Calmann-Lévy (p. 65-77).


VII


Sur le chemin désert de Ribérac, entre la Jemaye et Légé, Daniel avait mis pied à terre, attendant le passage de sa cousine. Il était environ neuf heures du matin. Le soleil montait lentement au-dessus de l’horizon et commençait à fondre une petite gelée blanche qui poudroyait sur les bruyères et les ajoncs épineux. De légères brouées s’élevaient de quelques maigres pâtis, au fond des combes. L’air était frais, et le ciel d’un bleu pâle, légèrement voilé par des vapeurs diaphanes que peu à peu dissipait un faible vent d’Est. Ainsi commençait un de ces beaux jours de l’été de la Saint-Martin, dernier sourire de la nature au déclin de l’année.

Le jeune docteur songeait à sa cousine et tournait les yeux vers Légé, tandis que sa jument broutait du bout des dents les pointes de quelques genêts à balais, poussés au bord du chemin. Pendant qu’il était là, battant sa botte avec une légère houssine de merisier, la Jasse hennit, et lors Daniel, levant la tête, vit au sommet d’une côte une petite caravane qui descendait vers lui. C’était Gary conduisant deux mulets de bât, chargés de bagages, et, puis, derrière, la cuisinière et la chambrière de Légé juchées sur la bastine d’une forte jument.

— Monsieur de Legé est-il loin, Gary ? interrogea le jeune homme dès que l’autre fut à portée.

— Le monsieur et la demoiselle suivent à une petite demi-heure.

— Merci.

Et, renfourchant sa bête, Daniel alla au-devant des voyageurs, qu’il rencontra bientôt.

M. de Légé montait un grand cheval normand à tête busquée ; sa fille était assise de côté sur une fine jument tarbaise, qu’elle mit au galop lorsque Daniel approcha.

— Ne suis-je pas une bonne écuyère ? lui demanda-t-elle en arrêtant net.

— Ma foi, ma cousine, je n’en ferais pas autant, je crois, dans la position où vous êtes ! Au lieu de ce panneau, une selle de femme, à l’anglaise, vous serait bien plus commode pour cavalcader.

— Je verrai donc cela ! fit-elle avec un sourire qui laissait voir ses petites dents brillantes.

Elle était charmante ainsi, assise sur sa bête, une planchette sous ses menus pieds chaussés de brodequins, vêtue d’une robe grise à taille courte, avec une collerette à pointes, et coiffée d’un joli chapeau de feutre pareillement gris, sous lequel foisonnaient des boucles de cheveux châtains. La fraîcheur du matin et le voyage avaient répandu sur ses joues une teinte rosée, délicieuse, et ses grands yeux bruns rieurs regardaient Daniel qui s’oubliait à les admirer.

Mais, M. de Légé les ayant rejoints, le jeune homme, après les salutations, lui dit gaiement :

— Je viens de croiser vos gens, mon cousin. Ces deux mulets de coffre, avec leurs couvertures à votre chiffre, nous reportent loin en arrière ! Il semble que nous soyons encore au seizième ou au dix-septième siècle.

— Les chemins étant toujours mauvais comme alors, nos moyens de transport sont restés les mêmes, repartit M. de Légé.

— Mon cousin, fit mademoiselle Minna lorsqu’ils eurent repris leur marche, avant-hier, quand vous me parlâtes de nous accompagner, j’ai oublié de vous avertir qu’en passant à la Jemaye nous devions assister à une messe dite à notre intention, et ensuite, dîner chez monsieur le curé.

— Alors, ma cousine, je vous accompagnerai jusqu’à la Jemaye seulement, au lieu d’aller jusqu’au gué de la Risone.

— Excusez-moi, j’ai été un peu étourdie.

— Oh ! je vous en prie, ma cousine !…

— Vous viendrez nous voir quelquefois, Daniel ? demanda-t-elle après un silence.

