Calmann-Lévy (p. 366-376).


XXXI


Un an après, les choses étaient encore dans le même état : le docteur Charbonnière n’était point payé. Madame de Bretout feignait même d’avoir oublié qu’elle fût la débitrice de son cousin. Questionnée, un jour, à ce sujet, par son notaire, M. Durier, qui n’eût pas été fâché de passer une quittance, elle lui avait aigrement répondu :

— Le cher cousin n’a pas voulu de notre argent lorsque nous lui en offrions : qu’il attende, à présent !… D’ailleurs, tout compte fait, je ne lui dois rien… S’il n’est pas content, qu’il m’attaque !

M. de Bretout disait de même. De plus, en toute occasion, il exprimait sa haine pour un ennemi auquel il ne pouvait pardonner l’avantage pris sur lui à la lande du Drac, et dont l’humiliait la supériorité morale.

Mais, en ce moment, le vicomte avait d’autres chiens à fouetter, comme on dit vulgairement. Les rêves ambitieux suggérés et entretenus par son oncle l’abbé l’occupaient fort : il en négligeait la chasse et les parties de débauche à la Maison du Roy. Lassé de guetter la succession au conseil général de M. de La Fayardie, qui semblait devenir plus vert et gaillard avec le progrès de l’âge, il se démenait et cabalait pour entrer au Palais-Bourbon. L’heure paraissait favorable. On était en 1830 : la Chambre venait d’être dissoute par Charles X, et l’ancien député ne se représentait pas. Néanmoins, malgré l’appui du gouvernement, ses visites aux électeurs, ses promesses, ses largesses et les intrigues brassées par l’abbé de Bretout, le vicomte, candidat royaliste ultra, fut outrageusement battu par son concurrent libéral. Puis vinrent les journées de Juillet et l’exode du vieux roi, qui emportait avec lui les espérances de M. de Bretout.

Ces événements affectèrent de différentes façons les châtelains de Légé et l’oncle curé. Le naufrage politique de son époux fut cruel à la vanité de la vicomtesse, qui, pour être femme de député, avait desserré les cordons de sa bourse, et, après l’insuccès, regrettait fort son argent. Son dépit s’exhalait en récriminations hargneuses contre le candidat malheureux, et en vains sarcasmes contre le nouvel élu et le roi-citoyen. L’abbé de Bretout, plus grièvement meurtri par l’effondrement des projets qu’il avait édifiés sur le succès de son neveu et par la chute de la monarchie chrétienne et légitime, cachait le fiel qui suintait en lui sous une mine souriante de pieux détachement, et son regard, comme toujours d’une limpidité sereine, ne laissait rien deviner de sa pensée.

— Inclinons-nous devant les décrets de la divine Providence ! disait-il.

Le vicomte, lui, s’exaspérait de son échec et de ses ambitions décidément ruinées. Les colères de son orgueil blessé avivaient sa méchanceté native, dont les rogues manifestations contre les pauvres hères des alentours, en toute occurrence, étaient comme les exutoires. Mais cela ne suffisait pas. Celui sur lequel il aurait voulu venger ses déboires et satisfaire ses rancunes, c’était le docteur Charbonnière, qui lui échappait. Ne pouvant atteindre en sa personne cet homme abhorré qui lui imposait malgré tout, il s’efforçait de blesser par quelque voie indirecte au moins ses sentiments, de l’offenser à travers les choses qui pouvait lui tenir au cœur.

Quelques mois après les élections, cheminant près du Désert dont les ruines noircies avaient une figure lamentable, Daniel vit que les murs du petit cimetière particulier à sa famille avaient été démolis. Les pierres éparses et les gravats s’amoncelaient sur les fosses où dormaient les os de ses anciens et les restes calcinés de la pauvre Sicarie. Le linteau de la porte où se lisait l’inscription pieuse avait été brisé à coups de grelet, et des herbes sauvages sortaient vivaces entre les dalles verdies.

