à visiter, chaque dimanche, une des communes de la région. À la sortie de la messe, il voyait les gens, leur parlait en particulier, les prêchait longuement rassemblés en groupe, et répondait avec patience à leurs objections vingt fois ressassées, suivant l’usage des paysans. Il ne prétendait pas convaincre brusquement une population ignorante et instinctivement méfiante à l’endroit des nouveautés non prouvées par des faits ; mais il espérait déterminer peu à peu un mouvement d’opinion favorable à son système. Il comptait fermement, d’ailleurs, que l’exemple de la Jemaye aiderait bientôt à ce mouvement.

En ces tournées de propagande, le docteur traitait aussi les malades, du moins autant qu’il le pouvait. Dans sa générosité native, il aurait soigné de grand cœur tous les fiévreux de la Double ; mais, à part quelques rares propriétaires aisés, il était obligé de fournir aux gens de bonne volonté le quinquina, qui alors coûtait cher, et il n’était pas riche.

Une autre maladie avait encore sollicité son attention : la variole. En ayant observé beaucoup de cas mortels, il s’efforçait de propager la pratique de la vaccination, à peu près inconnue dans le pays. Mais que de peines pour persuader à des paysannes arriérées de laisser faire à leurs enfants une petite piqûre préservatrice !… C’était comme pour la destruction des étangs : presque personne ne se rendait à ses raisons.

Malgré toutes les difficultés qu’il rencontrait, Daniel ne se décourageait pas et continuait avec une persévérante ardeur son apostolat médical. Toujours par voies et par chemins, il n’était pas mal vu, car ses bonnes intentions et ses bonnes œuvres étaient assez apparentes ; mais toutes ses innovations projetées excitaient l’humeur soupçonneuse des paysans et les critiques des bourgeois. Et puis, le vieux préjugé religieux contre ceux du Désert, un peu affaibli pendant la Révolution, subsistait toujours. Aussi les gens, lorsqu’il passait chevauchant la Jasse, étaient prompts à dire entre eux :

— Voilà le parpaillot !

Lui sentait bien cela, mais ne s’inquiétait pas de ces dispositions. Il pensait conquérir les sympathies par son dévouement à la cause des déshérités ; non pour en bénéficier personnellement, mais pour les faire servir à ses desseins. Il ne voulait gagner l’estime et la confiance de tous que pour consacrer son influence au bien du pays.

Daniel ne s’étonnait donc pas ni ne se peinait que les manifestations de reconnaissance pour ses soins fussent rares, ou, pour mieux dire, nulles. « L’éducation morale de ces pauvres gens n’a pas été forte ! » se disait-il avec indulgence.

Un jour, cependant, il eut une surprise agréable. Comme il se mettait à table pour dîner, — après s’être lavé les mains à l’évier selon la coutume périgordine, — devant la porte de la cuisine ouverte s’arrêta la Sylvia, montée sur l’ânesse du moulin, non plus à califourchon comme auparavant, mais décemment assise sur la bastine.

— Ah ! voici la ressuscitée ! fit la Grande, tandis que Jannic devenait tout pâle.

Sylvia, sans répondre, s’avança vers Daniel siégeant au bout de la table, et, s’agenouillant, lui saisit les mains.

— Que fais-tu, petite ! se récria-t-il.

— Oh ! répondit-elle en relevant la tête, pendant que deux grosses larmes roulaient dans ses yeux noirs, oh ! maître ! laisse-moi baiser les mains qui m’ont tirée de la fosse !

Il y eut un moment de silence, puis le docteur, attendri, dit à la fillette :

— Tiens, ma mignonne, mets-toi là près de moi : tu vas dîner avec nous…

Elle ne mangea guère, la petite Sylvia. Son pauvre cœur gonflé avait besoin de s’épancher, et elle n’osait le soulager devant tous. Et Sicarie la questionnait :

— Tu as eu peur de mourir, dis ?

— Oui bien, lorsque j’avais ma tête.

— C’est-il que tu avais peur du diable ?

— Non point ! répliqua la petite, dédaigneusement ; mais je voyais que ça ferait du chagrin au maître !

Mériol et Janmic s’en étant allés au travail, la Grande reprit :

— Ah ! tu peux dire que tu as été bien soignée !… comme jamais marquise ne le fut.

— Aussi suis-je toute au maître, à cette heure et à toujours ! Tu m’es plus que père, continua-t-elle en s’adressant à Daniel. Le mien me fit pour son plaisir, sans songer à moi… Toi… tu m’as redonné la vie avec de grandes peines, et tu le faisais pour moi seule… C’est pourquoi, vois-tu, je t’appartiens corps et âme…

— Oui ! oui ! faisait le docteur, embarrassé, en tapotant sur la table la main de Sylvia.

— Hé ! dit la Grande, étonnée d’entendre parler ainsi, même naïvement, la petite. Quel âge as-tu, Sylvia ?

— J’aurai seize ans à Notre-Dame de septembre.

— Ah !