Lucette, ou les Progrès du libertinage/Texte entier

PRÉFACE.

Les Libraires entendent chaque jour demander : Paroît-il quelque choſe de nouveau ? Le nombre prodigieux, de Livres que tant d’Auteurs mettent au jour ne ſçauroit contenter le Public. La nouveauté d’aujourd’hui fait deſirer celle de demain. Mais pourquoi eſt-on ſi avide d’Ouvrages qui viennent d’éclore ? c’eſt que l’on ſçait que quelques-uns d’à-préſent ne durent qu’un matin, & que ſi l’on tardoit d’en faire emplette, on ne les trouveroit plus, ils ſeroient défunts.

Lorſqu’on viendra s’informer aux Libraires, s’il paroît quelque choſe de nouveau, ils ne manqueront pas de préſenter mon Livre, qu’on achetera peut-être : au reſte, je dois m’attendre qu’il ſera bien critiqué, ſoit par ceux qui l’auront lu, ou qui n’en connoîtront que le titre. Il eſt aſſez de gens qui diſent leur ſentiment ſur un Ouvrage, & qui n’en ont vu que le frontiſpice, ou quelques pages.

Je dois avertir que mon Roman n’eſt pas tout-à-fait dans le goût François : ils ne ſont remplis que d’un amour langoureux ; des tendres fadeurs d’une Belle conſtante ou légère : on y voit un amant prêt à ſouffrir le martyre pour les beaux yeux qui le pétrifient. Quelqu’un qui jugeroit de nos mœurs par ces productions frivoles, croiroit ſans peine que nous paſſons notre vie aux genoux des Cloris ; que nous ne ſommes propres qu’à faire l’amour, qu’à ſoupirer.

Un Roman doit avoir pour but de peindre des ridicules, de tracer le tableau de ſon ſiècle ; il faut qu’en le liſant on y reconnoiſſe ſes uſages, ſes vices ; alors il deviendra agréable, utile, Les Anglois devroient nous éclairer : leurs Ouvrages d’amuſement repréſentent au naturel la vie d’un particulier ; on croit l’entendre, on croit le voir : c’eſt-là peut-être une des principales raiſons qui fait qu’on les lit avec tant de plaiſir. Si faciles à prendre leurs modes, nous refuſons de les imiter dans un genre que l’on chérit avec ivreſſe chez nous, depuis le petit Bourgeois juſqu’au Talon-rouge. Nous nous amuſons délicieuſement d’un Livre dont les perſonnages ne ſont point chimériques, ſans ſonger que nous pourrions en faire autant. Nos Auteurs romaneſques veulent ennuyer à force d’être tendres.

Quelque jour nous reviendrons de notre erreur. On rira de l’Ecrivain dont la plume langoureuſe diſtilleroit le miel & la fadeur : la Marquiſe fera autre choſe qu’écrire des billets doux ; le Comte ne ſe paſſionnera plus pour une Belle. On s’appercevra qu’il vaut mieux peindre ſon ſiècle, que la carte du Tendre. On ſçaura, enfin, qu’un François eſt un homme ordinaire, & qu’il ne paſſe pas ſa vie à faire retentir les échos de ſes amoureuſes plaintes.

De mauvais plaiſans pourroient conclure que je me donne pour un grand Docteur, pour poſſéder ſeul l’art, les règles du Roman : je les ſupplie de penſer mieux ſur mon compte. J’ai voulu ſeulement haſarder ici quelques idées que d’autres ont écrites avant moi. J’ai trente-ſix raiſons pour être modeſte : je me ſuis apperçu, par l’exemple d’autrui, que le Public punit l’orgueil. Je ſuis jeune, inconnu ; dois-je donc avoir de la vanité ? Je doute même que dans un âge plus avancé j’aye lieu de me permettre un peu d’amour-propre.

Je déclare que je n’ai perſonne en vue dans cet Ouvrage. Je ne ſuis pas aſſez répandu dans le monde pour avoir fréquenté les originaux des portraits que je trace. Je ſçais ſeulement qu’il eſt très-poſſible de les trouver : l’imagination m’a valu la réalité. Tant mieux pour l’Auteur & pour celui qui croira ſe reconnoître ; le premier aura bien peint, le ſecond ſera ſincère.


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TABLE
DES CHAPITRES
Contenus dans cette premiere Partie.


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LUCETTE
OU
LES PROGRÈS
DU LIBERTINAGE.
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CHAPITRE PREMIER.

Ce qu’étoit Lucette.



L histoire que je préſente au Public pourra amuſer & inſtruire. On y verra qu’une fille ne ſçauroit répondre d’elle-même, que les progrès du vice ſont rapides, que les deſirs que la jeuneſſe fait naître dans les cœurs, nous font bientôt ſuccomber, & qu’un faux pas en entraîne beaucoup d’autres. Je demande grace pour cette petite morale qui m’eſt échappée. Ce livre n’en ſera point rempli ; le Lecteur peut ſe raſſurer, & prendre la peine de le lire.

Lucette, mon héroïne, eſt d’un village ſitué à trente lieues de Paris. C’eſt une brune piquante ; ſes yeux vifs annoncent qu’elle ne ſçauroit réſiſter long-tems. Sa taille fine & dégagée lui donne un air fier & conquérant. Ses bras potelés font ſourire l’Amour ; la bouche voudroit s’y coller, & l’on deſire d’être ſerré par un ſi doux lien. Lucette, en un mot, eſt digne de plaire : elle fit le bonheur de plus d’un ſoupirant. Elle eût été toujours heureuſe, ſi ſon cœur n’eût pas trop voltigé ; mais ſon tempérament lui fit chercher les plaiſirs : elle parvint à oublier qu’une femme doit quelquefois être cruelle.

Les auteurs de ſa naiſſance étoient de bonnes gens, aſſez à leur aiſe, qui n’avoient jamais quitté la campagne. On m’aſſure pourtant que ſa mere étoit ruſée, quelle ſuivoit l’uſage des villes, qu’elle n’aimoit point ſon mari, & qu’elle l’oublioit ſouvent avec un gros garçon du village.

Lucette étoit née avec quelques bonnes diſpoſitions ; à dix ans elle avoit peur des hommes, à douze elle s’en approchoit en tremblant ; mais ſon tempérament combattit ſa vertu naiſſante, & triompha. Elle étoit chargée de conduire un petit troupeau : dès le matin, elle s’en alloit aux champs. Elle ſçavoit mille chanſonnettes ſans eſprit, que la nature avoit dictées, & qui n’en étoient que plus piquantes. Les Petits-maîtres & les gens du bel air trouveront que mon héroïne s’occupoit à des choſes bien baſſes. Je les prie de conſidérer que leurs ancêtres éloignés peuvent avoir fait pis. Lucette vaut, ſelon moi, telle femme du monde qui a des vapeurs & qui s’occupe à faire des nœuds.

Notre bergere aimoit les ajuſtemens. Le Dimanche elle ſe mettoit de ſon mieux : une fine dentelle bordoit ſes coëffes. — De la dentelle à une payſanne, s’écriera-t-on ! ― Pourquoi pas ! Le luxe de nos villes s’étend juſques dans les campagnes. Le François ſe prive du néceſſaire pour ſe mettre en état de briller. Souvent celui que nous voyons avec un habit de velours en doit encore la façon au Tailleur. Jamais ce proverbe ne fut plus vrai : l’habit ne fait pas le Moine. Margot ſe contentoit autrefois d’une cotte rouge toute unie, à préſent il lui faut de la ſoie & des étoffes ſuperbes.

Pour revenir à Lucette, la coquetterie ſe gliſſa juſqu’à elle. Les jours de fête elle s’habilloit avec art : un petit chapeau de fleurs couvroit ſa tête mutine ; les roſes parfumoient ſon ſein. Elle couroit alors par le village en ſautant, en chantant. Un doux ſourire achevoit de l’embellir, & une aimable gaieté l’accompagnoit par-tout.

À treize ans elle parut plus réſervée : ſa taille ſe forma ; ſes yeux devinrent plus vifs ; ſa gorge commençoit à paroître, elle ſoulevoit lentement ſon mouchoir, elle ſembloit quelquefois vouloir ſortir du corſet par qui elle étoit retenue. Alors tous les regards ſe fixerent ſur Lucette ; on ſentit qu’elle approchoit de l’âge des amours.


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CHAPITRE II.

Comment une mere doit inſtruire ſa fille.


La mere de Lucette la prit un jour en particulier, & lui parla ainſi : « Vous devez commencer à vous défier des hommes : vous voilà dans un âge où il eſt dangereux d’être ignorante ſur certaines choſes. Le meilleur moyen que j’aye de vous inſtruire, eſt de vous apprendre ce qui m’eſt arrivé ; rien n’eſt plus utile que l’exemple, & ſur-tout l’exemple d’une mere.

» Par malheur pour moi, je fus long-tems une ſotte ; j’ignorois abſolument tout. Ma mere eut la mauvaiſe politique de me cacher ce que je devois ſçavoir, elle fit la réſervée : elle croyoit qu’en éloignant de moi toute idée du mal, je ne le connoîtrois jamais, & n’aurois pas beſoin de leçon. Ma bonne mere me laiſſa faire à ma fantaiſie : elle me vit courir ſans crainte avec les garçons du village. Je devins grande, je parus jolie, on me le dit, & j’accordai, ſans ſcrupule, bien des petites libertés. Je ne me doutois point que les hommes fuſſent différens de moi : je les cherchois toujours ; ſans en ſçavoir la raiſon, je ne me trouvois bien qu’avec eux. Un ſoir que j’étois par hazard dans ce bois qui eſt au bout de la prairie, je rencontrai Mathieu. Ce Mathieu étoit un garçon fort aimable, de bonne humeur, jeune, brun & vigoureux. Il m’embraſſa, je fus émue ; il redouble, je ſoupire ; il me ſerre dans ſes bras, mon ſein s’agite ; enfin, il m’apprit que les hommes ne nous reſſembloient qu’en apparence. Je n’avois garde de m’oppoſer à ce qu’il exigeoit de moi, il me faiſoit trop de plaiſir ; & puis, grace à ma mere, je croyois faire un action très-permiſe : elle me parut ſi naturelle ! Je revins à la maiſon enchantée de mon bonheur & de mes découvertes, je réſolus pourtant de lui cacher que j’étois ſi ſçavante : je craignois apparemment qu’elle ne m’enlevât mon maître, & qu’elle ne voulût auſſi s’en faire inſtruire. Chaque jour je faiſois des réflexions ſur mon aventure du bois. J’étois étonnée ; j’avois de nouveaux doutes ; Mathieu voulut contenter ma curioſité, il ne me laiſſa rien ignorer ; je lui faiſois ſouvent répéter ſes leçons. Au bout de quelques mois je me ſentis malade, j’eus des maux d’eſtomac ; mais je devins beaucoup plus groſſe. Je le fis remarquer à Mathieu ; il rougit, il ſe troubla, & depuis ce fatal moment je ne l’ai plus revu. J’ai appris long-tems après, qu’il s’engagea dans la ville prochaine ; il fut combattre les ennemis, & ils tuerent le pauvre garçon. Je fus quelques jours inconſolable. Je ſongeois à le remplacer, quand ma mere, me regardant attentivement, pouſſa un grand cri, & s’évanouit. J’eus beaucoup de peine à la faire revenir ; lorſqu’elle eut repris l’uſage de ſes ſens, au lieu de me remercier, elle entra dans une furieuſe colere : malheureuſe, me dit-elle, vous avez donc oublié la vertu ! Pardonnez-moi, lui dis-je, j’ai toujours été ſage. Il y paroît, me repliqua-t-elle ! votre taille prouve votre mauvaiſe conduite. Oh ! lui dis-je, je me porte fort bien, depuis quelque tems je deviens groſſe & graſſe à merveille. — Mais vous allez ſans doute avec un garçon ? — Hélas ! M. Mathieu m’a quittée, j’en ſuis encore toute triſte : je l’aimois tant ! Il venoit chaque ſoir me trouver au fond du bois ; là nous reſtions deux heures enſemble. Ma mere s’emporta, me dit qu’une fille honnête n’agiſſoit pas comme moi. Je n’en fçavois rien, lui répondis-je. Elle me mena à dix lieues d’ici chez une de ſes couſines, à qui elle recommanda le ſecret. J’accouchai d’un enfant qui mourut dès qu’il fut né, & nous revinmes enſuite, comme ſi de rien n’étoit. Les gens du village me trouverent plus jolie qu’avant ma rencontre avec Mathieu. Ils diſoient que j’avois l’air plus mutin & plus vif qu’autrefois. Ma mere, ſans m’en dire la raiſon, chercha quelque nigaud qui voulût de moi. Votre pere me demanda en mariage ; l’accord ne tarda pas à ſe faire. Je vivois contente avec lui ; nous ſerions encore heureux ; mais un jour je m’aviſai de lui conter les bons procédés que Mathieu avoit eus pour moi. Il fit le diable à quatre, voulut battre ma mere & je m’échappai fort à propos. On me fit connoître mon tort ; on nous racommoda. Votre pere prit ſon parti. Je m’apperçois pourtant qu’il eſt ſouvent de mauvaiſe humeur ; ſans doute qu’il ſonge encore à la confidence que je lui fis.

» Vous voyez qu’une fille ignorante eſt plus ſujette à mal faire qu’une autre. Je n’ai pas voulu vous laiſſer dans l’erreur. Oui, les hommes nous cherchent avec ſoin ; ils nous font goûter des plaiſirs infinis : mais à peine n’ont-ils plus rien à deſirer, qu’ils mépriſent celle qui fut trop facile. Croyez-moi, Lucette, n’écoutez jamais les amans, ils vous tromperoient : vous ne pourrez pas au moins pécher, comme moi, par ignorance. Songez-y, ma chere fille, le plaiſir ne dure qu’un moment, & les regrets durent toujours. »


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CHAPITRE III.

Grande ſageſſe de notre héroïne.


Lucette ne comprit preſque rien à tout ce que lui dit ſa mere ; cependant elle promit d’être ſage, & fit tout ſon poſſible pour tenir parole. Elle évita les hommes ; de ſi loin qu’elle en appercevoit un, elle ſe ſauvoit auſſitôt. Elle s’étoit mis une ſinguliere idée dans la tête. En réfléchiſſant ſur l’hiſtoire de ſa mere, elle conclut en elle-même que les hommes étoient méchans, qu’ils mordoient les filles qui s’approchoient d’eux, qu’enſuite le venin gagnoit, & qu’on ne pouvoit plus cacher ſon malheur. Il n’y a qu’une villageoiſe qui puiſſe être ſi naïve. Les habitantes des villes ſont plus inſtruites, l’exemple les éclaire, à douze ans on n’a plus rien à leur apprendre.

Mon héroïne devint un petit lion ; Tircis, qui jouoit ſi bien de la muſette ; Lucas, qui chantoit avec grace ; Colin, qui danſoit ſi légerement, furent étonnés de ſa méchanceté. Le Dimanche au ſoir, ſous l’ormeau, ils étoient obligés de ſe tenir à dix pas d’elle. Eux qui ſe voyoient les coqs du village, que toutes les filles recherchoient, avoient lieu d’être ſurpris de ſa cruauté. Plus d’une bergere rioit ſous cape, & diſoit tout bas : elle y viendra.

Une fille doit avoir le cœur ſenſible à quelque choſe ; ſi elle fuit ſon prochain, elle aime Dieu. Lucette étoit portée à la tendreſſe ; elle ſe rendit dévote. Elle reſtoit à l’égliſe le plus qu’il lui étoit poſſible. Elle y pouſſoit des ſoupirs enflammés ; elle y méditoit ſur l’amour de Dieu. Elle n’avoit point tout cet attirail ſi cher aux bigotes, une grande coëffe, une croix longue d’un pied, une robe lugubre, arrangée ſingulierement : cet habit-là ne donne point la vertu. Lucette, avec ſa cotte ordinaire avoit plus de dévotion que la vénérable la plus embéguinée. C’étoit un plaiſir de la voir ; elle marchoit modeſtement, les bras croiſés, la tête baiſſée ; ſon viſage tranquille annonçoit la ſérénité de ſon ame.

Le Curé du village, qui à peine entendoit ſon breviaire ; Paſteur patelin & careſſant, à la face bourgeonnée, au ventre épais & maſſif, enfin, aſſez ſemblable à un gros Prieur : ce Curé-là fut enchanté de ſa jeune paroiſſienne. Il lui fit ordonner de venir chez lui. Lucette y fut toute tremblante. Elle craignoit d’avoir commis, ſans y penſer, quelque énorme péché. « Approchez-vous, ma fille, lui dit le Paſteur dès qu’il l’apperçut ; aſſeyez-vous bien près de moi ; vous êtes un aimable enfant ; votre vertu vous conduira droit en paradis. — Monſieur, vous avez bien de la bonté. — Plus je vous regarde, plus je vous trouve charmante. Ces tendres colombes ont des attraits inconnus aux femmes mondaines. Il faut que je vous embraſſe. La pauvre petite ! elle a peur. » Je ne doute pas que Monſieur le Curé n’ait eu d’abord de bons deſſeins. Il vouloit, ſans doute, exhorter Lucette à perſiſter toujours dans la ſageſſe : mais le diable qui ne dort jamais, réſolut de tenter le bon-homme ; il l’échauffa ſi rudement, qu’à peine pouvoit-il ſe modérer. « Oh ! çà, petite, continua le papelard, je vous… adore. Voyez ce que c’eſt d’être ſage ! Tout s’embellit. Quels yeux ! quelle bouche ! Vous avez des couleurs admirables. Vos bras ſont à manger… Ah !… que la vertu eſt une bonne choſe » ! Lucette immobile écoutoit le Paſteur avec reſpect. Le bon-homme, profitant de ſon ſilence, promenoit une main hardie ſur une gorge raviſſante. « Que faites-vous, s’écria Lucette, d’une voix entrecoupée ? Hélas !… ma chere fille, lui dit le Paſteur en ſoufflant, vous êtes ſi ſage, je dois vous aimer tant… qu’en vérité… » À ces mots il la ſaiſit, l’embraſſe avec ardeur ; il la portoit déja ſur ſa couchette : notre héroïne alloit céder ; une douce langueur s’emparoit de ſes ſens, elle ſoupiroit ; mais tout à coup elle ſongea à ſa mere, la crainte la prit, elle ſe débarraſſe des mains du Curé & diſparoît comme un éclair.


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CHAPITRE IV.

Où le Lecteur voit arriver de nouveaux perſonnages.


Le village où naquit mon héroïne étoit de la dépendance d’une des terres de Mondor. C’étoit un grave Financier, que ſes confreres croyoient un homme ſpirituel, parce qu’il étoit exceſſivement riche. Il avoit près du village un ſuperbe château. Le prince de *** en avoit un non loin de-là ; mais il paroiſſoit une chaumiere, en comparaiſon de celui de Mondor. Notre nouveau Midas réſolut d’y venir paſſer une partie de la belle ſaiſon. Un perſonnage de ſon importance ne manque pas de courtiſans. Il engagea ſes plus affidés à l’accompagner. Les carroſſes ſont prêts, les poſtillons, les laquais courent devant les équipages ; on diſſipe l’ennui par des ariettes de l’Opéra bouffon, qu’on a eu ſoin d’apprendre par cœur, & qu’on trouve ſublimes ; on chante, on fait bonne chere, on arrive avec fracas.

J’eſpere que le Lecteur ne ſera pas fâché de voir deſcendre de caroſſe cette pétulante compagnie.

Une maſſe informe de chair ſe préſente d’abord à la portiere ; elle paſſe de côté, deux laquais la ſoutiennent & la poſent doucement à terre : cette eſpèce de petit monſtre eſt Monſieur Mondor. Il eſt haut de trois pieds & demi : il chancelle ſur ſes groſſes & courtes jambes ; il ſouffle avec bruit ; ſa tête a preſque autant d’empleur que tout ſon corps. Un Petit-maître s’élance de la voiture en ſifflant ; ſon habit lui va juſtement au milieu des cuiſſes ; ſon chapeau lui couvre le ſommet de la tête, & il porte un bouquet qui lui cache la moitié de l’eſtomac. Ce Pantin animé eſt le Marquis d’Arneuil ; il jouiſſoit d’un grand nom, mais ſans bien : les femmes, à qui il reſſembloit aſſez, faiſoient les frais de ſon entretien ; Mondor lui prêtoit ſouvent de groſſes ſommes, enchanté qu’un Seigneur tel que lui vint ramper chaque jour dans ſon hôtel. Un jeune homme ambré, parfumé, & mis avec élégance, ſe précipite de la voiture : il fait une pirouette & prononce deux ou trois phraſes de l’Académie des Dames. Ce perſonnage intéreſſant, cette petite poupée eſt un Abbé ; il ſe nomme Frivolet ; il eſt chéri dans tous les cercles ; ſes diſcours ne cauſent point de vapeurs ; il parle galanterie, a toujours le mot pour rire : il pourroit dans le beſoin réciter Grécourt & La Fontaine ; il eſt amateur de muſique, préfere les Italiens aux Comédiens François : auſſi Dieu ſçait comme on admire ſon génie ! Heureux qui peut entendre un inſtant Monſieur l’Abbé ! Partagé de pluſieurs bénéfices, il s’en ſervoit pour ſes plaiſirs & pour le bien de ſes amies. Comme le reſte de la compagnie de Mondor ne conſiſte qu’en perſonnages ſubalternes, je ne juge point à propos de les dépeindre au Lecteur.

Cette grave ſociété fut à peine deſcendue au château, qu’on ſe trouva briſé, excédé. Notez bien qu’ils n’avoient pourtant fait que trente lieues dans le caroſſe d’un Fermier général. Mondor congédia bruſquement le Bailli & le Curé qui venoient faire leur compliment, & implorer ſa protection en faveur des pauvres gens du village. On mangea, en ſe plaignant beaucoup de la fatigue, des mets légers & délicats, & l’on courut s’enſevelir mollement dans des lits voluptueux, baſſinés avec ſoin.


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CHAPITRE V.

Lucette paroît fille
unique.


A midi tout le monde fut levé au château. D’Arneuil & Frivolet paſſerent deux heures à leur toilette. C’étoit la coutume. Je ſçais même, (mais je prie le Lecteur de n’en rien dire,) je ſçais même qu’ils mettoient du rouge. Ils furent ſe promener, en ſe tenant ſous le bras. Ils arriverent ſur une terraſſe ſituée au bout du parc. Un inſtant après ils virent paſſer Lucette. Leur cœur fut d’abord rempli de deſirs illicites. Ils lui font ſigne de s’approcher ; mais plus ils appellent, plus Lucette ſe ſauve. Mon héroïne avoit conclu que tous les hommes reſſembloient au Curé ; que le ſeul moyen d’éviter leur méchanceté étoit de ne leur plus parler. Le Paſteur avoit fait ſon poſſible pour la rejoindre ; mais voyant ſes peines inutiles, il ouvrit les yeux, & retourna vers la ſageſſe.

D’Arneuil & Frivolet coururent apprendre à Mondor qu’ils venoient de rencontrer un ange, une Beauté divine. Quoi ! Meſſieurs, leur dit le Financier, pouvez-vous ſonger à une payſanne ? Ma foi, répondit Frivolet, j’ai toujours été d’avis qu’une petite griſette fait autant de profit qu’une Marquiſe à grande livrée. Pour moi, répondit d’Arneuil je penſe comme l’Abbé : la Ducheſſe de **** m’honora de ſes faveurs ; je fus mille fois plus heureux dans les bras de ſa ſoubrette. Mais des gens comme nous ! s’écria le Financier. On s’informa quelle étoit la Beauté angélique qui tournoit la tête de ces Meſſieurs : on le ſçut bien-tôt, & Mondor, à la priere de ſes deux amis, envoya ordonner à la mere de Lucette de venir au château avec ſa fille. Grand étonnement. — Que nous veut Monſeigneur ? Je n’oſerai jamais paroître devant lui. — Elles ſe raſſurent enfin. Elles prennent leurs corſets des Dimanches : elles arrivent ; on les annonce, & les voilà devant ſa grandeur Financiere.

Lucette parut avec cette aimable rougeur, cet embarras timide, & cet air naïf qui donne tant de grace à la beauté. Sans mentir, elle étoit faite pour plaire : qu’on juge du pouvoir de ſes charmes ; le front du Financier ſe dérida, peu s’en fallut qu’il ne la fit aſſeoir. L’Abbé devint modeſte & réſervé ; le Marquis oublia ſon jargon, il garda le ſilence, ne la regardoit que du coin de l’œil & à la dérobée.

Mondor fit beaucoup de queſtions, auxquelles Lucette répondoit par monoſyllabes ; mais ſa mere, plus hardie, reprenoit la parole ; ſon éloquence villageoiſe ſe montra dans tout ſon jour. « Tenez, je ne ſommes pas accoutumées, ſur votre reſpect, à parler à des Éminences ; mais tout ce que je puis avoir l’honneur de l’avantage de vous dire, c’eſt que ma fille & moi nous ſerons toujours vos très-humbles ſervantes. — Sçait-elle coudre, cette belle enfant ? — Oh ! Monſeigneur, ça fait de ſes doigts tout ce que ça veut. C’eſt grand dommage qu’elle ſoit ſi delicate ! Ce n’eſt pas pour nous vanter, mais je vous aſſure qu’elle eſt un tréſor. Eh ! bien, reprit le Financier, qui vouloit s’aſſurer un tel morceau : « je lui donne une place chez moi, elle aura ſoin de mon linge. Soyez ſage, petite, continua-t-il, en la regardant fixement, « & vous ſerez contente. » Lucette & ſa mere firent de grands remercimens, accompagnés d’autant de révérences. On éleva juſqu’au ciel la vertu, la grandeur, la généroſité de Monſieur le Financier, qui avala gravement l’encens qu’on lui prodiguoit.

Dès le même jour, Lucette fut inſtallée au château. Sa mere parcourut en ſautant tout le village ; elle annonça avec pétulance le ſuprême bonheur de ſa fille.

Mondor pria le Marquis & l’Abbé de reſpecter Lucette. « Ce n’eſt point-là, leur dit-il, une fille de Paris, qui feint de rougir à des propos auxquels elle eſt accoutumée. Je parirai cent louis qu’elle eſt encore novice. Heureux celui qu’elle aimera ! N’ayons pas à nous reprocher de l’avoir conduite au mal. »

D’Arneuil & Frivolet approuverent le diſcours de Mondor : ils lui promirent d’être ſages ; mais au fond du cœur ils ſçavoient bien qu’ils ne lui tiendroient gueres parole. En effet, à peine l’eurent-ils quitté, qu’ils furent chacun de leur côté, pour tâcher de trouver Lucette ſeule.

Le Marquis fut le plus heureux, il la joignit dans une chambre réculée, où quelques affaires l’appelloient. Il l’aborda ſi bruſquement, qu’il lui fut preſqu’impoſſible de l’éviter. « Vous allez faire bien des conquêtes ici, lui dit-il : ma reine, vous êtes au mieux. Oh ! çà, ne ſoyez pas méchante. Je ſçais, lui répondit Lucette, en rougiſſant, que tous les hommes ſe moquent des filles. — « Fiez-vous à moi, je vous conduirai dans Paris ; là je vous donnerai de grands laquais, vous ſerez une Dame d’importance, vous brillerez plus qu’une Ducheſſe. » Lucette ne répondoit rien : le Marquis ſûr de la victoire, attaquoit en téméraire ; mais notre héroïne fit un eſſort, & s’échappa ſans peine d’entre ſes bras.

Elle ſe croyoit hors de danger, lorſqu’elle rencontra l’Abbé. « Bon jour, mon ange, lui dit-il, d’un air patelin : j’eſpere que nous ſerons amis. Vous avez de l’eſprit, vous comprendrez ce que vaut un homme tel que moi. Point de façons, viens m’embraſſer. » Lucette ſe ſentoit moins diſpoſée à réſiſter à Frivolet. Elle le regarde avec plaiſir, l’Abbé profite de ſon trouble ; mais lorſqu’il croyoit ſe rendre heureux, elle revint à elle-même, ſonge au danger qui la menace, ſe ſauve à la hâte, & laiſſe Monſieur L’Abbé fort ſurpris d’une fuite ſi imprévue.

Cependant notre Financier ſongeoit avec plaiſir à ſa nouvelle gouvernante. Il avoit eu le tems de conſidérer ſes grâces. La volupté enflamma ſes ſens preſqu’uſés : il déſiroit de ſe trouver tête à tête avec Lucette ; il fit ſi bien que, ſans qu’on eût lieu de le ſoupçonner, il put l’entretenir en liberté.

Notre héroïne continua d’être une Lucréce ; elle fut ſourde aux belles paroles du Financier qui, s’enflammant de plus en plus, voulut prendre quelques libertés ; ſon prodigieux embonpoint l’embarraſſe : après avoir ſué vainement, il fut obligé d’abandonner ſa proie. Enfin pour derniere reſſource, il préſenta à Lucette un ſac plein d’or, qu’elle eut la modeſtie de refuſer.

Le Lecteur jugera par ce trait inouï, que mon héroïne n’étoit jamais ſortie de ſon village. Il eſt rare de voir un Financier ſoupirer vainement ; une fille de ſeize ans d’une ſageſſe exemplaire, & qui refuſe un préſent conſidérable : j’ai lieu de craindre qu’on ne m’accuſe d’écrire une hiſtoire romaneſque.


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CHAPITRE VI.

Tentation.


Sil eſt difficile à un homme de triompher de ſes deſirs, il l’eſt bien davantage à ce ſexe que tout ſollicite à ſuivre la nature & les plaiſirs. On doit eſtimer celle qui peut nous réſiſter quelques jours ; elle a nos efforts & ſon penchant à ſurmonter : elle ſe prive d’un bonheur que ſes ſens lui font rechercher, & de la gloire de rendre heureux un amant, qui lui devroit tout.

Lucette ſe promettoit de ſuivre les avis de ſa mere : elle prétendoit être toujours ſage ; mais elle n’avoit pas prévu combien il eſt difficile d’y réuſſir. À peine fut-elle au château, que les diſcours des domeſtiques, ſur-tout l’air galant de certain valet-de-chambre, & les careſſes que lui faiſoient l’Abbé, le Marquis & Mondor ; enfin, que tout ſe réunit pour l’ébranler vivement. Ce valet-de-chambre appartenoit à d’Arneuil ; ils s’imitoient ſi bien l’un & l’autre, le domeſtique attrappoit ſi bien les airs étourdis du maître, que, lorſqu’ils étoient enſemble, on croyoit voir deux Seigneurs élégans.

