Calmann-Lévy (p. 229-240).


XX


Par un chaud après-midi d’août, le docteur Charbonnière arrivait au château de Saint-Michel : M. de Fersac, ayant eu un étourdissement passager, désirait le voir. Assis dans une vieille bergère en velours d’Utrecht, le comte lisait les Pensées philosophiques de Diderot, lorsque le docteur entra dans sa chambre. Ensuite des politesses d’usage, Daniel prit le siège qui lui était offert, et la conversation s’engagea sur un thème d’hygiène générale. Puis M. de Fersac expliqua son cas personnel. Après l’avoir écouté attentivement et lui avoir posé quelques petites questions, le docteur lui dit en souriant :

— La chose n’est pas très grave en elle-même, mais c’est un avertissement. Il vous faut éviter les fatigues excessives, de quelque nature qu’elles soient, et observer un régime rafraîchissant…

— Soit ! nous mettrons de l’eau dans notre vin, au propre et au figuré !

À quoi Daniel répliqua par quelques prescriptions complémentaires. Puis ils parlèrent d’autre chose, et incidemment, M. de Fersac raconta que Mirka, étant allée à la dernière foire de Mussidan avec Madalit, y avait retrouvé sa tribu et l’avait suivie, le soir, à son décampement.

— Ces filles de Bohème ne peuvent s’accoutumer à la vie sédentaire. C’est comme des oiseaux de passage qui, aussitôt libres, s’envolent avec les autres !

Après une demi-heure d’entretien, le comte résuma la consultation médicale :

— Vin coupé, point de grande fatigue. Vous serez obéi, docteur… C’est que, voyez-vous, j’ai le tort d’oublier parfois que je n’ai plus vingt ans !

— Faites un nœud à votre mouchoir !

Sur ce mot de risée, ils se levèrent et descendirent. S’étant rafraîchi, Daniel prit congé de M. de Fersac et s’en retourna au Désert.

En passant près de l’étang des Oulmes, il rencontra dans une clairière le vieux chasseur de vipères, Claret, en quête de son gibier. Le bonhomme avait les jambes enveloppées de grossières guêtres en peaux non tannées qui retombaient sur ses sabots. Une sorte de sayon en rude toile de charpail lui tombait jusqu’aux genoux, serré à la taille par une lanière : sa tête aux longs cheveux gris et roides était coiffée d’un bonnet en peau de taisson par lui-même confectionné.

— Hé bien, père Claret, comment va cette main ?

— Elle est tout à fait guérie, monsieur Daniel ! fit le vieux en étendant sa paume droite, où se voyait la cicatrice d’un phlegmon. Tenez, justement, il y a là une vipère : vous allez voir comme je m’en sers, de cette main !

Et, marchant vers une touffe d’herbe, Claret y farfouilla légèrement avec une houssine. La bête, réveillée, se dressa furieuse et se lança vers l’homme, la gueule amplement ouverte. À ce moment, le chasseur lui présenta le poing gauche, muni d’un gant en peau de mouton. Pendant que la vipère embarrassait ses crochets dans la laine, Claret, laissant tomber son bâton, la saisit prestement à la nuque, entre le pouce et l’index de la main droite, puis la montra au docteur :

— C’est un beau mâle, dit-il.

Daniel examina la bête qui se tortillait désespérément ; puis Claret fourra sa capture dans une boîte en fer-blanc, de forme cylindrique, garnie de mousse, qu’il portait en bandoulière.

— Va retrouver l’autre ! dit-il avec un large sourire qui s’épanouissait dans sa barbe hérissée, rognée aux ciseaux.

— Vous en prenez beaucoup, père Claret ?

— Assez. Je fournis, autour de la Double, tous les apothicaires de Ribérac, Neuvic, Mussidan, Montpaon et Laroche-Chalais.

— Et vous en tirez un bon prix ?

— Oui… Cinq sous, six sous la pièce. Le métier n’est pas ingrat. Bien que l’hiver soit morte-saison tant que les gens seront assez nescis pour croire que le fiel de cette bête vous aide à suer, que la poudre faite de son corps pilé dans un mortier guérit la picote, les mauvaises fièvres, et purge les venins, je ne crèverai pas de faim.

Daniel se mit à rire :

— Alors vous ne croyez pas à ces remèdes, Claret !

— En vous demandant pardon… je n’y crois guère.

— Oh ! il n’est pas besoin de vous excuser, vous n’êtes pas le seul !

