Calmann-Lévy (p. 305-317).


XXVI


Trois mois après cette scène de sauvagerie, Daniel était guéri complètement. De ses blessures, il ne lui restait de trace apparente qu’une grosse cicatrice au front, attestant la vigueur du poignet auquel s’emmanchait le « billon » qui l’avait cogné. Quelques notables du pays, des plus échauffés, notamment M. de Bretout, auraient voulu qu’il fût poursuivi en justice pour ses discours publiquement révolutionnaires. Mais d’autres, plus prudents, comme l’oncle curé, avaient fait observer qu’alors il serait nécessairement parlé des coups qu’il avait reçus, ce qui mettrait plusieurs honnêtes gens en mauvaise posture, tant instigateurs qu’exécuteurs. En résumé, le docteur ne portant pas plainte, et pour cause, le tout avait été compensé tacitement par les bonnes têtes dirigeantes.

Malgré les manœuvres et les calomnies de ses ennemis, Daniel conservait la sympathie de quelques personnes, que révoltaient les persécutions dont il était l’objet : M. de Fersac, l’abbé Médéric, M. du Guat et le capitaine en demi-solde Dimègre, de Saint-Barthélemy. Puis encore deux ou trois autres amis plus humbles, dont Claret, le chasseur de vipères.

Il y avait aussi, aux alentours, des gens qui se confiaient à lui dans leurs maladies, mais ils étaient rares. Les populations voyaient bien que le docteur maintenait ceux du Désert indemnes des fièvres, mais cela ne les persuadait pas. Les paysans de la Double, formés par une éducation qui a duré de longs siècles, attribuaient cette immunité à quelque pacte diabolique. Entre une explication raisonnable, scientifique, et l’allégation d’une influence surnaturelle, ils croyaient sans nulle hésitation à celle-ci ; et, puisqu’il s’agissait d’un huguenot, cette influence préservatrice ne pouvait être que celle du Diable.

Ce défaut de malades se trouvait bien à propos en quelque manière, car le pauvre Mériol était mort paralysé, dernièrement, de sorte que le maître était obligé de s’occuper un peu plus qu’auparavant aux travaux de la terre.

Bientôt un autre deuil plus cruel vint attrister la maison du Désert. Le petit Samuel mourut d’une fièvre cérébrale, malgré les efforts de son père pour le sauver. Sylvia fut douloureusement frappée par la perte de son aîné, conçu dans les premières ivresses de l’amour ; Daniel, quoique vivement touché de ce malheur, s’efforçait de porter sa peine en homme, et de consoler Sylvia dont parfois le chagrin s’épanchait en plaintes amères.

Heureusement, trois semaines après, naissait sous le vieux toit huguenot un petit garçon dont la venue calma quelque peu la mère désolée. Le docteur le nomma Nathan, du nom de son grand-père défunt.

La nécessité de s’adonner davantage au travail agricole ne déplaisait pas à Daniel. Son âme rustique revenait sans effort à la vie de ces ancêtres paysans. En raison de sa culture intellectuelle, il remarquait au cours de son labeur beaucoup de choses qui mêlaient une certaine poésie à ses vulgaires besognes.

Un soir, il remontait du fond de la combe où il avait mené le bétail à l’abreuvoir. Devant, marchait une belle génisse limousine qui n’avait pas encore subi le joug. Les autres vaches suivaient ; puis, c’étaient la vieille Jasse et son maître, la main accrochée à la crinière de la bonne bête. Derrière venait humblement une ânesse grise, fille de celle qu’avaient mangée les loups.

La nuit tombait, paisible et sereine, sur la Double aux paysages mélancoliques. La lune débordait lentement de l’horizon comme un gigantesque louis d’or, avec cette vague effigie où les paysans reconnaissent Caïn soutenant une fourchée d’épines. Lorsque, parvenue à la cime du coteau, la génisse qui était en tête aperçut l’astre brillant, elle s’arrêta surprise, la queue tendue, le mufle allongé, campée sur ses jambes, en poussant de sourds mugissements.

Et lors le docteur crut voir une de ces vaches autrefois consacrées à Diane Persienne, adorant la déesse.