Lucette ſe ſentit tout-à-coup agitée, un feu violent s’empara d’elle, ſes regards devinrent plus vifs & plus timides, le mouvement de ſa gorge devint plus précipité : ſa vivacité ordinaire ſe changea en une douce langueur : la nuit, le ſommeil fuyoit loin de ſa paupiere ; elle ne faiſoit que ſe tourner dans ſon lit. Elle ſoupiroit ; elle ſentoit qu’il lui manquoit quelque choſe. À force de regarder le valet-de-chambre, elle parvint à le voir avec plaiſir. Un jour il lui ſerra la main, elle en fit autant ; leurs regards ſe rencontrerent, & l’amour ſe gliſſa dans leur cœur ; au moins ſi ce ne fut pas l’amour, c’étoient des deſirs délicieux, aimables fils de la volupté. Il lui propoſa un tour de promenade dans le parc. Lucette réſiſta long-tems, mais enfin elle conſentit à le ſuivre. L’heureux valet-de-chambre, au comble de ſa joie, lui tint les plus tendres diſcours ; elle les écoutoit en ſoupirant tout bas : il la conduiſit dans un endroit écarté du parc ; Lucette s’en apperçut, mais elle n’eut pas la force de s’en plaindre : ſon cœur palpitoit, à peine pouvoit-elle ſe ſoutenir. Ils arriverent au fond d’un boſquet charmant, le ſoleil n’y pénétra jamais ; ſi Mars y avoit amené Vénus, il n’auroit pû découvrir ſon bonheur au jaloux Vulcain. dans cet aſile du myſtere s’élevoit un lit de fleurs, qui ſembloit inviter à s’aſſeoir. Le valet-de-chambre pria Lucette de ſe repoſer un inſtant, elle comprenoit le danger de lui obéir ; il l’en preſſa encore, & elle ne put réſiſter à la tentation.

Ils furent quelque tems ſans parler. Lucette rompit le ſilence. Soyez ſage, lui dit-elle, d’une voix étouffée. Je vous le promets, répondit le valet-de-chambre, en ſaiſiſſant une de ſes mains, qu’il couvrit de baiſers. Il devint plus téméraire, il colla ſes lévres ſur celles de Lucette : ce baiſer enflammé acheve de la troubler ; elle le ſerre avec ardeur contre ſon ſein : le valet-de-chambre hors de lui, promene ſes regards ſur mille beautés ; déja leurs ſoupirs mutuels annonçoient leur bonheur : Lucette étoit ſans mouvement, le valet-de-chambre alloit être vainqueur ; il approchoit du moment fortuné, lorſque de grands éclats de rire l’arrêterent, & firent revenir Lucette à elle-même. Le valet-de-chambre regarde, il apperçoit l’Abbé à travers les feuillages, qui depuis long-tems les obſervoit, il ne jugea pas à propos de reſter dans le boſquet, il abandonna ſa proie. Lucette voulut cacher ſa confuſion, elle alloit prendre la fuite ; mais l’Abbé la retint par ſa robe & l’en empêcha.


CHAPITRE VII.

Grande victoire.


Notre héroïne enviſagea tout d’un coup la faute qu’elle alloit faire ; elle remercia le ciel d’avoir envoyé l’Abbé ſi à propos ; elle ſe promit d’être plus ſur ſes gardes. Frivolet ne ceſſoit pas de rire : il ſaiſit bruſquement Lucette, elle ſe défend de ſon mieux, malgré un trouble ſecret qui la preſſe de céder. Quoi ! lui dit l’Abbé en riant, vous voulez faire la cruelle ! ſongez-donc que j’ai vu. Lucette lui repréſenta qu’il étoit attaché à l’égliſe, & que ſon état lui défendoit d’approcher des femmes. L’Abbé redoubla ſes éclats de rire, & ſe rendit plus téméraire. Il ſe préſentoit fiérement, ſûr d’emporter la victoire au premier aſſaut ; mais il connut bien-tôt qu’il ſe trompoit : Lucette cria, ſe débattit, le répouſſa, le mordit & l’égratigna d’importance. M. l’Abbé hors d’haleine & tout en ſang, fut contraint de remettre la partie à une autre fois. Il s’éloigna furieux, en prononçant de ces gros mots qu’il n’avoit ſûrement pas appris dans ſon breviaire. On s’apperçut du ravage que notre héroïne avoit fait ſur ſa perſonne. Sa vue redoubla la bonne humeur ; vingt lignes de pluſieurs figures géométriques lui traverſoient le viſage, le bigarroient à merveille. Frivolet, ſans ſe déconcerter, aſſura la compagnie qu’il venoit de la chaſſe, qu’il avoit couru les bois en héros, & que des épines audacieuſes l’avoient mis dans l’état où l’on le voyoit : on fit ſemblant de le croire.

Notre héroïne, fière d’avoir emporté la victoire, répara ſon déſordre, & retourna modeſtement au château. Le valet-de-chambre vouloit ſe rendre heureux, en dèpit de tous les Abbés du monde ; il lui étoit facile, dès la premiere nuit, de gagner la chambre de Lucette ; il le lui dit à l’oreille, mais elle prit un air de dignité qui en impoſa : le valet-de-chambre conclut en lui-même qu’il devoit attendre un tems favorable.

Lucette ne conſerva pas ſans peine ſon honneur. Il lui falloit réſiſter aux diſcours tendres de l’Adonis valet-de-chambre, aux propos fades & étourdis de d’Arneuil, au patelinage de l’Abbé, & aux offres bruſques du Financier. La pauvre fille étoit chaque jour en grand danger de ſuccomber. On doit lui ſçavoir gré d’une réſiſtance qui dura, compte fait, un mois & demi. Frivolet prétendoit ſe venger de ſes égratignures : il la preſſoit furieuſement ; & elle étoit ſouvent obligée, pour l’arrêter, de joindre la force à la ſageſſe. Le Marquis venoit en pirouettant lui conter mille ſornettes ; ſa main careſſoit légerement le mouchoir qui cachoit la gorge de Lucette ; il lui fredonnoit une ariette de l’Opéra bouffon ; il vouloit lui montrer par-là qu’il étoit un homme du bel air & un ſçavant. Le Marquis avoit raiſon. L’on rougiroit de trouver frivole l’Opéra-comique. Il eſt d’uſage de s’orner la mémoire des beautés du Roi & du Fermier, & de celles d’On ne s’aviſe jamais de tout, Lucette l’écoutoit avec plaiſir, mais elle lui réſiſtoit courageuſement, malgré toutes ſes belles chanſons. Notre Petit-maître n’étant pas capable d’un grand effort, & perſuadé qu’il en viendroit enfin à bout, ſe retiroit après une légere attaque. Pour le Financier, il y avoit encore un certain mérite à lui être cruelle. Son embonpoint énorme l’empêchoit d’être téméraire auprès des femmes ; mais il les preſſoit la bourſe à la main. Chaque jour il perſécutoit Lucette ; il lui faiſoit ſes propoſitions d’un air de hauteur qui la révoltoit ; elle détournoit ſes yeux de deſſus lui, mais elle lorgnoit ſon or.

J’ai caché juſqu’à préſent au Lecteur une petite foibleſſe de mon héroïne. Je la croyois de peu de conſéquence ; je m’apperçois que j’étois dans l’erreur. La vérité, dont je fais profeſſion, m’oblige à ne rien taire.

On ſe rappellera que Lucette avoit gardé les moutons, & n’étoit qu’une petite payſanne, avant d’entrer chez Mondor. Lucas conduiſoit ſon troupeau dans la même plaine où Lucette menoit le ſien. Tous les deux jeunes & villageois, ils s’occupoient à jouer à des jeux innocens. Ils ignoroient le plaiſir que l’on peut goûter lorſqu’on eſt deux. Il s’embraſſoient avec joie, & bornoient là tous leurs plaiſirs. Lucette s’accoutuma à voir Lucas, elle ne pouvoit vivre ſans lui ; lorſque ſa mere lui eut appris ſon hiſtoire, elle réſolut d’être ſage & de fuir les garçons. Ce ne fut qu’avec peine qu’elle s’éloigna de ſon cher ami. Le pauvre Lucas penſa mourir de douleur, lorſqu’il éprouva ſes cruautés. Il avoit l’ame bonne, il ſe réjouit, lorſqu’il ſçut que Mondor venoit de la faire une groſſe Dame. Lucette ne pouvoit s’empêcher de ſonger à Lucas. Elle ſoupiroit, & auroit bien voulu lui parler quelquefois. Un jour, qu’elle alloit au village prochain, elle eut le bonheur de le rencontrer. Il l’aborda chapeau bas, avec tout le reſpect poſſible. Lucette ſçavoit l’uſage du monde, elle n’étoit plus ſi farouche, & n’avoit garde de fuir les garçons. Lucas déploya ſon éloquence champêtre pour la féliciter ; il lui témoigna la douleur d’être long-tems privé de ſa préſence ; & l’aſſura qu’il prenoit la liberté d’être toujours ſon ſerviteur. Les diſcours de Lucas n’avoient pas l’élégance de ceux qu’on tenoit au château, mais ils plurent davantage à notre héroïne. Elle l’aſſura qu’elle lui vouloit du bien. Lucas fut enchanté : on voyoit briller dans ſes yeux la joie & les deſirs. Il ſe hazarda de faire quelques careſſes, on ne ſe fâcha pas ; il redouble, on ſoupire ; il s’émancipoit, mais enfin Lucette l’arrêta, & lui ordonna de la laiſſer pourſuivre ſon chemin toute ſeule. Le pauvre garçon fut obligé de lui obéir.

Mon héroïne, échappée encore à ce danger, vit avec plaiſir & avec chagrin Lucas s’éloigner d’elle. Elle eut le tems de faire des réflexions ; elle conclut, en elle-même, qu’il eſt bien difficile à une jeune fille de réſiſter à la nature.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE VIII.

Déclaration d’amour.


Qu’une jolie fille dérange de cervelles ! À peine Lucette eſt-elle au château, qu’il s’y fait un changement extraordinaire. Le Financier devient poli, complaiſant. Il y a grande apparence qu’il n’auroit pas bruſqué un pauvre diable qui ſeroit venu implorer ſa protection. Les concerts faiſoient bâiller, malgré qu’on les aſſaiſonnât d’ariettes divines. D’Arneuil réfléchiſſoit. L’Abbé ſe rendoit ſupportable ; & le valet-de-chambre n’étoit plus ſi fat. Pour Lucas, ce payſan que Lucette enflammoit auſſi, ſon ouvrage l’impatientoit, & chaque ſoir, en revenant des champs, il paſſoit près du château, & ſe détournoit quelquefois d’une demi-lieue.

Notre héroïne s’apperçut du pouvoir de ſes charmes ; elle n’en fut pas plus orgueilleuſe. Elle commença de ſourire à l’un & à l’autre ; elle jettoit des regards languiſſans qui encourageoient, mais elle arrêtoit bientôt le téméraire. Si la comparaiſon n’étoit pas trop magnifique, je dirois qu’elle reſſembloit à Minerve : la Déeſſe a les attraits de Vénus ; mais ſon air fier & ſon équipage guerrier effrayent ſouvent les Amours.

Nos galans du château furent obligés malgré eux de faire les paſſionnés. Rien de ſi plaiſant que de les voir filer le parfait amour. Ils dreſſent leur batterie ; ils préparent toutes leurs forces pour emporter une place rebelle : ils réſolurent, chacun dans leur particulier, de faire leur déclaration.

Le valet-de-chambre, que ſon état approchoit plus ſouvent de Lucette, fut le premier qui lui prononça ſa harangue. « Beauté divine, lui dit-il, » mon cœur vous trouve toute adorable. J’ai déja perdu les trois quarts de mon embonpoint. Il ſeroit infâme de cauſer la mort d’un homme tel que moi. Jettez ſur ma perſonne un regard délicieux ; plongez-moi dans une douce extaſe, de laquelle je ne ſortirai que pour y retomber de nouveau. Je vous jure l’amour le plus tendre, le plus brûlant, que deux beaux yeux aient jamais fait naître. » Lucette avoua, en rougiſſant, qu’elle n’entendoit rien à ce diſcours. Le valet-de-chambre alloit ſe rendre intelligible ; mais il reçut ordre de ſe rendre auprès de ſon maître. L’Abbé le remplaça. « Morbleu, s’écria-t-il, je t’adore, je te l’ai déja dit ; j’aime à te le répéter. Ma foi, Lucette, je te trouve un morceau digne d’être croqué par un Roi. Ne fais plus la difficile : tiens, goutons enſemble le vrai bonheur ; je trouve que tu vaux bien un breviaire ; il me procure un gros revenu, & toi, tu peux donner du plaiſir. Ne fais pas l’enfant, arrangeons-nous ».

Monſieur l’Abbé étoit preſſant, Lucette ne ſçavoit que répondre ; & une fille qui ſe tait dit beaucoup. Frivolet croyoit déja convertir cette brebis égarée. D’Arneuil vint troubler le tête-à-tête : il cherchoit Lucette, & le hazard le conduiſit. Il plaiſanta l’Abbé, qui ſortit en pirouettant.

Charmé d’avoir le champ libre, le Marquis regarda tendrement Lucette, & lui parla ainſi, pour tâcher de l’adoucir en ſa faveur : « Mon ange, vous êtes trop méchante : ce n’eſt pas l’uſage. Vous ſerez au mieux quand je vous aurai donné des leçons ſur le bel air : l’Opéra vous formeroit, je veux vous y mener. Oh ! ça, ma reine, ſoyez ſûre que je ſuis fou de vous ; en honneur, je vous aime : vos deux yeux fripons m’ont troublé, anéanti. Vous êtes raviſſante : vous me ſerez chere juſqu’au tombeau. »

Lucette lui répondit, en bégayant, qu’il lui faiſoit bien de l’honneur, qu’il avoit bien de la bonté ; & qu’elle vouloit toujours être ſage. Le Marquis éclata de rire, & ſortit, après lui avoir donné un baiſer léger. Il craignoit d’être ſurpris par quelqu’un des gens de Mondor : puis l’heure du dîner étoit venue.

Lucette alla rendre viſite à ſa mere. Les ſermons recommencerent ; elle lui promit de vivre honnêtement : elle lui conta qu’elle étoit très-heureuſe, & qu’elle avoit fait vœu de ſageſſe. La bonne femme pleura de joie ; mais il ne faut jurer de rien.

En ſortant de chez ſa mere, elle rencontra Lucas : elle l’encouragea par un doux ſourire. Il avoit auſſi réſolu de découvrir ſon amour ; il profita de l’occaſion. « Pardonnez-moi, lui dit-il, ſi j’oſe vous déclarer que je ne fais plus que ſonger à vous. Je ſens dans ma poitrine un feu qui me brûle, & ce feu-là, Mademoiſelle, c’eſt vous qui l’allumez : je crois, ſi c’étoit votre bonté, que nous ferions un fort bon ménage. Je ſuis brave garçon, vous êtes une belle fille : que nous manque-t-il ? Je ne ſommes pas riches, qu’importe ? on travaille, & l’on gagne. Je ne ſuis pas un grand Seigneur : oui ; mais j’aimons autant qu’eux ; ils ſont foibles, & moi je ſuis robuſte. Partant, je dois avoir la préférence. D’un ſeul mot vous pouvez me ravigoter, ou m’accabler de chagrin. » Lucette lui dit qu’il falloit prendre patience, qu’elle ſongeroit à ſes propoſitions. Le pauvre Lucas penſa mourir de joie : il fit mille folies ; il conduiſit Lucette au château, & fut perſuadé qu’elle ſeroit un jour ſa ménagere.

Lucette apprit en arrivant que Mondor l’avoit demandée pluſieurs fois : elle courut recevoir ſes ordres. Le Financier étoit ſeul ; l’Abbé & le Marquis étoient à uſer du plomb & de la poudre : il s’étoit ſervi du prétexte de ſon embonpoint pour ne pas les ſuivre. Il fit aſſeoir Lucette, qui obéit, après quelques façons, & qui éloigna ſa chaiſe du dangereux Midas.

« Je veux faire votre fortune, lui dit Mondor ; vous méritez mes bontés : votre œil pourroit troubler toute la Compagnie des Indes. Je veux acheter une action ſur votre jolie perſonne. J’ai calculé vos charmes, ils valent beaucoup, le nombre en eſt grand. Ne faites point de ſouſtraction, acceptez mon cœur, & je vous jure, comme trois & quatre font ſept, que je ſerai toujours votre très-humble ſerviteur, Mondor. » Après ce beau diſcours, notre Financier s’attendoit à une réponſe favorable : on l’aſſura qu’on ſeroit toujours prête à lui obéir en tout ce qui n’éloigneroit pas de la ſageſſe-, & on fit, en ſe retirant, une profonde révérence.

Il faut avouer qu’une jeune perſonne, élevée dans de certains préjugés, eſt rudement difficile à ſoumettre : j’eſpere que le Lecteur conviendra de cette vérité, & qu’il eſtimera mon héroïne. Je ne lui en préſente point une vulgaire. Ce Chapitre ſert à prouver combien les hommes ſont fous, & combien l’amour fait dire de ſottiſes.


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CHAPITRE IX.

Lucette commence à chanceler.


Mon héroïne croyoit s’accoutumer à être ſévere ; elle goûtoit un calme heureux. Cependant l’idée de Lucas l’agitoit, elle y ſongeoit ſouvent malgré elle ; elle ſentit palpiter ſon petit cœur : ainſi l’Amour ſçait inſenſiblement nous enflammer. Des ſonges enchanteurs lui procuroient des nuits délicieuſes. Elle croyoit quelquefois voir ſon cher ami à ſes pieds : il lui ſembloit poſſéder les richeſſes de Mondor ; elle avoit de grands laquais, une table ſplendide : mais ſon bonheur s’évanouiſſoit bien vîte. L’Abbé la lutinoit. Le Marquis voltigeoit. Le valet-de-chambre faiſoit des larcins amoureux… Combien de fois crut-elle être auprès de Lucas ! Tantôt elle s’égaroit avec lui dans des bocages épais ; tantôt il lui diſoit les choſes les plus tendres, il la preſſoit dans ſes bras, il l’accabloit de careſſes, il confondoit ſon ame dans la ſienne. Lucette, malgré ſa ſageſſe, maudit ſouvent l’inſtant du réveil, qui diſſipoit une ſi douce erreur.

Les ſonges, enfans du plaiſir, laiſſent après eux un ſentiment de volupté auquel notre ame s’abandonne. Un doux penchant nous porte à la tendreſſe ; nous ſoupirons, l’Amour s’en apperçoit, & triomphe.

Jadis Lucette frémiſſoit à l’approche d’un homme. Elle baiſſoit modeſtement les yeux ; elle étoit inſenſible aux diſcours paſſionnés d’un galant ; elle ſe déroboit par la fuite à ſes ſoins, à ſes careſſes. On peut maintenant s’appercevoir qu’elle commence à changer. Ce n’eſt plus cette jeune payſanne farouche & ſauvage, qui veut toujours défendre ſon innocence qui craint qu’un ſeul mot ne flétriſſe ſa vertu, qui s’épouvante d’un rien, qui mord, qui égratigne. Voyez là ; depuis qu’elle eſt chez le Financier, elle s’eſt formée, elle prend l’uſage du monde. Si vous lui parlez, un tendre ſourire accompagne ſa réponſe, elle eſt douce & polie. La gaieté eſt peinte ſur ſon viſage : le feu du plaiſir étincelle dans ſes yeux. À qui doit-on ce miracle ? à la nature, qu’on ne ſçauroit vaincre, & à l’Amour.

On s’apperçut enfin au château du changement inſenſible de notre héroïne. Chacun des Soupirans prit courage. Elle n’éloigna plus tant ſa chaiſe de Mondor. Quand on lui baiſoit la main, elle jettoit un tendre regard. Si le valet-de-chambre & d’Arneuil lui tenoient de certains diſcours, elle ſourioit. Quand l’Abbé lui déroboit un baiſer, qu’il couloit une main hardie ſous ſon mouchoir, elle ſe défendoit foiblement & ne crioit pas trop haut.

Lucette prit du goût aux ajuſtemens. Elle auroit crû être morte ſi elle n’avoit paſſé chaque matin une heure à ſa toilette : elle apprit ſans peine l’art de ſe mettre avec grâce ; une eau pure lui rendoit le teint plus vif & plus frais ; la pâte d’amande redoubloit encore la blancheur de ſes bras : elle les avoit beaux ; elle avoit ſoin de s’arranger de façon qu’ils frappaſſent les regards : ſon mouchoir, entrouvert négligemment, laiſſoit appercevoir une gorge d’albâtre ; l’œil s’y perdoit avec plaiſir. Enfin, elle n’oublia rien pour plaire, & dut tout à la nature.


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CHAPITRE X.

Elle rêve : elle rougit.


L’Image de ſon cher Lucas la ſuivoit par-tout. Si quelqu’un l’appelloit, elle croyoit entendre ſa voix. Arrivoit-il un accident dans le village, elle craignoit qu’il n’eût part au danger. Enfin, ſes diſcours, ſes actions, ſon ſilence, tout s’adreſſoit à Lucas.

On auroit tort de conclure qu’il étoit le ſeul mortel fortuné pour qui ſon cœur s’intéreſſât. Elle le croyoit peut-être ainſi ; mais celle qui ſe figure n’aimer qu’un ſeul galant, ſe trompe quelquefois.

Lucette s’accoutuma aux empreſſemens du valet-de-chambre, aux étourderies de l’Abbé, aux vives careſſes du Marquis, & aux offres du Financier : ſa froideur n’étoit plus qu’apparente ; ſa foible vertu ne battoit que d’une aîle ; les deſirs l’enflammoient ; ſes ſens agités lui peignoient mille douceurs à ſe rendre : elle éprouvoit qu’il eſt difficile d’être ſage. Elle tomba dans une mélancolie ſinguliere ; elle ſentit en elle un vuide qui l’étonna : l’ennui ſe peignoit dans ſes regards ; ſes yeux battus annonçoient que le ſommeil s’éloignoit d’elle : en vain cherche-t-elle à ſe diſtraire, tout lui paroît inſipide ; ces campagnes fleuries, où elle ſe plaiſoit tant autrefois, lui ſont indifférentes : la fraîcheur du matin n’enchante plus ſon ame ; elle évite & cherche la ſolitude, les boſquets délicieux, les bois ſombres & touffus la font ſoupirer. Que lui manque-t-il ? Ces plaiſirs que la nature fait deſirer, que la Jeuneſſe ne ſçauroit fuir, & brûle de connoître.

Elle devint auſſi tout-à-coup rêveuſe. À peine d’Arneuil & Frivolet pouvoient-ils la retirer de ſa rêverie ; les diſcours tendres l’y plongeoient davantage. Dès qu’on lui parloit d’amour, elle devenoit triſte, elle méditoit profondément. Je laiſſe à préſumer ce qui lui donnoit lieu de réfléchir. La Beauté que tout porte à la tendreſſe, veut en vain réſiſter à ſon penchant ; elle devient ſombre & penſive, mais enfin un jour elle retrouve ſa bonne humeur.

Notre héroïne commença d’entendre fineſſe : un mot, un rien la faiſoit rougir. Elle n’évitoit plus la compagnie des hommes, elle ſembloit même les chercher. Lorſqu’on s’approchoit d’elle, ſon petit cœur palpitoit ; elle n’étoit plus maîtreſſe de cacher ſon trouble, & ſon viſage ſe couvroit d’une rougeur ſubite.

À ce dernier trait le Lecteur doit s’écrier qu’elle ne tardera pas à ſuccomber ; il aura raiſon. Conſidérez cette jeune fille : un galant l’entretient de ſa paſſion ; elle rêve, elle rougit, ſigne prochain de ſa défaite. Cette dévote paroît repouſſer les careſſes d’un jeune téméraire ; elle ſe fâche, elle réſiſte : oui, mais la couleur de ſon teint dément ſes efforts, & découvre ſes deſirs.

Les Dames ont ſenti combien leur viſage pouvoit les trahir ; auſſi ont-elles eu recours à un rouge artificiel, qui cache celui que fait naître l’amour, le plaiſir, & trop ſouvent la honte.


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CHAPITRE XI.

Premier faux pas.


Mon héroïne ſe félicitoit chaque jour d’être ſage ; elle ſe promettoit de garder ſoigneuſement ce tréſor importun à celles qui le conſervent, qu’on défend avec peine, & qu’un rien fait perdre ; ce tréſor dont l’on n’a ſouvent que l’apparence, & que l’Amour a ſoin de ravir lorſque l’Hymen croit s’en emparer.

Lucette juroit, en ſoupirant, d’être long-tems cruelle ; mais plus d’une fille oublie ſa promeſſe dans l’inſtant qu’elle s’efforce le plus de la garder. Telle s’énorgueillit d’une longue réſiſtance, & ſe ſoumet bientôt à ſon vainqueur.

Dame Mathurine, mere de Lucette, eut une grande diſpute avec ſon mari. Il s’aviſa de trouver mauvais qu’elle parlât à certain fermier du canton : la bonne femme prit un ton de maîtreſſe ; le pauvre mari, crainte de devenir ſourd, fut obligé de lui céder, il ſe ſauva comme il put, & prit le parti de ſe taire. Mathurine ne jouit guères de ſon triomphe ; elle avoit tant crié, tant clabaudé, tant fait d’hélas, tant vanté ſon innocence, qu’elle en eut une fluxion de poitrine. Lucette, en fille tendre, voulut la ſecourir & veiller auprès d’elle. Elle reçut avec joie la permiſſion de reſter avec ſa mere juſqu’à la fin de ſa maladie.

Tout le village lui fit fête ; chacun s’empreſſoit de la voir. On ne la regardoit plus comme une petite payſanne, mais comme une Dame d’importance. Les bonnes gens lui parloient chapeau bas, & la traitoient de Mademoiſelle. Lucas fut ravi de ſçavoir ſa maîtreſſe ſi près de lui ; ſous prétexte de s’informer de la ſanté de la malade, il venoit ſouvent jouir de la vue de celle qu’il aimoit. Il trouva pluſieurs fois l’occaſion de l’entretenir ; il lui peignit ſon tourment, ſon ardeur. Ses diſcours étoient ſimples & ruſtiques, mais ils ſçurent plaire : ce n’eſt pas l’éloquence qui touche une Belle ; un mot, un rien, réuſſit mieux en amour que les plus belles fleurs de Réthorique.

Lucette s’eſt accoutumée inſenſiblement à s’entendre dire qu’on l’adore, elle ſemble même s’approcher avec plaiſir des galans ; il lui tiennent des diſcours trop flatteurs pour qu’elle ſonge encore à les éviter : quand on lui parle, ſes yeux ne ſont plus timidement baiſſés. « Seroit-ce un crime, ſe dit-elle tout bas, d’écouter un inſtant des choſes qui nous font tant de plaiſir ? Hélas ! il ſeroit difficile de n’être pas coupable. Non, je ne fais rien de criminel. On eſt ridicule lorſqu’on eſt trop ſauvage. On parle aux hommes, on les écoute, & c’eſt tout. Plût au ciel qu’on ne fît jamais plus de mal » !

C’eſt ainſi que notre héroïne s’humaniſe petit-à-petit ; & quand même elle eût penſé différemment, elle auroit excepté Lucas. Elle n’étoit contente qu’avec lui. Son trouble, ſon ſilence, ſes regards apprirent bientôt à Lucas combien il étoit heureux. Il redoubla d’aſſiduité : il épioit le moment de la trouver ſeule ; il le ſaiſiſſoit. Lucette ne put lui refuſer un baiſer, il en prit mille ; elle ſe conſola ſans peine. Des baiſers ſont-ils ſi contraires à la vertu ? Notre Amant villageois demanda davantage, on fut ſourd à ſes prieres ; c’étoit aſſez d’une faveur. Lucette ne rougiſſoit pas de lui accorder des baiſers ſans nombre ; ils ne lui paroiſſoient point faire tort à ſon innocence, & elle étoit réſolue de s’en tenir là.

Cependant Lucas ſe mit en tête de la fléchir. Ce qu’on lui avoit accordé lui faiſoit deſirer vivement ce qu’on lui refuſoit. Il guetta l’occaſion où il pouvoit combler ſon bonheur, & la trouva. Il apprit que Lucette devoit aller dans la campagne chercher une certaine herbe pour ſa mere. Il fut l’attendre, & lui offrit de l’aider : on penſe bien qu’il ne fut pas refuſé.

Nous touchons à l’inſtant critique où notre héroïne va perdre le nom de cruelle. Je ſupplie le Lecteur de lui pardonner ſa foibleſſe. Il faut enfin céder à l’amour & à la Nature. Quelle eſt la Beauté qui réſiſte toujours ? Celle qu’on ne peut attendrir ne tient rien de l’Humanité, elle doit habiter au fond des bois ; mais celle qui ſe rend aux deſirs, aux ſoins empreſſés d’un amant, eſt digne de l’hommage des mortels ; on l’eſtime, on la chérit, elle fait le bonheur de tout ce qui l’environne.

Lucas étoit réſolu d’attendrir ſa maîtreſſe : le hazard, l’Amour lui ſuggéra le moyen de fléchir une Belle. Il eu recours à un ſtratagême qui ſéduit bientôt l’objet le plus ſur ſes gardes. Louez celle qui vous enflamme & qui vous réſiſte, vous la verrez prêter l’oreille à vos diſcours ; elle ſourit, vous trouve galant, ſincere, & la tête lui tourne.

Notre payſan fut auſſi ruſé que les amoureux qui habitent les villes. Il ſe récria ſur la beauté des yeux de Lucette ; il fit l’éloge de la blancheur, de l’éclat de ſon teint ; il vanta ſes charmes & ſon eſprit. Notre héroïne, effrayée d’abord de ſe voir ſeule avec Lucas, vouloit l’obliger de s’éloigner ; mais elle prêta l’oreille à ce qu’il diſoit, il lui parut adorable : elle ceſſa de ſe méfier de lui, ne le preſſa plus de ſe retirer. Comment peut-on craindre & rebuter un amant qui nous loue ?