— À propos de serpents, reprit Claret, je voulais aller au Désert pour vous parler de quelque chose ; mais, puisque vous êtes là, je vais vous le dire… Voici deux fois que je vois ce méchant Pirot, le maître valet de Légé, parler en cachette à votre berger, dans les landes de Bellesise ; la dernière fois, c’était jeudi. Connaissant la malvoulance que vous portent ceux du château, j’ai pensé que ça n’était pour rien de bon. C’est pourquoi j’ai voulu vous le dire : un homme averti en vaut deux…

En s’en allant après avoir remercié le vieux chasseur de vipères, le docteur se demandait ce que signifiaient ces colloques secrets de Pirot avec Trigant. Afin de s’en éclaircir, il se détourna de son chemin et alla passer à l’endroit où il savait que le berger touchait les brebis.

Le troupeau paissait sur une lande rase, vers le Signal. Il était composé de bêtes qui avaient remplacé les chétifs moutons du pays, trouvés par Daniel à son retour au Désert. Le bélier, de l’espèce des mérinos d’Espagne, provenait du haras créé par le citoyen Jumilhac, en l’an XI : c’était un magnifique animal. Il broutait, un peu à l’écart, sur une petite butte, et leva la tête en oyant approcher quelqu’un. Planté solidement sur ses quatre pieds, prêt à choquer pour défendre ses brebis, avec son chanfrein busqué, ses cornes enroulées superbement, il se détachait sur les rougeurs de l’horizon comme un haut-relief antique, dans l’attitude noble et fière des mâles que l’homme n’a pas déshonorés par la mutilation.

Trigant s’étant avancé, après l’échange de quelques propos, le maître lui demanda s’il n’avait pas vu Pirot, ces jours-ci.

« Non, il ne l’avait pas vu. »

— Rappelle-toi bien !

— Je ne l’ai brin vu depuis plus d’un mois…

— Tu l’as vu et tu lui as parlé, jeudi dernier, dans les bruyères de Bellesise : que te voulait-il ?

Le berger résista longtemps ; mais enfin, convaincu de mensonge et fortement chapitré, il finit par avouer une partie de la vérité : Pirot lui avait dit que Gondet connaissait des herbes qui rendaient le « mouton de semence » plus vigoureux et faisaient produire aux brebis deux agneaux à la fois si on avait soin de leur en faire manger pareillement. Il n’avait point demandé de ces herbes à Gondet, mais celui-ci, passant par là une heure auparavant, lui en avait donné de la part de Pirot… Et, sommé de les montrer, il tira de son havre-sac une poignée d’herbes fraîchement coupées, que Daniel reconnut vite pour être des feuilles de belladone et de jusquiame, ces dangereuses plantes des sorcières d’autrefois.

— Ces herbes sont des poisons mortels entends-tu ! dit sévèrement le docteur au berger, qui baissa la tête et protesta n’avoir jamais eu l’intention d’en faire usage.

Ce que Trigant ne confessa pas, c’est que Pirot lui avait donné une pièce de dix sols pour lui prouver l’efficacité de la recette de Gondet, dont il avait douté d’abord.

Daniel soupçonnait bien que Trigant lui cachait quelque chose et peut-être était moins innocent qu’il ne l’assurait. Mais, ignorant le degré de culpabilité du berger, le docteur s’en tint d’abord à la résolution de le surveiller étroitement.

Chemin faisant, Daniel réfléchissait à ces choses. Il semblait que Pirot et Gondet eussent voulu empoisonner son troupeau et tenté de faire de Trigant leur complice. Mais cela lui paraissait si monstrueux qu’il hésitait à le croire. Et puis, qui aurait pu les pousser à cette mauvaise action ? Le cousin Légé n’était pas homme à cela, ce n’était pas son genre : il n’opérait qu’avec les apparences de la légalité et n’estimait que les affaires fructueuses. Quant à M. de Bretout, quelle que fût sa haine, Daniel ne voulait pas le supposer capable d’une action basse et criminelle pour la satisfaire.

Peut-être cette tentative n’était-elle due qu’au zèle d’un subalterne zélé, jaloux de se faire valoir auprès de son maître.

Il se pouvait aussi que Pirot eût obéi à d’autres incitations, et que son acte fût un épisode de la guerre sourde faite au docteur avec un ensemble et une continuité qui dénotaient un plan précis, une impulsion directrice. M. de Bretout haïssait ouvertement Daniel et agissait de même, mais beaucoup d’autres, moins francs et moins courageux, manœuvraient par des voies occultes ou obliques. En toute occasion, les gros bonnets du pays s’efforçaient de ridiculiser ses projets, de faire suspecter ses intentions, d’inspirer de la méfiance pour sa science médicale et du mépris pour sa personne. Sauf celui de Saint-Michel, les curés de la contrée tâchaient consciencieusement de noircir et de déconsidérer le promoteur de la régénération de la Double, qui avait le grand tort d’être un mécréant, et de race huguenote. La plupart, dans leurs prônes, faisaient, au besoin, des allusions assez claires à la situation irrégulière de Daniel, et insinuaient qu’une vie honteuse était la condition naturelle d’un hérétique, d’un parpaillot.

