Calmann-Lévy (p. 219-228).


XIX


Le propre jour de la Tiphanie, que d’aucuns nomment « l’Épiphanie », et d’autres encore « les Rois », le docteur était à table, finissant de dîner, et laissait cavalcader sur son genou le petit Samuel, quand tout à coup, dans la basse-cour ouverte, arriva au galop de son cheval M. de Légé criant :

— Daniel ! Daniel !

Le docteur rendit l’enfant à sa mère, sortit, et trouva son cousin tout trempé de pluie, sans chapeau, et couvert de boue.

— Vite ! vite ! Daniel ! sautez en selle et venez !

— Qu’y a-t-il donc !

— Depuis ce matin, Minna est en travail d’enfant. Cela va mal. Le vieux Gauriac est à bout de forces et la sage-femme n’y entend goutte !… Dépêchez-vous, au nom du ciel !

— C’est que monsieur de Bretout ne me verra pas avec plaisir…

— Je m’en moque !… Il s’agit de sauver ma fille !… Venez vite… je vous en conjure !

Trois minutes après, tous deux galopaient sous la pluie, dans les chemins défoncés, d’où les sabots de leurs montures faisaient jaillir la boue liquide.

En arrivant au château, ils trouvèrent au bas de l’escalier M. de Bretout, anxieux.

— Monsieur, lui dit le docteur, pendant que M. de Légé grimpait en hâte auprès de sa fille, m’autorisez-vous à donner mes soins à madame de Bretout et à faire tout ce que j’estimerai nécessaire ?

— Oui, monsieur… sauvez l’enfant !… et la mère, ajouta ce mari après une hésitation qui révélait sa pensée secrète.

— Allons !

Aussitôt dans la chambre, Daniel jeta son chapeau sur un meuble et ôta son surtout de cadis grisaillé. Le docteur Gauriac vint à lui, un peu troublé, et lui expliqua diffusément la situation tandis que la patiente gémissait.

Puis, Daniel s’approcha du lit et prit le poignet de Minna.

— Oh ! mon cousin ! cette fois, je suis bien perdue ! fit-elle, tout en larmes.

— Non ! non ! ma cousine ! Ayez seulement du courage, de la confiance, et tout ira bien…

Le travail dura longtemps, pendant lequel le jeune médecin eut recours aux manœuvres les plus difficiles de l’obstétrique. Bien qu’il fît plutôt froid, la sueur lui coulait du front, due à la fatigue, à ses appréhensions, et à la violente contention d’esprit sans quoi il n’aurait pu s’abstraire des plaintes et des lamentations de Minna, paternellement exhortée par le docteur Gauriac.

Plusieurs fois il s’arrêta presque découragé, regardant les fers que son confrère avait déposés sur une table ; puis il se réconfortait et recommençait ses tentatives.

Enfin, le soir venu, après de longues, longues heures de douleurs terribles, alors que le vieux Gauriac épuisé s’était affaissé dans un fauteuil et que la sage-femme, seule à côté de Daniel, tenait une chandelle à la flamme vacillante, un cri déchirant, épouvantable s’ouït dans toute la maison, suivi d’un faible vagissement…

Toute la nuit, Daniel continua ses soins à l’accouchée qui eut quelques syncopes de durée inquiétante. À cheval sur une chaise, devant le foyer, il se levait au moindre mouvement, au plus léger bruit, et s’approchait du lit sur la pointe des pieds. Après avoir fait prendre un cordial à la malade ou lui avoir fait respirer des sels, il revenait à sa place lorsqu’elle était assoupie et attendait.

La nourrice avait emporté le nouveau-né sans que Minna eût manifesté cette curiosité tendre et passionnée des jeunes mères empressées tout d’abord à voir leur enfant. On eût dit que le sien lui était indifférent, car elle ne fit même pas l’habituelle question sur le sexe, qui suit immédiatement la délivrance.