Lucas obtient de lègeres faveurs, il en demande de nouvelles, on les lui accorde en voulant les refuſer ; il devient preſſant, redouble ſes éloges : Lucette réſiſte, elle ſoupire, une douce langueur s’empare de ſes ſens ; elle veut crier à Lucas d’arrêter, mais ſa voix expire : elle tombe ſur un lit de gazon ; un buiſſon touffu ſe trouva fort à propos pour cacher ſa foibleſſe.

Lucette, revenue à elle-même, ſe déſeſpéra, répandit des larmes, connut combien il eſt dangereux d’être ſenſible aux louanges. Lucas la conſola de ſon mieux ; il lui fit connoître que ſes regrets étoient inutiles, & qu’il étoit impoſſible de réparer le mal. Elle avoua qu’il avoit raiſon, & ſe rendit plus coupable, ſi c’eſt l’être que de goûter & de procurer mille plaiſirs.

Elle revint fort tard au village. La rougeur de ſon teint, ſon air fatigué, firent croire qu’elle avoit eu bien de la peine : on ignoroit que l’Amour lui eût fait paſſer les plus doux momens. Elle apporta la plante précieuſe qui devoit guérir ſa mere ; mais en la cherchant, elle avoit perdu une fleur que toutes celles de nos parterres ne vaudront jamais.

Notre héroïne aimoit trop Lucas elle avoit trop ſujet de ſe louer de lui, pour ne pas chercher l’occaſion de lui parler ſouvent. Elle ſentit qu’un tête-à-tête avec un amant procuroit des douceurs infinies. Sa mere troubla une partie de ſa félicité. Dame Mathurine s’aviſa d’être trop tôt convaleſcente ; elle étoit pauvre, n’avoit pas de quoi payer le Chirurgien, le Médecin, l’Apothicaire ; elle laiſſa agir la Nature : voilà, je crois, pourquoi elle ne reſta pas longtems malade. Lucette fut preſque fâchée de la voir bien portante. Il fallut retourner au château. Adieu les fréquens tête-à-tête, plus de rendez-vous avec Lucas, plus de moyen commode de l’entretenir, & partant, plus de bonheur pour Lucette. Elle trouva cependant le ſecret de ſe rendre heureuſe plus d’une fois, ſans que l’on s’en doutât. Lorſqu’une jeune fille veut converſer avec ſon amant, elle eſt fertile en expédiens ; aucune Agnès n’en a encore manqué : l’Amour eſt un grand maître.

Lucette croyoit jouir long-tems de ſon bonheur ; mais le fortuné, le tendre, l’aimable Lucas diſparut tout-à-coup. On le chercha vainement, tout fut inutile : on le crut noyé ou dévoré des loups. Qu’on ſe repréſente la douleur de Lucette : ſi elle avoit pû la faire éclater, elle n’auroit pas été ſi à plaindre. Elle réſolut de mourir ; mais la conſtance n’eſt plus de mode, elle reſſemble à la douleur d’une veuve qui promet de n’oublier jamais le defunt : ſe reſſouvient-elle toujours de ſes ſermens ?


CHAPITRE XII.

Second faux pas.


L’Abbé Frivolet deſiroit depuis long-tems les bonnes grâces de notre héroïne. Il ſeroit impoſſible de courir un bénéfice avec plus d’ardeur. Il ne ſongeoit qu’aux attraits de Lucette. Elle ne lui fit point oublier ſon breviaire ; il étoit accoutumé à n’y guères penſer. Il lui avoit déclaré ſon amour ; mais en dépit de ſes minauderies, de ſes diſcours élégans, & du pouvoir du petit collet, il n’avoit obtenu qu’à peine des regards favorables. L’Abbé ſe déſoloit, & voyoit bien qu’il n’aimoit pas une fille inſtruite des uſages du ſiécle, & qui ſçût comme on en uſe avec Meſſieurs les Abbés.

Lucette ne s’étoit permiſe qu’une foibleſſe ; elle croyoit être toujours cruelle à tout autre qu’à ſon cher Lucas : mais, ſans s’en appercevoir, elle étoit devenue auſſi douce qu’un mouton. Elle connut avec plaiſir les ſentimens de l’Abbé : elle lui ſourioit ſouvent. « Ce pauvre Frivolet, diſoit-elle ! comme il me regarde ! Il ſeroit enchanté ſi je l’aimois un peu. Pourquoi lui refuſerai-je ce plaiſir ? Que m’en coutera-t-il ?… Lucas eſt plus aimable, je l’adore,… oui, mais il m’a quittée, ou il eſt mort… Je dois lui être fidelle ſons doute… Sçaura-t-il ce que je fais pour lui ?… La ſageſſe veut auſſi que je ſois inſenſible aux diſcours des hommes. N’importe, ne rebutons pas tout-à-fait Monſieur l’Abbé ». Elle en fit plus qu’elle n’avoit deſſein. Frivolet s’empara bien-tôt de la petite-oie. Il goûta, dans ce prélude charmant, des plaiſirs plus délicieux que la totalité même. Les hommes deſirent toujours ; ils s’imaginent que la félicité ne ſe trouve que dans ce qu’ils ne poſſédent pas. L’Abbé pria Lucette, en lui faiſant les plus tendres careſſes, de le faire parvenir au comble du bonheur. Elle voulut réſiſter ; il la couvrit de baiſers, il lui peignit ſa tendreſſe : elle ſe ſentit ébranlée, & ſon trouble & ſon ſilence annoncerent à l’Abbé qu’il alloit être vainqueur.

Le Petit-collet crut avoir lieu de ſe glorifier de ſa victoire. Lucette n’avoit point reſpiré l’air empoiſonné des villes, elle étoit jeune & naïve ; tout cela lui faiſoit préſumer qu’elle lui avoit fait un préſent bien rare. Le Lecteur ſçait combien il étoit dans l’erreur ; mais je le ſupplie de ne point s’en moquer : l’Abbé n’eſt pas le ſeul qui ſe ſoit trompé en pareil cas.

Frivolet, enchanté de ſa maîtreſſe, lui prouva ſon amour par des dons multipliés & par ſes tranſports. Il n’avoit jamais été ſi galant & ſi aimable. Le château de Mondor lui parut le ſéjour des Dieux ; il ne ceſſoit d’en faire l’éloge : au reſte, malgré tout ce qu’il en diſoit, malgré toutes les beautés qu’il y trouvoit, il n’étoit content qu’auprès de Lucette ; chaque jour il la cherchoit, chaque jour il étoit plus tendre & plus paſſionné : ſon amante n’étoit point ingrate à l’ardeur de ſes feux, elle le combloit de careſſes, elle s’enivroit avec lui de mille plaiſirs : cependant elle ſoupiroit quelquefois, ſon cœur lui faiſoit regretter Lucas.

La raiſon ſe fait entendre, même dans l’ivreſſe de nos ſens. Lucette étoit confuſe lorſqu’elle ſongeoit à ſa conduite. « Quoi ! deux amans tout-à-coup ! s’écria-t-elle. Comment ai-je pû tant m’égarer, après, toutes les leçons de ma mere ? Oh ! je veux m’en tenir à ces fautes, & n’en plus faire d’autres ».

Elle parloit d’or ; mais je crains qu’il lui ſoit impoſſible de tenir parole : fille qui veut reſter ſage, doit être ſur ſes gardes, & ne ſe rien permettre.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE XIII.

Troiſieme faux pas.


Le Marquis, d’Arneuil, cette poupée miſe avec élégance, cette eſpèce de papillon ; enfin, ce jeune Seigneur amoureux de ſa perſonne, dont nous avons déja parlé, honoroit Lucette de ſon attention : il lui trouvoit une mine raviſſante, une bouche au mieux, une jambe bien tournée, &c. Il voltigeoit depuis long-tems autour d’elle ; il lui jettoit de ces regards qui diſent : je ſuis fou de vos charmes ; vous êtes divine. Le Marquis auroit parié un de ſes meilleurs chevaux que Lucette en tenoit pour lui, qu’il lui tardoit furieuſement de poſſéder un ſi aimable petit homme : mais, à ſon grand étonnement, elle réſiſtoit depuis deux grands mois. C’eſt un enfant, diſoit-il ; nous la formerons. Perſuadé qu’elle devoit bientôt ſe rendre, il la lutinoit chaque jour. « À quoi bon faire la cruelle ? lui diſoit-il en minaudant. « Ce n’eſt pas avec moi qu’on ſe glorifie d’une longue réſiſtance. Va, ma chere, ceſſe de te tourmenter, aime moi, fais ton bonheur ». Un pareil diſcours n’étoit pas trop propre à toucher une femme. Auſſi notre héroïne eut-elle la force d’être inſenſible au mérite du Marquis. Il s’en étonna, & redoubla ſes ſoins. Pour ſoumettre une place ſi rebelle, il mit toutes ſes bonnes qualités en campagne & n’en fut que plus ridicule & plus fat.

Lucette ſe moqua avec l’Abbé des élégances de d’Arneuil. Mais elle parvint enfin à les trouver plus ſupportables. Elle fit réflexion que c’étoit à cauſe d’elle qu’il cherchoit à paroître aimable : elle s’accoutuma à ſes manieres ; elle trouva ſa démarche noble & aſſurée ; elle traita le ſoin qu’il avoit de ſa perſonne & de ſa parure, d’amour pour la propreté ; ſon eſprit lui parut brillant & ſolide ; & ſon étourderie, une vivacité de jeuneſſe. Elle ne fit point part à l’Abbé de ſes nouvelles obſervations ; elle craignoit qu’il ne la détrompât, puis elle ſentoit qu’il falloit lui taire quelque choſe.

Le Marquis touché de pitié pour l’amour qu’il croyoit faire naître, s’intéreſſa vivement au ſort de ſon amante, & réſolut d’agir au gré de l’impatience de notre héroïne : il la ſurprit lorſqu’elle s’y attendoit le moins. Ses careſſes émurent la tendre Lucette, ſon cœur battit, elle reſta ſans force entre ſes bras. « Je vais, ma reine, lui dit-il, te faire goûter les plus grands plaiſirs ». Il ne ſe trompa pas, pour cette fois : l’homme le moins vain peut hardiment promettre la même choſe. Lucette s’enivra de douceurs bien différentes de celles que procure la ſageſſe, Cependant elle ne put s’empêcher de regretter Lucas.

D’Arneuil, enchanté de ſon bonheur, le crut plus grand qu’il n’étoit : il devint encore plus fat que de coutume ; on en ignora la cauſe : l’Amour ſeul pénétra le myſtere, & ſourit malignement.


CHAPITRE XIV.

&c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c.


Je crois avoir déja dit que Mondor, quoique Financier, n’étoit pas inſenſible : il convoitoit Lucette. Sa lourde maſſe étoit enflammée. Le feu de l’amour avoit pénétré la chair & la graiſſe qui l’accabloit ; il étoit parvenu juſqu’à ſon cœur. Un auſſi joli tendron lui promettoit des plaiſirs infinis. « Morbleu, lui dit-il un jour tendrement à ſa maniere, je vous aime mieux que tous les héros du monde. Ne faites pas la ſotte, acceptez cette bourſe, & accordez-moi la pleine jouiſſance de votre perſonne ». Lucette ne répondit rien : elle avoit réſolu d’être ſévere ; mais il lui ſembla que la choſe méritoit quelques réflexions. « Il ſe trompe beaucoup, ſe dit-elle tout bas, s’il croit ſe faire aimer. Il a trop l’air de ces figures que l’on voit ſur des cheminées Mais pourquoi le haïrai-je ? ne lui ſuis-je pas redevable du bonheur dont je jouis ? ne m’a-t-il pas miſe en état de vivre à mon aiſe ?… Qu’il eſt importun, lui & ſon argent ! Lucas, l’Abbé, le Marquis ont ſçu m’attendrir ; ils n’ont point à ſe recrier contre ma ſageſſe ; & je ſuis inſenſible aux diſcours du Financier ! Je veux donc lui en impoſer… Quoi ! je prétends faire l’hypocrite ! Non. Mais c’eſt bien aſſez de trois fautes… Que je ſuis folle ! Que me reviendra-t-il de mépriſer Monſieur Mondor ! Rien. Il me chaſſera du château. Si, au contraire, je l’écoute, il me mettra en état de faire du bien à ma mere, à mes parens… Je ſens que j’ai un bon cœur pour ma famille ».

Ce beau raiſonnement aboutit à la perſuader en faveur du Financier. Quand une fille fait tant que de vouloir prendre conſeil, & qu’elle doute ſi elle écoutera ſon amant ou non, elle eſt à moitié vaincue. Les femmes ne ſont point heureuſes en réflexions ; elles riſquent de ſe tromper & panchent un peu vers la douceur, Lucette ſe trouva dans le même cas ; elle ne fit plus que de ces petites façons inventées par nos Lucrèces modernes, & qui rendent l’inſtant de la défaite plus délicieux.

Mondor fut reſpecté, on commença à lui ſourire, il reçut quelques tendres regards. Il redoubla ſon ardeur ; on lui dit qu’il ſe moquoit : pour prouver le contraire, il préſenta une bourſe dodue ; notre héroïne la prit par diſtraction : elle permit bien des choſes par diſtraction. Le fortuné Midas, attentif à ce qu’il faiſoit, profita de ſa rêverie ; il la prit gravement dans ſes bras. Lucette lui cria de finir ; mais bien-tôt elle n’eut plus la force de rien dire. Mondor eſſoufflé travailla à ſe rendre heureux : enfin, après bien de la peine, il eut la gloire d’en venir à ſon honneur.

« Parbleu, s’écria-t-il en tombant dans ſon fauteuil & en s’eſſuyant le front, il faut avouer que les hommes ſont de bonnes gens ; ils courent après un bien qui cauſe une peine infinie. Vive, morbleu, un bonheur aiſé, que l’on peut goûter ſans efforts » : Lucette l’aſſura qu’elle étoit mortifiée qu’il n’eût pas à ſe louer d’elle, & que ce n’étoit pas ſa faute. « Je te pardonne, mon enfant, reprit notre Financier. Tu as le bonheur de me plaire : ſois toujours ſage, rien ne te manquera. Mais au diable, ſi je voulois trouver chaque jour une fille comme toi » !

Notre héroïne jetta bien-tôt les yeux ſur le valet-de-chambre du Marquis. Il reſſembloit trop à ſon maître, pour qu’il n’eût pas quelque part à ſon amitié. Il l’aſſura de ſa diſcrétion : il en dit tant, il en fit tant, qu’elle s’attendrit, & qu’il goûta une félicité ſi deſirée. Le valet-de-chambre ne fut guères plus clair-voyant que les autres. Son erreur lui valut la réalité & fut utile à notre héroïne ; il l’aima davantage : l’amour-propre nous aveugle quelquefois. Enchanté de ce que le hazard lui procuroit, & qu’il croyoit ne trouver de ſa vie, il redoubla ſes preuves de tendreſſe. Lucette crut quelques inſtans poſſéder ſon cher Lucas.

J’ai annoncé que Monſieur le Curé avoit oublié Lucette, & qu’il étoit reſolu de ſuivre déſormais la ſageſſe. Je ne veux point en impoſer au Lecteur ; j’avoue que je me ſuis trompé. J’eſpere qu’on me ſçaura gré de ce que je fais ici : il eſt rare que mes Confreres ayent la modeſtie de connoître leurs fautes, de les publier & de s’en corriger.

Monſieur le Curé donc, ce grivois éveillé, partiſan de Bacchus & de la bonne chere, bien loin de ne plus ſonger à Lucette, n’attendoit que l’inſtant favorable. La réſiſtance de notre héroïne l’avoit étonné ſans le rebuter ; il ſçavoit qu’une fille n’eſt pas toujours méchante. Il l’obſervoit chaque jour ; ſon teint lui parut s’animer davantage ; il trouva que ſes yeux devenoient malins & brillans. « Bon, dit-il en lui-même ; la petite a des deſirs ; le monde, l’âge, l’occaſion, tout cela la tente. Recommençons l’attaque, sûr de remporter la victoire ».

Monſieur le Curé, d’un air patelin, aborda un jour Lucette. « Nous fuyez-vous, lui dit-il ? Je crois pourtant qu’on ne doit pas vous effrayer. Je ſuis votre ami ; j’ai pris part à votre bonne fortune : mais vous devriez paroître plus empreſſée à me voir. Venez demain matin : il eſt de mon devoir de vous donner des conſeils ; ils vous ſeront utiles ». Lucette promit de lui rendre viſite ; elle n’y manqua pas : aucune mauvaiſe honte ne la retint ; elle entra ſans crainte chez le Paſteur : elle étoit ſeulement plus rouge qu’à ſon ordinaire. Elle trouva un déjeûner délicat : le Curé l’engagea d’y faire honneur ; il acheva de la raſſurer. Il lui verſoit ſouvent à boire, mais non ſans raiſon. Les yeux du Paſteur s’enflammerent ; il ſoupira. « Oh ! çà, ma fille, lui dit-il, ne me cachez rien ; quelque heureux galant vous fait-il ſa cour ? — Non, je vous aſſure. — Le cœur n’a-t-il pas encore parlé ? — J’ignore ce que vous voulez dire. — Quoi ! vous êtes encore telle qu’au ſortir de chez votre mere ? Vous poſſédez un tréſor ſi rare & ſitôt perdu ? — Hélas ! oui, reprit Lucette en baiſſant les yeux. « Ô ciel ! ſeroit-il poſſible, s’écria le Paſteur hors de lui ? Aucun audacieux n’a découvert cette gorge charmante ? Aucun téméraire ne vous a preſſé dans ſes bras ? — Non, non ». Lucette prononça beaucoup d’autres non ; & Monſieur le Curé, toujours queſtionnant, toujours curieux, parvint enfin au bonheur qu’il cherchoit. Ils garderent tous deux un ſilence agréable, qu’interrompoient de fréquens ſoupirs.

Le Paſteur crut avoir confiſqué à ſon profit une fleur tant pourſuivie, qui ne pouvoit manquer de tomber entre des mains péchereſſes ; il crut l’avoir enlevée à un monde profane : il s’écria, en ſouriant, que le diable ſeroit bien attrapé.

Mon héroïne, raſſurée contre la crainte des faux-pas, en fit pluſieurs en ſecret, qu’il me ſeroit impoſſible de rapporter. Elle s’apperçut avec plaiſir que certain gros laquais la regardoit attentivement. La timidité l’empêchoit de découvrir ſa flamme ; il fut long-tems à ſoupirer ; il s’enhardit, & il fut heureux. Le jardinier de Mondor remarqua trop Lucette ; adieu le repos, il ne ſongeoit plus qu’aux attraits de celle qui l’enchantoit : il oublia ſon ouvrage, le ſoin du parterre, tout dépériſſoit. Il la ſurprit un jour dans un coin du jardin, elle voulut ſe défendre ; il la toucha par le récit de ſes maux, elle le plaignit, & le rendit reconnoiſſant. Un quidam… Mais ce ſeroit à ne jamais finir, &c. &c. &c. &c. &c. &c.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE XV.

Enlevement.


Un jeune Militaire, ſemblable à quelques-uns d’à préſent, qui font plus volontiers la guerre aux Dames qu’aux ennemis de l’État, paſſa par hazard aux environs du château de Mondor. Il connoiſſoit notre Financier ; il vint lui rendre viſite. Il fut enchanté à la vue de ſa gouvernante, & conçut d’abord le deſſein de la lui eſcroquer.

L’aimable enfant de Mars trouva le moyen de parler tête-à-tête à notre héroïne. Il lui exprima les ſentimens qu’il avoit pour elle ; il la conjura de le ſuivre à Paris. Le cœur de Lucette parloit en faveur de l’Officier ; il lui paroiſſoit eſtimable ; mais ſa propoſition la révolta. « Pour qui me prenez-vous, Monſieur ? Suis je capable d’abandonner ma famille ? Vous me mépriſeriez, ſi je me rendois à vos deſirs. L’honneur me défend ce que vous me propoſez. Il eſt vrai que vous êtes fait de façon à faire faire plus d’une folie ; mais mon devoir & la vertu m’arrêtent, & j’en ſuis fâchée ». À ces mots elle s’échappa, ſans vouloir rien entendre : l’Officier fit en vain tout ſon poſſible pour la retenir.

Le Lecteur obſervera que le Militaire étoit arrivé au château à dix heures du matin, qu’il eut à onze l’entretien qu’on vient de voir avec Lucette ; & qu’à minuit il devoit continuer ſa route. À neuf heures du ſoir il la rejoignit dans le jardin. « Et ! bien, cruelle, lui dit-il, partirai-je ſans vous ? Mépriſerez-vous les offres d’un homme qui vous adore ? Je promets, chere Lucette, de ne vous abandonner jamais. Je partagerai avec vous ma petite fortune ». Lucette interdite, chercha long-tems ſa réponſe. Elle avoit fait attention que l’Officier étoit bien tourné, qu’il étoit jeune & galant, d’un autre côté, elle ſongeoit à ſa mere, à Frivolet, &c. tout cela la plongeoit dans un mortel embarras. Enfin, après un grand combat, le parti du guerrier fut le plus fort ; elle pencha à accepter ſes offres. Elle rêvoit encore à ce qu’elle devoit faire, lorſqu’il l’aborda. « Je voudrois, lui dit-elle, pouvoir vous contenter : mais que dira-t-on de moi ? Les hommes ſont ſi trompeurs, qu’on ne doit guéres ſe fier à leurs diſcours. Je me repentirois bien-tôt, ſi j’avois la foibleſſe de conſentir à ce que vous exigez ».

L’officier comprit bien qu’elle ſe rendoit. Il diſſimula ſa joie, & pour la raſſurer davantage, il lui fit les meilleures promeſſes du monde. La tête acheva de tourner à notre héroïne. Elle lui prouva qu’elle étoit prête à le ſuivre, de maniere qu’il n’en put douter. Ils ſe ſéparerent : l’Officier courut à table, & Lucette vola faire ſon paquet. Le cœur lui battoit d’une étrange ſorte, ſon village avoit encore des charmes. Elle étoit prête quelquefois à ſe dédire : elle traita ſon incertitude d’enfantillage, & attendit l’heure du départ avec impatience.

Le guerrier fortuné ne reſta pas long-tems à table : il la quitta bientôt pour hâter l’inſtant où il devoit poſſéder à ſon aiſe ſa chere Lucette. Mondor, le Marquis & l’Abbé l’embraſſent, lui ſouhaitent un bon voyage, ils ne s’attendoient guères qu’il en dût faire un ſi délicieux. Il ſe précipite dans ſa chaiſe ; le poſtillon fouette, les chevaux partent auſſi vîte que le vent, & on le perd bientôt de vûe. Il fit arrêter à un quart de lieue du village : notre héroïne arrive au rendez-vous, chargée de ſon petit bagage ; elle monte dans la voiture, ſe place à côté du Militaire ; & la voilà déja à dix lieues de ſa mere, de Frivolet, du Marquis & de Mondor.

J’entends le Lecteur ſe récrier que Lucette eſt une folle, ou que l’Auteur n’a pas le ſens commun de la faire agir contre toute vraiſemblance. Je le ſupplie de conſidérer que celle dont j’écris l’Hiſtoire a donné dans plus d’un travers, & qu’ainſi elle eſt bien capable de celui-là. D’ailleurs, les Sages ont écrit que les femmes ſont capricieuſes. Lucette & moi, nous avons encore une autre excuſe à alléguer : c’eſt une terrible choſe que la ſympathie ; elle ſubjugue, elle entraîne ; on fait des vœux, on s’intéreſſe pour des gens que l’on n’a jamais vus.

Le lendemain l’allarme fut grande dans le château de Mondor. Point de nouvelles de Lucette. Qu’eſt-elle devenue ? On la chercha vainement dans le village. Quelqu’un s’aviſa de dire que l’officier l’avoit enlevée ; on trouva qu’il avoit raiſon. « Ah ! s’écria le Financier, faire un tel affront à un homme comme moi ! S’emparer d’une fille que j’honorois de mon amitié, & dont j’aurois fait la fortune ! » « Morbleu, diſoit l’Abbé, perdre une Beauté que j’ai éduquée, qui profitoit ſi bien de mes leçons : le coup eſt foudroyant » ! La pauvre petite, diſoit le Marquis en ſe regardant dans un miroir, « que je la plains ! On l’entraîne loin de moi, de moi qu’elle chérit, qui ſuis le premier… Il faut qu’on lui ait fait une grande violence ».

Tous ceux qui avoient connu Lucette ſe plaignoient chacun à leur maniere, & maudiſſoient l’infâme raviſſeur. Ils ſe trompoient tous lourdement. Que de filles ſont enlevées comme Lucette ! J’ai peut-être fait ici, ſans y penſer, l’hiſtoire de plus d’un enlèvement paſſé, préſent & futur.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE XVI.

Vive Paris !


Le galant Officier, que nous nommerons Villeneuve, conduiſit Lucette à Paris, & la fit paſſer pour ſa femme. Il ſe logea avec elle dans un grand hôtel, où il s’annonça pour ce qu’il voulut. L’air naïf de ſa prétendue épouſe, ſon ingénuité, ſon innocence, n’étoient guères placés dans une ville telle que Paris, & apprêterent bien à rire. Il fit ſon poſſible pour la corriger de quelques défauts eſſentiels : elle avoit de grandes diſpoſitions ; auſſi n’eut-elle pas de peine à ſuivre ſes avis. Elle ſe défit peu à peu de cette retenue campagnarde, de cette ſimplicité ſi hors de ſaiſon ; elle apprit à dire ce qu’elle ne penſoit pas, renonça à ces vertus que nous laiſſons à nos bons ayeux, devint folle, vive, étourdie, éclata de rire pour la moindre choſe, attrapa enfin une partie des airs à la mode.

Quand Villeneuve s’apperçut qu’on avoit profité de ſes leçons, & qu’il pouvoit ſans honte paroître en public avec ſa jeune élève, il lui fit voir toutes les beautés de Paris. Il la mena dans les promenades, aux François, & ſur-tout aux Italiens. Étonnée de la foule qu’elle vit à l’Opéra bouffon, elle demanda à Villeneuve ſi c’étoit-là le plus beau Spectacle de France. « Gardez-vous d’en douter, lui répondit-il ; ſinon vous paſſeriez pour une habitante de la Lune. On ne va plus aux Comédiens François ; ils déclament, devant une poignée d’hommes gothiques, les pièces mauſſades de Corneille & de Racine. Vraiment, nous ſommes plus éclairés qu’on ne l’étoit autrefois. « Je ne ſçais, répondit Lucette, je m’amuſe beaucoup aux Italiens ; mais à l’autre Spectacle j’y pleure avec plaiſir, j’y ris à des choſes que je crois ſe paſſer tous les jours dans le monde ; & lorſque j’en ſors, j’ai le cœur affecté délicieuſement, je ſuis pénétrée de ce que j’ai entendu, je ſens que j’ai profité, que pour mon argent l’on m’a amuſée & inſtruite. À l’Opéra bouffon, on n’entend rien que du bruit, on s’y réjouit un inſtant, & l’on bâille à la fin ». L’Officier ne trouva pas que ce raiſonnement méritât une réplique, il ſe contenta de rire, de lever les épaules. Il déplora la ſtupidité de ſa chere amie, & conclut qu’elle avoit encore grand beſoin de ſes leçons.

Lucette s’étoit fait une ſi grande idée de Paris, ſon imagination le lui avoit peint ſi merveilleux, qu’il lui fut impoſſible de le trouver tel qu’elle ſe l’étoit figuré : des rues étroites, des maiſons mal bâties & obſcures, une boue continuelle, un cahos, un fracas affreux ; tout cela, dis-je, l’étonna beaucoup. Elle croyoit autrefois que la capitale ne renfermoit que du prodige & de l’excellent : elle croyoit voir couler des rivieres à l’Opéra, &c. &c. Quelques-uns des Acteurs de notre premier Théâtre ne lui parurent que de ſimples mortels, &c. &c. Qu’on lui pardonne une erreur ſi commune aux gens de Province. Cependant elle ne tarda pas à s’appercevoir que Paris méritoit une partie de ſa célébrité.

Villeneuve n’épargna rien pour lui faire goûter tous les plaiſirs. Sa table étoit ſervie avec délicateſſe ; il lui donna pluſieurs robes riches & élégantes : il la conduiſoit ſouvent ſur les Boulevards, où elle avoit la douceur de s’appercevoir que ſes charmes étoient remarqués. Lucette eut d’abord de la peine à chérir cette promenade ; elle s’étonna long-tems que tout Paris abandonnât le ſuperbe jardin des Tuilleries, pour venir s’étouffer, ſe preſſer, ſe heurter dans un lieu étroit, mal propre, expoſé à la chaleur du ſoleil & à la Biſe. Elle cacha ſon ſentiment à l’Officier, de crainte qu’il ne la trouvât trop ridicule : elle n’avoit pourtant lieu que de ſe louer de lui. Il ne lui laiſſoit rien deſirer. Mais le pauvre garçon connut bien-tôt que ſes fonds baiſſoient, qu’il avoit été trop prodigue. Il devint inquiet & rêveur. Pour l’accabler davantage, il reçut ordre de joindre ſon Régiment. Dans la crainte que ſes adieux ne fuſſent trop tendres, & d’être obligé de verſer des larmes, (ce qui auroit été peu ſéant à un Militaire,) Il réſolut de partir ſans rien dire : il oſa former, (mais ce qu’il y a de plus affreux,) il oſa exécuter un ſi cruel deſſein.

Le Lecteur eſt prié de ſe peindre le déſeſpoir dont fut ſaiſie notre héroïne, lorſqu’elle eut vainement attendu trois jours ſon cher Villeneuve, & qu’elle ne put douter qu’il ne l’eût abandonnée. Elle ſe trouvoit ſans un ſou, preſque ſans connoiſſance, accoutumée à la bonne chere & à l’oiſiveté. Sa ſituation eſt triſte, je l’avoue ; mais elle eſt jeune, charmante, douce, enjouée : peut-on mourir de faim avec de ſi bonnes qualités ? Elle ſeroit la premiere à qui ce malheur ſeroit arrivé, Paris eſt un ſéjour de Cocagne pour les Belles : elles y volent de conquêtes en conquêtes, de tréſor en tréſor, de dupes en dupes : toutes les bourſes leur ſont ouvertes ; elles y puiſent largement, les mettent bientôt à ſec. Ma foi, vive Paris !


