Calmann-Lévy (p. 1-12).

I


On ne peut dire au juste duquel des trois fils de Noé qui étaient dans l’arche les Charbonnière sont issus. Dans la famille, jadis, on en disputait. Le défunt docteur Nathan, bonhomme au demeurant, mais un brin raillard à ses heures, disait que c’était de Cham, à cause que tous ceux de la parentèle étaient moricauds un petit. Mais la tante Noémi, férue de la gloire de la famille, assurait qu’elle descendait de Japhet, comme aussi tous les Périgordins. À l’appui de son dire, elle alléguait la Cosmographie du sieur de Belleforest, Commingeois, et, d’abondant, apportait en preuve de cette illustre origine l’existence d’un pont Japhet dans l’antique cité de Vésone, maintenant Périgueux, bâtie par le troisième fils dudit patriarche Noé, « comme chacun sait », ajoutait-elle.

À cela, le docteur répliquait que les traditions rapportées par Belleforest ne prouvaient rien, sinon que les Périgordins étaient aussi gascons eux-mêmes que de natifs Auscitains. Et, à l’égard du pont, il soutenait qu’il s’agissait tout bonnement d’un nom mal écrit par d’ambitieux antiquaires du cru, et que ce pont, situé non loin de l’ancien couvent des dames de Sainte-Claire, avait été appelé « pont jà fait », par les bonnes gens de la ville, tout étonnés de le voir achevé au bout de soixante-dix-sept ans…

Cette gaudisserie, qui faisait rire les autres, colérait la tante Noémi, laquelle fourrageait alors dans ses cheveux gris avec son aiguille à tricoter et levait les épaules d’impatience.

Mais que Périgueux ait été bâti par Japhet lui-même, ou par son petit-fils Pétrogorius, — comme le veulent d’aucuns se prétendant mieux informés, — ce qui est beaucoup plus sûr et certain, c’est que la famille susdite venait de ce Charbonnière, dont parle Brantôme, qui, au siège de Mussidan, l’an 1569, assis derrière une canonnière du rempart, tirait sans cesse de trois arquebuses que sa femme et un valet chargeaient. Ce fin arquebusier, qui ne perdait guère sa poudre, tua, entre beaucoup d’autres, le seigneur de Pompadour et le cruel comte de Brissac : aussi, naturellement, fut-il pendu après la prise de la ville par l’ordre du duc d’Anjou, dont le couteau de frère Jacques Clément fit plus tard justice.

Heureusement, peu avant le resserrement de la ville, la femme de ce Charbonnière avait porté un sien petit enfançon chez sa propre mère, à elle, qui habitait devers Saint-André, dans les bois de la Double. Si la brave femme n’avait été aussi bien avisée, son rejeton eût péri avec elle dans le massacre des huguenots qui suivit la capitulation de la ville, selon les us du bon vieux temps. Ce cas échu, Jean-Jacques-Daniel Charbonnière, lequel vient en droite ligne de ce garçonnet, serait resté dans le néant ; de sorte que son histoire ici narrée ne l’eût jamais été, — ce qui eût été dommage, mais petit.

Il serait oiseux de dénombrer par le menu tous les anciens Charbonnière nommés sur les feuillets de garde d’une vieille bible de famille in-folio. Il suffit de dire que c’était de braves gens du commun, paysans pied-terreux, charbonniers, bûcherons et autres pauvres hères, impécunieux jusqu’au grand-père de Daniel qui, ayant gagné quelques sols dans le négoce des bois, acheta en Double une terre où il trouva de vieilles futaies avec quantité de belles pièces pour la marine, qui lui payèrent et bien au delà l’entier prix de la propriété.

Quoique devenu aisé, le bonhomme persévéra dans son trafic comme devant, ne changea rien à ses habitudes, et continua d’aller à Bordeaux vendre ses bois, vêtu comme un paysan doubleau. La seule commodité qu’il s’accorda fut une jument, au lieu que ci-devant il allait de pied ; encore disait-il que c’était pour faire plus vite ses affaires. Pourtant, quoique personne de sens et qui ne s’en faisait pas accroire, il eut, comme d’autres, l’ambition de faire de son fils Nathan un monsieur, et, par cette visée, l’envoya étudier la médecine à Genève, parce qu’à cette époque les « prétendus réformés », comme on disait, n’étaient pas admis dans les Universités du beau pays de France.

Pour Daniel, fils dudit Nathan, il fit ses études à Montpellier, dont la faculté de médecine avait lors dans notre pays de Périgord beaucoup plus de réputation que celle même de Paris.

Il venait d’endosser la robe doctorale de maître François Rabelais lorsque son père mourut presque subitement. C’était à l’automne de 1817. Le jeune homme partit pour Bordeaux, et, de là, prit une patache d’occasion qui allait à Angoulême par Coutras et Ribérac.