Le docteur fut révolté d’abord par cette espèce de profanation ; mais, à la réflexion, il s’apaisa. La profanation n’existait que dans l’intention de M. de Bretout : il n’était pas en son pouvoir de molester ceux qui n’étaient plus. Le manteau vert jeté par la nature sur ces sépultures disparues, et qui allait s’épaissir avec les années, convenait bien à l’éternel oubli qui tôt ou tard est le destin des morts… Et Daniel eut un sourire de mépris de cette basse méchanceté du vicomte…

En rentrant aux Essarts, le docteur songeait à tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il était revenu au pays natal bouillonnant de généreux projets, plein de nobles illusions. Tout lui avait mal succédé. Peu à peu il avait vu décroître l’influence que ceux du Désert avaient eue dans la Double, et le bien familial s’en aller aux mains de ses créanciers. Treize ans après son retour, il était discrédité moralement, dépossédé, réduit à un misérable lambeau de l’héritage des ancêtres. Il s’expliquait ce résultat par la charge des dettes paternelles, et par sa négligence, à lui, de ses intérêts. Ainsi appelait-il modestement la bonté qui l’avait porté à se dévouer sans réserve au soulagement des malheureux, la piété héréditaire qui émouvait tout son être à la vue des souffrances d’autrui.

En ce qui le touchait particulièrement, quoiqu’il eût été payé d’ingratitude, il s’estimait heureux d’avoir fait le bien, pour le bien seul, sans la pensée d’aucun salaire. Il était résigné aux événements accomplis, portait le présent avec sérénité, envisageait avec fermeté dans l’avenir les choses fortuites. Adapté strictement, de corps et d’esprit, à sa nouvelle situation, il avait maintenant le travail agricole facile et familier. Nulle amertume ne lui venait à la comparaison de sa vie antérieure et de sa vie actuelle. Il avait la vertu des forts et ne considérait point comme un malheur d’être pauvre, ni pour ses enfants d’être élevés dans la pauvreté. « Après tout, se disait-il virilement, nous rentrons dans le peuple, d’où nous sommes sortis : qu’importe que, des descendants de l’arquebusier huguenot Charbonnière, pendu à Mussidan par les catholiques, les uns soient établis dans un château et les autres dans une cabane ?… »

Chez lui, Daniel trouva deux hommes qui l’attendaient, assis sur le banc, contre la porte. L’un était de ces « Bohémiens » qui parcourent l’Europe ; l’autre, Gavailles, le braconnier, son fusil entre ses genoux. Celui-ci raconta qu’il avait servi de guide à l’étranger, en quête d’un médecin pour un camarade. L’étranger ayant confirmé ce dire dans un baragouin mêlé d’espagnol, le docteur, après avoir averti Sylvia, le suivit, tandis que l’autre se remettait en chasse.

Sur l’antique voie ruinée qui, partant de l’abbaye de Vauclaire, se dirigeait vers Ribérac, la tribu était campée non loin du tumulus où, d’après la tradition, reposent les os de Waifer, dernier duc souverain d’Aquitaine, assassiné perfidement par les émissaires de Pépin, dit le Bref.

À quelques pas d’une kibitka, sorte de grand chariot russe recouvert de peaux de brebis tendues sur des demi-cercles, deux tentes en grossière étoffe tissée de poil de chèvre étaient dressées. Çà et là des ânes pelés, de maigres chevaux au piquet, mangeaient de l’herbe coupée dans les bois et du foin volé, au passage, dans quelque métairie isolée. Aux roues du chariot deux ours bruns des Pyrénées étaient enchaînés, qui semblaient méditer tristement. Couchés à terre entre les bâts, les paniers et les harnais, des chiens de races diverses, — chien-loup de Poméranie, dogue d’Alicante, chien turc à crinière et chiens de rue, qui attestaient les pérégrinations de la tribu, — s’élancèrent vers Daniel en aboyant, bientôt calmés d’ailleurs par le personnage qui l’accompagnait. Un peu à l’écart, un homme au teint cuivré, aux yeux bridés, aux cheveux noirs huileux, un anneau d’argent aux oreilles, retapait un vieux cheval en lui limant les dents, lui insufflant les salières des yeux et lui teignant les poils blancs de la tête. Un autre, qui lui ressemblait comme un frère jumeau, dressait un jeune ourson, aux bruissements barbares d’un tambour de basque. En lisière du campement, un vieillard grisonnant rapiéçait, à une petite forge portative, un chaudron percé. Des camarades revenus de la maraude, paresseusement étendus sur le dos, fumaient des cigarettes roulées dans des feuilles de maïs, pour user le temps jusqu’au souper. Des femmes minces, bronzées, aux yeux luisants, nu-tête avec d’énormes pendants d’oreilles, accroupies, attisaient le feu sous une ample chaudière suspendue au moyen de trois grands piquets assemblés par le haut. À côté, deux autres faisaient rôtir, avec une haste de fer posée sur des fourches de bois, deux oies larronnées dans le voisinage. Non loin, devant une des tentes, une vieille en cheveux blancs, coiffée d’un foulard rouge noué sous le menton, enseignait gravement une fillette à dire la bonne aventure, avec des tarots égyptiens horriblement crasseux.