CHAPITRE XVII.

Lucette acheve de s’inſtruire.


Notre héroïne étoit plongée dans la plus grande douleur ; elle n’imaginoit aucun moyen de vivre à ſon aiſe : quelquefois il lui venoit dans l’idée de travailler ; mais quel métier pouvoit lui procurer les douceurs qu’elle venoit de perdre ? Son incertitude & ſes chagrins augmentoient à chaque moment. Elle ne ſongeoit plus à ſon enfance, à ſes travaux champêtres. On oublie dans peu les peines, l’infortune ; & l’on s’accoutume aiſément à ne rien faire, à une vie aiſée & ſenſuelle.

Madame Commode, Marchande de dentelles & d’autres pompons de femmes, ignorant le triſte état de Lucette, vint lui propoſer d’acheter de ſes frivolités. Elle la ſurprit toute en larmes, & dans l’attitude d’une Belle affligée. « Apprenez-moi, lui dit-elle, le ſujet de vos chagrins : peut-être pourra-t-on vous être utile ». La pauvre délaiſſée fut ravie de trouver une confidente ; il lui ſembla qu’elle alloit ſe ſoulager d’un gros poids.

Madame Commode écouta attentivement le récit que lui fit Lucette de l’infidélité du Militaire. « Quoi ! ce n’eſt que cela qui vous inquiette, lui dit-elle ! Un amant peint ſon tendre martyre, il eſt preſſant ; nous le croyons : il redouble ſes efforts ; on céde, & il nous abandonne : bagatelle. C’eſt une plaiſanterie à laquelle on eſt fait. L’inconſtance eſt très-commune entre les amans : douter que l’on peut ſe laſſer d’aimer le même objet, c’eſt mettre en doute ſi l’on doit mourir un jour. Cent mille Beautés au moins ſont dans le même cas que vous, & ſeront conſolées demain. Vous n’êtes pas riche, vous craignez la miſere, il vous ſemble déja la reſſentir. Eh ! ma chere Demoiſelle ; ſongez où vous êtes. Les hommes ſont ici trop galans pour abandonner une Belle infortunée ; ſoyez-en sûre, vous nagerez dans l’opulence, les plaiſirs & le luxe vous ſuivront ; mais il faut pour cela ſe conformer à mes conſeils. Ne vous piquez pas ſur-tout d’une ſageſſe auſtere ; la vertu conduit maintenant à l’Hôpital.

» Ce que je dis vous révolte peut-être. Prenez garde, vous ſeriez fâchée un jour de ne m’avoir pas crue. J’ai connu une jeune perſonne que des malheurs inouis précipiterent dans l’indigence. Elle voulut être toujours farouche, elle veilla ſoigneuſement à ſa conduite. Je lui remontrai en vain le tort qu’elle alloit ſe faire, à peine daigna-t-elle m’écouter. Sçavez-vous ce qui arriva ? La ſotte fut trop contente de trouver une vieille Dame qui la prit pour fille-de-chambre, & qui la renferma avec elle dans un cloître, où elle eſt encore, tandis qu’elle auroit pour le moins un caroſſe & deux grands laquais derriere ».

« Que cet exemple ſerve à vous inſtruire. Je veux bien, ma chere enfant, m’intéreſſer à votre ſort. Soyez tranquille : je me charge de vous rendre heureuſe ; avant qu’il ſoit peu vous ſerez riche, & vous me remercierez ».

Mon héroïne, attentive au diſcours de Madame Commode, goûta ſes avis, après une légere réſiſtance. « Oui, s’écria-t-elle, vous m’éclairez. Je veux vous regarder déſormais comme une fidele amie. Ma ſituation excuſera les fautes que je ferai. Si j’étois riche, je chérirois la vertu : je ne ſuis donc pas ſi coupable. »


CHAPITRE XVIII.

Coups de Théâtre.


La reſpectable Madame Commode conſeilla à Lucette de ſe faire voir aux Promenades, aux Spectacles, & d’être toujours miſe comme les Dames du haut ton, qui copient ſi bien les filles du monde. Aidée de ſes judicieux avis, notre héroïne s’habilla comme une jeune épouſée. Elle mit du rouge, non par néceſſité, mais pour paroître de plus loin. Elle fit ſon entrée aux Tuilleries un vendredi. Madame Commode l’accompagnoit par décence. Elles parcoururent pluſieurs fois la grande allée d’un air modeſte. À l’aſpect de Lucette, nos jeunes ſémillans furent plus étourdis ; nos Seigneurs élégans, nos Marquis à vapeurs, voulurent faire les aimables, & devinrent plus mauſſades ; & les femmes recommencerent à médire. Vingt lunettes furent braquées ſur les deux nouvelles arrivées, qui marchoient d’un pas grave & en minaudant. On ſe demandoit : qui eſt-elle ? On ſe diſoit : la petite eſt charmante ; elle fera des merveilles. Madame Commodes connue de la Cour & de la Ville, annonçoit aſſez que ſa compagne n’étoit pas une Lucrèce. Elle prêtoit l’oreille à tout ce qui ſe diſoit, & obſervoit celui que les appas de Lucette frapperoient davantage.

Nos deux Dames ſe promenoient donc d’un air de Princeſſes, au milieu des tendres regards, des ſouris, des plaiſanteries & des mots à double entente. En paſſant près du grand baſſin, Lucette apperçoit à côté d’elle un cavalier dont la phyſionomie l’intrigua ; elle s’arrête un inſtant, l’obſerve, & tout-à-coup s’écrie, en courant à lui : « Quel bonheur de vous rencontrer ! Eh quoi ! Monſieur le Curé, ſous ce déguiſement ».

Je laiſſe à penſer quelle fut la confuſion du Paſteur du village de notre héroïne ; car en effet c’étoit lui. Sous prétexte d’un voyage dans la Lorraine, ſa patrie, il étoit venu ſe refaire à Paris des longs jeûnes auxquels ſon état l’obligeoit. Pour être plus libre dans ſes actions, il s’étoit débarraſſé de ſa ſoutane & du petit collet ; il ſe paroit d’un habit gris galonné, d’un chapeau gros comme le poing, & d’une épée de quatre pieds & demi. Son teint fleuri & vermeil, ſes diſcours, ſes propos en impoſoient & le faiſoient paſſer pour tout autre qu’il n’étoit. Il eut la douleur de ſe voir démaſquer en public. Des ris, des brouhahas, des huées s’élevent autour de lui ; chacun ſe preſſe pour le conſidérer ; la foule augmente à chaque inſtant. En vain prétend-il ſoutenir qu’on ſe méprend, on refuſe de l’écouter. Il ſentit à la fin le danger qui le menaçoit ; il s’échappa de ſon mieux, en jurant, en maudiſſant Lucette.

Monſieur le Curé, n’oſant plus paroître, jugea à propos de s’éloigner de Paris, & d’aller édifier ſon troupeau, qui le deſiroit depuis longtems.

Notre héroïne, excédée des queſtions qu’on lui faiſoit, s’éclipſa de la promenade avec Madame Commode. En ſortant, un laquais effronté, parfumé, dont l’habit faiſoit honte à celui de plus d’un honnête homme, vint ſans façon la regarder ſous le nez. Sa conductrice alloit s’emporter contre l’inſolence du laquais Petit-maître ; mais tout-à-coup Lucette pouſſe un grand cri, & lui ſaute au cou. « Quoi ! c’eſt vous ! dit-elle. Je vous retrouve, mon cher Lucas ! Que je ſuis heureuſe ! Venez tout-à-l’heure chez moi, que j’apprenne ce qui vous eſt arrivé, pourquoi je vous ai perdu. Puiſſé-je ne me ſéparer jamais de vous » !

Monſieur Lucas, enchanté de ſon bonheur, répondit de ſon mieux aux careſſes de Lucette. Il pria la Brie, ſon compagnon, de dire à leur commun maître qu’une affaire indiſpenſable l’obligeoit de s’éloigner juſqu’au ſoir, & il ſe précipita dans un Fiacre avec ſon aimable Lucette & Madame Commode.

La bonne Marchande de mode n’approuvoit point ce que venoit de faire ſon amie ; une telle rencontre lui paroiſſoit de mauvaiſe augure, & contraire aux intérêts de la ſociété. Elle diſſimula ſon ſentiment ; ſa douceur naturelle lui perſuada qu’il falloit excuſer quelquefois de tendres foibleſſes.

Notre héroïne, impatiente de ſavoir l’hiſtoire de ſon cher ami, put à peine attendre qu’il fût arrivé chez elle. Il ne tardoit pas moins à Lucas d’apprendre par quelque hazard elle ſe trouvoit à Paris, défaite de ſon air naïf & villageois, & comment elle étoit devenue une Demoiſelle pimpante. Ils modérerent un inſtant leur curioſité, afin de la ſatisfaire plus à leur aiſe. À peine entré dans la chambre de Lucette, Monſieur Lucas raconta ſes petites aventures, ſans ſe faire prier.

« Dans ma jeuneſſe je pris du goût pour le vin : cette liqueur agréable me faiſoit paſſer les plus doux momens. Vous vous rappellez, ſans doute, qu’on ne me voyoit guères danſer ſous l’ormeau avec les autres garçons du village ; j’aimois mieux me renfermer dans un cabaret ; là, le verre à la main, je chantois, je ſautois, j’étois content comme un petit Roi. Cependant il m’étoit impoſſible de m’empêcher de ſonger à vous. Combien de fois ai-je bu à votre ſanté ! Vous me fîtes enfin ſentir que je devois adorer autre choſe que la bouteille. Mais je ne fus pas inconſtant, je partageai mon cœur entre le vin & vous. M’étoit-il permis de conſerver ma raiſon, puiſque je chériſſois chaque jour tout ce qui nous la fait perdre ? Il m’arrivoit ſouvent de me débarraſſer d’un fardeau qui, m’a-t-on dit, ne ſert qu’à rendre les hommes malheureux. J’ai remarqué qu’alors j’étois plus content : ſans ſoucis, ſans inquiétude, je paſſois la journée entiere, ou je m’endormois profondément. Ne devroit-on pas faire comme moi, & ſe mettre en état de rire des maux & des chagrins de la vie ?

» Un jour que je m’étois enivré, ſelon ma louable coutume, quelques ſoldats me rencontrerent ; ils m’offrirent bouteille, je l’acceptai. Dans nos tranſports bachiques, ils me propoſerent de ſervir le Roi ; je n’avois pas beſoin d’une cocarde pour lui être attaché : mais ils me firent comprendre que je pourrois mieux lui montrer mon amour. Je goûtai leur raiſon & je fus engagé. La joie redoubla. Je voulus célébrer mon entrée dans le Militaire ; mes forces me manquerent, plutôt que le courage, je tombai ſous la table. Le lendemain je fus fort étonné, lorſqu’on m’apprit ce que j’avois fait. J’eus beau proreſter qu’on m’avoit ſurpris ; j’eus beau répandre des larmes : mes menaces, mes efforts, mes cris, mes prieres, tout fut inutile ; il fallut partir. Je ſouffris beaucoup avant que d’arriver à la Rochelle, où notre Régiment étoit en garniſon. L’on me mit auſſi-tôt le mouſquet ſur l’épaule, & dès cinq heures du matin, qu’il plût ou qu’il gelât, je me trouvois en rang d’oignon avec de pauvres hères comme moi. Un ſergent inhumain nous apprenoit à faire l’exercice, & nous régaloit très ſouvent de coups de canne. Hélas ! m’écriai-je quelquefois, que ſont devenues les promeſſes que l’on m’a faites ! Je ne m’apperçois que trop qu’il eſt plus d’un état où l’on ne ſe pique pas de tenir parole.

» Je me laſſai bientôt du métier fatiguant de ſoldat. J’engageai deux de mes camarades à me ſuivre, & nous déſertâmes. Notre deſſein étoit de paſſer en Suiſſe. Mes compagnons changerent d’avis : nous nous ſéparâmes, & j’ignore ce qu’ils ſont devenus. Peut-être n’ont-ils pû l’échapper auſſi belle que moi, peut-être ont-ils eu la tête caſſée. Rempli de frayeur, & prenant ſouvent un buiſſon pour un archer qui me pourſuivoit, j’arrivai dans un gros bourg ; j’appris dans l’auberge que le Seigneur du lieu cherchoit un laquais ; je fus m’offrir, ma phiſionomie lui plût, & il m’agréa.

» Je paſſai trois mois dans le château de ce bon Seigneur, agité de terreurs paniques. Pour diſſiper mes craintes, j’eſcroquois pluſieurs bouteilles de vin, que je vuidois en cachette. Si le ſujet de mes allarmes eût ſubſiſté plus long-tems, il y a apparence que la proviſion du Seigneur campagnard n’auroit pû ſuffire ; mais heureuſement pour lui, le Roi donna une amniſtie pour tous les déſerteurs. Je me préſentai à l’Intendant de la Province, & j’eus la ſatisfaction de me voir, hors de danger, & maître de faire tout ce que bon me ſembleroit.

» J’étois d’abord réſolu de retourner dans mon village. Il me tardoit d’être auprès de ma chere Lucette. Je voulois ſervir le Roi, & me rendre utile, en cultivant les vignes, en bêchant la terre. Mais la vie de domeſtique, douce & fainéante, m’avoit paru ſi agréable, que je voulus en tâter encore, & groſſir le nombre de ces gens oiſifs que les riches entretiennent par faſte dans l’indolence, ſans faire attention qu’ils privent les campagnes de cent mille bras, dont le ſecours ſeroit ſi néceſſaire pour cultiver des champs qu’on eſt forcé de laiſſer incultes ».

Le pauvre Lucas faillit d’étouffer en voulant achever une phraſe ſi énormement longue. Lucette crut qu’il ne la finiroit jamais ; mais il en eſt enfin venu à bout, au grand contentement de notre héroïne, de Madame Commode, & peut-être du Lecteur.

« L’envie me prit de voir Paris, continua Lucas après avoir reſpiré. J’étois perſuadé que dans une auſſi grande ville je ne manquerois pas de maître. J’y ſuis depuis trois mois, & je vous promets que je m’y ſuis bien diverti. J’ai eu l’honneur de ſervir pluſieurs perſonnes, dont j’ai très-fort à me louer. Mais la félicité d’un domeſtique eſt d’appartenir à une Dame ; il eſt alors un petit Dieu. J’ai reſté quelque tems chez la Marquiſe de ***. Le premier jour que je fus entré dans ſa maiſon, elle m’appella. Imagineriez-vous ce qu’elle me vouloit ? C’étoit pour que je lui miſſe ſa chemiſe. Je rougis, je parus interdit. La Marquiſe éclata de rire, & s’écria qu’on voyoit bien que j’étois novice, puiſque j’ignorois que plus d’une Ducheſſe, que plus d’une Baronne, &c. &c. ont un valet exprès pour l’office qu’elle exigeoit de moi. Vous voyez, ma chere Lucette, qu’il eſt agréable de nos jours d’être le domeſtique des Dames.

» Je ne vous ai point oubliée dans les différentes ſituations où je me ſuis trouvé. Je comptois vous écrire, vous peindre dans une lettre mes tranſports, mon ardeur, & combien je deſirois que la fortune me permît de m’approcher de vous. Que j’étois loin de prévoir que je vous rencontrerois dans Paris, que je vous preſſerois dans mes bras, que je collerois de nouveau mes lévres ſur cette gorge charmante » !

Monſieur Lucas s’enflammoit ; Lucette émue ſoupiroit, & gardoit le ſilence : Madame Commode comprit qu’elle devoit ſe retirer ; que deux amans ſont toujours gênés par un tiers, & qu’après une longue abſence, on a bien des choſes à ſe dire.


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CHAPITRE XIX.

Fille entretenue.


L’Amour ne nourrit point. Ceux qu’il comble de ſes plus douces ſaveurs ſont auſſi ſujets aux beſoins de la vie que les malheureux qu’il perſécute. Notre héroïne commençoit à s’appercevoir de cette vérité. Monſieur Lucas, ſongeant peu au lendemain, avoit dépenſé le produit de ſes gages, & au-delà ; il ne pouvoit que ſoupirer. Madame Commode étoit interdite & de mauvaiſe humeur ; & Lucette mortifiée regrettoit le château de Mondor, Mais le ciel fit ſuccéder tout-à-coup à leur abattement l’allégreſſe la plus vive. Il envoya à Lucette un généreux Protecteur, qui fit plus que partager ſon bien avec elle.

Harpagon, riche Négociant, la vit par haſard, & en fut enchanté. Son cœur s’enflamma malgré lui ; il voulut en vain combattre ſes deſirs, il fut contraint de céder. Harpagon étoit d’une avarice affreuſe, il ſe reprochoit juſqu’au néceſſaire. Sa femme n’avoit pû réuſſir à le corriger ; on auroit pris ſes enfans pour les fils de quelque pauvre Artiſan. Cet homme ſi avare & ſi mépriſable, ne laiſſa pas de prétendre au cœur de Lucette. Il ſe douta bien qu’il lui en coûteroit cher : il frémit, & l’amour, ou quelque choſe de plus fort encore, s’emparant tout-à-fait de lui, il réſolut de prodiguer à ſa maitreſſe ce qu’il refuſoit à ſes enfans ; à ſon épouſe, & à lui-même. Notre héroïne reçut un matin ce billet :

« Je ne ſçais ſi le Diable s’en mêle ; mais je vous dirai, Mademoiſelle, qu’on ne peut vous aimer davantage que moi. Un homme qui a grande famille devroit être raiſonnable. Voilà ce que c’eſt que d’être jolie : on ſe fait adorer par-tout, en dépit qu’on en ait. Je ne ſuis pas riche, mais cependant je ſuis en état de reconnoître vos bontés, s’il le faut abſolument. Marquez-moi s’il me ſera permis de vous rendre viſite, & de me déclarer votre petit ſerviteur ». Harpagon.

Lucette répondit, ſous la dictée de Madame Commode, qu’on lui faiſoit bien de l’honneur de jetter les yeux ſur elle ; & qu’elle n’avoit point coutume de refuſer les gens eſtimables.

Elle ſe prépara pour recevoir Harpagon. Madame Commode eut ſoin que rien ne manquât à ſa toilette, & lui donna de judicieux avis. Le nouvel amant ne manqua pas de venir rendre ſes hommages. On fut étonné de le voir vétu ſi uniment ; & on réſolut de ſavoir ſi ſon principal mérite étoit dans ſa bourſe. Notre héroïne écouta ſes diſcours paſſionnés ; elle feignit de douter de la ſincérité de ſon ardeur. Harpagon ravi, enchanté, ne ſe connoiſſant plus, lui mit dans la main un rouleau de louis. À cette preuve d’amour, non équivoque, l’on s’attendrit, & l’on promit de le rendre heureux. Il auroit bien voulu être récompenſé tout de ſuite de la ſomme exceſſive qu’il donnoit ; mais force lui fut d’attendre. Lucette étoit trop inſtruite pour ignorer que la réſiſtance ajoûte un nouveau prix à ce qu’on accorde. Enfin il s’arracha d’auprès de ſa maîtreſſe plus amoureux qu’il n’avoit jamais été. En ſortant il ſoupira ; je crois que Lucette n’en fut pas la ſeule cauſe : la moitié de ſon ſoupir fut au moins pour ſon cher argent.

Après avoir long-tems deſiré de légères faveurs ; après qu’il eut prouvé par ſes préſens la vivacité de ſa paſſion, il entrevit l’inſtant propice ; il s’enhardit : l’heure du berger ſonna, & il cueillit une ample moiſſon de roſes & de myrthes.

La poſſeſſion de Lucette redoubla ſa flamme : pour ſe l’attacher il lui fit une penſion, qu’il lui payoit avec ſoin chaque mois. Elle en tiroit auſſi quelques bagatelles, qui, jointes enſemble, ne laiſſoient pas de faire un objet ; mais Harpagon étoit parvenu à ne rien regretter de ce qu’il donnoit à la maîtreſſe de ſon cœur. Il n’étoit avare qu’au ſein de ſa famille. Il refuſoit les moindres choſes à ſa femme, à ſes enfans tandis qu’il procuroit une vaſte opulence à Lucette, à une fille dont il avoit tout lieu de ne pas admirer la ſageſſe.

Le Lecteur incrédule ſe recriera contre un pareil miracle ; il doit être perſuadé que je n’avance rien. L’on ne voit que trop, de nos jours, des prodiges ſemblables.


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CHAPITRE XX.

S’y tiendra-t-elle ?


Voila donc notre héroïne à l’abri de l’indigence. Harpagon ſe fait un plaiſir d’exaucer tous ſes vœux : elle n’a qu’à déſirer. Elle lui promet de n’aimer jamais que lui, de fuir les offres & les galanteries du reſte des hommes. Il l’adore, chaque jour augmente ſa tendreſſe. Il eſt ſon cher ami, ſon bienfaiteur ; mais s’y tiendra-t-elle ?

Monſieur Lucas venoit ſouvent en ſecret jouir du bonheur qu’Harpagon payoit ſi cher. Il devoit avoir le pas ſur lui ; l’ancienneté de ſon amour lui donnoit des prérogatives, & Lucette l’en faiſoit reſſouvenir. L’or ni l’argent ne font point gagner le cœur des belles : ils empêchent qu’on ait la force de nous être ſévères ; mais ils ne ſauroient obliger celles à qui nous les préſentons de ſe pénétrer en notre faveur de ces tendres ſentimens qui charment les ames délicates, & ſans leſquels on ne goûte qu’un plaiſir momentané. Lucas étoit plus fortuné qu’Harpagon avec toutes ſes richeſſes : lorſque notre héroïne lui ſourioit, il étoit ſûr qu’elle ne ſe faiſoit aucune violence. Il ne pouvoit ſe dire : peut-être que ſans mon or elle me dédaigneroit.

Lucette fit uſage des dons du Négociant pour s’habiller richement & avec goût. Elle ſuivoit ſans peine l’avis de Madame Commode, qui lui conſeilloit de chercher à plaire. Elle deſiroit une plus grande aiſance, imaginoit mille douceurs à poſſéder un caroſſe élégant, à faire rougir la marquiſe indigente, & à faire autant de dépenſe que la Ducheſſe orgueilleuſe. Ce que lui donnoit Harpagon ne reſtoit pas long-tems entre ſes mains. Sa parure, ſa table, ſes folies, le lui abſorboient bientôt.

Elle continua de ſe montrer aux promenades. Là, elle prenoit un petit air enfantin ; elle déployoit ſes grâces, ſon enjouement, ſouriant à droite, à gauche. Ses charmes attirerent autour d’elle un eſſein d’adorateurs. Elle avoit l’art de répondre à leurs diſcours ; d’encourager celui-ci, d’arrêter l’autre prêt à ſe rebuter, elle minaudoit lorſqu’elle ne ſavoit que dire. Enfin Lucette étoit devenue une fille divine, & digne d’avoir la vogue. Harpagon admiroit ſes progrès. Il prenoit ſes efforts de coquetterie pour un ardent deſir de l’enchaîner, & par reconnoiſſance, il redoubloit ſes préſens.

Notre héroïne aimoit à la fureur le ſpectacle, & ſur-tout la Comédie Françoiſe : (je ſupplie le Lecteur de lui pardonner ce goût biſarre à meſure qu’elle ſe formera, j’aurai ſoin qu’elle ſuive la mode). Sûre d’être remarquée, elle s’y montroit les jours diſtingués par l’uſage, où de bons Acteurs doivent jouer d’excellentes pièces.

Madame Commode, que ſon état répandoit dans le monde, la ſecondoit de ſon mieux. Elle vantoit ſa bonne amie à toutes ſes connoiſſances. « Cette pauvre fille, diſoit-elle, eſt d’une ſageſſe exemplaire ; ſes malheurs ſont inouïs : elle eſt orpheline, & n’écoute point les fleurettes : c’eſt un phènix.


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CHAPITRE XXI.

Infidélités.


« Oui, mon cher ami, perſonne ne me fut plus cher que vous. Ce ne ſont pas les dons que vous me faites qui font naître ma tendreſſe ; je ſuis jalouſe de poſſéder votre cœur, & non vos biens. Gardez ces préſens qui ne ſauroient me flatter ! mais aimez-moi davantage. Votre amour ſeul fait ma félicité ; puiſſe-t-il durer autant que le mien ! Qui ? moi, prêter l’oreille aux diſcours d’un amant ! ſouffrir à mes côtés un autre que vous ! Non, je le proteſte, je le jure, j’en fais ſerment, je languis lorſque je ne vous vois pas. Tous les hommes enſemble valent-ils mon cher Harpagon.

C’eſt ainſi que parloit Lucette à l’amoureux Négociant, en l’accablant des plus tendres careſſes. Il la preſſoit d’agréer une nouvelle preuve de ſon ardeur ; elle l’acceptoit en la refuſant. Elle lui proteſtoit de m’aimer que lui, lorſqu’elle l’auroit voulu bien loin, tandis qu’un rival fortuné attendoit avec impatience l’heure où il devoit la poſſéder, & recevoir le prix de ſon amour, & de ſes louis d’or.

Ce nouvel adorateur des charmes de notre héroïne, étoit le Chevalier d’Illi, fameux par ſes débauches. Une foule de créanciers le pourſuivoient & ſe plaignoient d’avoir été trompés ; l’un l’accuſoit de ſa miſere, l’autre réclamoit ſa promeſſe ; celui-ci le conjuroit de le contenter au moins en partie ; celui-là s’abandonnoit au déſeſpoir. Mais le Chevalier, ſourd à leurs cris, ſe rioit de leurs plaintes, de leurs menaces ; il ne trouvoit rien de ſi ridicule que de payer ſes dettes ; il laiſſoit cette foibleſſe aux gens du peuple, ou à ceux qui ſe piquent encore de faire les ſages ; il ne ſe ſervoit de ſon argent que pour ſes plaiſirs, & croyoit ne pouvoir mieux l’employer. Il pria Madame Commode de s’intéreſſer en ſa faveur auprès de Lucette. Elle ſe ſeroit fait conſcience de le chagriner ; c’étoit, à ſon avis, le meilleur garçon du monde. Il lui donna cinquante louis pour remettre à la Belle, & dès le lendemain, on lui rapporta que ſon mérite avoit fait impreſſion, & que s’il ſe préſentoit chez Mademoiſelle Lucette, à huit heures du ſoir, il ne pouvoit manquer d’être bien reçu.

Harpagon ſortit enfin, perſuadé que Lucette étoit folle de lui ; il fit place au chevalier qui ne manqua pas d’arriver à l’heure préciſe. Notre héroïne l’attendoit avec tous ſes attraits, ouvrages de la nature & de l’Art. On fit ſonner bien haut ce qu’on faiſoit pour lui ; il demanda qu’on ſe rendît plus coupable, & l’on jugea à propos d’appointer ſa requête. Le Chevalier n’eut point lieu de regretter ſes préſens ni ceux qu’il fit par la ſuite. Lucette le convainquit avec adreſſe, qu’il étoit l’amant préféré. Comment ne l’auroit-il pas cru ? Elle flattoit ſon amour-propre ; il fut auſſi dupe que le Négociant. Un troiſième vint bientôt partager ſon bonheur que chacun s’imaginoit de poſſéder ſeul.

Un certain Monſieur Maſſif, qui de ſimple Rat-de-cave, étoit parvenu à une place conſidérable dans la Finance, fut ſéduit, enflammé, pétrifié, à la vûe de notre héroïne ; elle lui parut un friand morceau, il réſolut d’en tâter. Il l’aborda pluſieurs fois humblement en ſe mordant les lévres, en s’enflant dans ſa petite taille. Ses diſcours ſérieux & comiques, ſa balourdiſe, ſon air empeſé & ruſtre ennuyerent à périr celle qu’il prétendoit charmer. Voyant que le récit de ſon tendre martyre ne la portoit point à la

douceur, qu’une étincelle du feu qui
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du Libertinage.

l’enflammoit, ne rejailliſſoit point ſur Lucette, il réſolut de frapper le dernier coup, & de recourir à des armes qui fléchiſſent la plus cruelle. Il lui envoya cette lettre :

Mademoiselle,

« Il vous plaira recevoir par la préſente une lettre de change payable à vûe, montante à la ſomme de 2500 liv. valeur reçue comptant. Songez au plus humble des vôtres. » Massif.

Ce langage énergique fit impreſſion ; elle penſa qu’un homme qui écrivoit ſi bien devoit avoir de l’eſprit & du mérite ; ſa figure lui parut ſupportable. Elle ſe reſſouvint qu’on lui avoit dit que tous les gens à talens n’avoient pas trop à ſe louer de la Nature. Maſſif ſuivit de près ſa lettre ; on le trouva moins gauche, & moins lourd ; on s’étonna de n’avoir pas apperçu plutôt en lui mille belles qualités. On lui ſourit, on fut ſenſible à ſes careſſes ; il vit briller la joie dans les yeux de ſa maîtreſſe ; il y vit ſuccéder tour à tour la vivacité du deſir, & une tendre langueur. Enfin, il fut convaincu qu’il s’étoit ſervi d’un moyen excellent, & ſans lequel on court riſque de ſe conſumer vainement en ſoupirs. Heureux celui qui poſſede le ſecret du demi-Financier & qui peut le mettre en uſage ! mais plus heureux encore celui qu’on en diſpenſe !

Fin de la premiere Partie.
LUCETTE,
OU
LES PROGRÈS
DU
LIBERTINAGE

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LUCETTE
OU
LES PROGRÈS
DU LIBERTINAGE.
SECONDE PARTIE.
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CHAPITRE PREMIER.

Amour Romaneſque.



L E Lecteur a grand tort, s’il penſe que mon héroïne oublie Monſieur Lucas. Elle eſt loin de ſonger à une pareille inconſtance. Il lui eſt plus cher que jamais. Je doute même qu’il fût en ſon pouvoir de ceſſer [de] l’aimer ; & quand même elle le pourroit, voudroit-elle renoncer à un amour qui fait tout le bonheur de ſa vie ?