M. de Légé ainsi que son gendre, congédiés par le docteur Gauriac, étaient allés se coucher. Le vieux médecin, se reposant sur son confrère, avait suivi cet exemple et ronflait dans une chambre voisine. La sage-femme, assise au coin de la cheminée sommeillait à demi, et, de temps en temps, mouchait la chandelle d’une main mal assurée. Les coudes sur le dossier de la chaise, les pieds allongés vers le feu, Daniel regardait les braises dans la cendre et réfléchissait à la bizarrerie de la situation. Lui, parent détesté dans la maison, il était appelé, à défaut d’un autre médecin, auprès de celle qui le haïssait particulièrement, de sa cousine en couches, en des circonstances telles que son intervention l’avait probablement sauvée…

Dans l’atmosphère épaisse de la chambre, il sentait ses paupières s’alourdir, et il écoutait machinalement le tic tac d’une pendule Empire qui, sous son globe, hachait régulièrement les heures en bribes menues…

Vers la fin de la nuit, ayant perçu un bâillement, Daniel s’approcha du lit et vit que Minna tenait les yeux ouverts.

— Comment vous trouvez-vous ? lui demanda-t-il.

— Assez bien… J’ai un peu dormi.

— Il faudra tâcher de dormir encore, et, dans deux ou trois jours, on pourra mettre sur les billets de faire part la formule ordinaire : la mère et l’enfant se portent bien.

— À propos, qu’est-ce ? fit-elle avec indolence.

— Un garçon, et plus vivant que je n’osais l’espérer.

— Ce qui me dépite, c’est que ce soit vous ! fit-elle, d’une voix sourde, après un instant.

Était-ce l’ancienne amoureuse qui parlait, ou la cousine hostile ? Daniel ne sut pas le discerner.

— Ne pensez point à cela, fit-il doucement ; les médecins oublient tout…

La sage-femme ayant fait boire l’accouchée, celle-ci referma les yeux et se rendormit.

Dès l’aube, le docteur sortit à pas de loup, descendit dans la cour et s’en fut à l’écurie. À la lueur d’un falot, Gary étrillait les bêtes : Daniel fit seller sa jument et s’en alla.

Il avait gelé toute la nuit, à pierre fendre, ainsi qu’on dit. Le froid du matin, avivé par une forte brise du Nord, semblait faire frissonner les plantes dépouillées de leurs feuilles. Un demi-jour incertain laissait entrevoir les terres grises et la campagne solitaire. Dans les taillis, les branches secouées par le vent faisaient poudroyer le givre au-dessus des brindilles et des herbes sèches. Sur le chemin raboteux, les fers de la Jasse frappaient la terre durcie et faisaient parfois craquer la glace dans un pas de vache, avec un bruit de vitre brisée. Au loin, sur les coteaux, l’ombre nocturne se dissipait et une faible lueur d’aurore violacée montait à l’Orient à travers les bois.

Au sortir de cette chambre où flottaient des vapeurs d’éther, et après une nuit sans sommeil succédant à une journée de fatigue, l’âpre vent du matin réveillait Daniel et retrempait ses nerfs. Les mains dans les poches de sa grosse gonne, il laissait sa bonne bête s’en aller, la bride sur le cou, et il songeait.

Quelle serait à l’avenir l’attitude de ceux de Légé à son égard ? Un pareil service, alors qu’il s’agissait pour eux de vie ou de mort peut-être, semblait commander l’oubli de leur animosité passée et l’abandon de leurs procédés hostiles. Pourtant, le docteur ne s’attendait point à les voir désarmer. M. de Légé, en raison de l’extrême affection qu’il portait à sa fille, appréciait certainement cet immense service ; mais, pour sa nature positive et son esprit formaliste, il n’y aurait là qu’une simple question de convenables honoraires. Quant à M. de Bretout et à Minna, Daniel pensait bien qu’ils n’envisageraient pas autrement la chose et voudraient payer largement pour ne pas rester gênés par une dette de reconnaissance incommode à leur haine. Aucun des trois n’était capable de sentir que certains offices ne se paient pas entièrement avec de l’argent.

« Qu’ils fassent comme ils voudront ! » se dit-il en reprenant les rênes.