Le temps était pluvieux, les routes mauvaises, les chevaux fatigués, de manière qu’à l’arrivée à Laroche-Chalais il était déjà nuit close. Ayant relayé, la voiture roula bruyamment sur les pavés de la petite ville, puis les chevaux ralentirent l’allure, et le bruit des roues s’assourdit sur la route détrempée. Depuis le relais Daniel était seul dans le coupé de la guimbarde et, par l’entre-bâillement du rideau de cuir, il regardait fixement tomber l’eau qui ruisselait sur la croupe des chevaux. L’un d’eux, grand vieux cheval de cuirassiers, peut-être échappé de la boucherie de Mont-Saint-Jean, boitait bas et recevait stoïquement les coups de fouet du postillon. À mesure que l’équipage pénétrait dans l’ombre plus obscure, les hachures grises de la pluie, visibles dans le rayonnement de la lanterne, se fondaient au delà de la chaussée dans la brume qui s’épaississait. Le grand chemin désert montait, descendait, à travers les bois et les landes de la Double ensevelis dans la nuit humide. Nul bruit que celui des grelots sonnant assourdis sur les colliers et le pataugement des chevaux dans la boue. Point de maisons au bord de la route ; seuls, de-ci de-là, des arbres étêtés se dressaient comme pour la jalonner. Daniel percevait toutes ces choses, vaguement, sans y attacher sa pensée attristée par la mort de son père, mélancoliée par les ténèbres, la pluie et la morne solitude. Pendant deux grandes lieues il se laissa cahoter docilement aux ornières de la chaussée défoncée ; mais, soudain, rouvrant les yeux à un faux pas du vieux cheval, il aperçut en avant, sur le côté, une forme immobile.

— Je descends là, dit-il au postillon-conducteur.

La voiture s’arrêta devant l’homme, qui bougea et dit en patois :

— Vous y êtes, monsieur Daniel ?

— Oui, mon Mériol, fit de même le voyageur. Tiens, attrape la malle ?

Sans s’attarder, le postillon fouetta ses chevaux et repartit en jetant aux deux hommes cet adieu gouailleur :

— Ne vous laissez pas manger aux loups !

Ils ne lui répondirent pas, car, en ce moment, Mériol secouait la main de son jeune monsieur en lui demandant « le portage ».

— Ça va bien, merci… Et vous autres, au Désert ?

— Notre femme est toujours fière.

— Tant mieux !… Et vous n’avez pas eu les fièvres, aucun ?

— Jannic les a eues, mais pour maintenant il est santeux.

À cinquante pas du chemin, en plein fourré d’ajoncs, une bicoque s’entrevoyait, dont la porte ouverte était faiblement éclairée. En y entrant, une poignée de sa malle à la main, Daniel fut surpris de la trouver vide.

— Les Huguettou ne demeurent plus céans ? fit-il en s’approchant de l’âtre, où Mériol avait allumé un feu de brandes.

— Ils sont sous terre.

— Tous deux ?

— Oui… Ces gueuses de fièvres !

La misérable cabane de torchis était divisée par la moitié, pour les « chrétiens » et pour les bêtes. Le domestique tira dehors la jument ; et, le maître et lui ayant fixé sur la bastine la longue malle couverte de cuir de sanglier, ils refermèrent l’huis et partirent.

— J’ai porté la peau de bique, dit Mériol en agrafant sa limousine.

— Jette-la sur la malle : j’ai mon manteau.

Le vieux serviteur marchait devant, tenant son gourdin ferré de la main droite et, de la gauche, un falot. La jument le suivait, libre, et Daniel venait à l’arrière-garde du petit convoi, le fusil sous le bras à l’abri de la pluie : — Mériol, qui était un homme avisé, n’avait eu garde d’oublier au logis le « bâton percé ». Comme il disait toujours : « On ne sait pas ce qui peut arriver !… »

Ils suivaient des chemins étroits, bossus, bordés parfois d’ajoncs, semés de flaques d’eau où la bête glissait dans la boue glaiseuse. Après avoir passé à gué le ruisseau qui sort des étangs de Servanches, à cent toises de la Gilardie, les voyageurs anuités furent signalés par les chiens du village endormi, qui leur jappèrent aux jambes tandis qu’ils le traversaient. Ces « labris » les accompagnèrent ensuite jusqu’à une « cafourche », où, comme par un mot d’ordre, ils s’arrêtèrent tous, puis rebroussèrent chemin, conscients d’avoir fait leur devoir.