Je ne veux point imiter ces Auteurs qui inondent Paris de Romans frivoles. Leurs héros langoureux ſoupirent dès la premiere page, & leur amour ne finit qu’avec le livre. Ils prétendent nous amuſer par un fade récit des tourmens qu’endure une Belle, épriſe du mérite d’un galant Cavalier, qui, de ſon côté, ſe conſume pour ſes beaux yeux : laiſſons-les remplir quatre cents pages de déclarations, de mépris, de ruptures, de raccommodemens, de billets doux ; ils font bailler plus d’un Lecteur qui croit admirer & s’attendrir. Qu’on me permette pourtant de rendre ici juſtice à la fidélité de Lucette. Son amour paroîtra romaneſque, d’accord ; mais puiſque je veux peindre toutes les foibleſſes auxquelles nous ſommes ſujets, dois-je taire celle qui ſéduit la Nature entiere ?

Lucette n’étoit contente qu’auprès de ſon cher Lucas, elle y ſongeoit ſans ceſſe ; tout lui retraçoit un objet aimé. Pour elle les plaiſirs ceſſoient d’être tels quand il falloit les goûter ſans Lucas. Si Harpagon, ſi Maſſif &c. &c. l’ont vue plongée dans une tendre ivreſſe, ſe livrer à leurs tranſports, c’eſt qu’alors une douce illuſion s’emparoit de ſes ſens ; elle ſe retraçoit un bonheur paſſé, ou à venir ; elle croyoit preſſer dans ſes bras l’amant pour qui ſeul elle voudroit exiſter.

Monſieur Lucas n’étoit pas moins épris de notre héroïne. Il avoit coutume de la viſiter chaque jour, il lui prodiguoit des plaiſirs dont rien n’altéroit la douceur : ſes rivaux n’avoient que l’apparence, mais lui jouiſſoit de la réalité. Son habit de livrée ne faiſoit aucune peine à Lucette. Eh ! que lui importoit de quelle façon fût mis ſon cher Lucas, pourvû qu’il l’aimât toujours ? Elle exigeoit ſeulement qu’il vînt ſouvent l’aſſurer de ſa tendreſſe, & qu’il eût ſoin de n’arriver qu’à la brune.

De quelles inquiétudes ne fut-elle pas ſaiſie, lorſque quinze jours s’écoulerent ſans quelle eût vû ſon amant, ſans recevoir de ſes nouvelles ? La crainte & la jalouſie l’agiterent tour-à-tour. Elle pleuroit en ſecret la perte de ſon ami, quand elle ſentit que des bras s’entrelaçoient autour d’elle ; la joie ſuccéda bientôt à la douleur, dès qu’elle eût jetté les yeux ſur celui qui l’accabloit de careſſes ; c’étoit Monſieur Lucas. Elle voulut en vain lui reprocher les chagrins qu’une ſi longue abſence lui avoit cauſés ; ſa voix expira ſur ſes lévres ; ſes yeux ſe remplirent de larmes délicieuſes & ſe fermerent ; elle n’eut de force que pour s’abandonner au doux ſentiment qui vint s’emparer de ſon être. Revenue de ſon trouble, de ſon ivreſſe, elle conſidére ſon amant ; mais elle jette un cri de ſurpriſe : elle s’apperçoit qu’il eſt couvert d’or des pieds juſqu’à la tête.

Ce n’eſt plus ce Lucas triſtement accablé ſous le poids d’une lourde livrée, bigarrée de diverſes couleurs ; c’eſt un Petit-Maître élégant. Son habit charme la vue par ſa ſymétrie & par ſon bon goût ; il paroît fait par la main des Grâces : il eſt d’un drap gris, galonné à la Grecque, & la doublure eſt d’une étoffe de ſoie rouge. Un chapeau bordé lui couvre l’oreille gauche ; ſa bourſe, qui paroît attachée au ſommet de ſa tête, eſt poudrée à blanc, & lui cache les épaules ; ſon épée, plus grande que lui, a la botte du bretteur, & un fourreau verd ; le bruit des breloques de ſa montre l’annonce de deux cents pas. En tournant ſur un talon & en minaudant, il apprit à Lucette par quel prodige il ſe voyoit un homme du bon ton.

« La Ducheſſe de ***, lui dit-il, & la Comteſſe de ***, vont ſouvent chez le Seigneur que je ſervois. Je remarquai pluſieurs fois que ces deux Dames me regardoient. Cette découverte m’engagea de redoubler tous mes ſoins, pour achever de me rendre joli garçon. Je ne me bornai point à vouloir plaire à une ſeule ; je formai le deſſein de les charmer toutes deux : l’entrepriſe étoit difficile ; leur caractere étoit bien différent l’un de l’autre. La Ducheſſe de ***, a la démarche grave, l’air fier & hautain ; elle eſt dévote, & peut avoir quarante cinq ans. La Comteſſe de *** eſt jeune & belle, vive & légere, enjouée & coquette. Cependant, comme elles me lorgnoient ; je me mis dans la tête que je pourrois parvenir à les obliger de m’accorder au moins leur protection. Mon Maître m’envoya porter une lettre à la Comteſſe ; je la trouvai ſeule, il me prit un petit friſſon ; mais je rappellai bientôt mon audace. Ah ! c’eſt vous, Champagne, me dit elle en riant ? Eh ! bien, comment vont les plaiſirs ? un jeune garçon comme vous ne doit pas manquer de maîtreſſe ! — Je vous proteſte pourtant, Madame, que je n’en ai aucune. — En êtes-vous fâché ? Oui, l’on eſt jeune, il faut un amuſement. Mon ſilence répondoit pour moi. Oh ! çà, continua la Comteſſe, en me regardant fixement, je veux vous en donner une de ma main. Soyez ſage, on s’intéreſſe à vous : revenez dans huit jours ; j’ai des réflexions à faire, j’ai quelqu’un à congédier dont je ne ſuis plus contente.

» J’avois ouï dire qu’il eſt des femmes de la premiere diſtinction qui ont des bontés pour des gens qui ne valent guères mieux que moi, & je conclus en moi-même que la Comteſſe m’avoit peut-être jugé digne des ſiennes. Mille chimeres me paſſerent par la tête. Je ne déſirois une fortune brillante que pour avoir la douceur de la partager avec vous, ma charmante Lucette.

» J’aurois bien voulu ſçavoir ſi la Ducheſſe penſoit auſſi avantageuſement ſur mon compte ; je ne tardai pas à m’en éclaircir. Elle vint dîner à l’Hôtel ; après le repas, elle voulut aller ſeule prendre l’air dans le jardin. Elle m’apperçoit dans une allée retirée, où je rêvois à mes bonnes fortunes : elle m’appella, & je l’abordai reſpectueuſement. Eh ! bien, Champagne, me dit-elle, d’un ton myſtique : Vous conduiſez-vous avec ſageſſe ? le ſéjour de Paris eſt dangereux, on y trouve mille occaſions de mal-faire. — Hélas, Madame, je les évite de mon mieux. — Se pourroit-il qu’un jeune homme eût ſoin de fuir le libertinage ? j’ai peine à vous croire. — Je fais mon poſſible, Madame, pour me bien conduire, & j’oſe me flatter de réuſſir un peu. — Du moins votre cœur a-t-il été ſenſible aux attraits de quelques Beautés ? — Non, Madame ; d’ailleurs un pauvre garçon tel que moi, ſoupireroit vainement. — Ne dites pas cela, Monſieur Champagne : vous me charmez ! Un cœur tout neuf ! c’eſt un tréſor » !

» Vous méritez qu’on vous veuille du bien. Je ferai votre fortune, à cauſe de vos vertus. Quelqu’un parut au bout du jardin ; la Ducheſſe n’eut que le tems de me ſourire ; elle me tourna le dos, & tira ſes heures dans leſquelles elle feignit de lire.

» Je fus pénétré de joie après cet entretien ; je crus pouvoir compter ſur la protection de la Ducheſſe. Je me peignis le plaiſir qu’on devoit goûter à ſe voir l’ami d’une grande Dame ; je n’oſois pourtant me promettre un bonheur auſſi complet. Elle a une telle réputation de ſageſſe ; ſes habits lugubres, ſes coîffes de batiſte, ſes aumônes publiques annonçent une dévotion ſi exemplaire qu’on ſe feroit lapider, ſi l’on en doutoit. Au moins, me diſois-je, je dois être sûr qu’elle s’intéreſſe à mon ſort.

» J’eus bientôt lieu de douter de l’effet de mes charmes ſur la Ducheſſe, & d’être convaincu qu’elle m’avoit fait des promeſſes de grand Seigneur. Je vis tout-à-coup mes eſpérances détruites, ma petite fortune renverſée.

» La Comteſſe de ***, faiſoit à chaque inſtant mon éloge. Champagne, diſoit-elle, eſt un garçon accompli, vif, alerte, prompt & fidéle. Quand on la plaiſantoit ſur l’intérêt qu’elle ſembloit prendre à ma perſonne, elle répondoit avec eſprit & faiſoit de nouveau mon panégyrique. La Ducheſſe, au contraire, s’écrioit que j’étois balourd, imbécile, un tant ſoit peu ivrogne ; elle plaignoit mon Maître d’avoir un ſi mauvais Sujet : enfin elle en dit tant, que, deux jours après la converſation du jardin, l’on jugea à propos de me mettre à la porte.

» Je me trouvai donc ſur le pavé, preſque ſans reſſource. C’eſt alors que je maudis mon ſot orgueil, qui m’avoit fait eſpérer tant de félicités. Pardon, ma divine Lucette, ſi je n’ai point eu recours à vous, ſi je vous ai caché l’embarras que je craignois d’éprouver. J’étois bien sûr que vous auriez éloigné de moi l’indigence ; mais je craignois de vous chagriner en vous apprenant ma ſituation ; je craignois que mon amour ne parût alors intéreſſé.

» Plongé dans une profonde mélancolie, je rêvois ſans ſonger à rien, lorſqu’un des gens de la Ducheſſe de *** m’aborda, & m’apprit que ſa Maîtreſſe vouloit me parler. J’y vole au plutôt ; on m’annonce, j’entre. Elle étoit dans ſon Oratoire. Vous voyez, me dit-elle, ce que j’ai déja fait pour vous, & l’envie qu’on a de vous rendre ſervice. Étonné d’un pareil langage, j’allois lui répondre que juſqu’à préſent… Elle m’interrompit en me mettant une bourſe dans la main. — Tenez, je m’intéreſſe aux malheureux ; habillez-vous de maniere que l’on puiſſe ſans honte vous voir quelquefois. Si vous êtes diſcret, rien ne vous manquera. Je la remerciai le mieux qu’il me fut poſſible, & je courus chez un Tailleur. Je retournai le lendemain chez la Ducheſſe, je la trouvai encore dans ſon Oratoire, couchée mollement ſur un canapé voluptueux. Elle fut enchantée de me voir ſi bien paré, & m’ordonna de m’aſſeoir à côté d’elle. Que vous dirai-je de plus ? La Ducheſſe a lieu de ſe louer de ma perſonne : pour reconnoître mes ſoins, elle me fait un revenu fort honnête. Elle veut que chaque ſemaine je lui rende viſite, & me recommande ſur-tout de garder le ſilence. Elle n’a dit tant de mal de moi, & ne m’a fait chaſſer de chez mon ancien Maître, qu’afin qu’on ne ſe doute jamais que j’ai l’honneur d’être ſi avant dans ſes bonnes grâces.

» Je me ſouvins d’aller chez la Comteſſe. Elle me trouva à merveille, dans ma nouvelle décoration. Elle me dit que j’étois ſi bien comme cela, qu’elle vouloit me mettre en état d’y reſter toujours. Je bégayai un remerciment ; ſes yeux s’animerent, elle me prit la main, des mots entrecoupés, ſon trouble, ſon ſilence, m’apprirent que tout m’étoit permis ; l’on encouragea mes attaques timides, & je comblai les deſirs de la Comteſſe.

» Me voilà donc enrichi par les dons de deux femmes qui m’adorent. Je ſuis au rang de ces mortels heureux à qui l’on prodigue non-ſeulement les faveurs les plus délicieuſes ; mais à qui l’on rend la fortune favorable, & qu’on entretient dans l’aiſance : ils jouiſſent d’un bonheur qu’on ne ſçauroit trop envier, & d’une partie duquel tant de gens ſe contenteroient ».

Notre héroïne prit part à la deſtinée agréable de Monſieur Lucas ; s’il lui avoit été poſſible, elle l’auroit aimé davantage à cauſe de la reſſemblance de ſa fortune & de la ſienne : elle s’étonna qu’il y eût des hommes entretenus comme des femmes. Lucas lui apprit que rien n’étoit ſi commun dans le monde : ils ſe moquerent beaucoup de la folie de ceux qui s’imaginent donner de l’amour en faiſant des préſens ; & qui ne ſongent pas que les tendres objets qu’ils enrichiſſent, ſe ſervent de leurs dons pour ſe réjouir loin d’eux & pour rire à leurs dépens.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE II.

Lucette joue un grand Rôle.


LE tems arriva où notre héroïne devoit ſortir de l’obſcurité dans laquelle elle étoit plongée. Nous l’avons vûe juſqu’ici vivre en ſimple particuliere, mener un train honnête & bourgeois, mais à préſent elle peut aller de pair avec la Financiere, & la Dame du plus haut ton. Nous allons jetter ſur ſon nouvel état un coup d’œil reſpectueux,

Un des grands Seigneurs d’Allemagne, auſſi riche que noble ; le Prince de ***, fit le tour de l’Europe par curioſité, ſe croyant animé du deſir de s’inſtruire. On admira ſon mérite par-tout où il paſſa, & l’on jugea qu’il ſeroit un grand homme. Pour acquérir de la célébrité, le Prince de *** prenoit les uſages des lieux où il ſe trouvoit. En Angleterre il étoit politique, & bûvoit du Punsh ; en Hollande il vanta l’État Républicain, & les fromages ; il entaſſa en Eſpagne ſuperlatif ſur ſuperlatif, & reſpecta les Moines ; à Gênes & à Veniſe, il donnoit le pas aux nobles, & jouoit gros jeu ; en Italie, il prit des meſures dans ſes intrigues amoureuſes, s’extaſia en entendant leurs concetti, & baiſa la mule du Pape. Il finit ſes voyages par la France. Il l’avoit réſervée pour la derniere, comme la plus curieuſe. Les beautés de Paris l’enchanterent : après les avoir parcourues légerement ; il voulut imiter, ſelon ſa coutume, ce qu’il voyoit faire. Pour copier tout d’un coup les grands Seigneurs François, il réſolut de s’attacher une Beauté peu farouche, & de manger ſes revenus avec elle.

Incertain ſur qui tomberoit ſon choix, voulant ſe faire conſidérer au plutôt, & craignant de ſe rendre ridicule s’il tardoit long-tems, il apperçut Lucette au ſpectacle ; ſon regard tendre & malin, un ſouris enchanteur, un minois fripon, éveillé, ſa gorge bondiſſante, plus blanche que la gaze légere qui la couvre à demi, des bras potelés, & une main charmante, une taille fine & dégagée, trouverent ſans peine le chemin de ſon cœur. Toute la perſonne de notre héroïne enflamma le Prince de *** ; il ſçut bientôt qu’elle ne paſſoit pas pour la ſévérité même, & il s’en réjouit. Il jugea qu’il ne pouvoit mieux choiſir ; qu’une telle Beauté étoit digne de le rendre célèbre, & méritoit qu’on quittât en ſa faveur les mœurs étrangeres.

Dès le lendemain, le Prince de *** fut chez Lucette ; il lui apprit le pouvoir de ſes attraits : il lui dit : Que voulant montrer qu’il ſavoit les coutumes françoiſes, il avoit deſſein de prendre une maîtreſſe ; qu’il lui accordoit la préférence ; qu’il lui donneroit mille écus par mois, un hôtel, des équipages, &c. Étonnée d’une viſite auſſi conſidérable. Lucette écouta reſpectueuſement le Prince de ***. Elle n’eut pas beſoin de conſulter ſa bonne amie, Madame Commode, pour accepter ſes offres ; elle aſſura le Prince de ſa reconnoiſſance & de ſa fidélité ; il la trouva plus charmante encore qu’il n’avoit cru, & ſe convainquit combien ſon bonheur étoit parfait.

Les amans vulgaires de notre héroïne furent interdits d’avoir un ſi grand Seigneur pour rival ; ils n’étoient point en état de lutter contre lui ; ils ſe fondirent, ils s’éclipſerent à l’aſpect du Prince de *** : de même le ſoleil fait évanouir, en paroiſſant, les brouillards du matin. Monſieur Harpagon eut bien de la peine à prendre congé. Le pauvre homme penſa devenir fou lorſqu’il ſe vit contraint d’abandonner ſa chère amie, qui lui donna à la hâte ſa derniere audience. Son plus grand chagrin fut d’avoir dépenſé des ſommes conſidérables. Il avoit dérangé inſenſiblement ſes affaires ; il ſe trouva réduit à faire une faillite honnête, c’eſt-à-dire, qu’il fit banqueroute ſans s’enrichir. On ne pouvoit aſſez s’étonner qu’un Négociant, jadis à ſon aiſe, & d’une avarice prodigieuſe, pût tomber tout d’un coup dans l’indigence. L’Amour s’applaudiſſoit, & connoiſſoit bien là ſon ouvrage.

Monſieur Lucas eut plus d’audace que les autres. Le rang de ſon rival ne l’effraya pas ; il crut que la naiſſance & la fortune ne ſçauroient faire oublier à une amante l’objet chéri : il tint ferme, & eut l’honneur de partager avec le Prince.

Lucette, aſſez inſtruite pourtant de ce qui ſe paſſoit dans le monde, fut d’abord inquiette de ſa grandeur. Elle craignoit qu’on ne lui fît un crime de s’égaler aux Dames du premier rang. Le Prince, quoiqu’étranger, lui montra le ridicule de ſes terreurs paniques : pour achever de la tranquiliſer, il lui cita pluſieurs exemples de filles entretenues comme elle, à qui l’on ne diſoit rien.

Notre héroïne raſſurée, s’accoutuma ſi bien à faire la Ducheſſe, que peu s’en fallut qu’elle ne ſe crût une Dame d’importance. Elle ne pouvoit faire un pas ſans ſon carroſſe ; elle devint orgueilleuſe & vaine ; d’une délicateſſe extrême : elle honoroit à peine d’un regard ou d’un ſigne de tête. Elle diſoit à chaque moment : Mes femmes, mes gens. On prétend qu’elle eut même l’effronterie de ſe faire porter un carreau dans un temple, où il étoit du bon ton d’aller : en un mot la tête lui tourna. Je prie le Lecteur de l’excuſer ; les filles de ſon état n’ont guères de cervelle, & le peu qu’elles en ont eſt ſujet à ſe tourner pour la moindre choſe. Toute autre à ſa place ſeroit devenue auſſi fière, impérieuſe, folle, & auroit tenu auſſi ſoigneuſement ſon quant à moi.

Ses gens portoient la petite livrée du Prince. Elle logeoit dans un Palais ſpacieux, meublé par la richeſſe, & par la galanterie. Ses équipages ſuperbes, élégans, éblouiſſoient, enchantoient les yeux. On y voyoit de petits Amours deſſinés de main de Maître, qui entrelaçoient, avec un fin ſourire, ſon chiffre dans celui du Prince ; une guirlande de roſes régnoit autour ; & les Grâces & les Plaiſirs le couronnoient d’un feſton de myrthe. Deux chevaux iſabelles couverts de plumets & de ſtras, traînoient avec fracas les chars de la Belle ; ils lui faiſoient traverſer rapidement Paris. Mais tout cela n’étoit rien en comparaiſon de la parure de Lucette. Les étoffes les plus précieuſes de Lyon & des Indes, ſembloient ſe diſputer l’avantage d’embellir ſes attraits. Une vaſte riviere de diamans de la plus belle eau du monde, ſe confondoit avec la blancheur raviſſante de ſa gorge ; ſes boucles d’oreilles étoient ſi peſantes qu’elles lui enfonçoient preſque la tête dans le cou. Les plus célèbres artiſtes étoient employés pour ſes plaiſirs. Aucun Fermier Général n’avoit une table mieux ſervie que la ſienne. On ne parloit dans Paris que de ſes dépenſes énormes, que de ſes travers.

Au lieu de rire de ſon luxe, au lieu de mépriſer ſa vanité, chacun s’empreſſoit de lui plaire. On couroit en foule faire mille courbettes devant elle ; on célébroit ſes grâces, ſon eſprit, ſes vertus ; on imploroit ſa protection, Les Poètes mêmes vinrent encenſer l’idole ; ils lui dédierent de gros livres, des Tragédies & des Opéra bouffons. Pour avoir l’honneur de ſe faire dire : Cela eſt divin, cela eſt charmant ; ils lui adreſſerent un déluge d’Épîtres, de Bouts-rimés, d’Anagrammes, de Sonnets, de Rondeaux, de Madrigaux, dont ils inonderent les feuilles périodiques, & ſur-tout le Mercure ; ils éleverent juſqu’au ciel ſes talens, ſon ſourire. L’un l’appelloit Cloris, l’autre Aglaé ; celui-là Reine des cœurs ; celui-ci la traitoit de Divinité, de Minerve. Enfin il n’eſt point de fadeur qu’elle n’inſpirât.

Je demande ſi elle n’eſt pas pardonnable d’avoir oublié qu’elle étoit une ſimple mortelle ? Le Lecteur, en liſant ce chapitre, doit s’appercevoir que mon livre n’eſt point tout-à-fait un Roman.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE III.

Notre héroïne ſe fait Actrice.


Nous pourrions faire comme les Chinois, nous chagriner quand il fait beau tems, dans la crainte du mauvais. Ceux qui jouiſſent d’un bonheur complet ne peuvent attendre que des revers ; ceux, au contraire, qui ſont dans l’infortune, ont lieu d’eſpérer un ſort plus tranquille. Toutes ces belles réflexions ſont pour dire au Lecteur, que tout change dans le monde, que rien n’eſt ſtable, que la félicité ne dure qu’un inſtant. Notre héroïne le connut par expérience.

Elle avoit paſſé ſix mois dans le faſte & dans l’opulence ; le Prince de *** étoit plus amoureux & plus libéral que jamais, lorſqu’il apprit la mort de ſon pere. Il fut contraint de s’arracher d’entre les bras de ſa maîtreſſe : il courut dans le fond de l’Allemagne, modérer une partie de ſa dépenſe ; mais il eut la gloire de s’être fait en France, une réputation brillante : on en parla long-tems comme d’un Seigneur aimable, qui ſavoit vivre, & que la capitale eût bientôt poli.

Lucette fut inconſolable une ſemaine entiere ; elle perdoit tout d’un coup ſa grandeur, ſes revenus. Le Lecteur penſe peut-être qu’il lui reſte encore aſſez pour paroître pluſieurs années avec éclat ; dût-il ne pas me croire, je vais lui découvrir la vérité. Notre héroïne n’avoit guères ſongé au lendemain ; elle prodiguoit d’une main ce qu’elle recevoit de l’autre ; rien n’étoit trop cher pour elle. Le départ ſubit du Prince de *** la plongea dans un grand embarras ; elle fut réduite à vendre ſes diamans pour payer ſes dettes : enfin, ſoit que dans le tems de ſa bonne fortune elle ait ménagé, comme une novice, la bourſe de ſon amant ; ou ſoit qu’elle ait beaucoup donné à Monſieur Lucas, ce qui me paroît aſſez vraiſemblable, il lui reſta à peine mille écus.

Il ne tenoit qu’à elle de finir au plutôt ſon eſpece de veuvage, de remplacer le Prince de ***. Elle étoit devenue à la mode : Financiers, Robins, Ducs, la ſollicitoient de leur faire l’honneur de les ruiner ; mais elle fut ſourde à leurs prieres. Un grand deſſein l’agitoit depuis quelque tems ; qu’on juge ſi la ſageſſe le lui inſpiroit ? Elle vouloit ſe faire Comédienne. En vain entreprend-on de la détourner d’une pareille idée ; remontrances, craintes, préjugés, tout eſt inutile. La félicité des filles de théâtre lui paroît au-deſſus de toutes celles qu’on peut goûter dans le monde : « Une Actrice, dit-elle à ceux qui veulent la faire changer de réſolution : une Actrice jouit de la douceur de montrer chaque jour ſes charmes au Public : elle entend ce doux murmure que fait naître la vûe d’un objet aimable ; elle voit le Spectateur enchanté, applaudir tour-à-tour à ſes talens & à ſes attraits ; une foule d’amans ſoupirent à ſes pieds ; on fait ſa cour à une Comédienne par goût & par vanité ; chacun lui prodigue ſes biens ; heureux celui ſur qui elle fait tomber un regard favorable !

Ainſi penſoit Lucette d’un état que l’on eſtime & que l’on mépriſe ; elle ne le voyoit que du bon côté. Si quelqu’un lui eût appris comment agiſſent les Comédiens de Province, un peu différens de ceux de Paris ; ſi l’on eût pû lui découvrir leurs cabales, leurs tracaſſeries, leur haine contre les talens ; ſi elle avoit connu leurs petites intrigues, leur orgueil ; ſi elle avoit ſçu ce qu’un débutant ſouffre de la hauteur, de la malice de ſes Confreres ; elle auroit bien vîte renoncé à un métier honorable, qui n’eſt flétri que par les vices de ceux qui l’embraſſent.

Remplie de projets, d’eſpérances ; ſa mémoire accablée d’un nombre prodigieux de rôles ſérieux ou comiques, notre héroïne partit avec gaieté pour Rouen ; les Directeurs l’avoient engagée ſur ſa bonne mine, perſuadée qu’une Actrice ſi jolie ne pouvoit manquer de réuſſir. Monſieur Lucas lui ſouhaita un heureux voyage, répandit quelques-larmes, promit de faire en ſorte de venir admirer ſes talens.

Le jour du début de Lucette fut auſſi marqué par celui d’une autre Proſélyte. Celle-ci étoit laide, mais elle donnoit une nouvelle vie aux perſonnages qu’elle repréſentoit : on croyoit les voir, les entendre ; la douleur d’Andromaque, le tendre amour de Zaïr ſembloit l’animer. Lucette n’avoit aucun talent pour le théâtre ; mais elle étoit jeune & aimable, tous les cœurs furent enchantés à ſa vûe ; elle intéreſſa. Sa compagne fit rire. Notre héroïne fut applaudie avec tranſports, & l’autre fut ſifflée à double carillon.

Un coup d’eſſai auſſi flatteur ne manqua pas de la tranſporter de joie ; elle ſe crut un prodige. Elle commença de refuſer les rôles qu’on lui donnoit ; voulut choiſir à ſa fantaiſie ; ne fut jamais de l’avis des autres ; reſſembla bientôt à tous ſes camarades ; & eut ſouvent des maladies de commande.

Elle ſe trouvoit aux aſſemblées de la troupe ; elle propoſoit vingt piéces à la fois, les rejettoit les unes après les autres ; ſe plaignoit, crioit, ſi bien que le Directeur étoit encore trop heureux de conſentir à tout ce qu’elle vouloit. On l’avertit un jour qu’on devoit lire une piéce nouvelle, que l’Auteur préſentoit lui-même ; elle fit attendre juſqu’à midi, ſelon la coutume : ſa toilette du matin l’avoit retenue. La lecture commença : elle s’entretint de parure avec ſes compagnes ; écouta leurs contes plaiſans ; dit des riens à l’oreille de l’une & de l’autre ; minauda ; répondit aux agaceries du premier & du ſecond Acteur ; éclatoit de rire, s’excuſoit, & faiſoit une plus grande ſaute. La lecture de la piéce finie, que le pauvre Auteur ſur les épines avoit récitée d’une voix tremblante à ſes reſpectables juges, il fallut recueillir les ſuffrages pour ſavoir ſi elle devoit être reçue ou non. Chacun donna ſon avis, ſelon ſes caprices ; quand le tour vint à Lucette de dire ſon ſentiment, elle fut étonnée qu’on la crût capable de ſe connoître en ouvrages d’eſprit ; elle eut beau proteſter qu’elle n’y entendoit rien, on lui dit que l’uſage vouloit que les Comédiens, habiles ou non, jugeaſſent les piéces de théâtre ; elle avoua enfin que rien n’étoit plus juſte ; elle prononça oui, pour le drame en queſtion, & il fut reçu. L’Auteur crut qu’il ne s’agiſſoit plus que d’écrire ſes rôles, pour que la piéce fût jouée : mais il ſe trompoit. L’un trouva le ſien trop froid ; l’autre ſe plaignit qu’on lui eût préféré un tel ; celui-ci décrioit ſa mémoire ; celui-là ſuppoſoit des études preſſées. En vain le pauvre Auteur ſupplioit, alloit, venoit, trottoit. Lucette même ſe rendit difficile, prit de l’humeur, elle fit faire vingt changemens à ſon rôle, & le refuſa enſuite nettement. Ce ne fut qu’à la trentième viſite que lui fit l’Auteur qu’elle ſe réſolut par grâce de lui faire l’honneur de l’accepter.

Notre héroïne joignit enfin quelques talens à ſes charmes ; attrapa l’uſage du théâtre, & profita des leçons de ſes Confreres. On la vit par-tout avec plaiſir, ſa réputation la devancent dans les villes où elle alloit ; mais comme j’ai déja dit, elle étoit belle, & c’en étoit aſſez.


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CHAPITRE IV.

Beaux ſentimens.


Si Lucette mérita les ſuffrages du Public par l’art qu’elle mit dans ſes rôles, elle s’attira ſon eſtime par ſa conduite. Bien différente de quelques Actrices, qui ſe livrent publiquement à la joie & aux plaiſirs, & des Amans deſquelles chacun pourroit faire le Catalogue Alphabétique, elle menoit une vie ſimple, honnête, uniforme ; on l’auroit priſe pour une Bourgeoiſe. Ce n’étoit qu’au théâtre qu’elle étaloit des robes ſuperbes. Elle n’imploroit point le ſecours de ſa toilette, du rouge & du blanc, pour ſe montrer hors de la ſcène : ſon air étoit doux & modeſte ; elle peignoit ſur ſon viſage l’ingénuité d’une Agnès, & marchoit les yeux baiſſés.