— Pour vous dire vrai, je ne le pense pas. À Ribérac, vous avez pour visiteurs le sous-préfet, l’archiprêtre, les juges, le receveur des finances et autres personnages de la société, tous gens corrects et un peu « collet monté » peut-être… Imaginez un peu continua le jeune homme en riant, l’effet que je ne manquerais pas de faire dans votre salon, avec mes bottes, ma redingote de cheval, mon gilet chamois et mon feutre à grands bords ! On me prendrait pour un revenant du temps de la Convention !… Je suis allé chez vous, à Légé, dans ce costume, comme un parent campagnard, mais, à la ville, cela ne siérait pas.

— Je remarque, Daniel, que, nonobstant vos idées un peu jacobines, vous êtes plein de bon sens ! déclara M. de Légé qui ne tenait pas à produire dans son monde ce parent pauvre et huguenot.

— Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi, mon cousin.

— Puisque nous devons nous séparer plus tôt que je ne croyais, reprit Daniel après une pause, laissez-moi vous adresser une petite requête. Parmi les quelques bijoux antiques recueillis par mon père est une petite bague qui figure un serpent enroulé. Je suis sûr qu’elle irait très bien à ma cousine : voulez-vous me permettre de la lui offrir ?

Et il tira l’objet de sa poche.

— Mais certainement ! répondit M. de Légé qui, au mot de requête, avait commencé son habituel hochement.

— La voici donc, ma cousine.

Ayant ôté son gant, mademoiselle Minna passa la bague à son doigt.

— Elle est fort jolie et va à merveille !… Je vous remercie, mon cousin ! dit-elle avec un doux clin d’yeux. Ces prunelles d’escarboucle me rappellent le regard furieux de ma vipère ! ajouta-t-elle d’un air d’intelligence.

— Mais, fit observer M. de Légé, vous vous privez peut-être d’un objet de valeur, Daniel ?

— Oh ! cette bague n’a pour moi d’autre valeur que celle que voudra lui donner ma cousine !

Le chemin qu’ils suivaient était herbu, gazonné, défoncé, raviné, par places ; bossu, inégal, avec des bourbiers dans les fonds, comblés au moyen de fagots, tant bien que mal, aux pires endroits. C’était comme un très large sentier sans fossés, qui n’avait jamais été pavé ni ferré, où, comme dans la Double en général, on n’eût pas trouvé une pierre à jeter à un chien. Parfois un chêneau crû sur le chemin embarrassait le passage ; ailleurs, des bruyères ou des genêts faisaient au milieu comme un îlot qu’il fallait contourner ; et ces obstacles, sans gêner autrement la petite troupe, rompaient la régularité de sa marche.

M. de Légé, ce jour-là, était de bonne humeur, comme d’habitude après une fructueuse opération. La veille, il avait prêté sur bonne hypothèque, pour trois ans, six mille francs à M. Servenière, — avec les intérêts stipulés au taux légal, toujours : — seulement, l’emprunteur avait dû, pour obtenir la somme, signer en outre trois billets de cent écus chacun, échelonnés d’année en année, ce qui portait l’intérêt à dix pour cent. Autrefois le prêteur faisait mieux ; mais, connaissant la difficulté des temps, il savait, à l’occasion, se contenter de moins. Du reste il n’avait pas le plus petit scrupule à ce propos : l’obligation était là, qui stipulait de façon authentique les intérêts au taux légal ; cela lui suffisait, car la forme était tout pour lui. Les billets, M. Servenière les avait souscrits pour le disposer à lui consentir le prêt, mais nullement à titre d’intérêt. Aussi M. de Légé se considérait-il comme parfaitement en règle envers la loi, sa conscience et aussi la religion, pour laquelle il se montrait fort zélé.

— Daniel, fit-il d’un air paterne en poussant son cheval pour se mettre en ligne, je parlais tout à l’heure de vos idées révolutionnaires ; mais il y a bien autre chose encore qui vous fera du tort dans la vie, surtout quand vous chercherez à vous marier !

— Et quoi donc ?

— Mon cher, c’est votre huguenoterie.

— Ma huguenoterie, comme vous dites, mon cher cousin, me fera peut-être du tort, ce dont je me console d’avance, car je n’ai jamais prétendu en tirer profit. Mais, comme elle est purement nominale et ne me gêne pas plus que leur papisme ne gêne la plupart des catholiques, je la garderai.

