Calmann-Lévy (p. 144-155).


XIII


— Séverine, fit M. de Légé, allez donc voir si mademoiselle Minna est réveillée. Si elle l’est, vous l’avertirez que monsieur le docteur est là.

— Mademoiselle ôte ses papillotes, revint dire la chambrière, et se coiffe dans son lit : tout à l’heure elle sera visible.

— La coquetterie des femmes ne perd jamais ses droits ! fit observer M. de Légé à Daniel, qui sourit.

— Eh bien, ma cousine, cela ne va donc pas ? disait peu après le docteur en approchant de cet oreiller garni de dentelles où reposaient de belles boucles de cheveux châtains.

Minna secoua languissamment la tête.

— Non…

— D’où souffrez-vous ?

— De partout.

— C’est beaucoup !… Alors, votre humeur ?…

— Je suis triste… J’ai envie de mourir…

— Diable ! c’est grave !… Pourtant vous êtes jeune, jolie et riche : voilà trois bonnes raisons pour tenir à la vie… Voyons un peu ce pouls ?… Pas de fièvre… Montrez-moi votre langue, je vous prie.

Minna tira au docteur sa langue rose et pointue, avec une petite mine d’enfant moqueur.

— Allons, ce ne sera rien, fit Daniel en souriant ; voici mon ordonnance… Vous allez vous lever, puis manger quelque chose : deux œufs à la coque, une aile de poulet, par exemple, en buvant un verre à bordeaux de vin vieux…

— Eh bien, Minna, demanda M. de Légé, croyez-vous que vous allez pouvoir, en effet, vous lever ? J’ai besoin d’aller à Ribérac chez mon avoué, pour affaires pressantes ; mais je ne veux pas vous quitter sans être rassuré pleinement.

— Si ce n’est que cela, mon père, vous pouvez partir sans crainte : je vais obéir à la Faculté de point en point…

Redescendu avec Daniel, M. de Légé appela Gary :

— Bridez mon cheval et bouclez mon manteau sur la selle : le temps n’est pas sûr.

— Mon cousin, dit alors Daniel, je ne pense pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter aucunement de l’état de votre fille. Cependant, comme il y a de certaines questions que je ne peux lui faire, je vous conseille d’appeler votre médecin habituel, le vieux docteur Gauriac, qui la connaît depuis son enfance… Et puis, pour parler franc, je ne voudrais pas que mon honoré confrère se figurât que je cherche à le supplanter.

— Je vous remercie, Daniel, je suivrai votre conseil, dit M. de Légé en mettant le pied à l’étrier.

Son maître parti, Gary alla chercher la Jasse et l’amenait lorsque Minna parut sur le perron et la fit reconduire à l’écurie :

— J’ai à vous parler, monsieur le docteur, dit-elle gravement.

Dès qu’ils furent sous la charmille du Bois-Joli, Minna éclata de rire au nez de son cousin :

— Je savais bien que je vous ferais revenir !

— Enfant !… Et pourquoi m’avez-vous fait revenir ?

— Pour vous donner une bonne nouvelle, répondit-elle en lui prenant le bras. Dorénavant vous pourrez baiser ma main sans crainte : personne ne le saura que vous et moi. J’ai consulté là-dessus mon bon vieux curé : il m’a répondu qu’il n’y avait à cela nul péché, que c’était chose permise entre parents et entre fiancés.

— Entre fiancés ! vous lui avez donc dit que nous l’étions ! Pourtant nous ne le sommes point, Minna…

Il hésita, une seconde, puis ajouta :

— Et nous ne pouvons l’être !

— Pourquoi ? fit-elle, étonnée, vous m’avez laissé voir assez que vous m’aimiez ; vous m’avez même donné une bague ; et, tout à l’heure, vous disiez que j’étais jeune, jolie et riche…

— Il est vrai, ma cousine que je vous aime plus que vous ne pouvez le comprendre ! Mais je ne veux pas faire votre malheur… et le mien. Trop de choses nous séparent. Vous êtes jolie, je ne suis pas beau ; vous êtes riche, je ne le suis pas… Vous êtes naturellement gracieuse ; moi, je suis épais. J’ai des goûts simples, rustiques même ; vous, vous aimez le monde, où vous venez de faire votre entrée… Avouez que vous préférez de beaucoup aux plaisirs champêtres la musique, les salons où vous pincez de la harpe, les fêtes profanes ou religieuses, et surtout les bals…

— Pour le bal, je l’avoue ! C’est si amusant de danser !… Ah ! Daniel ! si vous m’aviez vue à la sous-préfecture, le soir du mardi gras, vous n’auriez pas le cœur de me reprocher ce plaisir !

— Mais l’abbé de Bretout ne vous a-t-il pas fait lui-même de reproches à cet égard ?