Un phénomène auſſi ſingulier attira l’attention de tout le monde ; elle devint le ſujet des converſations des Caffés, des Petits-maîtres, des bonnes-gens. On deſira de lui faire perdre cette vertu qui la rendoit célèbre. De mauvais plaiſans la trouverent ridicule ; mais notre héroïne les laiſſa dire, & parut encore plus réſervée. On s’étonna de lui voir jouer avec tant de feu les rôles d’Amoureuſe, pluſieurs firent inutilement leurs efforts pour lui faire reſſentir ce qu’elle exprimoit ſi bien.

Il eſt des êtres frivoles, eſpéces de papillons peints de diverſes couleurs, qui viennent au ſpectacle, non pour entendre, ni pour admirer les ouvrages des grands Maîtres ; mais pour voltiger de couliſſe en couliſſe, de Danſeuſe en Danſeuſe, d’Actrice en Actrice ; ils ſe mettent en frais de plaiſanteries fades, de diſcours doucereux & gaillards. Ces petites machines animées, qui peuvent avoir donné l’idée du mouvement perpétuel, ſont tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre : parlent auſſi haut que l’Acteur ; éclatent de rire dans l’endroit le plus touchant d’une Tragédie ; ſe placent effrontément au milieu du théâtre ; ſourient à droite, à gauche ; ſe careſſent, tendent la jambe, & reſſemblent de loin à des Pantins, placés pour la décoration.

Lucette ne jugea point à propos d’écouter leur verbiage ; au grand étonnement de ces Meſſieurs, elle fut inſenſible aux choſes fines qu’ils lui adreſſerent ; elle n’étoit occupée que de ſon rôle, & ne daignoit ſeulement pas ſourire. Ils furent obligés de l’abandonner, & trouverent aſſez de quoi ſe dédommager.

Quand quelque libertin, raſſuré par l’état de notre héroïne, oſoit lui parler ſans façon, elle prenoit un air ſi courroucé, ſi noble, ſi vertueux ; elle lui diſoit avec tant de modeſtie qu’il ſe trompoit, que le pauvre homme, pétrifié, perdoit toute ſon audace, & devenoit bientôt auſſi retenu, auſſi timide, qu’il avoit été d’abord entreprenant.

On ne l’abordoit que pour la féliciter ſur ſon jeu ; les yeux ſeuls exprimoient ce que l’on n’oſoit dire. Elle avoit bien une foule de ſoupirans ; mais ils gardoient autour d’elle un profond ſilence. Il ſe trouva pourtant des incrédules (ce ſiécle en eſt rempli) qui douterent de ſa ſageſſe. On voyoit avec ſurpriſe une Actrice ſe faire reſpecter. Nous ne ſommes plus accoutumés aux miracles.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE V.

Le derriere des Couliſſes.


Notre héroïne paroiſſoit en public comme nous l’avons vu au Chapitre précédent ; mais elle n’étoit plus la même dans le particulier. Elle goûtoit un plaiſir piquant à ſe divertir à petit bruit : elle ſe dédommageoit en cachette de l’apparence de vertu qu’elle s’impoſoit. Loin des regards du ſévere Cenſeur, du Critique malin, elle s’enivroit de plaiſir, & recevoit tour à tour dans ſes bras le Citoyen, l’Officier, le Magiſtrat. Elle dut à ſon hypocriſie une grande réputation, & des amans ſoumis & empreſſés. Elle n’entreprit de feindre avec tant d’art que pour rire des eſprits crédules, & pour duper les ſots : elle ſe contrefit ſi bien, que je penſai la croire un modele de ſageſſe, & que j’allois la propoſer comme telle. Réparons notre erreur.

Il faut que la vertu ſoit un tréſor bien eſtimable, puiſque ceux-mêmes qui la méconnoiſſent, ſe donnent tant de peines & tant de ſoins pour perſuader qu’ils la chériſſent. Lucette étoit trop enchantée de paſſer pour une Lucrèce ; il lui en revenoit de trop grands avantages, pour qu’elle pût ſe réſoudre à détromper perſonne. Elle choiſiſſoit dans le nombre de ſes adorateurs celui qui lui paroiſſoit à ſon aiſe & le plus propre à garder le ſilence ; elle l’éprouvoit longtems, & feignoit de céder à l’amour, quand, l’intérêt ſeul l’animoit. Dès qu’elle s’appercevoit de quelque refroidiſſement, elle jettoit les yeux ſur un autre de ceux qui l’idolâtroient, lui recommandoit la diſcrétion, & lui accordoit la place vacante. Enfin, jamais Actrice ne ſçut mieux jouer ſon rôle.

Orgon ne put la voir ſans reſſentir pour elle un violent amour. Il déclara ſon ardeur, ſoupira, gémit, fit des offres avantageuſes. Il parut à Lucette qu’on ne la ſoupçonneroit jamais d’être favorable à un tel amant. Elle lui permit de venir chez elle quelquefois ; & bien-tôt il n’eut plus rien à deſirer. Cet Orgon avoit au moins ſoixante ans. Il ſe croyoit encore aimable, malgré ſa toux, ſa pituite & ſa goutte. Il cachoit de ſon mieux les ravages du tems ſur ſa perſonne. On ne pouvoit lui faire une peine plus ſenſible que de le traiter de vieillard. Il portoit une perruque blonde, ſe noirciſſoit les ſourcils, & affectoit de ſauter en marchant. Il s’étoit diverti dans ſa jeuneſſe ; il en avoit pris tellement la coutume, qu’il ne pouvoit vivre ſans une bonne amie : le froid des ans n’avoit pû éteindre en lui le goût pour les femmes & pour les plaiſirs. Ce n’étoit point un vieillard farouche, bourru, grondeur ; il aimoit toujours à rire, étoit goguenard, alerte, jovial : mais il auroit dû ſonger qu’il eſt un tems pour tout. Les ſaiſons ſont différentes l’une de l’autre ; le Printems eſt couvert de fleurs, l’automne doit porter des fruits.

Rien de plus comique que de voir Orgon faire le galant auprès de Lucette. Appuyé ſur ſa béquille tremblante, il l’aſſure d’une voix caſſée que ſon ardeur ſera éternelle. S’excuſant ſur la foibleſſe de ſa vue, il porte preſque toujours ſes lunettes quand il eſt chez notre héroïne, afin ; dit-il, de pouvoir mieux admirer les charmes dont la Nature l’a douée. Quelquefois il veut faire le jeune homme, il s’attendrit à ſes genoux, geſticule, s’enflamme, & la fait pâmer de rire. Au reſte, elle ſçut faire payer au vieillard la bonté qu’elle avoit de le ſouffrir, & de feindre d’aimer ſa cacochyme & froide perſonne.

Lucette ne reſtoit qu’un an dans la même ville : elle honoroit de ſes faveurs au moins trois ou quatre citoyens des endroits où elle s’arrêtoit ; ainſi, qu’on juge du nombre des mortels qu’elle peut ſe flatter d’avoir rendu heureux. Je prie quelques-unes des Princeſſes de Théâtre, qui ont parcouru les provinces, de vouloir bien en faire l’addition ; elles ſeules peuvent y parvenir, elles n’ont qu’à calculer leurs tendres aventures.

Le Lecteur voudroit-il exiger que je lui fiſſe un détail des travers, des foibleſſes de mon héroïne ? On peut ſe les repréſenter, ſans que je les dépeigne. Des parties ſecrettes, des ſoupers fins ; entrevues ; faveurs accordées auſſi tôt que refuſées ; préſens de robes, de bijoux, d’argent ; filets tendus à propos ; caprices ; tromperies ; voilà l’abrégé de la vie de plus d’une Comédienne : c’eſt auſſi l’eſquiſſe de celle de notre héroïne. Vouloir en dire davantage, ce ſeroit entreprendre l’impoſſible, & ſe mettre à même d’écrire un gros in-folio.

Lucette eut deux amans dans une petite ville de province, dont je vais tracer ici le portrait. Ils étoient Magiſtrats, aſſez riches, & prodigues pour leurs maîtreſſes. Notre héroïne jugea à propos de s’en faire des amis. Ces deux Robins ſe regardoient comme des gens d’importance ; ils avoient autant d’orgueil l’un que l’autre, mais ils ne ſe reſſembloient point en bien des choſes. Criſippe, que Lucette aimoit le mieux, & qui payoit davantage, étoit d’une fatuité ſinguliere, vif, étourdi, parlant avec feu, prompt comme du ſalpêtre : il avoit un ſoin infini de ſon petit individu. La propreté ſembloit avoir broſſé ſon habit ; ſes cheveux longs, bouclés avec grâce, lui tomboient ſur les épaules avec dignité : parfumé des eſſences les plus agréables, ils s’annonçoit de loin, il exhaloit une douce odeur. Maragowon, l’autre Magiſtrat, étoit ſec, décharné, ſombre & rêveur : une perruque énorme le couvroit preſque tout entier ; il marchoit d’un pas grave, l’air rebarbatif, les ſourcils toujours froncés ; ils ne ſe déridoit qu’auprès des femmes ; à le voir, on l’auroit cru accablé des plus grandes affaires, & l’ennemi du genre humain ; il étoit impérieux & bruſque ; ſa vue effrayoit la veuve & l’indigent, que ſon état l’obligeoit d’accueillir. Il faiſoit haïr, au lieu de faire aimer la Juſtice. Notre héroïne ſçut pourtant l’amadouer. Que le pouvoir des femmes eſt admirable !

Ils ne croyoient pas poſſéder la même maîtreſſe. Lucette avoit ſoin de leur marquer à chacun une heure différente. Ils étoient plus aſſidus chez elle qu’au Barreau, & n’y dormoient pas comme à l’Audience. En vain les pauvres plaideurs les ſupplioient de terminer leurs débats ; en vain l’on gémiſſoit de leur nonchalance ; ils ne s’occupoient que de Lucette. Combien de procès fit-elle traîner en longueur ! Plus d’une cauſe ſeroit encore pendante ſi elle n’étoit partie enfin, pour le bonheur des Cliens, & en dépit des Juges, qui ſongerent long-tems à ſes appas, aſſis ſur les fleurs de lys, & en décidant les affaires les plus graves.

Monſieur Lucas écrivoit ſouvent à notre héroïne ; il l’aſſuroit que les faveurs des Ducheſſes ne valoient pas un ſimple baiſer pris ſur ſa bouche. Il voulut être témoin lui-même de ſes talens ; il vint la trouver à Bordeaux. La joie de Lucette fut extrême lorſqu’elle apperçut ſon amant ; ſa tendreſſe redoubla : Lucas la convainquit que ſon amour étoit auſſi vif que jamais. Il fut en extaſe, il fut plongé dans un voluptueux délire, quand il la vit déployer ſes grâces ſur la Scène ; il craignoit de rêver : les applaudiſſemens qu’on prodigua à ſa maitreſſe lui pénétrèrent juſqu’au cœur. Revenu de ſon ivreſſe, il jura que Lucette étoit de beaucoup au-deſſus de ce que la renommée en publioit ; il offrit de le ſoutenir contre qui que ce fût.

Le Lecteur ne s’attendoit guères que Monſieur Lucas devînt un héros ; je ne m’en doutois pas non plus. Cependant le voilà un homme redoutable, prêt pour un rien à ſe couper la gorge. L’air de Paris eſt peut-être la cauſe de ſa valeur. Il a fréquenté long-tems ces terribles mortels, que l’on nomme Tapageurs, qui traînent une épée énorme, & qui, ſe fiant ſur leur adreſſe, ſont toujours prêts à vous inſulter ; leur folie a gagné juſqu’à lui ; il ſçait par cœur toutes leurs belles maximes ; il ſe fait une gloire de les imiter : il va la tête haute, le regard effronté, la mine grenadiere & le chapeau ſur les yeux. Il met tout ſon honneur à dégaîner ſouvent. Il rougiroit ſi, pour un mot, une vétille, il manquoit de propoſer un cartel. Il compte avec emphaſe les diſputes qu’il a eues, les coups d’épée qu’il a portés : il prétend être brave, & cherche à ôter la vie à de bons citoyens, plutôt que de courir ſe diſtinguer dans les armées, contre les ennemis de l’État. En parlant, il vous regarde fixement : applaudiſſez à ce qu’il dit, ou, ſinon, battez-vous. Monſieur Lucas eſt prêt de ſe choquer d’un rien, répond des paroles piquantes, cherche bien-tôt diſpute, veut qu’on lui rende raiſon, & qu’on ſoit étourdi comme lui, en dépit qu’on en ait. En un mot, c’eſt un fort mauvais Sujet.

Notre héroïne fut effrayée quand elle connut ſes nouveaux travers ; elle lui conſeilla de quitter ſa mine effrontée ; il leva les épaules, & lui rit au nez : elle le conſidéra longtems avec ſurpriſe. Lorſqu’il lui rendoit viſite, au lieu de lui parler de ſon amour, de profiter de ſon bonheur, il ſe promenoit dans la chambre d’un air martial, faiſoit le ſpadaſſin, tiroit au mur tierce, quarte, ſe mettoit en garde, s’eſcrimoit, & vouloit abſolument que Lucette lui apprît ſi elle le trouvoit bien ſous les armes, & ce qu’elle penſoit de ſa botte ſecrette.

Elle eſpéroit le guérir de ſa manie ; mais il lui arriva une affaire qui l’obligea de s’éloigner au plutôt. Il ne manquoit pas d’aller chaque ſoir applaudir ſa chere amie. Dans un morceau qu’elle récitoit, & qu’on écoutoit attentivement, quelqu’un du parterre éternua. Monſieur Lucas prit la mouche : il le déterra dans la foule ; prétendit qu’il éternuoit par malice, & lui propoſa de mettre l’épée à la main. L’autre eut beau proteſter que c’étoit par mégarde, qu’un rhume de cerveau le tourmentoit même depuis long-tems ; ſes raiſons furent inutiles ; à force d’être inſulté, il fallut ſortir. Monſieur Lucas étoit habile à l’eſcrime ; il bleſſa dangereuſement ſon adverſaire ; le pauvre homme mourut pour avoir éternué. Monſieur Lucas fut en triomphant prendre congé de notre héroïne, qui ſe déſeſpéra, s’arracha les cheveux. Il revint au plus vîte à Paris. C’eſt par de tels exploits qu’il ſe diſtingua : il s’acquit dans la Capitale la réputation de fameux Bretteur.

Notre héroïne fut preſque charmée de le voir partir ; elle craignoit trop qu’il ne ſe fît tuer près d’elle. Tous ces petits Férailleurs trouvent enfin quelqu’un qui a la bonté de les mettre à la raiſon. Elle le ſçavoit auſſi bien que moi, & ſe préparoit chaque jour à recevoir la nouvelle de la mort de Monſieur Lucas.

On ne s’apperçut point de la crainte qui l’agitoit. Elle diſſimula ſa douleur & la ſupporta en héroïne. Soit pour chaſſer la triſte idée dont ſon ame étoit remplie, ſoit pour quelqu’autre raiſon, elle augmenta le nombre de ſes favoris, & leur diſtribuoit en cachette, tour-à-tour, ſes faveurs.

Le Lecteur s’étonnera qu’aucun indiſcret n’ait démaſqué Lucette, n’ait voulu goûter le plaiſir de ſe vanter de ſa bonne fortune. Il lui arriva ce qu’on ne verra jamais ; ſes amans garderent le ſilence, ſans doute pour ne pas ceſſer de ſe divertir des bonnes gens qui élevoient juſqu’aux nues ſon innocence & ſes vertus.

Ses camarades ſe louerent auſſi de ſa douceur : ils connurent, par expérience, combien elle étoit complaiſante & humaine. Souvent Oroſmane, après avoir poignardé Zaïre, ſoupoit tête-à-tête avec elle. Un mariage qui ſe faiſoit ſur la Scène devenoit quelquefois réel pour une nuit. Andromaque jettoit feu & flamme contre Achille, & le recevoit dans ſes bras. Tancrède reſſuſcitoit bientôt ſur le ſein de ſa maîtreſſe. Je n’aurois jamais fini ſi j’entreprenois de décrire les différentes manieres dont Lucette démentoit ſes rôles. Il ſemble qu’une haîne contre les Auteurs l’oblige ſans pitié de bouleverſer toutes leurs pièces. S’ils ont repréſenté une telle héroïne cruelle à un des perſonnages de leur drame, elle ſe plaît à ſe regarder de bon œil, par malice dément ce que dit ſa bouche. Si elle doit adorer Titus, Zamore, être fidelle à ſon époux, elle fait auſſi-tôt le contraire. Il n’eſt aucun Auteur d’Opéra bouffon qui s’entende ſi bien qu’elle à faire une parodie. En quittant la Scène, elle court contredire ſon rôle, la pièce & l’Auteur. Enfin, le Public doit être perſuadé qu’il n’eſt rien de ſi plaiſant ni de ſi bizarre que le derriere des couliſſes.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE VI.

Maladie imprévue.


On doit ſe modérer dans ſes plaiſirs. On ſe dégoûte d’un amuſement trop répété. Lorſqu’aucune crainte ne nous arrête, & qu’on ſe livre ſans ceſſe au torrent de ſes paſſions, on a quelquefois ſujet de s’en repentir ; mais il n’eſt plus tems : le remede eſt difficile à trouver. Le Lecteur va ſçavoir pourquoi je place ici cette morale ennuyeuſe.

Notre héroïne fut atteinte tout-à-coup d’une maladie terrible. J’avoue mon embarras ; je voudrois nommer ſon indiſpoſition, je ne ſçais comment m’y prendre ; le nom m’échappe, ma plume refuſe de l’écrire : je penſe qu’on n’aura pas de peine à le deviner. Je vais tâcher de la peindre : heureux celui qui ne la connoît que par le récit qu’il en entend faire !

Cette maladie n’attaque que les gens amis de la joie ; elle paroît chérir le monde, & ceux qui s’abandonnent à ſon ivreſſe. Le Philoſophe, qui vit loin du tumulte & du fracas, eſt à l’abri de ſes coups. L’Anachorète, attaché à ſes devoirs, eſt sûr de ne la reſſentir jamais. Elle eſt originaire d’une contrée lointaine : elle nous traite plus mal que les gens du pays ; nous ſommes étrangers à ſes yeux. Elle fut la digne compagne d’un métal que les hommes vont chercher au loin pour ſe tourmenter. Nous ſommes maîtres de ne point l’éprouver ; il ſuffit d’aimer la ſageſſe : mais elle ſçait nous tendre ſes filets avec tant d’art, qu’il eſt bien difficile de les éviter ; c’eſt un ſerpent caché ſous des fleurs. Elle nous interdit des routes charmantes, ſouillées de ſes regards, & que ſans elle on parcouroit toujours avec tranſport.

Ce mal, tout horrible qu’il eſt, eſt devenu à la mode. Il deshonoroit du tems de nos bons ayeux ; on jettoit dans la riviere celui qu’on en déclaroit atteint. Notre ſiécle eſt plus éclairé ; on le regarde comme une bagatelle dont on ne fait que rire. Le Petit-maître s’en fait, honneur ; il prouve ſes bonnes fortunes. Tous les états le reſſentent & s’en glorifient. Il eſt le ſujet public des converſations, de mille plaiſanteries, plus ſpirituelles les unes que les autres. On s’en plaint comme d’une migraine ; enfin, c’eſt la maladie du jour : celui qui veut paroître homme du bel air, & connoître le monde & ſes uſages, doit ſe vanter de l’avoir eue, & dire combien de fois. Elle procure un gros revenu aux enfans d’Hippocrate. Que de Médecins lui doivent une grande partie de leur fortune !

Cette bagatelle dont nous parlons, fit un tort conſidérable à notre héroïne ; elle prouva démonſtrativement qu’on pouvoit douter de ſa vertu.

Dès que Lucette s’apperçut du malheur qui lui arrivoit, elle fit ſon poſſible pour le cacher. Elle feignit d’être ſujette aux vapeurs, à des migraines inſoutenables ; elle ne ſortoit plus que dans un deshabillé galant, qu’en manteau de lit ; un grand bonnet lui cachoit la moitié du viſage : ſon air malade, mignard, langoureux, lui donna de nouveaux charmes. Sa fontange ſembla l’embellir : ſes yeux battus, pleins d’une douce langueur, lui attirerent une foule d’amans ; on redoubla les fleurettes, on la preſſa de s’attendrir, d’être ſenſible aux maux qu’elle cauſoit. Lucette leur fit le plaiſir d’être cruelle, inexorable. Ils ne s’attendoient guères qu’ils duſſent la remercier de ſon indifférence, de ſa ſévérité. Chacun s’écrioit à ſa vue : qu’elle eſt aimable ! qu’elle eſt ſage ! Qu’il ſera fortuné celui qui pourra parvenir à la poſſéder ! Voilà comme l’on ſe trompe tous les jours. Telle dont l’on brigue les faveurs ne ſe porte guères mieux, eſt auſſi à craindre que notre héroïne.

Si Lucette, avoit eu recours tout de ſuite à cet art dangereux & utile, que l’on plaiſante & qu’on recherche ; ſi elle s’étoit ménagée, elle auroit été dans peu hors d’affaire. Mais elle n’oſa ſe confier à perſonne ; elle crut que ſa diſgrâce étoit peu de choſe, ou, pour mieux dire, elle n’y fit pas d’attention. Afin de faire moins ſoupçonner ſon triſte état, elle continua d’accueillir ſes favoris, de leur accorder tout ce qu’ils lui demandoient. Que le Lecteur juge ſi l’on devoit les féliciter. Au lieu de mener une vie réglée, de ſe corriger de ſes travers, elle ſe laiſſa emporter à l’habitude. Sa table fut ſervie avec profuſion, elle ne vouloit que des ragoûts piquans, que des liqueurs auſſi dangereuſes qu’agréables. Souvent l’aurore la ſurprenoit au milieu d’un de ces ſoupers fins, où, partagée entre l’Amour, Bacchus & l’intérêt, elle s’oublioit elle-même, & prodiguoit des faveurs empoiſonnées.

Cependant le mal faiſoit des progrès ; notre héroïne changeoit de jour en jour, & devint laide à faire peur. Le feu de ſes yeux s’éteignit ; ſes regards n’eurent plus rien de tendre ; ſon teint, où l’on voyoit les couleurs du lys & des roſes, perdit ſon éclat, devint livide : ce ſouris enchanteur, qui portoit le trouble dans le cœur d’un amant, diſparut pour jamais ; ces lévres furent privées de leur corail, de cette fraîcheur aimable qui les embelliſſoit encore ; elles ſe flétrirent, ſe deſſécherent ; ſa peau ſe jaunit : l’Amour vit s’applatir, s’abbaiſſer une gorge qu’il avoit arrondie lui-même ; ſes bras autrefois blancs & potelés, ſont ſecs & décharnés. Que Lucette eſt différente de ce qu’elle étoit ! Ce n’eſt plus cette Beauté, que les Grâces, que les Plaiſirs environnoient, dont la vue rempliſſoit d’allégreſſe, qui pouvoit faire la félicité de l’Univers entier ; c’eſt un ſpectre gémiſſant, qui peut ſe traîner à peine : les maux cuiſans, le dégoût, les ſoucis l’accompagnent ; on l’évite avec ſoin ; on recule à ſon aſpect, ſaiſi d’effroi & d’horreur. Voilà un foible tableau de l’état affreux de la malheureuſe Lucette.

Elle fut réduite à garder le lit, & à ſe démaſquer. Elle découvrit ſa ſituation ; elle implora, peut-être trop tard, le ſecours de la Médecine. Alors le repentir vint la déchirer ; elle répandit un torrent de larmes, regretta le tems où, naïve & ſimple, elle couloit ſes années dans l’innocence ; elle ſoupira après le ſéjour paiſible de ſon village. Notre héroïne ſentit que le vice ceſſe de paroître agréable, qu’il devient horrible à ceux mêmes qui le chériſſent ; & que la vertu eſt toujours la même.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE VII.

Diſpute des Médecins.


La maladie de Lucette étoit ſi conſidérable, qu’on craignit qu’elle ne pût en guérir. Comme elle avoit encore de l’argent, on réſolut de ne rien épargner pour tâcher de la tirer d’affaire. Les Médecins les plus fameux accoururent auſſi-tôt auprès d’elle. Ces Meſſieurs ſentoient que leurs ordonnances ſeroient achetées au poids de l’or ; autrement, ils auroient reſté chez eux. Les ſuivans d’Eſculape ne ſe font pas ſcrupule d’abandonner un pauvre diable ; mais heureuſement la Nature vaut mieux que tout leur art : l’indigent réchappe, parce qu’il eſt privé de leurs ſecours ; le riche meurt, bien & dûement ſaigné, purgé, clyſtériſé, ventouſé.

On fit une conſultation des Médecins : ils s’aſſemblérent chez notre héroïne. Après que l’un eut regardé ſa langue ; l’autre le mouvement de ſes yeux ; que l’autre ſe fût éclairci de celui de l’artère ; que celui-ci lui eut tâté le pouls ; que celui-là eut conſidéré les ſédimens de ſon urine ; enfin après que chacun eut tâtonné à ſa maniere pour faire ſes pronoſtics, il fallut dire ſon avis. L’un déclara que la région de la rate étoit la partie la plus incommodée ; l’autre ſoutint que c’étoit le foie : celui-ci prouva par Siſtole & Diaſtole que la maſſe du ſang étoit imprégnée de ſucs viſqueux ; celui-là prétendit que les membranes & que les fibres devoient être ébranlées, & le cerveau de la malade en hypothèſe ; celui-ci, pour le contredire, rapporta un paſſage d’Hippocrate ; l’autre cita Galien, qui eſt d’un avis contraire ; & celui-là détruiſit le ſentiment des uns & des autres en récitant un chapitre entier d’un ancien Médecin Grec. La diſpute s’échauffa, on en vint aux gros mots. Le Doyen, encore tout eſſoufflé, leur remontra le tort qu’ils ſe faiſoient ; leur enjoignit de ſe calmer, & de dire quel étoit le remede le plus efficace pour déraciner la maladie dont il s’agiſſoit…

Nos Docteurs confus reprirent leur gravité, rajuſterent leurs perruques qui s’étoient dérangées, garderent un inſtant un profond ſilence. Le plus ancien prit la parole : « Ledit Sujet ne guérira, s’écria-t-il, qu’en ſe ſoumettant à ce que j’ai toujours pratiqué : c’eſt la fumigation que je propoſe. On enveloppera ſoigneuſement la malade ; on procurera une épaiſſe fumée, & on la laiſſera ſe boucaner comme, par exemple, un jambon, ; ſinon je la condamne : crevare. Vous vous trompez, mon Confrere, reprit un autre Docteur, d’un air patelin ; votre méthode ne vaut rien, je l’improuve. Moi ſeul ai trouvé l’art de guérir radicalement. Ce ſont des humeurs peccantes, n’eſt-ce pas, d’où naît l’incommodité du Sujet ? Un ſang enflammé, recuit, plein d’un chyle brûlé a gâté ſa bonne conſtitution, & détruit les ſignes de vigueur, de ſanté. Eh ! bien, ce n’eſt qu’à force de lavemens qu’on peut humecter, rafraîchir les parties. Je conſeille à Madame de ſuivre mon avis ; ſinon crevare. Vous n’y entendez rien, cria un petit homme d’une voix enrouée. « Que la nature humaine m’a d’obligation ! Sans moi l’on ne pourroit goûter un plaiſir néceſſaire, ſans crainte de la mort. Mettrons-nous donc de la charlatanerie par-tout ? Le ſeul remede bon, efficace, c’eſt le mien. L’univers connoît le mérite des frictions : oui, voilà le parangon de la Médecine, le reſtaurant délicieux. Les frictions, les frictions, & moquez-vous du reſte.

» Non, reprit aigrement un Docteur bourſoufflé, habillé comme un Financier, & qui venoit de s’élancer d’un carroſſe ſuperbe ; « que Madame ait recours à mon ſpécifique, ou plutôt à ma ptiſanne. Tout Paris connoît la propriété de l’eau que je lui fais boire, & que le Vulgaire croit une eſſence merveilleuſe. Je ne prends que cinquante louis : c’eſt pourtant faire payer trop cher la guériſon d’une maladie qu’on peut gagner dans un moment ; mais il faut faire acheter un remède auquel l’on doit bien-tôt la ſanté la plus robuſte ».

Ce diſcours excita un murmure général. Deux perſonnages d’importance n’avoient pas encore parlé. Ils écoutoient leurs Confrères avec un ſouris moqueur. Le premier étoit un Médecin Petit-maître : ſa perruque avoit un pied & demi de moins que celle des autres ; ſa cravate, d’une batiſte fine & délicate, étoit bordée de dentelle, & ne lui deſcendoit qu’à moitié de la poitrine ; ſon habit ne lui alloit, tout au plus, qu’au-deſſous du genou, & il le boutonnoit du haut en bas, par élégance. Le ſecond ne lui reſſembloit pas tout-à-fait : c’étoit une eſpèce d’être amphibie, moitié gracieux, moitié froncé ; il rioit & grondoit en même-tems : ſon habit étoit fort propre, mais les poches en étoient dans les plis ; il rouloit ſes bas ſur ſes genoux ; il portoit des boucles à diamans, & des ſouliers prodigieuſement applatis par le bout. Haliſſer, ſe leva lentement, promena ſes yeux autour de lui d’un air de ſatisfaction, ſe rengorgea avant de commencer ſon diſcours, flaira délicatement une priſe de tabac d’Eſpagne, touſſa, cracha & parla ainſi : « Les malades répugnent de ſe ſoumettre à nos ordonnances ; ils refuſent de prendre nos médecines, pour la plûpart dégoûtantes. Mais que ne fait-on comme moi ? Que ne donne-t-on carriere à ſon imaginative ? on verroit courir en foule à la boutique des Apothicaires. Je me ſuis appliqué toute ma vie à la cure d’une certaine indiſpoſition : j’ai combiné la force, les efforts de la nature, les ſecrets, les propriétés des plantes. À quoi aboutiſſent toutes mes recherches ? À compoſer des dragées. D’un bout de l’Europe à l’autre, on achete mes dragées. Mes malades ne voyant rien de dégoûtant dans ce que je leur donne, ſuivent mes conſeils, mes volontés, & guériſſent ; ils peuvent ſe purger publiquement ſans fatigue, & faire croire qu’ils ſortent d’un baptême ou d’une noce. En vain l’envie m’a déchiré, m’a tourné en ridicule : la commodité de mon remède le fera toujours préférer. On ſe hâtera même d’attraper cette légere indiſpoſition, que le plaiſir nous cauſe, afin d’avoir la douceur de prendre ma médecine agréable. Le nom ſeul de ma recette ſuffiroit pour la mettre en vogue : des dragées ! cela chatouille l’oreille. Pouvoit-on s’attendre qu’un Médecin ordonneroit des dragées » ? Haliffer finit & ſourit à l’aſſemblée : il reprit haleine, & s’arrangea mollement ſur ſon fauteuil, en ſe careſſant le menton.