— Dans ces matières religieuses, toutes pleines d’incertitudes, objecta M. de Légé, suivre la religion du prince est encore le plus sûr… et le plus avantageux.

— Le plus sûr, je ne sais ; le plus avantageux, oui, je le crois, répliqua Daniel. Malherbe a dit, en effet :

Le meilleur est toujours de suivre
Le prône de notre curé…

» Mais remarquez, je vous prie, qu’avec cette maxime les premiers chrétiens seraient demeurés juifs ou païens, et que, par conséquent, nous, gens de la Double, serions encore plongés, comme disent les prédicateurs, « dans les ténèbres » du druidisme ou du paganisme gallo-romain !

— Je vois, mon cousin, dit alors Minna en riant, qu’il ne faut pas compter sur votre conversion ! Huguenot vous êtes, parpaillot vous resterez !

— Faut-il quitter une religion qu’on ne pratique pas ; pour une autre qu’on ne pratiquerait pas davantage ? repartit Daniel en riant aussi.

Sur ces paroles, ils s’arrêtèrent devant la plus apparente des quatre maisons qui formaient tout le bourg de la Jemaye : c’était le presbytère.

— Je vais vous aider à descendre, ma cousine, fit Daniel en sautant de sa monture.

Et, prenant Minna sous les bras, il l’enleva du panneau et la posa doucement sur l’herbe courte d’une petite place où paissaient des oisons.

— Vous êtes fort, Daniel ! dit la jeune fille, un peu troublée pour avoir été, quelques secondes, entre ses mains et avoir senti son haleine lui caresser le visage.

— D’une force ordinaire… mais c’est que vous n’êtes pas très lourde ! fit-il en souriant.

La cloche au son grêle annonçait la messe. Minna, suivie de Daniel et de son père, se dirigea vers l’église en traversant le petit cimetière, tout remué par des sépultures récentes, qui l’entourait. Lorsqu’ils furent sous le modeste porche roman, bâti en pierres de grison, c’est-à-dire de grès, rongées, effritées par le temps, ils se firent leurs adieux.

— Après-demain je vous enverrai du quinquina par Gary qui revient à Légé, dit Minna, comme Daniel lui serrait la main.

— Merci d’avance pour les fiévreux, ma cousine !

Après un dernier regard à la jeune fille qui entrait dans l’église, Daniel alla vers sa jument : plantée dans un pan de bois d’une masure en pisé, une cheville coudée en retenait la bride. Sur un banc, près de la porte, une fillette de cinq ou six ans était couchée à plat ventre, au soleil, grelottant la fièvre. Voyant approcher le docteur, un homme vint sur le seuil et salua d’un signe de tête.

— C’est votre petite ? fit Daniel.

— Eh ! oui.

— Elle a les fièvres, à ce qu’il me paraît ?

— Nous les avons tous… Ma femme est au lit… Moi, ça n’est pas mon jour.

L’homme avait la figure terreuse, les os de la face saillants sous la peau, les yeux éteints. Ses cheveux grisonnants passaient raides sous un bonnet de coton bleu, et son corps décharné flottait dans des vêtements de bure en haillons, devenus trop larges : on eût dit un vieillard.

— Quel âge avez-vous ? interrogea le docteur.

— Trente-quatre ans à la Noël qui vient.

Daniel réprima un mouvement.

— Vous dites que ce n’est pas votre jour d’avoir les fièvres : comment les avez-vous ?

— Un jour entre autres : je les ai eues hier, je les aurai demain… Si vous pouviez me les couper ?… Vous êtes le fils du défunt médecin du Désert, n’est-ce pas ? Vous lui ressemblez… et puis je reconnais la jument…

— Je vous les couperai bien, mon pauvre, mais elles reviendront toujours… Et ce sera ainsi tant que vous n’aurez pas détruit ce qui vous les donne.

— Et qu’est-ce donc qui les donne ?

— Venez jusque derrière votre maison : je vais vous le montrer.

À cent pas, dans un pli de terrain, un étang, sous le soleil, brillait de reflets métalliques, sortant de nauves marécageuses qui venaient jusque tout près de la maison.