Et, au milieu de tout cela, dans ce fouillis de bâts, de harnais, de tentes, de chevaux, d’ânes, de chiens, d’ours, d’hommes ceinturés de rouge, en vestes de velours, fumant, de femmes en oripeaux bariolés, pittoresques, piaillant, grouillaient comme des cloportes, des enfants de tout âge, à foison, nus, demi-nus, en haillons, les cheveux noirs sur les yeux, tous frappés au même type asiatique, avec des prunelles noires brillantes. Il y en avait partout, — assis sur les bâts devant les tentes, sous le chariot, pelotonnés sur des loques, vautrés dans l’herbe, fraternellement couchés entre les pattes des chiens… Et trois ou quatre enfantelets étaient suspendus, dans une sorte de sac, sur l’échine maigre de la mère, qui leur jetait sa mamelle de chèvre par-dessus l’épaule.

Sur le devant de la kibitka, les jambes croisées sous le torse, à l’orientale, les pieds chaussés d’espadrilles de corde, le patriarche de la tribu, vieillard à la barbe blanche, drapé dans une mauvaise couverture rayée, coiffé d’une sorte de guenille enroulée autour de sa tête, fumait majestueusement une grande pipe de porcelaine peinte en contemplant son peuple basané.

Au fond du chariot, sur un large sac bourré de varech, le malade était couché. Les peaux de brebis ayant été relevées à l’arrière, le docteur agenouillé l’examina et l’interrogea par l’entremise d’un jeune garçon de la bande qui entendait un peu le français. L’homme disait éprouver à la fois mal de tête, crampes d’estomac, douleurs par tout le corps. De fièvre, il n’en avait pas, mais en revanche il puait fort l’eau-de-vie.

— Ce ne sera rien, je pense, fit le docteur en descendant du chariot ; comme vous n’avez sans doute pas de thé de Chine, vous lui ferez prendre du thé d’Europe, que l’on trouve aisément par ici.

Et, ayant longé un moment le chemin, Daniel cueillit à la lisière du bois un pied de véronique officinale.

— Vous mettrez quatre ou cinq feuilles de cette herbe dans un vase, dit-il à l’interprète qui l’avait accompagné, vous verserez dessus de l’eau bouillante, et vous lui ferez boire cela bien chaud.

Puis, après avoir causé avec le jeune garçon, l’avoir questionné sur les voyages de la tribu, les mœurs et les usages des bohémiens, au bout d’une heure, il s’en alla.

Il n’avait pas fait cent pas à travers les bruyères que son interlocuteur courut après lui :

— Le chef vous envoie ça pour le dérangement ! dit-il, en lui remettant une demi-piastre d’Espagne.

Et il souriait en montrant ses dents blanches.

— Merci, répondit le docteur en prenant la pièce.

Et, continuant son chemin, il se disait que ces gens-là, en somme, avaient plus le sentiment de l’équité que les paysans de la Double, dont aucun jamais ne lui avait offert un sol en récompense de ses peines. Là-dessus, il enfilait mentalement des considérations philosophiques sur l’honnêteté de ces nomades, fort capables de lui voler son ânesse à l’occasion, mais qui payaient religieusement sa visite, lorsque, tirant la pièce de son gousset pour la mieux voir, il s’aperçut qu’elle était fausse.

Cela le fit rire. « C’est dommage, pardieu !… Voici la seconde fois que je reçois des honoraires, et, sans les cinq louis du comte de Fersac, l’autre jour, ce serait la première !… »

Lorsqu’à la tombée de la nuit Daniel fut à deux portées de fusil des Essarts, il vit accourir vers lui Sylvia qui agitait désespérément les bras et poussait de grands cris :

— Le petit est perdu ! lui dit-elle en se précipitant sur sa poitrine, tout en larmes.

Il s’arrêta, figé de stupeur, et, par un récit entrecoupé de sanglots, apprit que les deux enfants, étant allés dans un petit bois voisin ramasser des champignons, s’étaient allongés, puis endormis, sur la palène, et que Noémi, au réveil, n’avait pas retrouvé près d’elle son petit frère…

— Il s’est réveillé avant elle et se sera égaré, fit-il ; allons !

La fillette ayant dit l’endroit où tous deux s’étaient endormis, Daniel prit le falot et s’en fut avec César à la recherche de l’enfant. Jusqu’au plein jour, il battit les bois environnants avec le chien, appelant vainement le petit. Ensuite il revint à la maison, fatigué, très inquiet, et reparut devant la mère pâle, angoissée, qui ne s’était pas couchée de la nuit.