La gent officielle, le juge de paix, le greffier, les divers employés du fisc et presque tous les maires partageaient ces préjugés : ils se montraient malveillants, chacun dans la mesure de son pouvoir et la limite de ses fonctions. Cette attitude avec laquelle s’accordaient çà et là certains actes, les manœuvres visibles et souterraines des autorités religieuses, les diatribes des notables influents, tout cela peu à peu avait créé contre Daniel, chez les paysans, un état général d’hostilité latente, hostilité contenue encore par la prudence traditionnelle des faibles.

IL était possible, à la rigueur, que la vilenie de Pirot et de Gondet fût le résultat spontané des haines aveugles, semées contre le docteur dans des âmes obscures ; mais plus probablement elle était née de la conjonction d’une pensée ennemie avec la pauvreté qui, selon un mot cruel, met le crime au rabais.

À ce sujet, Daniel était perplexe. Toutefois, dans son optimisme indulgent, il s’efforçait de croire à un excès de zèle et à la malfaisance de deux coquins isolés.


Peu après cette affaire, Fréjou vint demander au docteur une augmentation de l’indemnité que celui-ci lui payait pour le desséchement de son étang : « Le poisson avait beaucoup augmenté de prix et le fourrage ne valait guère… À trente francs, il y perdait… véritablement. »

— Ça tombe bien ! répondit Daniel ; je voulais justement vous prévenir que dorénavant je ne vous donnerai plus rien. Ce que j’en ai fait, ç’a été de ma volonté ; mais, puisque vous êtes fatigué de ne plus avoir la fièvre, vous et les vôtres, eh bien ! remplissez votre étang, mon ami !

L’homme s’en alla penaud, mais le docteur fut bien étonné, un mois plus tard, de recevoir un billet du greffier de la justice de paix le convoquant à la requête de Fréjou, qui prétendait l’obliger à lui continuer l’indemnité annuelle de trente francs.

Devant le juge, l’ancien recors Badil, qui avait attrapé quelques termes de procédure en accompagnant les huissiers et les sergents de jadis, exposa l’affaire de Fréjou à sa manière, et, après une sorte d’objurgation lardée de termes juridiques souvent hasardeux, il conclut à ce que « le sieur Charbonnière » fût contraint de tenir son engagement.

— Que mon adversaire montre cet engagement ! repartit le docteur.

Fréjou avouant n’avoir pas d’engagement écrit, le juge lui demanda :

— Avez-vous des témoins ?

— Mon ami Fréjou, dit Badil, n’a pas de témoins ; il s’est fié à la promesse de son contractant.

Et il enfila une série de lieux communs sur la bonne foi dans les conventions, disant que l’honnête homme n’a qu’une parole ; qu’une promesse verbale vaut écrit pour les braves gens ; que la vérité doit passer avant l’intérêt…

— Il est aussi édifiant qu’inattendu de voir le sieur Badil faire ici un cours d’honnêteté, riposta le docteur. Mais laissons ces fadaises ! Il m’a plu de donner bénévolement, durant trois ans, une indemnité à Fréjou, parce qu’il avait desséché son étang ; il me plaît maintenant de cesser de lui payer cette indemnité : je cesse. Et, comme preuve que je ne me suis jamais engagé envers lui, ni pour toujours, ni pour un temps, voici la lettre d’un homme dont la parole vaut peut-être bien autant que celle des sieurs Badil et Fréjou réunis. Cette lettre est de monsieur le curé de Vauxains, ci-devant curé de la Jemaye, qui seul fut témoin de l’arrangement : veuillez en prendre connaissance, monsieur le juge.

M. des Garrigues, ayant lu la lettre, eut un mouvement d’humeur, puis dit à Fréjou, comme à regret :

— Si vous n’avez ni écrit ni preuves, que pouvez-vous demander ?… Il ne vous reste qu’à déférer le serment au défendeur…

— Monsieur le juge, dit Badil, nous ne déférerons pas le serment parce que notre adversaire est de ces huguenots qui ne croient pas en Dieu !

— À la bonne heure ! que ce ne soit pas, au moins, pour avoir été convaincu de faux témoignage ! fit tranquillement Daniel en riant.