— C’est cet étang qui vous empoisonne ! fit le docteur en étendant le bras, vous autres et tout le bourg, sans doute : vos voisins ont aussi les fièvres, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et chez le curé ?

— La servante les a et le valet aussi : il n’y a que le curé qui ne les ait pas.

— Combien avez-vous eu d’enfants ?

— Cinq, dont il me reste cette drôle qui est là.

— Eh bien, mon ami, c’est cet étang qui a tué les autres quatre et qui tuera celle-ci, et vous et votre femme peut-être… À qui est-il ?

— Il est mien.

— Alors, il n’y a pas à balancer : il faut le vider, dessécher les nauves et mettre tout en prés… Eh bien, qu’en dites-vous ?

Daniel haussait la voix, pressant l’homme, qui ne répondait plus.

— C’est que, voyez-vous, tous les trois ans qu’on le pêche, je vends pour une dizaine de pistoles de poisson aux marchands de devers Barbezieux.

— Alors, c’est pour trente ou trente-cinq francs par an que vous laissez mourir tous vos enfants, que vous et votre femme êtes malades neuf mois de l’année et que vous empoisonnez tout le bourg ?

Et, comme le malheureux se taisait encore, les yeux baissés pour cacher sa pensée, ses mains de squelette dans les poches de sa veste, le docteur ajouta en revenant :

— Écoutez-moi bien ! Je m’engage à vous guérir des fièvres, vous, les vôtres et tous les voisins qui les ont, sans qu’il en coûte un sol à personne. Mais c’est à la condition que vous dessécherez votre étang !… Autrement, le seul remède, le quinquina, est cher, et ce n’est pas la peine de l’employer à couper des fièvres qui reviendraient dans un mois ou dans six… Pensez bien à tout cela !

Et, reprenant sa bête, il partit, tandis que l’autre demeurait là, devant sa porte, toujours planté dans la même position, sans rien dire, comme hébété…

En cheminant, le jeune docteur réfléchissait à ce qu’il venait de voir. L’obtuse inertie de cet homme, faite de défiance et de résignation fataliste, l’inquiétait fort : évidemment, cet état d’esprit n’était point particulier au propriétaire de l’étang, mais bien celui du paysan doubleau en général, timide, méfiant, parcimonieux, routinier à l’excès et très rusé dès qu’il s’agit de ses intérêts. Il serait difficile, à coup sûr, sinon impossible, de faire accepter aux paysans propriétaires d’étangs, avec la santé, un revenu certain, mais non expérimenté, en remplacement d’un revenu notoire, éprouvé, donnant avec quelques écus ensachés la fièvre et la mort. Depuis des siècles que le terrible fléau désolait la Double, l’habitant s’était accoutumé à vivre avec l’ennemi, à être malade, voire décimé rigoureusement, et cet état morbide, sans cesse aggravé par l’hérédité, avait fini par créer une race dégénérée qui n’avait plus d’énergie, plus le courage de se défendre, et qui lâchement courbait la tête comme sous la faux d’une déesse des Fièvres.

Ensuite de ses réflexions, Daniel comprit la nécessité de connaître exactement les données du problème qu’il s’était posé, de l’examiner dans tous les détails, de préciser les points douteux, de déterminer les causes et de constater les effets.

De là découlait l’obligation de se mettre en contact avec la population, de consulter les quelques rares anciens épargnés par le fléau, de questionner les malades, de les comparer entre eux et par régions, enfin de noter toutes les circonstances particulières des faits observés.

Daniel voyait bien aussi que, par delà le paysan, le gueux terrien, dans l’esprit duquel, à la rencontre, il pourrait jeter directement quelques semences de salut, il fallait s’adresser aux grands propriétaires du sol, aux riches « absentéistes », et tâcher de les convertir à ses idées, au moins quelques-uns, pour faire des essais d’assainissement qui démontreraient la bonté du système. Mais, comme la dispersion de ceux-ci et l’étendue même du champ d’action ne lui permettaient pas de faire cette propagande en personne, de vive voix, le docteur conclut finalement qu’un mémoire était le seul moyen d’atteindre ces non domiciliés, — moyen qui avait encore cet avantage de prêter un corps, une forme concrète et durable à son projet de régénération.