— Comment l’aurait-il pu ? Son neveu était mon cavalier et sa belle-sœur me chaperonnait !… Mais écoutez que je vous dise ma toilette. J’avais un joli fourreau décolleté en mousseline blanche des Indes, garni d’une guirlande de myosotis artificiels, et puis un collier, des bracelets et une couronne de fleurs pareilles… Ah ! si vous m’aviez vue, que j’étais belle ! La vieille marquise de Marcily me le disait dans le petit boudoir : « Ma mignonne, vous êtes la plus délicieuse créature que je vis jamais ! Vous avez des bras divins et les plus adorables épaules du monde ! Souffrez que je les baise à l’intention de mon petit-fils que vous affolez !… » Et puis elle me l’a présenté : « Monsieur le comte de Marcily ! » Et elle m’a demandé pour lui la prochaine valse, ce qui a fait faire grise mine à monsieur de Bretout… Ah ! que c’est amusant, le bal !

— De votre naïf enthousiasme même, Minna, il résulte que si vous aviez le choix, vous préféreriez de beaucoup au séjour, je ne dis pas de la vieille maison du Désert, mais du château de Légé, celui de la ville, où l’on va au bal, où l’on trouve de vieilles douairières complimenteuses et d’élégants gentilshommes recommandés par elles… Gageons qu’il ne vous serait pas désagréable de vous appeler madame la comtesse de Marcily ? ou madame la vicomtesse de Bretout ? d’avoir une couronne brodée au coin de vos mouchoirs et des armoiries sur les portières de votre calèche ?

— Vous êtes insupportable avec toutes vos suppositions, mon cousin !

— Peut-être bien. Toutefois reconnaissez que j’ai rencontré juste, et que vous n’êtes nullement faite pour être la femme d’un pauvre médecin de campagne. En vérité, je me demande comment vous avez pu songer à moi !

— C’est la vipère, Daniel !

— La vipère…

— Oui… Mais, j’y pense, vous ne serez plus un pauvre médecin de campagne, puisque je suis riche !

— Ô Minna ! votre bon petit cœur parle seul, en ce moment. Mais écoutez et comprenez-moi bien ! ajouta-t-il, un peu embarrassé de ne pouvoir lui dire toute la vérité. Comme votre mari, je me jugerais méprisable de jouir de votre fortune : il me semblerait m’être vendu ! Si j’étais riche et que vous fussiez pauvre, je pourrais mettre tout à vos pieds : mais le contraire n’est pas possible. Il y a là une question d’honneur et de dignité virile qui me le défend !

— Quelles drôles d’idées vous avez Daniel !

— N’est-ce pas ? Eh bien, il y a autre chose encore. Je vous aime tellement que je vous voudrais pour moi seul tout entière et sans partage, corps et âme, ainsi qu’on dit. Je ne souffrirais jamais que ma femme eût avec un autre, fût-il prêtre, des colloques secrets ; qu’elle lui fît des confidences intimes ; qu’elle se conduisit par ses injonctions ; en un mot, qu’elle lui livrât sa conscience et sa volonté…

Il s’arrêta, un instant, puis reprit :

— Vous vous rappelez ce que vous m’avez dit, l’autre jour, à l’étang. Vous êtes catholique, dévote et inébranlablement attachée à la religion que l’on vous a inculquée dès l’enfance. Moi, je suis un mécréant d’origine huguenote, très respectueux des croyances d’autrui, mais non moins invinciblement attaché à ma foi philosophique. Vous ne pouvez pas me dire comme Ruth à Noémi : « Ton Dieu sera mon Dieu ! » C’est pourquoi nos destinées ne peuvent s’unir, car il faut avant et par-dessus tout, entre deux époux dignes de ce nom, une étroite et complète communauté de conscience morale et religieuse.

— Là-dessus, dit Minna en riant, tout mécréant que vous êtes, vous vous accordez avec monsieur l’abbé de Bretout ! Il dit toujours qu’une jeune fille pieuse comme moi ne doit accepter pour époux qu’un homme chrétien et pratiquant.

— Comme son neveu, par exemple !

— Peut-être bien. Son neveu ne manque jamais la messe ni les offices, communie fréquemment et m’offre de l’eau bénite à l’entrée et à la sortie de l’église… Mais, tout de même, Daniel, j’ai grand dépit que vous me refusiez par des raisons qui n’arrêtent personne : c’est bien humiliant pour moi !

Et elle tira son mouchoir afin d’essuyer un semblant de larme au bord de sa paupière.

— Non, ma chère cousine, il n’y a rien là d’humiliant pour vous. Voyez-y plutôt une preuve d’affection sincère et désintéressée.