Un pâle soleil d’hiver montait alors péniblement au-dessus de l’horizon, et ses rayons sans chaleur et sans force glissaient à peine entre les nuages qui barraient le ciel de raies grisâtres. Un jour blafard s’épandait lentement sur la Double engourdie par le froid hivernal, et, au lieu des joyeuses chansons d’oiseaux qui saluent au printemps le lever de l’astre, Daniel n’entendait que le croassement d’une bande de corbeaux au déjucher.

En voyant à distance fumer la cheminée du toit familial, le docteur réjoui se confirma dans son indifférence au sujet des sentiments que témoignerait la famille de Légé.

Il ne resta pas longtemps, d’ailleurs, dans l’incertitude à cet égard.

Quatre ou cinq jours plus tard, comme il se chauffait en compagnie de M. Cherrier — qui venait tâter d’un cuissot de sanglier envoyé par M. de Fersac, — arriva le cousin de Légé. Ce n’était plus l’homme éperdu qui suppliait Daniel de le suivre : le danger de sa fille passé, il avait repris sa froideur correcte. Après des remerciements mesurés pour le secours efficace donné à madame de Bretout, M. de Légé aborda la question délicate des honoraires : que devait-il à Daniel ?

À ces mots celui-ci répondit qu’il s’était rendu près de sa cousine par devoir général d’humanité aussi bien que par honnête scrupule de voisinage et de parenté ; qu’il était fort heureux d’avoir apporté un renfort décisif à son confrère ; mais que, n’ayant pas eu l’intention d’intervenir comme médecin professionnel, mais seulement à titre officieux, il considérait cette question d’honoraires comme touchant uniquement le docteur Gauriac ; quant à lui, Daniel, il ne lui était rien dû. Après plusieurs raisons échangées avec courtoisie, M. de Légé se leva, visiblement contrarié :

— Alors, merci et adieu ! fit-il de mauvaise grâce.

— Il n’est pas content ! remarqua le notaire, aussitôt le cousin parti.

— Non !… Ce n’est plus le même homme que vous avez trouvé relativement facile au sujet de ma dette après la morsure de la vipère. Il subit aujourd’hui l’influence de sa fille et de son gendre, qui s’exerce dans un sens tout différent. Le trop d’empressement que tous veulent mettre à s’acquitter montre assez combien la reconnaissance leur pèse.

Bientôt le docteur Gauriac, délégué par M. de Légé, vint représenter amicalement à son jeune confrère qu’il ne se ferait aucun tort en acceptant des honoraires, puisque lui-même, un vieil ami et moins utile en l’espèce, agréait une rémunération de ses services.

À cela Daniel objecta qu’appelé comme pis-aller, à défaut d’un autre médecin habitant le voisinage, il s’était rendu à Légé simplement par devoir humain et par pitié pour sa cousine.

Et, comme le vieux docteur insistait encore et disait avoir carte blanche pour régler cette question d’honoraires, Daniel, un peu froissé, lui répondit :

— Mon cher confrère, je m’en tiens à mes raisons ; je ne veux rien.

— Ils vont être fort mécontents, là-bas, principalement monsieur de Bretout.

— Je le comprends : leur orgueil souffre de m’avoir une aussi grande obligation. Mais qu’à cela ne tienne : je les dispense de toute gratitude, vous pouvez le leur dire !

Le docteur Gauriac garda pour lui cette dernière partie de la commission ; mais la première suffit amplement à irriter le gendre de M. de Légé, qui se prodigua en verbeuses récriminations. Quoi ! lui, vicomte de Bretout, ne pourrait s’acquitter envers ce médicastre !… Un tel personnage prétendait-il le contraindre à demeurer son obligé ?

— Ma foi, s’écria le vieux Gauriac impatienté finalement, je puis vous dire qu’il vous dispense de toute gratitude !

— Je n’ai que faire de ses cadeaux, à ce parpaillot fils de manants ! glapit M. de Bretout.

— Monsieur, dit alors M. de Légé, veuillez ne pas oublier que mon aïeul et celui du docteur Charbonnière étaient frères !

Sur cette observation M. de Bretout, dépité de sa bévue, sortit en murmurant des excuses.

— Vous me laisserez le soin de cette affaire ! lui dit son beau-père avant qu’il eût refermé la porte.

