Calmann-Lévy (p. 91-105).


IX


— Mordieu ! je ne connais pas le cavalier, mais je connais la bête ! s’écria, comme Daniel arrivait à Saint-Michel, un grand gaillard planté devant le château du lieu, les jambes écartées, les mains dans ses poches.

C’était un bel homme de quarante-cinq ans environ, brun, aux yeux étincelants, au nez aquilin, dont la figure rasée avait une rare expression d’audacieuse énergie. Ce personnage était chaussé de fortes bottes et vêtu de gros drap bleu de roi, depuis sa veste de chasse jusqu’à sa culotte à pont-levis.

— Vous êtes, n’est-ce pas, monsieur, le fils du défunt docteur Nathan et médecin comme lui ? fit-il aussitôt que Daniel fut assez proche.

— Vous l’avez dit, monsieur, je le suis.

— Cela étant, vous m’obligerez, docteur, de mettre pied à terre : j’ai quelqu’un de malade.

— Volontiers.

Daniel descendu de cheval, l’autre se présenta :

— Gaspard de Fersac, comte, comme tout gentilhomme aujourd’hui, ex… beaucoup de choses, et présentement maire de Saint-Michel en Double.

Et le comte introduisit Daniel dans sa gentilhommière, fort délabrée à l’intérieur comme à l’extérieur, ainsi qu’en témoignaient un corridor en partie décarrelé et une grande chambre en mauvais état, où ils entrèrent.

— Voici le sujet, comme vous dites ! fit M. de Fersac en tirant les rideaux d’un vaste lit à l’ange, où était couchée une très jeune fille à la figure pâle, émaciée, dont les cheveux noirs s’épandaient sur l’oreiller.

Ayant examiné, puis interrogé la malade, le docteur dit à M. de Fersac, lorsqu’ils furent sortis :

— Cette jeune fille est anémique. Il faut lui refaire du sang, lui donner de forts bouillons, des consommés, des blancs de poulet, du jus de viande, des côtelettes… Vous avez de bon vin vieux ?

— Oui : du bergerac et du vin de dessert de Montbazillac.

— Très bien ! Il faudra mettre dans le montbazillac de la poudre de quinquina… je vais vous écrire une ordonnance… et lui faire boire un petit verre de vin avant chaque repas… À sa figure et à son accent, je vois que c’est une étrangère.

— Oui. C’est une fille de Bohème qu’il y a quinze ou dix-huit mois je ramassai, un soir, entre Mussidan et Neuvic.

— C’est cela : elle a la nostalgie des grandes routes, le grand air lui manque… Elle s’était égarée ?

— Pas du tout ! Elle suivait sa tribu d’un peu loin et vint vers moi qui passais, pour me demander un sou en me montrant dans un sourire de ravissantes petites dents blanches. Je ne sais pourquoi, ces petites dents me tentèrent irrésistiblement : j’arrêtai ma jument, et, me penchant, je pris la petite sous les bras, la mis devant sur ma selle, et hop ! hop !

— Diable ! c’est bel et bien un enlèvement, et de mineure, encore ! fit Daniel en riant.

— Oh ! dit M. de Fersac avec un geste d’insouciance.

L’ordonnance rédigée, le docteur expliqua ce pourquoi il était venu.

— Tout ce que vous voudrez ! repartit le châtelain-maire ; seulement, c’est le curé qui sait où tout cela pose… Il doit déjeuner avec moi : restez, vous lui expliquerez ce que vous souhaitez, à table.

— Je vous remercie, mais je tiendrais à rentrer chez moi le plus tôt possible.

— Alors, allons chez le curé.

Le curé n’était pas chez lui.

— Je vais bien le faire venir ! dit M. de Fersac.

Et, allant à l’église, il empoigna la corde et tinta cinq ou six coups de cloche.

— C’est un signal entre vous ? demanda le docteur.

