Calmann-Lévy (p. 207-218).


XVIII


En mariant son neveu avec mademoiselle de Légé, l’abbé de Bretout avait eu des vues très différentes de celles qui dirigeaient le docteur Charbonnière. Il s’était proposé non seulement de lui faire une agréable et solide situation de fortune, mais encore de lui procurer par surcroît tous les avantages sociaux et politiques auxquels son nom, son titre et son dévouement à la royauté légitime lui donnaient droit. L’abbé ne se faisait pas d’illusions sur la prétendue noblesse des Légé ; il sentait bien qu’à cet égard ce mariage était pour le vicomte une mésalliance. Mais M. de Légé était accepté par la gentilhommerie du pays, sinon comme noble, du moins comme bourgeois vivant noblement et agrégé à la noblesse, pour ainsi dire, et cela suffisait : son infériorité sur ce point était compensée par l’influence considérable que lui assurait sa richesse et dont nécessairement devait bénéficier son gendre.

Avec ces visées, le premier soin de l’abbé, après son établissement à la cure de la Jemaye, fut de prendre une exacte connaissance du pays, des habitants et des questions locales, si importantes pour qui veut jouer un rôle public. Aussi, au retour d’un voyage nuptial assez prolongé, le vicomte de Bretout trouva prêt tout un plan de conduite comprenant des observations générales, l’état des principaux problèmes intéressant la contrée, une liste des personnes à voir, avec des notes sur leur caractère, leurs opinions, leurs relations, leurs antécédents et leur autorité. Un itinéraire tout tracé accompagnait sagement ces instructions, de telle sorte qu’on évitât des froissements d’amour-propre au sujet des préséances.

Quelques notes particulières jointes à ces renseignements devaient épargner à M. de Bretout quelques fâcheux impairs :


« Ne point parler de la situation irrégulière du docteur Charbonnière chez M. Carol, qui vit publiquement dans le plus grand désordre avec ses servantes…

» Ne faire aucune allusion aux médicastres ignorants chez M. Grandtexier, ancien officier de santé, qui passe pour avoir tué pas mal de gens avec sa lancette… »


Selon l’abbé de Bretout, le vicomte son neveu devait conquérir, plus tard, un siège à la Chambre des députés, et, présentement, pour marchepied à ce haut poste politique, solliciter un mandat de conseiller général. Précisément, celui qui représentait alors le canton était fort malade, condamné par les médecins, disait-on : c’était le moment de commencer les travaux d’approche.

Le gendre de M. de Légé était assez ambitieux, mais encore plus nonchalant. Et puis, fier de sa naissance, il jugeait au-dessous de lui de visiter des bourgeois, des roturiers. Aussi, l’hiver lui fournissant un excellent prétexte, attendit-il le printemps pour se mettre en campagne.

Au cours des visites faites par le vicomte de Bretout, seul ou avec madame, selon la condition des personnes, on mettait habituellement sur le tapis les projets du docteur Charbonnière. C’était là un thème avidement saisi par le visiteur et les visités, qui tous cachaient des arrière-pensées personnelles sous l’honnête préoccupation des intérêts régionaux. Ces projets étaient généralement critiqués, voire malmenés. M. des Garrigues, le juge de paix, les qualifia de « dangereuses chimères » ; M. Servenières (de Fontblanche) les traita simplement « d’utopies » ; M. Grandtexier, de « conceptions absurdes » ; et M. Carol (de la Berterie), nonobstant ses origines jacobines, ne craignit pas de prononcer les mots de « criminelle folie révolutionnaire ». M. du Guat, plus juste et plus accommodant, proclamait le plan du docteur très louable en soi, mais irréalisable, au moins jusqu’à nouvel ordre. Pour le comte de Fersac, il déclara nettement au gendre de M. de Légé que le docteur Charbonnière était un galant homme, beaucoup trop bon seulement de se mettre martel en tête pour des gens qui ne le méritaient pas. Ainsi des autres dans tout le pays. Bourgeois et nobles, chacun appréciait les projets de Daniel selon son caractère, ses préventions, et surtout ses intérêts.

Dans les presbytères, les curés, stylés par l’abbé de Bretout, blâmaient avec des formes moins franches ces desseins étranges qui leur paraissaient procéder plutôt d’une intention subversive que d’un esprit philanthropique. Ce qu’ils pensaient et ne disaient pas, c’est qu’il était périlleux pour la religion et pour leur crédit de laisser un huguenot, un mécréant, acquérir une influence sur leurs ouailles, les paysans de la Double, par ces moyens démagogiques.