Son adverſaire rougit de colere. « Je crois, dit-il avec véhémence, que ce que j’ai inventé eſt bien auſſi agréable que le bonbon tant vanté par mon Confrere. J’ai compoſé une liqueur délicieuſe, qui peut le diſputer au Champagne & au vin d’Alicante, & qui eſt beaucoup plus utile. Il ſuffit d’en boire quelques bouteilles pour être guéri. Qu’Haliffer oſe encore m’oppoſer ſes dragées ; il a dans ſon parti les enfans, les femmes, les Petits-maîtres ; moi, j’ai de mon côté les hommes faits & les buveurs ; ne dois-je pas l’emporter ſur lui ?

Haliffer ſoutint ſes dragées, l’homme aux bouteilles ſa liqueur ; ils s’emporterent, ſe ſeroient déviſagés ſi l’on ne s’étoit mis entr’eux.

Un homme ſec, qui reſſembloit aſſez à un Alchymiſte, & qui comptoit depuis long-tems ſur ſes doigts, en marmotant, vingt de ſauvés, dix-neuf de morts, s’écria tout-à-coup : « Madame ne ſeroit pas dans le cas où elle eſt, ſi elle s’étoit fait inoculer. Mais nous ſerions encore à même de recourir à un tel remède, qui deviendra bien-tôt la médecine univerſelle. Oh ! merveilleuſe inoculation, que tu fais de prodiges ! Tu rends malades les gens qui ſe portent bien, & tu les garantis de tous maux. Qui pourra te chanter dignement, merveilleuſe inoculation » !

Le bruit, les cris, les injures recommencerent. Enfin, la paix revint, les Docteurs s’adoucirent. Ils s’accorderent enſemble à prendre chacun un louis en ſortant, pour prix de leur viſite & de leurs judicieux avis. Ils déclarerent, après un mûr examen, qu’on ne pouvoit mieux raiſonner ſur la maladie de notre héroïne ; ils proteſtèrent qu’ils avoient dit des choſes dignes d’être imprimées ; & jugerent d’une commune voix que Lucette étoit dangereuſement malade.


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CHAPITRE VIII.

Promeſſe de fuir le Théâtre.


Pendant la diſpute des Médecins, notre héroïne faillit de ſe voir débarraſſée des miſeres de cette vie ; elle eut une criſe violente, & fut long-tems ſans connoiſſance. En vain celle qui la ſoignoit fit retentir la chambre de ſes cris ; les Docteurs, trop attachés à ſoutenir leurs ſentimens, ne l’entendirent pas ; de ſorte que la pauvre fille fut obligée de la ſecourir de ſon mieux.

Lucette, abandonnée des Médecins, commença de craindre ; elle implora, d’une voix éteinte, un ſecours néceſſaire à la plus noble partie d’elle-même. On ſe réjouit de la voir dans de ſi bonnes diſpoſitions, & l’on eſpéra que les Diables ſeroient bien attrapés.

Quand on avertit notre héroïne que le Conſolateur étoit auprès d’elle, ſa douleur ſe calma, ſes forces ſe ranimèrent ; elle ouvrit ſon ame à la joie, & rendit grâce au ciel qui daigne protéger l’infortuné juſqu’à ſon dernier moment. Mais quelle fut ſa ſurpriſe, quand celui qui devoit la conſoler, la remplit de frayeur, de troubles, & lui parla en Juge irrité. « Malheureuſe, lui dit-il, vous êtes perdue ; tremblez, craignez qu’un tardif repentir ne vous ſoit inutile. Vous avez vécu dans un état où l’on ne peut ſe ſauver. L’univers ſe joint avec nous pour le mépriſer. Promettez de renoncer au Théâtre, & je vous abſous. Si vous balancez un inſtant, je vous abandonne, & vous ſerez malheureuſe à jamais. »

Notre héroïne, quoiqu’à l’extrêmité, n’approuva pas un pareil diſcours ; elle fit une choſe incroyable, elle raiſonna : ni de vaines terreurs, ni les préjugés ne purent l’abattre ; elle eut plus de force que n’en auroient à ſa place tels grands hommes qu’on admire, & qui rient des foibleſſes des ſots mortels. « Eh ! qu’importe, dit-elle, pour mon ſalut, que j’aye été Comédienne, ou toute autre choſe ? Doutez-vous qu’il ſoit impoſſible à une fille de mon état de reſter ſage ? Hélas ! parce que j’ai donné l’exemple qu’il s’y trouvoit des Beautés peu cruelles, faut-il prétendre que la vertu ne puiſſe en approcher. J’ai connu pluſieurs Actrices que je n’ai pas malheureuſement imitées, dont la conduite eſt moins reprochable que celle de pluſieurs femmes qui nous critiquent : elles ſont dignes d’être regardées d’auſſi bon œil que la Ducheſſe & la Bourgeoiſe. Nous conſacrons nos talens à repréſenter les actions des Héros, pour inſpirer une noble envie de les imiter, de courir à la gloire, de ſervir ſon pays. Nous obligeons les cœurs durs de répandre des larmes, de s’intéreſſer au ſort du malheureux : l’homme le plus inſenſible, ému par nos accens, ſe remplit d’une douce illuſion ; il ſe croit ami de la bienfaiſance. Nous repréſentons les ridicules, les vices de la ſociété, afin de les faire haïr ; & l’on oſe ſans honte nous mépriſer ! Mais qui ſe rend capable d’un pareil travers ? Les petits eſprits, le menu peuple, les ſots. Je dois pourtant vous dire, à l’honneur de notre ſiécle, qu’on ſecoue un préjugé ſi barbare, & que l’on commence à s’appercevoir qu’un Comédien peut être eſtimable. Ces génies célèbres, dont les ouvrages dramatiques amuſent & poliſſent leurs nations, devroient être enveloppés dans l’anathême prononcé contre nous. Ce ſont eux qui nous engagent à courir une carrière pénible ; nous faiſons nos efforts pour faire ſentir les beautés de leurs écrits ; ſi nous ſommes coupables, ils le ſont d’avantage ; s’ils ne compoſoient des pièces de Théâtre, exiſteroit-il des Comédiens ? Vous n’eſtimez donc guères les gens de Lettres, ou vous raiſonnez bien peu. On nous fait un crime de tirer un certain profit de notre état, de ne pas jouer gratis. Nous ſommes, dit-on, les eſclaves du Public, il peut nous ſiffler ; mais qui ne dépend pas de lui ? Eſt-il quelqu’un qui ne veuille tirer un honnête bénéfice de ſes talens ? Celui qui prononce un diſcours édifiant, ne ſe le fait-il pas payer ? Vous devez ſentir combien vous étiez dans l’erreur. Je promets de n’être plus auſſi ſuſceptible de foibleſſes qu’autrefois. Si je guéris de ma maladie, je me conduirai avec ſageſſe : je renonce à mes vices, à mes penchans ; mais je ne ſçaurois renoncer au Théâtre, à un métier qui me fait vivre, & qui n’a rien que d’honorable ».

Le Lecteur eſt peut-être ſurpris que mon héroïne ait pû parler ſi long-tems, tandis qu’elle étoit à l’extrêmité : mais eſt-il plus naturel qu’un héros de tragédie bleſſé mortellement, & ſur le point d’expirer, vienne tenir ſur la Scène un long diſcours, vienne faire un pompeux étalage de ſes ſentimens ; & que ſon ame attende, pour s’envoler, qu’il n’ait plus rien à dire ?

Lucette parloit avec tant de pétulance, qu’il fut impoſſible au Conſolateur de l’interrompre. Mais l’effort qu’elle fit penſa lui coûter cher : une toux ſéche la ſaiſit tout-à-coup, ſa langue & ſes ſens ſe glacèrent, une ſueur froide lui couvrit tout le corps, elle tomba dans un évanouiſſement profond. Le Conſolateur lui cria long-tems de profiter de ſes avis, malgré qu’elle fût hors d’état de l’entendre ; mais alors rien ne s’oppoſoit à ſon zèle, il pouvoit ſe flatter de triompher : il la crut morte, la plaignit, proteſta, comme s’il en avoit été ſûr, qu’elle endureroit d’horribles tourmens ; il ſe retira en marmotant Amen.

Notre héroïne, revenue enfin de ſon évanouiſſement, ne ſe ſentit plus la même. La criſe qu’elle venoit d’éprouver lui avoit été très-fatale. Sa tête étoit peſante, ſa poitrine embarraſſée ; elle crut s’appercevoir que ſa derniere heure approchoit : alors ſa fermeté l’abandonna ; les menaces du Conſolateur achevèrent de la troubler. Elle ſe repréſentoit un Juge ſévere, qui ne la faiſoit comparoître devant lui que pour l’accabler de ſa fureur ; il peſoit les moindres actions : une ſeule faute ſuffiſoit pour la perdre ; ainſi quels ſupplices ne devoit-elle pas éprouver ? En vain s’excuſoit-elle ſur la foibleſſe humaine, ſur ſa raiſon trompée… Notre héroïne frémit, elle devint auſſi naïve qu’elle étoit avant de ſortir de deſſous les yeux de ſa mere ; alors elle deſira vivement de ſuivre les conſeils de celui qui devoit la conſoler, la raffermir contre les terreurs de la mort.

Tremblante, hors d’elle-même, n’ayant qu’un ſouffle, Lucette promet publiquement de renoncer au Théâtre ; chacun ſe réjouit de ſa ſoumiſſion : on l’aſſure qu’elle peut mourir en repos, qu’elle doit être certaine maintenant d’être comblée de la gloire des élus. Peu s’en fallut même qu’on ne lui ſouhaitât une fin prochaine, dans la crainte que le Démon ne s’emparât d’une proie qui lui échappoit.


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CHAPITRE IX.

Il eſt beau de tenir parole.


JE ne ſçais pourquoi nous chériſſons tant la vie, cet univers où le riche & le pauvre ſouffrent également. Sans doute qu’en eſt effrayé de l’idée de la deſtruction de ſon être ; on fait ſon poſſible pour le conſerver dans le même état. Nous aimons mieux endurer mille maux dans un lieu que nous connoiſſons, plutôt que de diſparoître pour éprouver des peines ou un bonheur dont l’alternative & l’incertitude nous épouvantent.

Lucette ; quelques promeſſes qu’on lui fît de ſa félicité prochaine, ne jugea point à propos de paſſer de ce Monde-ci dans l’autre. Un Étudiant en Chirurgie, qui alloit tout bonnement ſon petit chemin, ne ſçavoit ni Galien, ni Hippocrate par cœur, qui ne cherchoit point à en impoſer par de grands mots inintelligibles, mais qui conſultoit la Nature plutôt que les règles de ſon art ; ce jeune homme, dis-je, eut l’audace d’entreprendre une cure dont ſes maîtres doutoient. Il ſe conduiſit avec prudence, réfléchiſſoit ſur la cauſe des ſymptômes qu’il voyoit ; entreprit de détruire le mal par degrés : il ne parla ni Grec ni Latin à notre héroïne ; & il la guérit.

Le meſſager des Dieux, le favori de Jupiter, fut touché des maux de Lucette ; il la viſita ſouvent, la pénétra même par ſa vertu ſurnaturelle ; enfin, il fit ſi bien qu’il détruiſit ſa cruelle maladie. Il falloit toute la puiſſance de ce Dieu pour faire jouir notre héroïne d’une parfaite ſanté.

Dès qu’elle ſe vit hors de danger, elle ſe moqua de ſes ſermens, n’en fit que rire, & déclara qu’ils ne l’empêcheroient point de rentrer dans une carriere qu’on prétendoit lui faire quitter. On cria à l’impiété, à l’ingratitude ; mais l’on avoit tort : notre héroïne étoit ſi reconnoiſſante qu’elle paya le jeune apprentif Chirurgien au-delà de ſes eſpérances ; elle lui accorda les prémices d’un bonheur dont, grâce à ſes ſoins, elle pouvoit être libérale. Il prouva combien il étoit ſûr de ſa guériſon, & ſentit que Lucette feroit encore plus d’un heureux. Notre héroïne reſpecta toute ſa vie les Dieux de la Fable, en faveur des grandes obligations qu’elle avoit à l’un d’eux.

Cependant elle étoit dégoutée d’un état où la peine ſuit de bien près les plaiſirs : (qu’on ne ſe figure pas qu’une Actrice ne ſonge qu’à ſa parure & qu’à ſes conquêtes). Lucette quitta le Théâtre, non à cauſe de ſa promeſſe, mais rebutée des tracaſſeries des camarades, d’un travail qui ſe renouvelle chaque jour. Une raiſon encore plus forte l’obligea d’y renoncer : ſon miroir lui apprit que ſes charmes déclinoient. La maladie que notre héroïne éprouva fait de terribles ravages ſur ceux qu’elle attaque ; elle ne put en douter. Son orgueil auroit trop ſouffert du triomphe de ſes rivales, de ſe montrer au Public privée d’une partie de ſes attraits. Elle abandonna donc le Théâtre : la vanité fut le ſeul motif de ſa retraite.

Au lieu de retourner chez ſa mere, à qui, par parenthèſe, elle ne ſongea point du tout dans ſa bonne fortune, Lucette réſolut de revoir Paris. Cette ville lui paroiſſoit un lieu de reſſource ; elle avoit connu par expérience qu’une Belle, peu avare de ſes faveurs, y nage dans l’opulence ; elle ſe flattoit d’y trouver les mêmes agrémens : l’amour l’entraînoit auſſi dans la Capitale. Depuis long-tems Monſieur Lucas avoit ceſſé de lui écrire : inquiette ſur ſon ſort, elle hâta l’heure de ſon départ ; elle auroit voulu voler dans les bras de ſon amant.

Je ne dirai point que notre héroïne fut défrayée dans la route par deux étrangers qu’elle trouva dans le caroſſe de voiture ; ce ſeroit m’arrêter à des choſes trop connues, & qui ſe voyent chaque jour. Tout le monde ſçait qu’une Comédienne court, va, vient, traverſe la France, l’Angleterre, l’Allemagne, &c. ſans dépenſer un ſou. Chaque état a ſes priviléges particuliers ; celui des Actrices me paroît fort agréable.


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CHAPITRE X.

À quoi nous réduit le beſoin &
l’habitude.


Lucette, à peine arrivée à Paris, courut dans l’endroit où logeoit Monſieur Lucas ; mais il n’y demeuroit plus depuis long-tems. Sa douleur fut extrême. Elle fit tout ſon poſſible pour le déterrer ; ſes recherches furent inutiles. Que le Lecteur ſe peigne, s’il lui plaît, le chagrin, le déſeſpoir dont notre héroïne fut ſaiſie. Elle perdoit un amant qu’elle adoroit, ſans lequel elle ne pouvoit vivre ; un amant que ſon cœur idolâtroit dès l’enfance : elle pleura, gémit, ſouhaita vingt fois la mort.

On ſe conſole enfin. Le ſentiment de nos douleurs s’émouſſe, on ne les ſent plus ſi vivement. Cette veuve ſe déſeſpere les premiers jours du trépas de ſon époux, elle jette les hauts cris ; huit jours après elle ſe calme, s’apperçoit que le noir lui ſied à merveille, ſonge à plaire, à remplacer le défunt : ſi elle répand quelquefois des pleurs, c’eſt parce qu’elle ſçait qu’ils embelliſſent les femmes. Damis regrette la mort d’un oncle dont il vient d’hériter ; mais dès le lendemain, ſouvent même plutôt, il court au coffre fort, s’informe des biens du pauvre trépaſſé. Lucette parvint à modérer ſon affliction, elle oublia un peu Monſieur Lucas pour s’occuper de ſes intérêts. Elle commença de réfléchir ſur ſa ſituation, ſur ce qu’elle devoit faire.

L’accident qui lui étoit arrivé, que les ſoins du jeune Chirurgien diſſiperent, ſavoient contrainte de dépenſer beaucoup d’argent, & de vendre une grande partie des bijoux qu’elle devoit à la prodigalité de ſes amans. Elle ſe vit ſur le point de manquer de tout. En vain eſpéroit-elle de trouver quelqu’un qui voulût faire la folie de l’entretenir. Il eſt aſſez de gens prodigue de leur fortune aux Laïs modernes ; qui en privent leur famille pour la faire paſſer à ces Beautés commodes, dont l’un partage le cœur avec la Chambre Haute & les Communes : mais notre héroïne avoit perdu la vogue, d’autres Princeſſes étoient de mode. Les tems étoient changés. Ceux qui jadis la comblèrent de richeſſes auroient eu honte de la reconnoître.

En effet, je dois avouer que Lucette eſt devenue bien laide. Elle n’eſt plus digne de l’attention du Lecteur. Ses yeux ſont battus, languiſſans, uſés : elle eſt d’une maigreur affreuſe ; ſon teint jaune & livide ſe ranime à peine par le fard & la céruſe. Lorſqu’elle s’aviſe de ſourire, au lieu de charmer elle révolte ; mille plis divers ſe forment ſur ſon viſage, & la font paroître toute ridée : ſa gorge fait encore ſoulever ſon mouchoir, mais l’art ſeul la ſoutient ; elle retomberoit triſtement ſans un corſet étroit qui la preſſe : c’eſt une fleur épanouie depuis long-tems, ſur laquelle le papillon s’eſt ſouvent repoſé, qu’un ſoleil brûlant a flétrie. La démarche de notre héroïne eſt hardie, effrontée. Elle regarde fixement ; il ſeroit impoſſible de lui faire baiſſer les yeux.

Si je n’avois juré d’être fidèle hiſtorien des actions de Lucette, je cacherois avec ſoin ſes défauts, je diſſimulerois ſes derniers travers ; mais je ſuis ſincère, je dois la peindre au comble du déshonneur, de l’infamie. Si le Lecteur ſe révolte, s’il trouve peu délicat de décrire l’horreur du vice, ce qu’il y a de plus bas, & de conduire mon héroïne juſqu’au ſein de la crapuleuſe débauche, je le prie de ſe reſſouvenir que j’ai entrepris de tracer le tableau des Progrès du Libertinage.

Lucette au déſeſpoir vit la fin de ſes finances, ſans qu’on eût répondu à ſes minauderies. Elle avoit compté que Lucas l’obligeroit, que ſes bienfaits… Vaine eſpérance ! Les beſoins preſſans l’entouroient, la faim la menaçoit déja. Elle avoit différé de prendre un parti, s’imaginant chaque jour que ſes charmes feroient tomber à ſes pieds quelque mortel généreux. Forcée de renoncer à ſon erreur, de ſentir qu’elle n’étoit plus jolie ; elle regretta le tems où un ſeul de ſes regards enchantoit, où l’on couroit auprès d’elle briguer un ſouris, un clin d’œil.

Elle conçut, exécuta un deſſein qui lui parut fort ſage. Elle s’habilla de ſon mieux, rétablit, par le ſecours de ſa toilette, ſes charmes délabrés ; mais l’art & les pinceaux ne purent retracer qu’une foible peinture d’un viſage de vingt ans. Lucette ſe conſulte, applaudit à la démarche qu’elle va faire, la trouve bonne & honnête, & court chez la Mo… Elle demande la Matrone, implore ſa protection, lui fait l’éloge de ſa patience, de ſa douceur, & la conjure de la recevoir dans ſon ſérail.

« Mon Dieu, ma chere, lui répond la Mo… je voudrois vous obliger. Il nous vient plus de filles que nous n’en voulons ; jamais on n’en a tant vu. Le métier ne vaut rien dans ce ſiécle élégant, trop de gens s’en mêlent. Qu’eſt devenu ce tems où l’on rencontroit à peine ſix filles de notre état ? Nos maiſons ſont déſertes, les plaiſirs qu’on y raſſemble ſont répandus par-tout. »

» La femme de l’artiſan, la Petite, la riche Bourgeoiſe, la Dame à livrée, &c. &c. &c. nous font un tort conſidérable ; en nous imitant, elles nous ruinent ; elles arrêtent les chalans, nous remplacent, nous font oublier. Hélas ! quand défendra-t-on, par une bonne Ordonnance, de nous ôter le pain des mains ! Quand enjoindra-t-on à chacun de faire ſon métier ! Puis, l’on devient difficile, délicat ; on ne veut que des morceaux choiſis : les libertins ne viennent chercher chez nous que des tendrons naïfs, innocens ; ils veulent que nous leur en donnions, tandis que les ſages ne ſçauroient en trouver dans le monde ».

Lucette ſupplia tant qu’on lui fit l’honneur de l’agréer, qu’enfin la Mo…ſe rendit à ſes vœux. Pour lui faire faire connoiſſance, elle la conduiſit dans la ſalle, la préſenta à une douzaine de Beautés, qui la parcoururent d’un air malin, & ſe parlèrent à l’oreille. Notre héroïne fut pourtant bien-tôt leur bonne amie. Elles lui apprirent à diſtinguer celui qui paye d’avec ceux qui ne donnent que du plaiſir : on lui fit parcourir les cellules, aſyles du myſtère, où l’on ſacrifie à l’Amour ; on lui en apprit les routes, les iſſues ; elle marqua celle qui devoit lui voir faire l’office de prêtreſſe de Vénus. Ses compagnes lui conſeillerent de ſuivre l’uſage de la Communauté, de ſe choiſir un ami. Lucette les ſupplia de la diſpenſer de cette règle : tout autre que Monſieur Lucas ne pouvoit prétendre de régner ſur ſon cœur.

La Mo… étoit trop ſenſée, connoiſſoit trop ſes intérêts, pour avoir beaucoup de filles comme mon héroïne : la plus âgée de ſes éleves n’avoit tout au plus que dix-huit ans, étoit fraîche, menue, vive, étourdie. Elle ne l’avoit priſe que pour l’employer dans un beſoin preſſant. Elle ſe donnoit bien de garde de l’offrir à un Mouſquetaire ; elle l’obligea de ſe tenir dans ſa chambre, de deſcendre rarement dans la ſalle. La Mo… craignoit que la vue de notre héroïne ne décriât ſa maiſon, qu’on ne prétendît qu’elle n’étoit remplie que de vieux objets, & que ſon deſſein étoit de faire haïr au lieu de faire aimer la volupté. Elle ne donnoit Lucette qu’à un Provincial, ou qu’à des Abbés.

Mais notre héroïne gagna davantage. Son petit emploi lui rendit beaucoup plus que celui des premieres Princeſſes de la maiſon. Celles-ci ſont trop heureuſes lorſque leur cher Sultan les quitte ſans les maltraiter, ſouvent le moindre mot leur attire une demi-douzaine de ſoufflets. Lucette, au contraire, étoit careſſée avec tranſport. Les nouveaux arrivés, admirant tout ſtupidement, croyoient poſſéder un tréſor. Les Petits-collets ne manquoient pas de la qualifier de pluſieurs dons ; ils payoient pour eux & pour leur habit.

Au bout de quelques mois, notre héroïne ſe vit une petite ſomme ; elle en rendit grâce au ciel. La dépendance où il falloit être chez la Mo… & la ſoumiſſion qu’on étoit obligé d’avoir pour ſes volontés, lui déplaiſoient depuis longtems. Elle demanda ſon congé, fit une retraite honorable, & réſolut de travailler pour ſon compte.


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CHAPITRE XI.

Viſite genérale.


Je ne puis m’empêcher de plaindre le ſort de mon héroïne. La voilà donc aſſociée avec ces filles prévenantes qui inondent tout Paris ! Que de déſagrémens, que de ſcènes humiliantes va-t-elle éprouver ! Elle eſt le mépris des libertins mêmes qui la recherchent. Je ſçais qu’il eſt des gens qui prétendent que les Chauves-ſouris de Cythere ſont très-heureuſes. Elles jouiſſent de mille amans, diſent ils, tandis que plus d’une femme, que plus d’un jeune tendron deſire vivement d’en poſſéder un. Tout leur eſt permis. La contrainte eſt bannie loin d’elles. Une grande partie de leur ſexe ſeroit flattée d’avoir leur privilége. Elles appellent ſans honte celui qui leur plaît ; une honnête femme ne peut que ſoupirer en ſecret. Les plaiſirs, la joie les ſuivent ſans ceſſe. On les flatte, on les chérit, on les entraîne de partie en partie, de fête en fête ; elles n’ont qu’à dire un mot pour s’enivrer de cette volupté qui enchante tous les mortels. Leur vie, conſacrée à l’Amour, n’eſt qu’un inſtant délicieux… Mais qu’il eſt triſte d’être ſoumiſe au premier venu ; de paroître gaie, contente, lorſqu’on eſt quelquefois déchiré de chagrin ; de ſourire à un objet mépriſable, dégoûtant ! Qu’il eſt affreux de careſſer quiconque ſe préſente la bourſe à la main ; de s’expoſer aux caprices, à la brutalité ! Oui, les malheureuſes que l’on ſe peint ſi ſatisfaites, ſont dignes de pitié. Il leur eſt impoſſible de goûter toute la douceur du plaiſir ; le ſentiment s’uſe, l’habitude le leur fait perdre. Elles s’efforcent de faire illuſion ; celui qu’elles preſſent dans leurs bras croit les enflammer, & elles le contraignent de jouir à la hâte d’une triſte volupté. Plus d’une infortunée eſt réduite à ce vil métier. Quelle doit être ſa douleur ! Elle fait en vain ſon poſſible pour s’accoutumer à la honte : le remords la déchire ; elle répand ſouvent des pleurs après l’inſtant de ſa défaite. Il en eſt d’autres que le libertinage y conduit ; elles s’abandonnent à la joie, rient, chantent, ſe divertiſſent ; mais elles n’en ſont pas moins malheureuſes.

Lucette ſe logea dans une petite rue, près celle de Saint Honoré. Sa chambre, ſituée au ſixieme étage, reſſembloit à celle de quelques beaux eſprits d’à préſent, qui n’ont que de l’émulation, peu de reſſource, & beaucoup d’ennemis. La muraille étoit à-peu-près couverte d’une tapiſſerie à demi-percée, & trop courte de trois pieds : deux chaiſes invalides témoignoient qu’elles avoient ſervi. Un morceau de miroir pendoit près de la fenêtre. Pour terminer cette riante perſpective, on découvroit dans l’enfoncement une méchante couchette ſans rideau : voilà tout ce qui reſte à Lucette de l’état brillant où elle s’eſt vue.

C’eſt pourtant dans cet humble réduit qu’elle reçoit les viſites dont on l’honore. Une Dame la Reſſource lui accorde ſon amitié & ſes ſervices ; elle va d’une mine diſcrette arrêter les paſſans ; elle annonce une Beauté jeune & novice, nouvellement arrivée de province.

L’agente de notre héroïne lui attira grand nombre de curieux, ou de gens animés d’un autre motif ; ils étoient bien-tôt ſatisfait, & faiſoient place à d’autres : ceux-ci étoient chaſſés par de nouveaux arrivans, qui ſe retiroient à leur tour, en faveur de ceux qui déſiroient leur ſuccéder : ainſi du reſte.

Lucette fut ainſi viſitée par tous les états. Elle ne pouvoit aſſez s’étonner de la prodigieuſe quantité de galans qui venoient la voir chaque jour. Elle auroit douté qu’on fût ſi amateur des filles de ſon eſpèce, ſi elle n’en avoit été témoin elle-même. Notre héroïne connut qu’on ne devoit jamais ſe fier ſur l’apparence, ni ſur les diſcours de bien des gens. Pluſieurs fois elle vit ſe gliſſer dans ſa demeure des particuliers que tout obligeoit à garder une meilleure conduite. Tel qui prêchoit du matin au ſoir la vertu, qui déclamoit contre les dérèglemens du ſiécle, profitoit de l’obſcurité pour s’introduire chez elle.

Un ſoir que Lucette attendoit avec douceur ceux qui ſe fieroient à la parole de Madame la Reſſource, elle entendit un grand bruit dans ſa petite rue. Un homme s’écrioit qu’il ne ſe battroit pas ſans ſujet, qu’il avoit gagné de bon jeu, qu’on avoit rien à lui demander. Non, diſoit un autre en jurant, je me moque de cela, j’ai perdu mon argent, &, par déſeſpoir, je veux que nous nous coupions la gorge. Notre héroïne treſſaillit en entendant parler celui qui étoit ſi preſſé de mettre l’épée à la main : il lui ſembla connoître ſa voix ; elle ſoupira & courut à ſa fenêtre. Elle ne put découvrir clairement les objets ; elle entrevit ſeulement un homme qui en preſſoit fort un autre de lui rendre raiſon. « Mais, diſoit celui-ci, j’ai joué honnêtement : vous me quittez ſans paroître fâché ; vous venez enſuite me guetter au coin de cette rue, Monſieur Lucas… ». Je ne me trompois point, s’écrie notre héroïne ; ah ! ciel ! c’eſt lui ! courons au plutôt… Elle deſcend à la hâte, court, vole, ſe précipite ; on crie à la garde, & quand Lucette eſt en bas, elle ne trouve perſonne. L’approche du guet avoit contraint l’aggreſſeur à prendre la fuite, & l’homme attaqué étoit déja bien loin.

Elle fut déſeſpérée de n’avoir pû joindre ni l’un ni l’autre. Quelquefois elle croyoit s’être trompée. « Mon cher Lucas n’exiſte plus, s’écria-t-elle, ou du moins il eſt éloigné d’ici… C’étoit pourtant ſa voix ; mon cœur en eſt encore ému ; pourroit-il ſe tromper » ? Deux mois ſe paſſerent dans cette agitation. Elle ſe flattoit qu’aucune erreur ne l’avoit abuſée, & dans le même inſtant elle ſe perſuadoit du contraire.