— Point. Ce sont ses pénitentes qui l’appellent ainsi quand elles ont hâte de se confesser !…

Au bout d’une demi-heure, le curé n’étant pas revenu, le comte reprit :

— Sans doute vaque-t-il à quelque affaire intéressante… Mon cher docteur, il faut vous résigner à dîner avec nous. Mais ne vous désolez pas trop : il y a, tournant à la broche, un beau râble de lièvre piqué de lard… et, j’imagine, quelque autre petite chose dans les casseroles… Et puis, mon curé n’est pas cafard ! C’est un bon diable qui n’a peur ni d’un sanglier ni d’une coiffe… Vous pensez bien qu’il ne s’offusquera pas de tabler avec un huguenot !

— Alors, j’accepte…

— Curé, tu te fais attendre ! fit M. de Fersac lorsque arriva l’autre.

— Excusez-moi : j’étais allé voir un malade.

— Bon ! bon ! je ne te demande pas tu étais… Tiens, voici monsieur le docteur Charbonnière, qui déjeune avec nous. Il est de ceux de la vache à Colas, mais ça n’est pas pour te couper l’appétit !

— Ma foi non !… Heureux de faire votre connaissance, monsieur le docteur, dit le curé, vigoureux jeune homme de figure sympathique.

— Alors, à table ! s’écria M. de Fersac.

Dans une salle aux boiseries de chêne un peu vermoulues par le bas, le couvert était mis. Une forte odeur de fourrure se dégageait des peaux de loups, de renards, de blaireaux, étendues çà et là sur le carrelage. Une énorme hure de sanglier naturalisée était fixée dans un panneau, ainsi que des bois de chevreuils auxquels pendaient une trompe, un cornet d’appel, un couteau de chasse et des fouets. Au-dessus de la cheminée, des fusils au râtelier ; sur la tablette, des cornes à poudre, des sacs à plomb et d’autres accessoires. Dans un coin de la salle étaient accotés debout, en qualité, des bâtons de toutes sortes : — ceps de vigne comme ceux des centurions romains, « penbas » bretons en frêne, « makilas » basques garnis de cuivre, « billons » périgordins en dur chêne « drougue », pesants gourdins de brigands, bâtons normands à la poignée de cuir ; bâtons des Pyrénées avec pique en fer, bâtons de houx, bâtons d’épine à lanière et d’autres encore…

Les convives s’assirent sur des chaises dépareillées, puis M. de Fersac découvrit une soupière où fumait une soupe à l’oignon congrument poivrée et servit le docteur en s’excusant de le faire manger dans l’étain : l’argenterie était loin, oui !… La soupe fut suivie d’un poulet en fricassée apporté par une belle fille blonde aux yeux gris, au nez légèrement retroussé, coiffée à la bordelaise d’un foulard bleu qui enveloppait son gros chignon.

— Madalit, tu vas aller à la cave chercher trois bouteilles de vin de Puy-Charmant, lui dit M. de Fersac.

— Elle a une bonne mine, votre cuisinière ! remarqua Daniel lorsqu’elle fut sortie.

— Ce n’est pas ma cuisinière, mais ma chambrière, répondit tranquillement le châtelain.

Puis, après quelques rasades de vieux bergerac versées généreusement par le curé, M. de Fersac parla de sa jeunesse, du glorieux temps où il chouannait en basse Bretagne et en Périgord. Il raconta avec aisance les divers enlèvements de fonds du trésor public auxquels il avait pris part, dans le Bergeracois, à La Pouyade, entre Brantôme et Nontron, et dans la Forêt-Barade à plusieurs reprises.

— Heureusement, vous n’étiez pas à la dernière attaque de la Forêt-Barade ! s’écria le docteur.

— En effet… une entorse en fut cause, et me sauva la vie ! Parmi les quatre têtes qui tombèrent, à Périgueux, sur la place de la Clautre, le 23 mars 1811, il y avait celles de deux de mes bons amis, avec qui j’avais fait sans méchef plusieurs expéditions de ce genre. Mais la Fortune est femelle… et puis, dans toute guerre il y a des morts… À votre santé !

Ce disant, il tendait son verre.