Pendant toutes ces confabulations malveillantes, Daniel continuait ce qu’un prêtre plus carré que ses confrères avait appelé « un apostolat de Satan ». Il soignait gratis les pauvres diables, donnait du quinquina, pratiquait l’inoculation et faisait de la propagande pour l’assainissement. Il avait bien opéré quelques rares conversions, mais c’était des conversions de gratitude plutôt que de conviction. Ces adhésions au système n’avaient d’ailleurs aucun effet réel, comme étant de pauvres gens qui ne possédaient pas un pouce de terre et, par conséquent, pas d’étangs à dessécher, — particularité d’ailleurs propre à expliquer leur approbation. Toutefois le docteur avait obtenu un petit succès. Le desséchement de l’étang de Fréjou, fait sous sa surveillance et d’après ses indications, produisait déjà ses résultats. L’homme et la femme étaient guéris et leur drôlette n’avait plus que de rares accès de fièvre… Il est vrai que Fréjou attribuait cette amélioration notable non au desséchement et au quinquina, mais à un remède de Gondet renforcé d’une messe prescrite aussi par le sorcier.

Daniel sourit lorsqu’un journalier du Périer, qu’il employait souvent, lui raconta la chose.

— Que ce soit Gondet ou moi, l’essentiel c’est qu’ils soient guéris ! conclut-il.

C’est que, pour aider à sa débonnaireté de nature, un événement le disposait encore à l’indulgence. Sylvia était heureusement accouchée, un mois auparavant, d’un beau garçon vigoureux, et cette récente paternité, dont il ne faisait nul mystère, lui réjouissait le cœur. Parfois, il contemplait, tout pensif, ce petit être né de son sang, avec cette pointe d’orgueil attendri de l’homme qui est père pour la première fois. Mais, tantôt après, il se gaussait mentalement de lui-même :

« Que d’innombrables milliards d’hommes en ont fait autant ! » murmurait-il.

Pour Sylvia, elle nageait en pleine félicité. Son rêve accompli, elle était « aux anges » : c’était un bonheur non pareil, à son gré, que de porter en ses bras l’ « enfant de Daniel », d’allaiter « le drôle de Daniel », de baiser et rebaiser cent fois le « fils de Daniel », — car c’est ainsi qu’elle s’exprimait toujours, comme si elle n’eût été pour rien dans l’affaire.

— Tu ne peux pas dire qu’il ne soit tien ! faisait-elle, un jour, en montrant au docteur une petite groseille que l’enfant avait sur une épaule. Tu as la même, juste au même endroit !

Et, toujours parce qu’il était le fils de Daniel, l’enfançon était pour sa mère l’objet de soins quasiment respectueux et d’un amour idolâtre. La Grande était presque aussi folle du petit que Sylvia : elle aurait voulu l’avoir toujours sur les bras, et quelquefois le disputait comiquement à sa mère.

— Mais quoi ! disait celle-ci, tu ne peux pourtant pas le faire téter !

— Tiens ! tiens ! te le voilà, ton drôle !…

Rien n’était plus plaisant que de voir cette géante hommasse tâcher de faire faire risette au petit Samuel, ainsi nommé à cause de son bisaïeul. Le taciturne Mériol même semblait trouver réjouissante la présence du nouveau venu. Cela ne se traduisait point par des paroles, oh non ! Mais, lorsqu’il rentrait, à l’heure des repas, il regardait l’enfant du coin de l’œil, avec un demi-sourire.

Ce petit et sa jeune mère mettaient de la vie et de la gaieté dans le vieux logis du Désert. Leur situation irrégulière ne scandalisait personne, ou, pour mieux dire, personne n’y songeait : ils étaient de la maison et comme de la famille. Sylvia, d’ailleurs, se comportait avec une grande modestie et un tact qu’on n’eût pas attendu d’elle, si naïve et si spontanée. Elle avait de la déférence pour Sicarie en tout ce qui était du ménage, et, à l’endroit des autres, ne se prévalait aucunement de la condition privilégiée que lui faisait l’affection du maître. Quand le docteur rentrait au logis après une journée de courses, elle lui tendait l’enfant, sur le seuil de la porte, et son beau visage s’éclairait par le commun sourire des yeux et des lèvres lorsque le père pressait l’enfançon et le baisait.

Daniel était heureux. Cependant, quoique, dans sa bonne humeur, il eût accueilli avec indulgence la farce combinée par le médecin des fièvres, il ne put s’empêcher d’être étonné en apprenant, peu après, que ce n’était pas un fait isolé, mais une pratique ordinaire de Gondet. Ce vieux fourbe se présentait chez les fiévreux traités par le docteur et leur persuadait, deux précautions valant mieux qu’une, de « faire » un de ses remèdes, dans lequel entrait toujours une messe, astucieuse prescription dont le but se devinait assez. Quand la fièvre était coupée par le quinquina, le sorcier allait partout décriant le médecin aussi bien que le remède, et se jactant d’avoir lui seul guéri le malade.