— Vous avez beau dire : si vous étiez bien amoureux de moi, vous feriez ma volonté comme font les autres messieurs avec celles qu’ils aiment… Mais, j’y pense, si vous m’aviez vue, belle comme j’étais dans ma toilette de bal, vous ne me résisteriez plus ! Vous feriez comme le vicomte de Bretout, qui s’agenouilla devant moi pendant que Séverine était allée chercher ma mante fourrée… Ah ! il me le dit assez, qu’il serait le plus fortuné des hommes d’être mon esclave ! Je suis sûre que, fussé-je huguenote ou juive, il serait trop heureux de m’épouser.

— Je le crois aussi !

Minna réfléchit, une minute, sur la signification de ces dernières paroles, puis, tout à coup, elle battit de ses petites mains en l’air.

— Mon Dieu que je suis sotte. Daniel ! Ma toilette est ici : je vais la mettre, et, quand vous me verrez dans toute ma beauté, vous vous agenouillerez devant moi et vous ferez tout ce que je veux !… Quelle bonne idée !… Attendez là : je vous enverrai querir par Séverine… N’est-ce pas ? Qui ne dit rien, consent… Je cours !

« Pauvre petite tête ! » murmurait Daniel, la voyant s’éloigner aussi vite que le permettait son étroit fourreau.

Et, un instant après, lorsqu’elle eut disparu, il alla prendre sa jument à l’écurie, l’enfourcha et piqua des deux.


En cheminant par les sentes des bois et des bruyères, Daniel réfléchissait à ce qui venait de se passer. Un combat se livrait entre son cœur et sa raison. Cette jolie créature, légère et futile, qu’était sa cousine, il l’aimait malgré tous ses défauts. Les propos naïfs de Minna, sa grâce mutine, les détails qu’elle avait innocemment fournis sur la beauté de son corps troublaient les sens du jeune homme. Il se la représentait dans le costume qu’elle avait décrit, montrant ses bras « divins » et ses « adorables » épaules, si fort admirés par madame de Marcily, et se demandait ce qui serait arrivé s’il avait eu la faiblesse de céder aux instances de sa téméraire cousine. Ne serait-il pas tombé à genoux, lui aussi, devant elle ? Aurait-il été assez maître de lui pour ne pas faire remonter le long des bras jusqu’aux épaules les baisers donnés aux mains qu’elle abandonnait à ses lèvres ? Malgré la puissance de volonté qu’il se connaissait, Daniel se félicitait d’avoir fui la dangereuse expérience imaginée par Minna, et se disait que la prudence est la moitié de la vertu comme la force en est l’autre moitié.

Puis, venant à songer que, même s’il eût gardé la réserve commandée par l’honneur et la parenté, il pouvait sortir de la chambre de sa cousine engagé moralement par une parole qui eût échappé à la passion, ou par une promesse tacitement faite dans un baiser, il frémissait. La pensée qu’il aurait pu se lier pour la vie à une femme incapable de le comprendre, étourdie, frivole et dévote, l’épouvantait. Il en éprouvait un véritable malaise, et s’agitait sur sa selle comme pour chasser un cauchemar.

Et, néanmoins, malgré tout, un retour offensif du cœur et des sens lui remettait parfois devant les yeux la séduisante image de Minna…

Lorsqu’il arriva chez lui, Daniel trouva la Grande achevant de couper, pour les semer, des pommes de terre envoyées par M. Cherrier. La bonne géante, contre son ordinaire, semblait de fort méchante humeur. La raison de cette fâcherie, qu’elle fit connaître aussitôt, était que son « bougre d’homme », entêté depuis des années à ne point semer de « patates », s’en était allé faire ferrer une paire de vaches qui n’en avaient peut-être pas grand besoin.

— Si ce n’est que cela, lui dit le docteur, ne t’inquiète pas. Après dîner, j’attellerai l’autre paire de vaches et nous ferons la semaille des pommes de terre nous deux.

Ainsi fut fait, Daniel, ayant revêtu une vieille veste déchirée et un mauvais pantalon, chaussa de gros sabots et mit sur sa tête un vieux chapeau de feutre roussi, semblable à une chausse à filtrer. Son costume de travail complété par un tablier de cuir, il lia les vaches, posa le soc de l’araire sur le joug et s’en alla avec la Grande qui portait sous le bras les pommes de terre dans un sac et tenait un panier de l’autre main. Comme elle récriminait derechef contre son Mériol et se promettait de le « secouer », Daniel lui dit :

— Ça ne sera pas nécessaire, va ! Il aura prou dépit de voir que le travail se sera fait sans lui.

Le champ destiné aux « patates », comme Sicarie les appelait à la mode bordelaise, était tout proche, le long de l’allée de marronniers, à cinquante pas du portail. Daniel traçait les sillons à l’araire, et les recouvrait aussitôt que la Grande y avait déposé la semence. L’application au travail et le contact apaisant de la terre amortissaient peu à peu dans son esprit les soucis de la matinée. Un calme, un peu triste encore l’envahissait par degrés, et il se résignait doucement à l’oubli futur que lui imposait sa raison. Ce sacrifice qu’en lui-même il avait consenti d’une passion mêlée de désirs charnels le relevait à ses propres yeux : il éprouvait cette satisfaction intime si précieuse à l’homme qui s’est vaincu.