Comme il était là contemplant l’attitude quasi religieuse de la génisse, le domestique de M. Cherrier sortit en courant de la basse-cour, et lui dit précipitamment :

— S’il vous plaît, venez vite ! notre monsieur a eu un coup de sang !

— Comment êtes-vous venu ? lui demanda-t-il.

— Sur la mule.

— Je vais la prendre : ma vieille jument ne peut plus me porter.

Dès qu’il fut au chevet du malade, le docteur constata qu’il était perdu. Le pauvre homme était étendu sur son lit, les yeux fermés, les bras allongés contre le corps. Il respirait péniblement, et, de temps à autre, sa poitrine se soulevait avec un râle bruyant. Il n’entendait plus rien, avait perdu la notion de ce qui se passait autour de lui, et la sensibilité était abolie entièrement. Le docteur pratiqua une saignée, appliqua des ventouses ; mais tout fut inutile : deux heures après, M. Cherrier mourait sans avoir repris connaissance.

Cette mort eut de graves conséquences pour Daniel. Le défunt notaire, nonobstant ses manières un peu bizarres quelquefois, était un homme exact et très ordonné : en fouillant les papiers de son père, Zélie trouva un registre où il consignait toutes ses opérations de recette et de dépense, et s’empressa de l’examiner avec attention. Parmi d’autres affaires, elle releva un certain nombre de payements faits pour le compte de Daniel : le total de ces payements, qui montait à près de sept mille francs, fit ouvrir de grands yeux à l’avare fille ; elle songea bien vite aux moyens d’assurer ces créances. D’autre part, entre les paperasses qui bourraient comme d’habitude les poches du notaire, elle découvrit un paquet lié d’un ruban vert et soigneusement fermé de plusieurs cachets, sur lequel était écrit : « Ceci est mon testament. »

Ayant défait ce paquet, Zélie vit que son père donnait en pur don à Daniel toutes les sommes qu’il pourrait lui devoir au jour de son décès, et, en outre, dix-huit mille francs sur la quotité disponible.

Vingt-cinq mille francs à distraire de son patrimoine ! Zélie en fut suffoquée. Pendant quelques jours, elle réfléchit à ce legs motivé par l’affection toute paternelle du testateur pour Daniel. Sur un point elle n’hésitait pas : elle était résolue à supprimer le testament. Mais ses préoccupations cupides ne lui faisaient pas oublier absolument le caractère de l’acte qu’elle allait commettre. Elle ne le redoutait pas comme crime justiciable des hommes, mais comme péché. La peur du diable la tenait, la damnation éternelle l’épouvantait. En cette perplexité, l’idée d’un mariage lui vint. Cela arrangeait tout : plus d’acte coupable ; les vingt-cinq mille francs resteraient dans la maison, et elle aurait un mari par-dessus le marché, un mari qui ne lui déplaisait point, et à qui elle avait parfois songé dans les rares instants son avarice laissait parler son cœur de pucelle endurcie.

À la suite de ses réflexions, elle manda un jour au docteur qu’elle avait quelque chose à lui dire.

Lui se doutait bien qu’il s’agissait des sommes payées pour lui par le défunt notaire. Il n’y avait jamais pensé beaucoup, son vieil ami lui ayant dit plusieurs fois de ne s’en pas inquiéter. Quatre jours avant sa mort, M. Cherrier lui avait même montré le testament qui était dans sa poche et lui en avait confié les dispositions :

— Vois-tu, mon ami, comme disaient nos anciens dans le préambule de leur testament, s’il n’est rien de plus certain que la mort, il n’y a rien de plus incertain que l’heure d’icelle : c’est pourquoi j’ai fait mon testament, que samedi prochain je déposerai ès mains du confrère Boutet.

Malheureusement, le vendredi, M. Cherrier était mort…

À Saint-Vincent, Daniel trouva Zélie un peu plus attifée que de coutume. Un bonnet de crêpe noir couvrait sa tête sèche d’oiseau rapace ; un col de tulle entourait son long cou, et une robe étriquée, en futaine noire, serrait sa poitrine plate et faisait ressortir ses hanches pointues.