Au cours de son enquête, et en même temps qu’il en consignerait les résultats dans ce mémoire, Daniel comptait bien pratiquer la médicamentation spécifique et en tirer des résultats immédiats. Il se serait jugé coupable de différer la guérison de quelques malades ; aussi bien augurait-il que des cures heureuses appelleraient l’attention sur l’ensemble de son système d’assainissement, et, qui sait ? lui susciteraient peut-être quelque généreux coopérateur.

Cette hypothèse ramena son esprit vers Minna, qui s’était spontanément associée à son œuvre ; et, se laissant aller au pas de sa jument, il se plaisait doucement à contempler en lui-même cette disciple d’élection, jeune, charmante et, sans doute, bonne !… Il souriait à l’espoir d’être aidé par elle dans sa lutte contre la fièvre ; et, bien qu’il ne comptât nullement sur une assistance effective de M. de Légé, trop égoïste et trop occupé de ses fructueuses opérations pour songer à une œuvre de pure philanthropie, il pensait bénéficier de son influence, le concours de la fille faisant supposer l’assentiment du père…

Il était plus de midi quand Daniel absorbé par ses réflexions arriva au Désert. Après avoir mis pied à terre, il releva les étriers sur la selle, débrida la Jasse, et, avec une amicale petite tape sur la croupe, l’envoya vers son écurie ouverte. Près de la porte de la cuisine, une vieille ânesse grise baissait la tête, les oreilles pendantes. À côté d’elle se tenait une grande fillette d’une quinzaine d’années, aux cheveux noirs embroussaillés, nu-pieds, en brassière de serge brune rapiécée misérablement et en cotillon de droguet usé, trop court, tenu par des bretelles de lisière.

— Te voilà, Sylvia !

— Oui, maître : je suis venue porter de la mouture.

— Tu as joliment grandi depuis que je ne te vis, il y a deux ans !

La « drôlette » eut un léger sourire, et ses grands yeux noirs étincelèrent à travers les mèches emmêlées de ses cheveux.

— Veux-tu, maître, que j’aille accrocher la bride dans l’écurie ?

— Je veux bien : tiens, la voilà.

— Sylvia ! tu ne sauras donc jamais dire « vous » au monsieur ? fit la Grande, accourue sur le pas de la porte.

La petite la regarda d’un air étonné, puis se dirigea vers l’écurie. Comme elle traversait la cour, Jannic passait, allant toucher ses brebis. En voyant la fillette, il se planta, la regarda de ses yeux ingénus.

— Qu’as-tu donc à m’aviser ainsi, berger ?

Le garçon rougit, et, sans répondre, suivit ses ouailles.

— Dis-moi, Sylvia, demanda le jeune docteur quand elle fut revenue, qu’y a-t-il de nouveau, là-bas, au moulin ?

— Il y a bien prou d’affaires ! Des ailes cassées à la grande roue ; puis la pelle du coursier qui est quasi-pourrie, la tuilée qui est percée, et, pis que tout ça, l’écluse que les grandes eaux ont ébréchée…

— Je vois qu’il y aura du travail assez… Mais, dis-moi, et chez toi ?

— Chez nous, il y a les fièvres et puis la misère ; mais ça n’est pas rien de nouveau…

— Toi, toujours, tu ne les as pas, les fièvres : ça se voit dans tes yeux.

— Non, maître, mais la mère les a, des fois, toutes les semaines, tous les quinze jours, et les petits les ont, sans manquer, tous les troisièmes jours.

— Eh bien, j’y passerai demain… Tu l’as fait déjeuner, ma bonne ? ajouta Daniel, s’adressant à Sicarie.

— Oui… Même, elle n’a pas fait grande dépense : ça mange comme un petit oiseau !

— Alors, Sylvia, tu peux t’en retourner.

— Adieu, maître !… adieu, Grande !

Et, arrangeant son cotillon comme une culotte, la petite se mit à califourchon sur la bourrique, et s’en alla, montrant jusqu’au genou une jambe fine de jeune déesse ou de Limousine.