À quelque distance de ce carrefour, après avoir longé un chapelet d’étangs, Mériol vira dans une laie, entre d’épais gaulis qui revêtaient partout les coteaux et les combes. La pluie tombait dru sur les feuilles, avec un bruissement monotone et continu comme celui des eaux débordées. Nul autre son, hormis parfois, au loin, devant les deux hommes, des abois de chiens épeurés, ou le hurlement d’un loup chassé de son liteau par la faim. Tous deux étaient muets, car, outre qu’ils marchaient à la queue leu leu séparés par la jument, Mériol n’était pas « languard » de nature, ni Daniel affligé en goût de causer. Dans les mauvais pas, le vieux s’arrêtait, soutenait la bête par la bride et jetait à son compagnon un bref avertissement :

— Il y a un gauliadis !

Puis, la fondrière passée, ils reprenaient leur marche silencieuse.

En traversant les landes plainières de Pillamy, Mériol se planta sur la cafourche de trois chemins, devant la vieille croix de Malemort, et, tirant de sa poche une pierre à l’exprès ramassée sur la vieille route, il la déposa de la main gauche sur une « mont-joie » d’autres pierres. Quel rite accomplissait-il ? quelle était la signification de son acte ? Daniel ne put le savoir, et peut-être Mériol lui-même l’ignorait.

— Ça doit se faire.

C’est tout ce que le jeune homme en put obtenir.

Au sortir des landes, après une descente assez raide, le chemin empruntait la chaussée d’un large étang environné de bois. Dans ce fonceau étroit, on n’y voyait brin. Fouettée par le vent d’Ouest qui venait de la côte océane, la pluie crépitait sur les eaux noires qui clapotaient aux pieds des voyageurs, contre le mur de la chaussée. Les embruns de l’étang soulevé les enveloppaient d’une épaisse brume et le fracas du déversoir les étourdissait. Point de parapet ni de garde-fou : d’une part, les eaux profondes ; de l’autre, le vide obscur d’un ravin. Mériol saisit la bride et cria :

— Attrapez la queue !

À l’extrémité de la chaussée, Daniel lâcha les crins de la bonne bête qui l’avait guidé sagement. Maintenant ils traversaient de hautes bruyères entremêlées d’ajoncs épineux et de genêts à balais. Après quoi, Mériol prit une sente qui bifurquait et s’engageait dans des châtaigneraies que Daniel reconnut vite : « C’est nos bois des Conteries », se dit-il.

Parfois, tandis qu’ils passaient sous les châtaigniers qui étendaient sur le chemin leurs puissantes ramures, des bogues battues par la pluie, secouées par le vent, tombaient sur la terre détrempée avec un bruit mat, ou bien sur la croupe de la jument, qui tressaillait. Au delà de ces bois sombres, se déployaient les défrichements qui entouraient l’habitation, et bientôt les abois furieux d’un chien de garde éclatèrent en avant. Puis, au bout d’une allée de marronniers à fruit, ils s’arrêtèrent devant un grand mur noir où se voyait une porte charretière coiffée d’un auvent : c’était la maison du Désert.

Dans la cour, une voix rude fit taire le chien et demanda :

— C’est-il vous autres ?

— Oui, répondit Mériol.

Alors, après tout un vacarme de barres enlevées et de ferraillements dans la serrure, la lourde porte munie de clous de défense s’ouvrit et ils entrèrent. Daniel avait à peine franchi le seuil qu’une sorte de géante se précipita sur lui et l’embrassa bien fort, à plusieurs reprises.

— Mon Daniel ! mon petit Daniel ! bredouillait-elle, en l’entraînant vers la maison dont la porte rougeoyait dans l’obscurité.

C’était Sicarie Gamomet, dite « la Grande » à cause de ses cinq pieds sept pouces, femme de Mériol et quasi-mère de Daniel.

— Laisse-moi aider Mériol à décharger la malle, fit-il.

— Non, non ! entre, sèche-toi, tu es tout abreuvé, pauvre ! dit-elle en lui ôtant son manteau.

Et, l’ayant embrassé derechef, elle ressortit et reparut bientôt, portant avec aisance la lourde malle sous son bras.

Ayant retiré ses bottes, les pieds à l’aise dans des sabots bien secs, Daniel se rencogna, avec un petit frisson de plaisir, dans le « canton » de la vaste cheminée où flambait un clair feu de fagots. La Grande s’informait de son voyage, de sa santé, lui narrait la mort de son père, entremêlait ses questions et son récit d’exclamations piteuses ou satisfaites selon le cas, poussées de sa grosse voix d’homme. Tout en parlant, elle allait et venait, achevait de préparer le souper, mettait le couvert au bout de la longue table massive. Cependant, Mériol ayant soigné la jument, entra, déboucla devant le foyer des sortes de houseaux faits de peaux de brebis, la laine en dedans, et changea ses gros souliers ferrés pour des sabots garnis de fougère.