— Oui, c’était le bon temps alors ! reprit-il. Maintenant j’en suis réduit à chasser le lièvre et à gouverner une commune de quelques centaines de paysans !

— C’est moins dangereux, dit le docteur.

— Sans doute !… mais le danger m’attirait, lorsque j’étais jeune !… À présent, les choses vont toutes seules. Je commande aux hommes, le curé catéchise les femmes et publie mes ordres au prône : nul ne bronche.

— Vous devez les mener rudement, je pense.

— Pas tant que vous diriez bien, docteur. Je suis très violent, jusqu’à tuer un homme dans la colère, comme cela m’est arrivé une ou deux fois, mais point du tout méchant ni tyran. Nos paysans ne valent pas cher, c’est vrai, mais nous ne valons pas mieux qu’eux : nous n’avons donc pas le droit d’être trop sévères. Aussi j’ai pour eux certaines condescendances. Par exemple, je permets le braconnage, — au fusil seulement, — les dimanches et jours de fête ; et, pour laisser plus de liberté à mes hommes, je ne sors pas moi-même, ces jours-là. Mais d’autre part, si j’en attrape un tendant des « setous », comme ils disent, ou des collets, je leur sale très bien les fesses avec du plomb… Par ce mélange de tolérance et d’énergie, distribuant la plus exacte justice à tous, je me fais, je ne dirai pas aimer peut-être, mais obéir et respecter. À la Saint-Louis, je défonce une barrique de vin sur la place ; ils se saoulent comme des porcs et crient : « Vive le roi et monsieur de Fersac !… » Ainsi tout marche à merveille.

Après le dîner, le châtelain coupa un gros morceau de pain au chanteau, puis dit à Daniel :

— Venez, je vais vous faire voir Manon.

C’était une grande forte jument de poil rouan, à tous crins noirs, au large poitrail, à la croupe développée.

— Avec cette bête-là, docteur, je fais mes dix-huit à vingt lieues de pays dans la journée, dit M. de Fersac en offrant le pain à sa jument. Je suis même allé en une nuit d’ici à Périgueux et revenu de bon matin, après avoir présenté mes hommages à une dame qui avait des bontés pour moi, très indigne !… Maintenant, mon cher disciple d’Esculape, je vous laisse avec le curé : faites vos affaires, prenez tous vos renseignements, mais n’ayez pas trop d’illusions sur la réussite de vos projets… Moi, je vais m’assurer qu’on a fait dîner ma petite Mirka… Vous reviendrez la voir, n’est-ce pas, docteur ?

— Certainement… dans une huitaine.

— Merci d’avance… Votre serviteur, dit le gentilhomme en donnant une poignée de main à Daniel.

S’en retournant avec ses notes et de nombreux renseignements dus à la complaisance du curé, le docteur songeait à ce M. de Fersac qui exerçait ses fonctions de maire comme une seigneurie, type assez commun à cette époque. Il s’amusait de ce mélange singulier : esprit d’aventure, absence de préjugés, bonhomie cynique et naturelle équité. Il lui semblait qu’il y avait en ce personnage, sympathique au demeurant, une curieuse transition entre l’ancien régime et le nouveau, entre le seigneur absolu sur sa terre et le magistrat municipal maître dans sa commune…

— Voilà ce que Gary a porté de la part de la demoiselle ! lui dit la Grande, lorsqu’il fut au Désert, en lui remettant une petite boîte ficelée de rouge.

— Bon, je sais ce que c’est.

Dans sa chambre, le docteur ouvrit la boîte : elle contenait des paquets de quinquina, sans plus. Il fut désappointé de n’y trouver ni lettre ni même un simple billet. Il avait espéré que sa cousine profiterait de cette occasion pour communiquer avec lui, et son silence le contrariait fort. Quoi ! pas un mot d’envoi !… « Mon cousin, je vous envoie du quinquina pour nos fiévreux » : avec quel plaisir il eût accueilli ce discret possessif, témoin de leur intelligence concertée !