Ensuite des civilités de circonstance, Zélie mena le docteur dans la chambre du défunt, et, après divers propos et des sentences préparatoires comme celle-ci : « Chacun a besoin du sien… Ce qui est juste est juste… Les bons comptes font les bons amis… », elle exhiba le registre et fit lire à Daniel les articles qui le concernaient : elle les avait marqués avec des aiguilles à tricoter placées entre les pages.

Le débiteur avoua, sans barguigner, la réalité des avances faites pour lui par M. Cherrier, en sorte que cette facilité même fit naître un terrible soupçon dans l’esprit de Zélie : « Si son père avait remis un double du testament à Daniel ?… »

Après différentes questions insidieuses qui tendaient à éprouver la valeur de cette hypothèse, elle se rassura, et demanda au docteur, puisqu’il convenait des dettes, de lui faire une reconnaissance en règle de la somme totale, « avec les intérêts », comme elle ajouta. Sur l’acquiescement de l’autre, elle atteignit dans le tiroir de son père une feuille de papier timbré sur laquelle il écrivit cette reconnaissance qu’elle mit incontinent sous clef.

Cette précaution prise, la femme d’affaires fit place à la fille innocente, Zélie baissa les yeux, toussa légèrement, émit cette assertion qu’il y avait des choses difficiles à dire pour une personne dépourvue d’expérience, mais qu’étant seule désormais, sans parents ni amis pour la représenter, elle était bien forcée de parler elle-même.

Ayant achevé ce préambule, Zélie fit entendre à Daniel par des paroles entortillées et pleine d’une confusion apparente qu’elle serait fort satisfaite s’il la voulait pour femme… Avec le prix de l’étude, elle avait bien une centaine de mille francs…

Lui devina tout de suite que par cette proposition matrimoniale l’avare et dévote héritière voulait libérer sa conscience et se rédimer de l’enfer sans lâcher l’argent.

— Mais, ma pauvre demoiselle, lui dit-il, vous n’ignorez pas que j’ai déjà une femme ?

— N’étant point marié, vous êtes bien libre de renvoyer votre servante lorsqu’il vous plaira… C’est l’affaire d’une centaine d’écus.

— Mais j’ai deux enfants d’elle !

— Voire !… Lorsqu’on n’est pas marié, les bâtards appartiennent à la mère.

— Mais je les ai reconnus !… Ma chère Zélie, conclut-il avec un sourire, en se levant, nous ferions un mauvais ménage : vous ne songez qu’à l’argent, et moi, je fais passer avant l’argent quelques autres petites choses…

Elle se leva aussi et dit sèchement :

— Comme vous voudrez !

Au moment du départ, sur le seuil, Daniel se retourna :

— Adieu, Zélie !… Je vous souhaite un bon sommeil !…

Ces mots la troublèrent : il lui sembla que Daniel connaissait le testament. Mais elle se remit bientôt : « S’il l’avait connu, il en eût parlé… » Et, tandis qu’il s’éloignait, elle faisait de petites capitulations de conscience : « Après tout, cet argent donné par son père, c’était le sien… Ce testament était un crime contre la famille… Et puis, à tout hasard, elle se confesserait de la chose… à l’article de la mort… D’ici là, elle avait le temps… »

Chemin faisant, Daniel lui, réfléchissait à sa situation. Il ne doutait point que Zélie, ayant supprimé le testament de son père, ne fût décidée à promptement recueillir le bénéfice de cet acte criminel. Et comment la payerait-il ? D’argent comptant, il n’en possédait guère. Il y avait bien sur pied la coupe du bois des Goubeaux, pour laquelle il était en pourparlers avec un marchand de bois. Mais le prix de cette coupe, il le destinait à l’amortissement partiel de l’obligation consentie au défunt M. de Légé, dont le remboursement arrivait bientôt à échéance. Ce prix d’ailleurs étant loin de couvrir la somme due, il était résolu à céder le fonds lui-même pour se délivrer d’une dette qui lui pesait.