Ainsi méditant, le bouvier improvisé menait dans les sillons ses vaches, jeunes bêtes un peu vives, les modérait de la voix et leur donnait de fréquents repos pour les calmer. Environ à moitié de sa tâche, il venait d’arrêter son attelage à l’extrémité d’un sillon, le nez au fossé, et le laissait souffler, la main sur la corne d’une de ses bêtes, lorsque soudain, au bout de l’allée, il aperçut Minna qui se dirigeait vers le Désert au pas pressé de sa jument.

Sa résolution étant prise de ne plus penser à sa cousine, Daniel eût préféré de beaucoup ne pas la revoir. Et puis, pressentant ce qu’il allait advenir, il fut vivement contrarié. « Elle est folle ! » se dit-il.

Arrivée à sa hauteur, Minna l’interpella familièrement de sa petite voix grêle :

— Hé ! l’homme ! votre monsieur est-il à la maison ?

Et, tout à coup, l’ayant reconnu, elle s’écria :

— Dieu que vous êtes vilain, Daniel !… Et comme ce sale vêtement de paysan est bien celui qui vous sied le mieux !

— Je ne vous contredirai pas, ma cousine.

— Votre cousine ! fit-elle. Je vous défends de m’appeler ainsi !

— Que vous le veuilliez ou non, vous l’êtes. Mais ne craigniez rien, je n’en abuserai pas.

— Vous êtes un insolent !

— Voyons, Minna, voyons !… Vous n’êtes pas venue, sans doute, exprès pour me dire des sottises !

— Si ! je suis justement venue pour vous dire que vous vous êtes conduit ce matin comme un rustre ; que votre grossièreté est inqualifiable et que vous n’êtes qu’un pacant !

Ici la Grande voulut prendre la défense de son cher « petit » ; mais, de la main, Daniel lui imposa silence.

— Là, là, doucement, Minna ! fit-il encore, pendant que la Sicarie grondait sourdement comme un chien fidèle.

— Non ! non ! Je dirai tout ! C’était pour vous renvoyer moqué, humilié, que je désirais me faire voir à vous ainsi parée ! Ah ! ça vous étonne ! Eh bien ! ce que je vous aurais signifié chez moi, le voici : « Je ne veux plus vous voir, ni ouïr parler de vous, ni avoir rien de vous ! » Tenez !…

Et elle lui jeta la bague au serpent, qui vint rebondir sur le tablier de cuir de Daniel et tomba par terre.

— Merci, dit-il en la ramassant.

Cette tranquillité l’exaspéra.

— Et je veux que vous sachiez continua-t-elle que je vous méprise comme le dernier des humains !

Sur ces paroles, l’irascible Minna cravacha sa jument et partit au galop, en lançant à son cousin une dernière épithète qui, pour elle, résumait tout :

— Mauvais parpaillot !…

— Ha !… ha ! fit Daniel, commandant ses vaches pour commencer une autre raie.

— Tu as eu bien de la patience ! lui dit la Grande, encolérée.

— Que veux-tu ? il faut bien en avoir avec les enfants et les têtes folles !


Une heure après lorsque arriva, menant ses vaches, Mériol un peu rouge pour avoir chopiné avec le maréchal d’Échourgnac, Daniel terminait son travail. En voyant le maître qui tenait le manche de l’araire, le bonhomme s’arrêta, coup sec, à distance, étonné et honteux.

— Avance ! avance ! lui cria sa femme, avance, grand fainéant ! Tu n’as pas vergogne d’obliger le monsieur à faire ton ouvrage ?… Tu n’affanes pas le pain que tu manges !… Allons ! approche ! dit-elle en saisissant l’aiguillon, que je fasse tomber la poussière de ton sans-culotte !

— Non ! pas de ça, ma Grande ! fit Daniel en reprenant l’aiguillon.

Enfin, après avoir été copieusement vespérisé par sa femme, le pauvre Mériol, sans répliquer un mot, emmena ses vaches à l’étable, et fit, apparemment, de sérieuses réflexions, car, au souper, après avoir ouvert son couteau, avant de manger, il tourna la tête vers Daniel et dit laconiquement :

— J’ai eu tort.

— Encore heureux que tu en conviennes ! s’écria la géante, alors debout devant le foyer, une poêle à la main.

— Faute avouée, faute pardonnée ! dit Daniel. Pour ta punition, mon ami, tu vas manger d’une eychirlèto de pommes de terre que ta Grande nous a faite : tu verras que c’est bon.