— Les loups l’auront mangé ! s’écria-t-elle, désespérée, en revoyant Daniel seul.

— Non. Il se sera égaré plutôt, et on l’aura recueilli dans quelque village, dit le père. Je vais m’enquérir aux alentours.

Au bout d’un instant, il repartit.

Durant toute une longue journée, il visita les maisons solitaires et les villages les plus proches, puis ceux plus éloignés, décrivant de grands cercles autour des Essarts. Le soir, il rentra, épuisé, recru de fatigue et de chagrin ; nulle part on n’avait aperçu l’enfant.

Tombant assis sur un escabeau, il demeura immobile, un instant, les yeux fixes : il cherchait à deviner ce qu’était devenu son petit Nathan. Ne pouvant se résoudre à l’inaction, il allait repartir encore, au hasard, lorsque Sylvia dit tout à coup :

— Ces bohémiens ?…

Il y avait déjà pensé. Ce nomade accompagné de Gavailles, venu le quérir pour un malade qui n’était peut-être qu’un ivrogne, cela lui semblait suspect : aurait-on voulu l’écarter ?

— Je vais y aller ! répondit-il.

— Pauvre ami ! fit-elle en pleurant. Il te faut prendre des forces… J’ai fait un peu de soupe…

Il avala cinq ou six cuillerées, à contre-cœur, prit dans le tiroir un des louis du comte de Fersac, et, après avoir étroitement embrassé Sylvia, son bâton à la main, il s’en alla dans la nuit.

— Enferme-toi bien, ma fille chère, et fais coucher César dans la maison, avait-il dit sur le seuil. Demain tu iras prier Claret de venir vous garder.

Arrivé au campement, Daniel le trouva désert : les bohémiens avaient disparu. Un chien qui trôlait par là, en quête de quelque os, s’enfuit à son approche. La nuit était obscure : impossible de savoir quelle direction la tribu avait prise. L’avant-veille, le docteur avait remarqué une hutte de charbonniers vide : il s’y réfugia et attendit le jour, les yeux ouverts.

À l’aube, il se leva et vit que les nomades étaient retournés sur leurs pas : venus de Montpaon, ils semblaient y revenir. Cette circonstance fortifia les soupçons du malheureux père : il suivit les traces de la troupe et la rejoignit, installée sur le champ de foire de Montpaon.

Le brigadier de gendarmerie, mis au courant, se piqua de procéder avec ses hommes à une exacte recherche dans tout le campement. Le chariot, les tentes, les paniers de bât, les coussins de sparterie, les paquets de guenilles, furent minutieusement, mais inutilement fouillés.

— Je vous plains ! monsieur Charbonnière, disait le brigadier en serrant la main du docteur ; j’aurais donné quelque chose pour retrouver votre enfant !… Mais peut-être sera-t-il retrouvé quand vous rentrerez chez vous.

Daniel exprima un doute, remercia le brigadier, puis s’en fut dans un cabaret. Tandis qu’il déjeunait en hâte, l’idée lui vint que, si les nomades avaient enlevé le petit, ils pouvaient avoir prévu cette recherche, et, dans cette prévision, fixé le rendez-vous aux ravisseurs un peu plus loin, à une autre étape.

Donc, s’étant assuré, le lendemain, de la route prise par les bohémiens, le docteur, sous une pluie serrée, se rendit à Castillon par des chemins de traverse.

À la gendarmerie, le brigadier, voyant cet homme barbu, chevelu, mal vêtu, mouillé comme un pauvre chien, lui demanda tout d’abord avant de l’entendre :

— Votre passeport ?

— Je n’en ai pas.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis le docteur Charbonnière. J’habite la Double, où je suis bien connu.

— Vous ! un médecin ! fit l’autre en riant ; montrez-moi votre diplôme…

— Je ne l’ai pas sur moi.

— Montrez-moi seulement votre trousse…

— Je ne l’ai pas non plus.

— Alors, au nom de la loi, je vous arrête !… Suivez-moi !

Et, malgré ses explications, ses supplications, ses protestations, Daniel fut mené à la prison, qui était simplement une ancienne cave de la mairie, et, tout trempé, y fut enfermé soigneusement.

Le lendemain, lorsque les gendarmes voulurent conduire à Libourne le vagabond arrêté la veille, ils le trouvèrent couché sur la paille, malade, avec une grosse fièvre, délirant, incapable de marcher. Sur quoi, le maire, qui était médecin, ayant diagnostiqué une pleurésie, ordonna le transport à l’hospice du susdit vagabond.