Mais l’autre dette, celle envers Zélie, pressante aussi, comment l’éteindre ? Le docteur était d’autant plus embarrassé qu’il ne pouvait ni ne voulait demander à ses créanciers ni sursis ni renouvellement, qui, du reste, il le sentait, lui eussent été refusés.

En arrivant au Désert, Daniel rencontra dans l’allée de marronniers Sylvia qui promenait son enfançon, avec la petite Noémi accrochée à sa jupe. Il en oublia, un moment, ses divers soucis. Après les deux petits il embrassa la mère, si tendrement qu’elle le regarda en souriant de manière interrogative.

Et lui de répondre à cette question muette :

— C’est que, plus je vois de femmes, plus je t’aime !

— Oh, père !…

Et ils rentrèrent, d’un pas tranquille.

À la porte de la cuisine, la Jasse mangeait, dans un seau, de l’avoine et des carottes cuites ; elle mangeait avec lenteur, comme les personnes âgées qui n’ont plus de dents.

— Pauvre vieille ! fit le docteur en la caressant.

Puis il alla mettre des vêtements de travail, attela une paire de vaches et s’en fut chercher de la luzerne avec la Grande…

Le soir, au moment de souper, Justrac revint avec les brebis. Un superbe bélier marchait en tête, conduisant le troupeau entier au tintement de sa clarine. César trottinait sur le flanc et Justrac venait derrière. Le berger n’était pas seul. Un individu d’assez vilaine mine l’accompagnait, que le docteur reconnut aussitôt pour un petit maquignon de méchantes bourriques et de chevaux fourbus appelé par sobriquet « Cardil », ou chardonneret, parce que son chef était serré, à la mode espagnole, dans un foulard rouge qui se voyait sous son chapeau.

En Périgord, un étranger n’entre pas dans une maison sans être convié à boire un verre de vin, ou à manger la soupe, selon l’heure. Sur l’invitation du maître, Cardil s’assit donc près du berger. Après avoir fait un bon « chabrol », le maquignon exposa le motif de sa visite : il achèterait la vieille jument si le monsieur la lui voulait vendre.

Sur l’observation de Daniel que sa Jasse ne pouvait plus être utile à personne en quoi que ce fût, Cardil riposta que des bêtes usées à fond, il y avait toujours moyen d’en tirer parti.

— Oui, je sais, répliqua le docteur, on les vend à Bordeaux pour les ménageries, au temps des foires, ou bien encore pour les marais à sangsues… Mais ma vieille jument est née à la maison, il y a dix-neuf ans de cela, elle y mourra de sa belle mort. Elle nous a portés, mon père et moi, par toute la Double, aussi longtemps qu’elle a pu : je ne l’enverrai pas crever de misère et de coups entre les mains de quelque brute, ou bien sur les Quinconces pour être dévorée par les bêtes féroces, ou encore aux marais pour être mangée vivante par les sangsues !… Je l’affectionne, voyez-vous, comme un vieux serviteur, comme une vieille amie, et je me croirais un méchant homme si j’oubliais ce que je dois à un pauvre animal qui s’est usé au service de mon père et au mien.

— Excusez, monsieur Charbonnière, fit l’homme très étonné, je pensais que vous pourriez vouloir vous défaire d’une bête qui n’a plus seulement la force de mâcher le foin ; mais n’en parlons plus, puisque vous y tenez !

— Oui, je tiens à elle, mon pauvre Cardil, et, tant que j’aurai un pré, elle y broutera l’herbe tendre ; tant que j’aurai une poignée d’avoine, elle la mangera cuite ; et quand je n’aurai plus qu’un morceau de pain, je le partagerai avec elle !… À votre santé !

L’homme tendit son verre, trinqua, but, et, le repas fini, remercia et s’en alla.

« Il est un peu fou, le médecin du Désert, se disait-il en route. Je n’en voudrais pas pour mon chien !… »

Depuis que la Jasse était incapable de service, le docteur faisait ses courses à pied, ce qui désolait Sylvia.

— Oh, père ! lui disait-elle, un jour, en le voyant partir par un mauvais temps ; que je n’aie pas cent écus pour t’acheter une autre jument !…

— Va, ma petite, lui répondit-il en l’embrassant, il y a plus de gens allant à pied qu’à cheval !