Malgré cette injonction, deux jours après, M. de Bretout, incapable de supporter plus longtemps ce qu’il appelait un affront, se rendit au Désert dans l’intention judicieuse d’obliger Daniel à recevoir des honoraires, ou bien à se battre avec lui. Ce faisant, il se croyait très généreux : un gentilhomme tel que lui n’était-il pas en droit de refuser un duel avec un roturier, bien loin de le lui offrir ? Mais, dans ce conflit où son orgueil était engagé, le vicomte faisait le sacrifice le moins pénible pour lui en risquant de tuer l’homme qui, selon toutes les apparences, avait sauvé madame de Bretout…

D’aventure, Daniel était absent lorsque le mari de Minna se présenta chez lui. Dans la cuisine, Sylvia déambulait, tenant sur ses bras le petit Samuel que les dents tourmentaient fort, tandis que devant le foyer la Grande attisait le feu sous une marmite.

— Le docteur Charbonnière y est-il ? demanda, sans saluer, M. de Bretout à Sylvia.

— Monsieur le docteur Charbonnière n’y est pas, répondit-elle en appuyant sur le mot « monsieur ».

L’époux de Minna regarda, un peu étonné, cette belle jeune femme qui lui donnait une leçon de politesse. Sylvia, nu-tête ainsi qu’à l’ordinaire, était habillée comme une campagnarde aisée, en bonnes étoffes du pays ; mais elle portait ses simples vêtements avec une grâce native que remarqua le vicomte.

— Vous êtes à son service ? lui demanda-t-il.

— Oui, je suis sa servante ! répondit fièrement l’autre en le toisant avec assurance.

— C’est la femme du monsieur, et c’est son enfant qu’elle tient ! rectifia lors, en se dressant, la Grande, que ce colloque un peu étrange commençait à fatiguer.

M. de Bretout fut surpris en voyant debout cette géante qui le regardait d’un mauvais œil. Lors, s’adressant à elle, il salua ironiquement et avec un sourire moqueur :

— Excusez ! je ne croyais point parler à madame Charbonnière !

— Parce qu’elle est habillée de cadis, n’est-ce pas ? fit la Grande sur un ton agressif. C’est que, voyez-vous, notre monsieur n’est pas de ces jean-f… qui prennent une fille pour ses écus !

M. de Bretout comprit l’allusion, et, un peu interloqué, devint, jusqu’à ses grandes oreilles, rouge comme un coq de redevance. Mais, au moment où il allait riposter par une insolence grossière, il sentit soudain le ridicule d’une semblable querelle avec cette grande gaillarde fort capable de le colleter, et il s’en alla sans mot dire.

— Je lui ai, je crois, bravement rivé son clou, à ce grand f… fat ! dit la Sicarie à Sylvia. Et il a bien fait de poser sa langue, car je lui aurais secoué les puces de la bonne façon !…

Cette déconvenue refroidit un peu le vicomte, sans le faire cependant renoncer à son beau projet. Mais, à quelques jours de là, comme il se proposait d’écrire à Daniel pour être sûr de le rencontrer, un malheur domestique l’en empêcha. Son petit garçon un peu chétif, à qui, selon la pratique paysanne, la nourrice faisait boire du vin pour lui donner des forces, eut tout à coup une inflammation d’entrailles dont il mourut peu après.

La mort de cet enfant, qui mit le château de Légé en deuil, fit une diversion à la haine mal intentionnée du père. Puis, M. de Bretout fut distrait par d’autres soucis. Sa femme ne se rétablissait pas de ses couches difficiles, qu’avait suivie une fièvre puerpérale. La convalescence n’était pas franche. Trois mois après l’événement, elle gardait encore le lit et languissait faible et inerte. Cet accouchement laborieux avait trop durement éprouvé son corps mignard et délicat. Le docteur Gauriac venait deux ou trois fois la semaine et prescrivait des drogues qui n’agissaient guère, ou point. Enfin, à bout d’expédients, il eut recours à la ressource classique et ordonna un changement d’air, en sorte qu’aux premiers jours ensoleillés, la malade ayant pu quitter son lit, toute la famille alla s’installer à Ribérac.