Cependant, à la réflexion, Daniel voulut oublier ce léger déboire en considération de l’envoi lui-même. L’essentiel, après tout, c’était de pouvoir, en collaboration avec Minna, guérir quelques pauvres diables de fiévreux…

Dès le lendemain, malgré la pluie qui annonçait le retour de la mauvaise saison, il reprit sa visite des communes et la continua tout le reste de la semaine. Partout, avec plus ou moins de difficultés, il put recueillir des documents, relever des chiffres et noter des faits particuliers ou généraux. Mais partout de même il observa des étonnements, des demi-sourires incrédules, parfois hostiles.

On lui faisait des objections : « Dessécher les étangs ! Cette idée n’était venue à personne depuis que la Double était Double. Après tout, ces étangs qui, sans exiger aucun travail, fournissaient un revenu certain en poisson, n’étaient peut-être pas la cause des fièvres qui désolaient le pays !… Et par quoi les remplacerait-on ? par des prairies qu’il faudrait d’abord créer à grands frais, et dont la nécessité ne se faisait pas bien sentir, puisque de temps immémorial les bêtes aumailles et de somme pacageaient dans les bois. »

L’éventuelle indemnité ne rencontrait guère de créance non plus. Chacun se défiait instinctivement d’une aubaine aussi étrange et inusitée. On avait vu tous les gouvernements prendre de l’argent, mais en donner, jamais !… Quant à l’expropriation présentée comme légale et possible, elle suscitait des protestations unanimes : c’était purement et simplement le vol et la spoliation.

— Le gouvernement du roi n’appliquera jamais une loi qui date des mauvais jours de la Révolution ! dit à Daniel un gros bourgeois colérique, fils de jacobin.

— Mais ripostait le docteur puisqu’il est bien établi, constaté, démontré par la science et l’expérience, que les étangs empoisonnent le pays, n’y a-t-il pas inhumanité de la part des propriétaires à les laisser subsister ? Et si leur égoïsme coupable ne veut pas entendre raison, l’État, protecteur de tous les citoyens, ne doit-il pas détruire d’office ces foyers d’une maladie qui moissonne chaque année des centaines de créatures humaines dans la malheureuse Double ?

— Vous avez beau dire, monsieur Charbonnière, l’État n’a pas le droit de s’emparer de nos biens !

— Aussi ne s’en emparerait-il pas. En vous contraignant à détruire des étangs artificiels, il se bornerait à vous obliger de remettre les lieux en leur état primitif, à vous empêcher de faire de ces biens un usage nuisible à nos concitoyens, ce qui est son droit et son devoir !

— Ce droit-là n’est autre que l’odieux droit de confiscation si largement pratiqué en quatre-vingt-treize !

— N’en dites pas trop de mal, monsieur Carol : votre propriété est un bien d’émigré acquis par votre feu père !

Et, laissant là son interlocuteur un peu déferré, Daniel se retira…

« La plus forte résistance viendra des gros propriétaires comme celui-ci et aussi des absentéistes », se disait-il en cheminant. Il le voyait nettement, ceux qui se préservaient du fléau, ou qui n’y étaient pas exposés, se désintéressaient de la destinée des malheureux attachés à cette terre maudite, sur lesquels il sévissait impitoyablement. Cet égoïsme lui donnait une triste idée de la valeur morale des possesseurs du sol et semblait justifier l’attitude des paysans à leur égard, tant critiquée par M. du Guat. Néanmoins il espérait qu’à force de prêcher les gens en toute occasion, de répandre ses idées infatigablement, il amènerait les récalcitrants à s’humaniser, il les convaincrait enfin que leur intérêt bien entendu commandait de détruire ces foyers d’infection. Que tel ou tel, des meilleurs, donnât l’exemple, et, avec le temps, les plus entêtés mêmes céderaient à la persuasion, qu’aiderait par ses menaces la loi de 1792.