Il était souvent dehors maintenant. Tourmenté de sa situation, il s’efforçait de trouver les ressources nécessaires pour se libérer. Il allait aux foires, aux marchés d’alentour, causait avec les notaires, avec les gens d’affaires, avec les propriétaires réputés pour avoir de l’argent. Partout l’accueil était froid, réservé. On savait le docteur Charbonnière hors d’état de payer ses dettes sans vendre la moitié de son bien, et, connaissant les créanciers impitoyables qu’il devait contenter, chacun attendait l’expropriation pour tâcher d’acquérir telle ou telle part à vil prix, à la barre du tribunal.

À Sainte-Aulaye, le marchand de bois qu’il était allé voir, n’ignorant pas qu’il était pressé, multiplia les difficultés, déprécia les coupes, et finalement, réduisit de six cents francs ses offres primitives. En sortant de là, le docteur rencontra M. Durier, le notaire de madame de Bretout, qui lui rappela poliment la prochaine échéance de son obligation et la nécessité de la rembourser. Cette coïncidence fut désagréable au débiteur ; toutefois il fit bonne contenance et répondit au notaire :

— Je tâcherai d’être prêt…

Il repartit vers le soir, et son bâton à la main, il cheminait seul, écœuré des viles actions que l’intérêt fait commettre et des tristes compositions de conscience qu’inspire la cupidité. Comme il arrivait sur les hauteurs de Servanches, il fut distrait de ses pensées par le magnifique spectacle qui s’offrait à ses yeux.

À l’Ouest, derrière les coteaux boisés, le soleil était près de tomber sous l’horizon. Dans un ciel d’or en fusion, des nuages de formes bizarres, — dromadaires géants, mammouths démesurés, béhémoths, léviathans, plésiosaures, monstres innommés, incendiés par les feux du couchant, glissaient lentement parmi la plus splendide apothéose, avec leurs bosses laineuses, leurs crinières enflammées, leurs ailes violacées, ou ramaient de leurs nageoires empourprées sur des flots d’un bleu intense.

Puis l’astre, ayant terminé sa carrière, descendit triomphalement derrière les hauteurs, et les bêtes fabuleuses commencèrent à se franger, à se déchiqueter, à se dissiper. L’or pâlit, la pourpre se décolora, les tons s’amortirent et les formes s’effacèrent. À travers les grands chênes des hauts coteaux s’étendit sur l’horizon une lueur de forge cyclopéenne, et le soleil disparu cribla de ses derniers rayons obliques les animaux étranges qui achevèrent de se dissoudre, et s’évanouirent dans le crépuscule du soir qui tombait sur la terre.

« Ainsi quelquefois périssent les monstres qu’enfante notre imagination ! » se disait Daniel en continuant son chemin.

Et, de là, il vint à penser que sa situation n’était peut-être pas tout à fait désespérée. Ses bois des Goubeaux, coupe et fonds, avec le moulin de Chantors, pouvaient payer ses dettes, si ses créanciers voulaient prendre le tout à sa valeur… Peut-être, à la fin, auraient-ils honte d’abuser de sa gêne…

Il était alors nuit noire, et Daniel approchait du Désert, lorsque soudain, vers l’Est, il aperçut dans le ciel une lueur reflétée comme celle d’un immense incendie. C’était chose commune en Double que les incendies allumés accidentellement ou par vengeance : aussi le docteur ne s’étonnait pas trop de ce feu, quand tout à coup l’idée lui vint que ses bois des Goubeaux étaient de ce côté-là.

Soucieux, il rentra chez lui, soupa petitement, et, après avoir raconté à la Grande et à Sylvia, qui l’avaient attendu, le résultat de ses démarches, il allait se coucher lorsqu’au portail de la basse-cour on ouït heurter avec force. Assailli d’un sinistre pressentiment, Daniel sortit, et, après qu’il eut enlevé les barres et ouvert la porte, le vieux Claret se précipita, tout essoufflé :

— Vos bois des Goubeaux brûlent !