Puis, la Grande trempa la soupe, — une bonne soupe de choux, de raves et de haricots, dont l’odeur familière sembla délectable à Daniel qui se rappelait les potages graillonneux de sa gargote d’étudiant. — Voyant cela, Mériol aveignit une pinte sur le vaisselier et alla tirer à boire. Puis, le maître et lui s’étant lavé les mains à l’évier, tous deux s’attablèrent, et, après que Daniel eut mangé une pleine assiette de soupe, la Grande prit la pinte et lui versa un copieux « chabrol ».

— Ça te fera du bien, mon petit !

Ensuite elle servit un poulet aux champignons, qui mijotait dans une petite tourtière devant le feu : et, cela fait, elle s’assit à la droite de son « drôle », comme elle disait souvent, lui étant au bout haut de la table, et Mériol à sa gauche.

— Il sent bon, ton fricot, lui dit Daniel.

— Tant mieux que tu le trouves ! répondit-elle, en s’offrant de la soupe.

Daniel attendit qu’elle eût mangé, et pendant ce temps-là, il éprouvait une loyale sensation de bien-être. Après des heures passées sous la pluie froide, dans la nuit, par des chemins perdus, il était maintenant chez lui, bien à l’abri, dans cette cuisine aux vieux meubles connus dès l’enfance, et assis devant une table égayée par le calel de cuivre à trois becs qui pendait de la maîtresse poutre. La touaille de solide toile de maison était blanche « comme des fleurs », ainsi qu’on dit au pays ; les assiettes d’étain reluisaient ; les gobelets de verre brillaient, et le saladier de faïence fleuri réjouissait la vue. La tourte enfarinée qu’entamait Mériol après avoir fait une croix sur la sole était de bon pain bis de ménage, moitié froment, moitié seigle ; le petit vin clairet des vignes du Désert pétillait pur et agréable de goût ; le poulet fumait appétissant dans son plat ; et, par-dessus tout cela, Daniel sentait à ses côtés deux êtres qui se seraient jetés au feu pour lui.

— Tiens, sers-toi, mon Daniel ! lui dit la Grande, en lui présentant le poulet découpé.

Ils causaient tous les deux en mangeant ; elle lui contait les petits événements survenus dans la maison, et quelques nouvelles du voisinage, rares celles-ci, car elle ne quittait jamais le Désert. Le contact avec le dehors était assuré par Mériol qui allait aux foires des environs, — Mussidan, Montpaon, Saint-Vincent, la Latière, — vendre et acheter du bétail ou des cochons. Mais pour savoir ce qu’il y avait appris, ce n’était point facile, tant il était boutonné de nature. À cette heure, il mangeait tranquillement, silencieusement, restait à l’écart de l’entretien, et se bornait à répondre brièvement lorsque sa femme faisait appel à sa mémoire : il fallait lui arracher les paroles comme avec un tire-bouchon.

— Appelle le chien, lui dit Daniel quand ils eurent soupé.

Mériol alla ouvrir la porte et siffla.

Un grand fort chien, roux et blanc, au poil rude, mélange de mâtin et de chien de montagne, armé d’un collier de pointes, vint sur le seuil, et, méfiant, regarda ce convive imprévu.

— Allons, entre, César ! lui dit la Grande ; innocent ! tu vois bien que c’est le jeune monsieur !

Après plusieurs appels, le chien obéit, et, brandissant légèrement la queue en manière de remerciement, accepta un os que Daniel lui tendait, puis, successivement, tous ceux qui étaient sur les assiettes. Après quoi le maître promena sa main sur l’énorme tête qui était à hauteur de la table : la connaissance était faite.

— Il attaque le loup ! dit la Grande en allant quérir une bouteille.

— Et ton petit briquet ? demanda Daniel à Mériol.

— Il est à l’écurie.

En ce moment, la pendule, qui battait les secondes dans sa haute gaine de noyer, fit entendre un bruyant déclic de tournebroche et sonna lentement onze heures.

— C’est heure tarde : tu dois être las, mon Daniel ? fit la Grande.

— Oui, un peu.

Après avoir trinqué avec Mériol et bu un demi-verre de vin pineau, Daniel alla se coucher, accompagné par la bonne géante qui semblait regretter de ne pas le porter dans ses bras comme lorsqu’il était tout jeunet enfançon. Ayant posé la chandelle sur une petite table, près du lit, elle lui baisa les deux joues et s’en fut :

— Dors bien, mon petit.

Daniel se déshabilla rapidement et se mit au lit. Un instant il écouta la pluie qui tombait des tuilées, et César qui aboyait dans la cour. Mais bientôt, fatigué du voyage, il s’endormit profondément.