Mais, pour hâter l’heureux moment où il n’y aurait plus qu’un petit nombre d’adversaires à réduire, il était nécessaire de prouver à tous, propriétaires gros et petits, métayers, journaliers et autres Jacques-sans-terre, il était nécessaire de leur démontrer par les faits que les étangs étaient la cause réelle de l’insalubrité du pays. Daniel, à cette fin, eût bien converti en prairie son grand étang des Oulmes. Malheureusement, cet exemple n’eût pas été suffisamment démonstratif : isolé entre des bois et des landes, l’étang des Oulmes était loin de toute habitation. Celui de la Jemaye, à proximité immédiate du bourg, serait au contraire un champ d’expériences excellent et bien en vue. Si, comme le docteur n’en doutait pas, les fièvres, à la suite de l’asséchement, disparaissaient du bourg, la preuve était faite et serait chaque dimanche sous les yeux des gens de la commune assemblés ; mais ce diable de propriétaire ne paraissait pas disposé à cette épreuve.

Daniel en était à ce point de ses réflexions lorsqu’il s’entendit héler :

— Monsieur le docteur !

Il se retourna. C’était le curé de la Jemaye, monté sur sa vieille jument blanche à tête de veau, avec de grosses touffes de poil aux paturons.

Le futur régénérateur de la Double s’arrêta pour échanger les politesses d’usage avec le curé ; puis ils continuèrent leur chemin en devisant. Comme le prêtre, incidemment, déclarait habiter la Jemaye depuis quinze ans et n’avoir eu que deux ou trois accès de fièvre jadis, le docteur lui demanda, en considérant sa bonne figure rose de santé, à quoi il attribuait cette immunité relative.

— D’abord, je passe quatre jours par semaine dans ma propriété de Vauxains, en plein terrain calcaire ; ensuite, je ne bois jamais d’eau de la Double.

— Mais en disant la messe ? objecta Daniel en riant.

— Oh ! quelques gouttes…

— Vous pourriez bien avoir raison, fit le docteur. Depuis que je pérégrine dans les communes, j’étudie avec une forte loupe les eaux des puits et des fontaines, et il me semble apercevoir une relation de cause à effet entre la plus ou moins grande quantité de corpuscules dont elles sont chargées et l’intensité des fièvres qui règnent dans la localité… Au reste, je n’ai rencontré que peu de paysans exempts de la fièvre, et, parmi ceux-ci, l’adjoint d’Échourgnac ; mais il prétend que, pour lui, c’est un don, comme de trouver les sources.

— S’il trouve de l’eau, fit le curé en riant, il en boit encore moins que moi ! Mais en revanche il boit beaucoup plus de vin… Alors, vous avez commencé vos recherches sur les causes d’insalubrité de la Double ?

— Oui, monsieur le curé, sur les causes et sur les résultats, ce qui nécessite des statistiques où l’on voit le mouvement de la population. Je compte même me rendre demain à la Jemaye, et, puisque je vous ai trouvé si à propos, je vous serai obligé de me dire où sont les papiers de la mairie.

— Pour le moment, ils sont dans un placard, au presbytère… Hormis quelques grands propriétaires, quand monsieur de Légé est à Ribérac, il n’y a plus que moi dans la paroisse qui sache écrire : aussi, pour lui être agréable, je couche les actes de l’état civil sur les registres.

— Vous aurez la bonté de me les communiquer ?

— Très volontiers.

Un instant après, à un carrefour, le prêtre et le docteur se saluèrent et se séparèrent.


Le lendemain, après avoir achevé son travail, Daniel accepta de faire collation avec le bon curé qui le pressait fort :

— Je veux vous faire tâter mon petit vin de Vauxains !

Tout en mangeant une tranche d’un excellent pâté de perdrix arrosé de ce bon petit vin, Daniel raconta l’entretien qu’il avait eu avec le propriétaire de l’étang du bourg, le jour où M. de Légé partait pour Ribérac ; puis il questionna le curé sur ce paroissien.