L’ancien recors, n’ayant à cet égard ni la conscience ni le casier judiciaire bien nets, resta prudemment coi tandis que le docteur s’en allait…


Malgré sa répugnance à reconnaître le mal, cette affaire de Fréjou, venant après toutes les autres manifestations hostiles, ébranlait l’optimisme bénin de Daniel. Mais ce fut bien autre chose lorsqu’il reçut la visite de l’adjoint de la commune chargé de notifier à Sylvia un ordre du procureur du roi : il lui était enjoint de se rendre au domicile de sa mère en vertu des articles 371 et suivants du Code civil, sous peine d’y être conduite par les gendarmes. Alors, Daniel acquit la conviction que les calomnies répandues contre lui, que les querelles et les difficultés à lui suscitées partout, que les actes hostiles dont il était l’objet procédaient d’un dessein suivi, étaient comme les mailles d’un filet dans lequel un ennemi caché s’appliquait à l’envelopper. Tout ce qui le touchait seul l’avait laissé calme et froid ; mais lui enlever Sylvia, c’était le frapper au cœur. C’est que maintenant il l’aimait profondément : sa beauté, son intelligence, ses sentiments généreux, l’amour passionné qu’elle lui portait, le superbe enfant qu’elle lui avait donné, tout cela finalement avait formé entre eux un lien désormais impossible à rompre.

Et puis, ayant vite senti qu’il serait pénible au « père », — comme elle l’appelait toujours depuis sa maternité, — d’avoir pour compagne une femme ignare, incapable de le comprendre en beaucoup de choses, elle s’était faite son écolière, et, les soirs, étudiait près de lui. L’ardent désir qu’elle avait de complaire à son ami la stimulait et lui faisait faire de rapides progrès. Depuis sa venue au Désert, elle avait appris à lire, écrire et chiffrer d’une façon satisfaisante. Mais Daniel ne s’était pas contenté de ces rudiments de savoir ; il y avait ajouté des leçons d’histoire naturelle ; — une plante rapportée de ses courses, un insecte, un caillou, devenaient l’occasion de leçons élémentaires que l’élève docile s’assimilait avidement.

Et cette fille à qui il avait redonné la vie, qu’il avait faite sienne par l’amour, dont il avait cultivé l’intelligence et les facultés, qu’il avait pour ainsi dire recréée dans son corps et son esprit, c’est elle qu’il aurait fallu rendre à une mère imbécile et vivant avec deux individus méprisables ! Ah non ! à cette idée-là, Daniel sentait tout son être se révolter.

Aussitôt il devina que celui qui menait cette intrigue s’était servi de la Cadette pour mettre la justice en mouvement : dès le lendemain, il s’en fut à Ribérac dans le dessein d’éclairer le procureur sur la moralité de cette mère, et, par suite, sur les conséquences de son ordre.

Introduit près de ce magistrat, — un petit homme à lunettes, froid comme le carreau ciré de son cabinet, — le docteur, après diverses questions sur lui-même, dut écouter une fastidieuse harangue, farcie de maximes du bien-vivre officiel et bourgeois, qui se termina par une sévère condamnation de la situation illégale et immorale où il vivait avec une concubine mineure, — circonstance aggravante.

À cette mercuriale Daniel répondit fermement : « Telle quelle, la situation de cette fille auprès de lui était plus morale qu’auprès d’une mère concubinant avec deux vils coquins ; il vivait honnêtement selon la nature avec celle qu’il regardait comme sa femme ; les obligations légales imposées à l’homme marié, il les remplissait de lui-même sans y être contraint ; et donc, quoique dans une situation irrégulière, il n’était pas indigne de quelque intérêt… »

— Et le scandale, monsieur ! fit le procureur, qui partit de là pour adresser à Daniel un second discours où des considérations d’ordre purement social se mêlaient à des préoccupations religieuses.

De tout cela le docteur inféra bientôt qu’il n’obtiendrait pas le retrait de l’ordre donné.

— Monsieur, dit-il, je suis résolu à épouser la personne dont il s’agit. Je vous prie seulement de suspendre l’exécution de la mesure par vous décidée jusqu’à ce que des arrangements soient pris avec la mère.

— Quoi ! vous feriez votre épouse de cette fille !

— Elle en est digne, monsieur.

Le magistrat réfléchit, un moment, puis finit par prononcer avec une espèce d’ironie déçue :

— C’est une action fort courageuse et louable, assurément, que de retirer une pécheresse du désordre : je ne veux pas vous refuser ce que vous me demandez !… Allez, monsieur, je vous félicite !

Daniel serra les dents et les poings, mais la vision des gendarmes emmenant Sylvia le calma tout à coup : il se contint, remercia et prit congé.