La conduite de Gondet, qui lui avait des obligations, ne laissait pas que de surprendre Daniel. Il se demandait si le sorcier obéissait à de secrètes incitations ou s’il agissait de lui-même. Cependant, le cas n’étant pas urgent, il remit à une occasion le soin de s’en assurer. Mais, pendant qu’il était encore dans l’incertitude à cet égard, il lui arriva une chose qui lui donna encore plus à penser.

Trois journaliers, qu’il occupait au desséchement de l’étang sis au-dessous du Désert, ne revinrent pas, un matin, abandonnant le travail à moitié fait.

« Les pauvres gens n’ont pas de montre », s’était dit d’abord le docteur, descendu de bonne heure au chantier.

Et il se mit à tracer des rigoles d’écoulement.

Mais les trois hommes ne reparurent plus.

Mériol étant allé aux nouvelles, découvrit avec beaucoup de difficulté, sous la promesse du secret, que tous trois avaient été embauchés au château de Légé.

— C’est bon ! dit le docteur.

Et avec Mériol, Trigant, le nouveau berger, et Gavailles, il termina le travail.

Mais, quelque temps après, il aperçut dans une cavée, en forêt, l’homme du Périer qui ne réussit point à le fuir, et il l’interrogea.

— Pourquoi m’avez-vous laissé sans m’avertir ?

— Je n’étais pas fier ; à ce moment-là…

— Mais vous avez été tous trois assez santeux pour aller travailler à Légé !… Voyons, dites-moi la vérité, mon ami !

— On nous donnait cinq sous de plus par jour.

— À la bonne heure !… Et qui vous a embauché ?

— C’est Pirot, le maître valet, de l’ordre du gendre.

— Eh bien ! vous, Tardy, vous auriez dû au moins me prévenir : n’ai-je pas soigné votre jambe malade l’hiver passé ?

L’homme, honteux, baissa la tête, et Daniel s’en alla, mal content comme toujours lorsqu’il vérifiait un acte blâmable ou de mauvais sentiments.

À la réflexion, il sentait dans cet incident vulgaire la sourde hostilité du vicomte de Bretout. Le soin qu’on avait pris de lui débaucher ses ouvriers était assez probant. Les propos malveillants tenus par le mari de Minna lui étaient revenus, d’ailleurs, qui s’accordaient avec ce fait et achevaient de lui donner sa signification.

Daniel ne se trompait pas dans ses conjectures. Le vicomte l’avait en aversion pour plusieurs motifs. Ce cousin roturier de sa femme lui rappelait l’origine paysanne et huguenote de la famille, et, par ricochet, la mésalliance à laquelle il avait consenti, ou plutôt qu’il avait sollicitée. Puis, dès sa venue à Légé, M. de Bretout avait soupçonné une amourette antérieure entre les cousins. L’histoire de la vipère, à lui racontée et enjolivée par sa femme, lui était singulièrement désagréable ; ce que voyant, elle ne manquait pas d’y faire de fréquentes allusions. Quoiqu’elle détestât fort Daniel, par inconséquence naturelle, et pour vexer un mari qu’elle n’aimait pas, elle chantait bien haut les mérites de ce cousin dont le nom seul agaçait M. de Bretout. Quoique simple bourgeois campagnard, disait-elle, il avait des sentiments nobles et généreux. Il était bon, dévoué, loyal… et désintéressé… Cette dernière épithète, qui revenait fréquemment dans l’éloge de Daniel, était comme un couteau à double tranchant propre à blesser profondément le vicomte, ce dont sa femme se délectait à part soi.

Un jour que, nerveuse, de mauvaise humeur, elle avait encoléré son mari par maints petits coups d’épingle, il se fâcha :

— On dirait que vous êtes amoureuse de ce phénix !

L’observation était faite sur un ton d’ironique défi, mais Minna ne recula point.

— Je l’ai été, mais je ne le suis plus, répondit-elle tranquillement.

— Que ne l’épousiez-vous, alors ! s’écria M. de Bretout, exaspéré.

— C’est que, fort heureusement pour vous, il ne m’a pas voulue.

Le vicomte, un moment, fut suffoqué, mais il se remit

— Me direz-vous pourquoi ? demanda-t-il.

— Je n’ai rien à vous cacher : il m’a trouvée trop dévote et trop riche.