— Mon cher monsieur, sans révéler les secrets de la confession, je peux vous dire qu’en général nos paysans ne valent pas bien cher. Ce n’est peut-être pas tout à fait leur faute, mais n’importe. Pour ce qui est de Fréjou, c’est un des plus durs et des plus fermés à tout sentiment, je ne dis pas généreux, mais simplement humain : donc ce que vous me dites ne m’étonne pas. L’intérêt seul, et un intérêt souvent mal entendu, le guide exclusivement : voilà l’homme.

— Je vais tâcher fit Daniel de gagner sa confiance en guérissant sa petite des fièvres.

— Je doute fort que vous réussissiez !

— Dans tous les cas, ce sera une bonne chose pour l’enfant, et je ne puis mieux employer le quinquina de ma cousine.

— Ah ! elle vous en a envoyé ! Je la reconnais bien là : toujours prête à faire le bien… Et puis si pieuse, si exacte à remplir tous ses devoirs religieux !

Cette dernière attestation ne plut guère à Daniel, sans qu’il sût trop pourquoi. Pour rompre les chiens, il proposa au curé de l’accompagner chez Fréjou : sa présence aurait peut-être une heureuse influence sur l’homme ?…

— Notre-Seigneur lui-même n’y ferait rien lorsqu’il s’agit d’une question d’intérêt dit le curé en riant, mais allons !

En effet, le paysan, à peine quitte d’un accès de fièvre, opposa aux raisonnements de Daniel et aux exhortations du curé une sorte d’idiote inertie. Comme le docteur lui montrait d’avance le desséchement de son étang, le revenu, triplé qu’il en retirerait s’il le mettait en pré, l’avantage inestimable de n’avoir plus les fièvres, ni lui, ni sa famille, ni, par-dessus le marché, les voisins, il ouvrait la bouche, faisait celui qui ne comprend pas, souriait bêtement, toussait avec affectation : hum ! hum !

— Voyons, Fréjou, disait le curé, vous entendez fort bien ce que vous dit monsieur le docteur Charbonnière : répondez-lui donc !

— Hum ! hum !…

— Et si je coupais les fièvres à votre petite ? fit Daniel un peu impatienté, croiriez-vous que je vous parle vrai en tout le reste ?

— Hum ! hum !… Je ne dis pas…

— On pourrait vous prendre au collet, mais par vos paroles, non ! ajouta le docteur en s’adressant à la femme, qui s’était approchée, voici deux paquets que vous donnerez à votre petite, en deux fois, cinq heures avant le moment de la fièvre…

— Quelle brute ! disait-il au curé en s’en allant.

— Oh ! pas si brute que vous penseriez bien !… Ce gaillard-là se demande quel intérêt vous pouvez avoir à lui faire dessécher son étang : car vous comprenez de reste que les raisons tirées de l’intérêt général, du dévouement gratuit à une œuvre utile, n’existent pas pour lui… Selon moi, il fait, comme on dit vulgairement, l’âne pour avoir du son. Peut-être, quelque jour, consentira-t-il moyennant finance !

— Ah ! s’écria Daniel en riant, la chose ne manquerait pas de sel !

— Hé ! hé ! hé ! faisait le curé en riant aussi.

Après avoir chaleureusement remercié le brave homme, le docteur prit congé de lui et s’en revint au Désert.

Chemin faisant, il réfléchissait à tout ce qui lui avait été dit sur les paysans de la Double et qui se résumait ainsi : ils ne valent pas cher !… M. du Guat, M. de Fersac, le curé de la Jemaye, M. Cherrier, c’est-à-dire des maires, un curé, un notaire, qui devaient les connaître à divers titres, tous étaient du même avis, exprimé à peu près dans les mêmes termes : ils ne valent pas cher !… Daniel soupçonnait dans ces jugements identiques un pessimisme d’habitude et de situation, né de préjugés héréditaires : aussi n’en était-il pas ébranlé. « Quand même ces opinions n’exagéreraient pas les défauts des paysans, se disait-il, moins ils valent, plus il est nécessaire de les rendre meilleurs en les rendant plus heureux ! »