— Vous vous moquez de moi !

— Je n’oserais, fit-elle avec un air mutin. Tenez, sous cette charmille même où nous sommes, mon cher cousin m’a dit fort clairement qu’il ne souffrirait jamais que sa femme allât à confesse… et puis qu’il se jugerait méprisable de jouir de ma fortune…

À ce coup droit, le mari, outré de fureur, eut un geste violent ; mais, devant l’attitude innocente de sa femme, il se contint, proféra un énorme juron et s’en alla.

Ces scènes de ménage entretenaient M. de Bretout dans ses sentiments d’animosité contre le docteur et les envenimaient… De temps à autre, un incident extérieur révélait la continuation des manèges malveillants par lesquels le vicomte cherchait à discréditer l’adversaire et à lui susciter des ennemis. Mais toutes ces petites misères ne touchaient guère Daniel qu’à titre de symptômes. Il laissait passer les procédés haineux sans protester, sinon, à l’occasion, par des remarques ordinairement assez bénignes.

— Si monsieur de Bretout est méchant et calomniateur, faut-il donc que je le devienne aussi ? disait-il à M. Cherrier qui s’étonnait de sa philosophique indifférence.

— Ainsi faisant, mon petit, répliqua le notaire, il est forcé que tu embourses beaucoup de nasardes. Rien ne fait dresser la crête aux gens comme d’imaginer qu’ils ont affaire à un couard !

Malgré sa mansuétude, le docteur se départit néanmoins de son attitude passive dans une circonstance où l’on essayait de l’atteindre par Sylvia et son enfant.

Un jour, pendant qu’il était allé visiter M. de Fersac, goutteux, la Cadette vint au Désert, et, après les salutations d’usage et de lentes platusseries sur le petit Samuel qui apprenait à marcher, fit un brin de morale à Sylvia sur ce qu’elle vivait avec le « monsieur » sans que le curé y eût passé… Tout le monde en babillait dans le pays et la honte en retombait sur elle, la mère.

— Et c’est bien raison ! interrompit la fille, tu l’as prié assez indiscrètement de me prendre pour te débarrasser de moi !

— Enfin, à présent, il faut cesser une pareille vie, et, pour ce faire, revenir chez nous.

— Et où demeures-tu ? demanda Sylvia.

La mère, embarrassée, ne répondit point ; la Grande alors intervint brusquement et, du premier coup, mit les pieds dans le plat :

— Comment ! dit-elle à Sylvia, tu ne sais pas que ton honnête femme de mère habite à Saint-Jean-d’Ataux avec un groulon de Moural… et avec cet autre brave homme de Badil aussi, peut-être, un peu ?… Vieille carogne ! fit-elle en se tournant vers la Cadette, et toi, où as-tu fait publier tes bans ?… où t’es-tu mariée ?… Dans la paille, n’est-ce pas, comme une chienne que tu es !

— Comme que ce soit, bredouilla la Cadette interdite, la Sylvia n’étant point majeure est sous mes mains et doit faire à ma volonté.

— Ah ! c’est ce gueux de Badil qui t’a enseigné la loi !… Et le petit, qu’en devrions-nous faire ?

— Il viendra donc avec sa mère, n’est-ce pas ?…

Oyant cela, Sicarie courut sur la Cadette, les griffes en avant, les yeux étincelants, tellement furieuse que l’autre, épeurée, tomba en arrière, assise rudement sur un banc.

— Vois-tu, gueuse que tu es ! avant que ce drôle et sa mère sortent d’ici, je t’étranglerai avec ces mains-là !…

Et elle lui présentait dans la figure ses grands doigts osseux.

— Et puis, si tes associés s’en mêlent, moi, toute seule, je les étriperai tout ainsi que des lapins !

Ayant dit, comme la Cadette épouvantée ne bougeait pas, la géante l’enleva et la mit sous son bras à la manière d’un sac de blé, en disant :

— Je ne sais à quoi tient que je ne te trousse et te donne l’anguillade !

Mais, sur l’intervention de Sylvia, elle se contenta de porter la Cadette hors de la cour, et de la lâcher après l’avoir rudement admonestée sur les deux joues :

— Porte ça tout chaud à ton Moural !

Lorsque Daniel, en rentrant, apprit ce qui s’était passé, il s’écria aussitôt :

— Ah ! je conçois maintenant pourquoi ces deux gredins chopinaient samedi à Mussidan, avec cet autre escogriffe de Pirot !… Mais qu’ils y prennent garde !…

— Toujours, j’ai idée que la Cadette ne reviendra pas ! dit la Grande.