Notre héroïne ſongeoit encore au ſon de cette voix qui l’avoit tant frappée, quand elle entendit monter extrêmement vîte. Non, non, je ne me trompe point, diſoit-on ; ſuivez-moi, c’eſt ici : la partie eſt commencée nous arriverons trop tard. On gratte à la porte de Lucette ; elle ouvre… Ô ciel ! Quelle fut ſa ſurpriſe & ſa joie ! Elle apperçut ſon bon ami, ſon cher Lucas. L’un & l’autre pouſſent un grand cri, ſe ſerrent mutuellement dans leurs bras, répandent des larmes, & ſe regardent long-tems ſans avoir la force de parler. Monſieur Lucas prit enfin la parole. Je ſuis enchanté, s’écria-t-il, de retrouver ma chere maîtreſſe ; j’ai toujours ſongé à vous. Mais excuſez-moi : nous nous ſommes trompés. On nous attend pour une partie de pharaon. Adieu ; je reviendrai bien-tôt : il s’éloigne à ces mots, au grand étonnement de notre héroïne, & diſparoît comme un éclair avec celui qui l’accompagnoit.

Lucette n’avoit pû que jetter les yeux ſur ſon amant ; elle le vit aſſez pour remarquer que ſon habit n’étoit plus galonné ; & qu’il ne paroiſſoit guères à ſon aiſe. Elle l’attendit avec impatience, mais il ne vint que le lendemain au ſoir. Le jeu, lui dit-il, a duré juſqu’à préſent. Je ſuis perdu ſans reſſource, je n’ai plus le ſou. Notre héroïne, ſans lui répondre, l’accabla de careſſes ; Monſieur Lucas y fut ſenſible, & riſqua de la convaincre qu’il s’enflammoit toujours pour elle. Ses premiers tranſports appaiſés, Lucette pria ſon amant de lui apprendre pourquoi ſa fortune étoit ſi changée ; il ſatisfit, en ſoupirant, ſa curioſité.

« Quelques-uns de mes amis, lui dit-il, m’entraînèrent dans ces lieux où l’on donne à jouer, où il eſt permis de ſe ruiner. Je m’ennuyai d’abord ; mais je m’y accoutumai inſenſiblement. Je m’amuſai long-tems des grimaces que je voyois faire aux perdans ; de la joie cachée de ceux qui gagnoient ; de ces eſpeces de Philoſophes qui affectent de ſupporter la perte de ſang froid, & qui vont enſuite s’arracher les cheveux. Je n’allois à l’Académie que pour paſſer un quart-d’heure. J’étois étonné de me ſentir intéreſſé plutôt pour l’un que pour l’autre. Ébranlé par un certain je ne ſçais quoi, je déſirai que celui-ci gagnât, j’étois fâché quand ſon adverſaire faiſoit quelque bon coup. Pourquoi les ſçavans de nos jours, ſans ſe rompre la tête ſur des ſujets inutiles, ne cherchent-ils pas à expliquer cette ſinguliere ſympathie ? L’intérêt vif que je prenois pour un des joueurs, m’engagea de parier en ſa ſaveur. Je n’oſai d’abord riſquer qu’un petit écu, je gagnai, je m’enhardis. On ne réuſſit pas toujours. Je perdis, je me piquai, je doublai ma ſomme. Le bonheur me vint, nouvelles eſpérances, paris encore plus forts, &c. Enfin ſans m’en appercevoir, je me rendis un joueur décidé.

» On doit féliciter celui qui perd au jeu ; il ſe corrige, & n’y revient plus ; celui qui gagne croit toujours avoir le vent en poupe, il s’encourage, & il ſe ruine. Je puis avancer qu’un joueur ne garde pas long-tems ce que la fortune lui envoie ; s’il gagne un louis, il en perdra quatre. Trop de gens, par malheur, éprouvent ce que je dis, & n’en ſont guères plus ſages.

» Je me mis à courir les brelans, les tripots ; tous les jeux étoient bons pour moi, défendus ou non. La Ducheſſe & la Comteſſe s’apperçurent de mon dérangement, ſe plaignirent de ma conduite. Les veilles que je faiſois me maigriſſoient beaucoup, leur donnoient lieu de ſe plaindre de moi. Je n’étois plus ſi empreſſé, ni ſi propre à leur faire la cour. Elles ſe laſſerent de me fournir de l’argent preſque gratis, & me défendirent, comme d’un commun accord, de paroître jamais chez elles. Je me flattai de réparer mes pertes, je croyois que mon mérite enchanteroit d’autres Beautés auſſi généreuſes. Un malheur irréparable m’empêche d’y réuſſir, ne me permet pas d’y ſonger : je fus réduit à la dure néceſſité de vendre mes habits, tout ce qui éblouit les yeux du monde ; & ſur-tout des femmes. Il m’a été impoſſible de ratrapper aſſez d’argent pour me mettre d’une façon honnête. Heureux de n’être pas mort de faim !

» Malgré les revers, malgré l’indigence que j’éprouve, le croiriez-vous, ma chere Lucette ? je ne ſçaurois renoncer au jeu. C’eſt un goût qui me domine : une folie, une ivreſſe, une fureur, a pénétré mon ame. Je ne ſuis content que lorſque je tiens des cartes, tout autre plaiſir m’eſt inſipide. On me rencontre par-tout où l’on joue. Je n’avois pas de quoi dîner hier ; un ami, touché de mes beſoins, m’a prêté un louis ; j’ai couru le jouer, je l’ai perdu, & je n’ai pas encore mangé ».

Lucette s’empreſſa de réparer le long jeûne de Monſieur Lucas. Tandis qu’il dévoroit ſes petites proviſions, elle lui raconta ſes diſgrâces, ſes infortunes ; mais elle lui fit un myſtere de la maladie qu’elle avoit eue.

Notre héroïne fit ſon poſſible pour corriger Lucas de ſa dangereuſe manie. Elle lui remontra qu’un joueur étoit un homme avide du bien des autres ; qu’il ne ſeroit pas étonnant de le voir attaquer les paſſans au détour d’une rue, puiſqu’il s’accoutume à deſirer, à tâcher d’avoir la bourſe de ſon prochain. Elle lui fit enviſager les inquiétudes, les regrets dont il eſt dévoré ; il n’a aucun repos, ſe brûle le ſang, & ne peut ſe flatter de poſſéder la moindre choſe.

Monſieur Lucas goûta ſes raiſons, gémit, ſoupira, & promit avec ſerment de ne plus retomber dans ſes erreurs. Notre héroïne, charmée de l’avoir perſuadé, guéri, partagea avec lui la ſomme légere qu’elle poſſédoit. Lucas, en recevant cette preuve de l’amour de ſa maîtreſſe, tire un jeu de carte de ſa poche, & lui propoſe de jouer. Qu’on s’imagine la ſurpriſe de Lucette. Elle lui demanda ſi c’étoit ainſi qu’il ſe corrigeoit : elle eut beau lui repréſenter qu’il étoit ridicule de vouloir jouer avec quelqu’un qui nous prêtoit de l’argent ; que c’étoit une choſe inouie, qu’on n’avoit peut-être jamais vue. Ses diſcours ne firent aucun effet. Il la pria, la conjura, ſe plaignit du peu de complaiſance qu’on avoit pour lui. Notre héroïne fut contrainte de céder, & de jouer contre celui qu’elle vouloit tirer de la miſere.

Lucette eut le bonheur de gagner. Je ſuis perſuadé que, ſi Monſieur Lucas avoit eu la fortune favorable, il n’auroit rien donné à celle qui l’obligeoit ſi honnêtement. Il ſe déſeſpéra, fit des juremens de Dragon, s’arracha une poignée de cheveux, renverſa la table, & mit les cartes en piéces. Notre héroïne ne ſe ſentoit pas de joie ; elle ſe figuroit qu’une telle aventure ouvriroit les yeux à ſon ami. Il s’écria vingt fois : Que je ſuis malheureux ! & je jouerois encore ! non ; ce qui m’arrive aujourd’hui me prouve que je dois renoncer à l’eſpoir de jamais gagner. Il ſortoit, la rage dans le cœur, quand Lucette le rappella, & le pria d’accepter la même ſomme qu’il venoit de perdre. Monſieur Lucas, ſurpris d’une pareille généroſité, doutoit s’il veilloit. Il embraſſa Lucette avec tranſport ; il lui promit de fuir l’Académie, de ne ſe ſervir de ſes dons que pour vivre, que pour ſatisfaire à ſes beſoins preſſans.

Notre héroïne le crut : mais dès le lendemain il courut chez elle en furieux ; il ne lui reſtoit pas une obole. Que ne me retirois-je plutôt, s’écria-t-il ? Je gagnois cinquante louis : j’ai voulu trop avoir, & je n’ai rien. Lucette ſe laiſſa toucher, lui donna tout ce qu’elle avoit, & deux jours après il fut dans le même embarras. Les exhortations de ſa maîtreſſe, ſa miſere, ſes ſermens, tout fut inutile ; il jouoit le jour & la nuit. Le voyant incorrigible, notre héroïne ne l’abandonna pas : elle partageoit ſoigneuſement avec lui le produit de ſes charmes ; après l’avoir reçu, il couroit auſſi-tôt le perdre : digne emploi d’un argent ſi bien acquis ! Elle pouvoit compter en revanche ſur la valeur de Monſieur Lucas ; il rodoit ſouvent aux environs de chez elle, ſe cachoit quelquefois dans un coin de ſa chambre, prêt de tomber ſur l’inſolent qui auroit mal agi avec la Beauté qu’il protégeoit, qui auroit voulu dérober, ſans rien payer, la ceinture de Vénus.

Je pardonnerois à Lucette de dédaigner Monſieur Lucas, de le mépriſer tout-à-fait. On doit lui ſçavoir gré, & s’étonner de ſa conſtance. Il s’en faut beaucoup que la perſonne actuelle de ſon amant ſoit aimable : il porte un habit dont la couleur eſt aſſez bizarre ; jadis il fut noir, mais la pouſſiere l’a rendu gris ; il eſt uni, poli comme une glace, on pourroit s’y mirer. Il a ſoin de le boutonner, afin de cacher une veſte trop délabrée, & dont, je crois, il manque une partie : ſes manchettes ſont fort longues, & vont de pair avec l’habit : ſes cheveux ſans poudre & mal peignés, font, par leur couleur d’ébène, honte au reſte de ſa parure ; ſa bourſe, qu’il n’attache que tous les huits jours, eſt collée triſtement à ſon dos, & paroît prête à tomber ; les rubans des côtés voltigent çà & là. IL enfonce ſon chapeau ſur ſes yeux ; la corniere de devant eſt plus longue que les autres. Il eſt toujours froid & rêveur. Son regard eſt triſte & fixe ; ſon viſage eſt allongé, pâle & décharné : il marche la tête baſſe, un peu courbée ; les épaules ſerrées, & ſon épée lui bat contre les jambes.

Voilà quel eſt celui que Lucette adore. Elle avoue bien qu’il eſt changé. Elle cherche en vain ſa bonne mine, ſes joues graſſes & vermeilles ; ſa fraîcheur ; ſon embonpoint robuſte ; ſon caractere jovial & franc, ſa gaieté, ſon innocence eſtimable ; rien de tout cela ne ſe préſente : mais elle ne peut ſe défendre de l’aimer.

Dame la Reſſource prétendit en vain modérer l’amour de notre héroïne. Elle lui fit entrevoir les folles dépenſes qu’il lui cauſoit, les déſagrémens qui pouvoient s’enſuivre. La bonne-femme perdit ſon latin. Voyant tous ſes efforts inutiles, elle prit le ſage parti de ſe taire. Pour faire piéce à Monſieur Lucas, & par intérêt, elle redoubla ſes ſoins, & attira un plus grand nombre de viſites à notre héroïne.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE XII.

Querelle, Bataille, & Commiſſaire.


Tout alloit à merveille ; mais un revers vint détruire l’eſpéce de félicité de Lucette, Dame la Reſſource s’impatienta de voir ſa bonne amie auſſi pauvre qu’avant ſa connoiſſance. Après l’avoir exhortée de mieux agir, elle lui fit ſes adieux, & accorda ſon amitié à une autre Beauté, qui ſe rendit plus digne de ſes ſoins.

Notre héroïne ne ſe laiſſa point abattre. Elle ſe réjouit de n’avoir à partager qu’avec Monſieur Lucas. Elle réſolut de ſe paſſer de protectrice. On ne réuſſit, jamais ſi bien que lorſqu’on travaille ſoi-même à ſes affaires. Elle ſe flatta d’attirer davantage les galans.

Pour réuſſir dans ſes nobles entrepriſes, Lucette ſe mettoit chaque jour avec élégance. On la voyoit ſouvent à ſa fenêtre ; les bonnes gens croyoient qu’elle prenoit le frais ; les gens d’eſprit penſoient différemment.

Notre héroïne s’étant apperçue que placée de loin, comme en perſpective, la vûe de ſa tête enchantoit les paſſans, voulut ſe montrer toute entiere ; perſuadée que de près elle paroîtroit encore plus aimable. Sa premiere tentative réuſſit, & l’engagea de continuer.

Elle ne manquoit pas, dès que le jour étoit diſparu, de deſcendre en tapinois, de ſe placer ſur ſa porte ; de ſe promener en long, en large : les coups de coude, les ſt, ſt, ſt, trottoient ; les tendres œillades, les ſouris, les ſignes alloient leur chemin ; chacun étoit ſon roi, ſon petit cœur, ſon bijou, ſon néné, ſa mère. Nous aimons les complimens ; ils étoient de sûrs appâts qui faiſoient tomber dans ſes filets. Tel étoit ſurpris de ſentir une fille le careſſer pour ſa premiere fois de ſa vie ; & la ſuivoit par reconnoiſſance. Semblable au Bourgeois Gentilhomme, celui-ci eſt pénétré des douceurs qu’il s’entend dire, & paye généreuſement. Lucette ſçavoit trop bien ſon métier pour n’être pas flatteuſe ; elle ſe récrioit toujours ſur ce qu’on offroit à ſes regards ; elle feignoit de n’avoir jamais rencontré un mortel ſi heureux. Il n’étoit mérite ſi mince qu’elle n’élevât juſqu’au ciel.

Lucette a ſoin d’aller au Palais Royal ; elle doit à ce jardin fameux une bonne partie de ſon revenu. À onze heures préciſes elle y vient groſſir la foule des Demoiſelles, dont l’allée du milieu eſt innondée. Elle affecte un air enfantin, lorgne finement, & prête une oreille attentive. On la reconnoît ſans peine : une petite coîffe, garnie d’un ruban verd, & ſurmontée d’une prodigieuſe aigrette, lui donne un air tout-à-fait ſingulier. Son mantelet de ſatin blanc eſt doublé de rouge ; il s’entrouvre négligemment, pour laiſſer entrevoir une palatine à mouches, qui couvre à demi une gorge qui paroît ferme. Sa robe de taffetas, agitée par les zéphirs, fait un frémiſſement qui l’annonce de loin. Sa jupe, un peu courte & falbalaſſée, découvre à moitié une jambe fine, couverte d’un bas de ſoie, tendu avec art. Son pied mignon eſt à la gêne dans un ſoulier étroit, poli, blanc comme la neige, & décoré d’un talon rouge. Elle paroît montée ſur des échaſſes, ne marche que du bout du pied, en ſe pinçant les lèvres ; à ſa démarche lente & grave on la prendroit pour une Veſtale, ſans ſes joues enluminées, ſans quelques mouches mutines, ſans ſes regards jettés çà & là, & ſans l’eſſain de jeunes gens qui voltigent autour d’elle d’un air familier.

Notre héroïne faiſoit pluſieurs conquêtes au Palais Royal, Elle entraînoit, ſur-tout, chez elle de ces vieux impotens, qui, ſe traînant à l’aide d’une béquille, paroiſſoient n’avoir qu’un jour à vivre ; ces vieillards amoureux ſe reſſouviennent encore des plaiſirs de leur jeuneſſe ; ils recherchent des Beautés commodes qui ſe donnent une peine infinie pour leur procurer une foible étincelle de volupté.

Un de ces tendres ſexagénaires avoit envie depuis long-tems de tâter du fruit défendu ; il ſouhaitoit de faire en ſecret ſa cour à une fille du monde. Il n’oſoit ſe préſenter ſeul chez quelque Philis, dans la crainte des dangers qu’on peut courir. Se promenant un jour au Palais Royal avec un de ſes amis, jeune homme brave & vigoureux ; il apperçoit notre héroïne, auſſi-tôt il s’enflamme. Parbleu ! s’écria-t-il en touſſant, je veux vous donner à dîner chez ce petit cœur. Le jeune homme ſourit. L’antique ſoupirant fit ſigne à Lucette de les ſuivre ; elle l’entendit à merveille ; le langage des yeux lui étoit familier. On ſortit l’un après l’autre, ſans faire ſemblant de rien. Notre héroïne marchoit devant, & tournoit ſouvent la tête. Elle les conduiſit dans ſa petite chambre. Le vieillard ne ſe ſent pas de joie, il embraſſe la Belle, qui regarde tendrement ſon compagnon. Il l’envoie ordonner un dîner délicat, aſſaiſonné de pluſieurs bouteilles de vin de Bourgogne. On ſe met à table. Lucette careſſe le vieillard, & ſerre la main du jeune homme ; elle excite l’un à ſe réjouir, & ſourit à l’autre malignement. Malgré ſon impatience, notre ſexagénaire avoit jugé à propos de retarder ſes plaiſirs ; il vouloit braver sûrement les glaces de l’âge, & prouver qu’il étoit encore jeune.

Le vieillard ſentoit un feu nouveau couler dans ſes veines ; il croyoit rajeunir, comme le pere de Jaſon Brûlant, plein d’ardeur, il alloit eſſayer de goûter une partie de la félicité de ſes premiers ans. Notre héroïne admiroit le pouvoir de ſes charmes ; quand tout-à-coup on vint frapper à ſa porte à coups redoublés. Alors ſon triomphe diſparut, & le vieillard redevint ce qu’il étoit. La frayeur le glaça encore davantage. « Hélas ! s’écrioit-il, d’une voix mourante, on m’avoit bien averti d’éviter ces maiſons agréables, de fuir de telles Sirènes. Me voilà pris ! Heureux s’il ne m’en coûte que ma bourſe ! »

Notre héroïne, prête à ſe ſcandaliſer qu’on ne la crût pas une honnête fille, le prioit en vain de ſe taire. Le jeune homme les raſſura de ſon mieux, & cria au frappeur de ſe retirer ; qu’il n’y avoit perſonne. L’autre jure qu’il entrera, quand même le Diable voudroit l’en empêcher. Il avertit, que Mademoiſelle Lucette doit le connoître, qu’il lui a promis de venir la voir, & qu’il veut s’acquitter de ſa parole. On ne lui répond rien : il menace, & d’un furieux coup de pied enfonce la porte. Le jeune homme le reçoit l’épée à la main. Pour le vieillard, à moitié mort de frayeur, il pouſſe des cris ſourds & lugubres ; notre héroïne fait retentir des ſiens la maiſon & tout le voiſinage. Le guet accourt, ſépare les combattans, & conduit chez le Commiſſaire le Céladon ridé & ſon compagnon, l’auteur du tumulte, & la déplorée Lucette.

Monſieur le Magiſtrat étoit à table. Il fit attendre plus d’une heure dans ſon anti-chambre ceux qui avoient beſoin qu’il leur rendît une prompte juſtice. Enfin, la tête remplie des fumées bachiques, le Commiſſaire ſe prépara à les recevoir. Il mit ſa robe, ſa grandiſſime perruque, s’aſſit gravement dans un ample fauteuil ; & déclara d’un ton de Magiſtrat, qu’on pouvoit comparoître à ſon audience. Chacune des Parties détailla ſes raiſons. Moi, je n’ai rien à dire, s’écria celui qui avoit enfoncé la porte de Lucette, ſinon que je ſuis le Marquis de ***, fils du Duc de ***. À ces mots le Magiſtrat perdit ſa fierté ; il s’approcha preſque en rampant du Seigneur qu’il avoit l’honneur de voir. Daignez m’excuſer, lui dit-il : vous êtes très-innocent. Le Vieillard s’appercevant que la naiſſance avoit des priviléges chez un Commiſſaire, réſolut de lui en impoſer. Apprenez votre devoir, lui cria-t-il rudement, je ſuis le Comte de ***, Monſieur eſt le Baron de ***. Le Commiſſaire émerveillé de voir ſa maiſon remplie de perſonnes ſi diſtinguées, prétendit que des gens d’une grande qualité ne pouvoient rien faire de répréhenſible ; il les conduiſit humblement juſqu’à la derniere marche de ſon eſcalier.

Il ne reſtoit plus que notre héroïne. Le demi-Magiſtrat n’oſoit lui parler : il craignoit qu’elle ne fût, pour le moins, une Marquiſe déguiſée. Mais ſon embarras, ſes larmes, ſes ſanglots la décelèrent ; il connut qu’il ſe trompoit. Enhardi par ſa découverte, Monſieur le Commiſſaire ſe remit dans ſon fauteuil, & interrogea Lucette. « Oui-dà, lui dit-il, vous vous établiſſez dans mon quartier ; vous êtes d’un état où l’on gagne ce que l’on veut ; & je n’entends pas parler de vous ! Vous ignorez, ſans doute, les uſages. Eh ! bien, ma bonne, il faut vous les apprendre. Qu’on mène cette belle Demoiſelle en priſon, juſqu’à plus ample informé.

En vain notre héroïne s’efforce de le fléchir. Sa faute étoit trop de conſéquence pour qu’elle pût eſpérer ſon pardon. Le Commiſſaire voulut effrayer, par ſon exemple, toutes celles qui oublieroient leur devoir.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE XIII.

Où Lucette reçoit ce qu’elle mérite.


Notre héroïne gémiſſoit depuis trois jours dans ſa triſte priſon, quand on vint l’en retirer. Elle ſe ſentit renaître ; elle crut qu’on alloit lui rendre ſa chère liberté ; ſa joie s’évanouit bientôt. Elle frémit, ſe troubla, lorſqu’elle ſçut qu’on la conduiſoit dans cette Maiſon où ſes pareilles arrivent tôt ou tard ; dans ces lieux où plus d’une Belle va faire ſouvent pénitence des plaiſirs qu’elle a ſouvent prodigués.

Comme on l’entraînoit à la Salpêtrière, elle apperçut une troupe de Soldats qui entouroient un jeune homme, bien & dûment garotté. Elle frémit ſans ſçavoir pourquoi, & le conſidère plus attentivement. Quel fut ſon déſeſpoir en reconnoiſſant Monſieur Lucas. Elle jetta un grand cri. Le malheureux qu’on amenoit leva la tête ; & fut ſaiſi de douleur quand il vit ſa chère, l’infortunée Lucette, dans un état auſſi triſte que le ſien. Ils ſe conſidèrent un inſtant ſans avoir la force de parler. Faiſant un eſſort ſur eux-mêmes, s’efforçant de rappeller leurs eſprits, ils demanderent avec tant d’inſtance, avec une telle effuſion de larmes, qu’on leur permît de ſe dire peut-être le dernier adieu, que les cœurs durs qui les environnoient ne purent s’empêcher de s’attendrir.

Il me ſeroit impoſſible de rapporter ici ces mots entrecoupés, ces expreſſions de la triſteſſe, dont ſe ſervirent & Lucas & Lucette, Qu’ils maudirent leurs fautes légères qui les avoient conduits dans de plus grandes ! Qu’ils regrettèrent le ſéjour de la campagne où ils vivoient en paix, où leur ſeul crime étoit de s’aimer ! Ils s’égarèrent au Village, ils ſe perdirent dans la Ville. Une ſcène ſi touchante arracha des pleurs à tous ceux qui en furent témoins. Le Libertin conſommé rira peut-être du tableau attendriſſant que je préſente ici. Plaignons-le, s’il ignore la douceur de s’intéreſſer au ſort des malheureux. Par quelle ſingularité l’homme eſtimable, l’homme vertueux ne peut-il refuſer des larmes au vice juſtement puni ?

Lucette ſe reſſouvint enfin de lui demander pourquoi on l’enchaînoit comme un criminel ? « Hélas ! lui répondit-il, ce qui m’arrive n’eſt que trop commun. J’ai commencé par être joueur, & je finis par être eſcroc. Je n’ai pas été aſſez fin ; on m’a pris ſur le fait, on me conduit à Bicêtre, où j’aurai tout le tems de me repentir de mes folies. N’oubliez pas, ma chère Lucette, un amant qui vous aimera toujours ». Il en auroit dit davantage ; mais on les contraignit de ſe ſéparer. En s’éloignant l’un de l’autre, ils tournoient ſouvent la tête, levoient les bras au Ciel ; ils ſe cherchoient encore lorſqu’ils s’étoient perdus de vûe.

Notre héroïne arriva dans la triſte demeure qu’elle étoit condamnée d’habiter. Elle en connut bientôt toute l’horreur. On lui coupa d’abord ſes beaux cheveux qu’elle chériſſoit tant ; on lui raſa la tête. Elle fut obligée de ſe vétir d’un habit de Sœur-Griſe, de porter une grande coîffe qui lui tomboit ſur les yeux. On la força de travailler de ſes mains délicates à des ouvrages rudes & groſſiers.

La malheureuſe Lucette gémit ſur ſes fautes ; elle ſe repent d’une vie paſſée dans les plaiſirs ; elle éprouve à quoi nous conduiſent ſouvent les progrès du libertinage.


FIN.

TABLE
des CHAPITRES
Contenus dans cette ſeconde Partie.


SUITE
DE LUCETTE,
OU
DES PROGRÈS
DU
LIBERTINAGE.

PRÉFACE

Qu’on fera bien de lire,
malgré l’uſage.


LAccueil que le Public a bien voulu faire à cet Ouvrage, dont la ſeconde Édition preſque épuiſée, m’a encouragé à le continuer. Il m’a paru que je ne devois pas laiſſer toujours mes Héros en priſon. J’oſe eſpérer qu’il aura la même indulgence pour cette troiſième Partie, que pour les deux premières.

J’ai à me louer du Public, parce que mon Livre s’eſt bien vendu ; mais mon Libraire y a ſeul trouvé ſon compte ; je n’en ſuis pas plus heureux. Beaucoup de perſonnes ont cru que je n’avois écrit que pour le plaiſir de compoſer un Ouvrage dangereux aux mœurs. Je proteſte ici, qu’elles ſe ſont bien trompées ; elles ne m’ont ſans doute jugé que ſur le titre. Si on avoit lu mon Livre, non comme un Roman frivole, mais comme un Ouvrage qui renfermoit quelque apparence d’utilité, on auroit vu que je cache ſous des fleurs, une morale ſévère. En amuſant mon Lecteur, je fais mes efforts, pour lui prouver combien on doit ſe tenir ſur ſes gardes. J’inſtruis ſans affectation. Je mêle, le plus adroitement qu’il m’eſt poſſible, l’utile avec l’agréable. C’eſt-là, je crois, le vrai genre du Roman.

En annonçant les Progrès du Libertinage, je penſai dire aſſez quel étoit mon but. Pouvois-je m’imaginer, qu’on m’accuſeroit de me plaire à peindre le vice, exprès pour le faire aimer ? Il faudroit que je fuſſe bien fou, ou bien mépriſable. Crainte qu’il ne ſe trouve encore quelqu’un qui ne s’apperçoive pas, (ou qui le feigne) du motif qui m’a mis la plume à la main, je déclare que les gens vertueux doivent me ſçavoir quelque gré. Mon Livre eſt plus utile qu’un traité de morale, ſi j’oſe parler ainſi. La ſeule apparence d’un homme moraliſte, fait bailler & tomber en ſyncope. Que ſeroit-ce, ſi l’on prétendoit faire lire une pieuſe inſtruction, à nos Petits-maîtres, aux Coquettes du jour ? Les trois quarts de la France auroient bientôt des vapeurs. Voit-on ſur la toilette de nos Élégans, dans le ſac à ouvrage de nos jeunes Marquiſes, le bon Sénéque, l’ennuyeux Paſcal ? Ce ſeroit un prodige encore plus grand, que de rencontrer un Auteur ſans prétention, ſans vanité.

Comme l’on ne ſe doutera pas que j’aie voulu prêcher perſonne, on s’arrachera mon Livre des mains, on le lira avec fureur. Alors, c’eſt au Lecteur à profiter, ſinon, tant-pis pour lui. Il me ſuffit, pour ma conſolation, d’avoir démontré qu’une foibleſſe en fait commettre une autre ; & qu’ainſi l’on doit veiller avec ſoin à ſa conduite. Une jeune fille, ſurtout, apprendra beaucoup dans mon Livre. Elle ſçaura que la moindre petite tentation, doit, être rejettée ; que le Diable eſt quelquefois bien fin. Telle Beauté qui fait un faux pas, en peut faire cinquante tout de ſuite. Le monde eſt rempli d’exemples de ce que je dis ; l’Hiſtoire en fourmille. Cléopatre, Reine d’Égypte, fut ſage tant qu’elle mépriſa la fleurette ; à peine ſe fut-elle permis d’avoir un Amant, qu’elle accorda ſes faveurs à Céſar, à Marc-Antoine, à Auguſte même, à Hérode dit-on, & peut-être à cent autres. Qu’on en ſoit sûr, ſi la fière Lucrèce avoit ſatisfait un inſtant les deſirs de Tarquin, elle l’eût chéri toute ſa vie ; elle auroit ſouri à une foule d’Adorateurs. Peut-être ſe tua-t-elle afin de s’empêcher de ſuccomber. Le remede ſeroit un peu violent ; je ne conſeille pas aux Belles de s’en ſervir.

Je veux déclarer ici, par modeſtie, que je ſçais qu’un fort galant-homme jetta les deux premieres Parties de cet Ouvrage par la fenêtre. Le titre ſeul révolta ſa vertu. Il craignit de ſe ſouiller en liſant un tel livre. Voilà ce que c’eſt auſſi de ne pas faire des Titres à double face ; c’eſt-à-dire, galans pour les uns, & édifians pour les autres ! Combien d’Auteurs mettroient leur amour-propre à couvert, ſi l’on jugeoit d’un Ouvrage au ſeul aſpect du Frontiſpice !

Je dirai tout de ſuite, pendant que je ſuis en train d’être modeſte, qu’on me reproche de ne pas mettre aſſez d’avantures, aſſez de merveilleux dans mes Romans. On n’y trouve, dit-on, que ce que l’on voit tous les jours dans le monde ; que ce que l’on ſçait, pour ainſi-dire, par cœur. Il me paroît que cette critique fait mon éloge. J’ai l’imagination auſſi romaneſque que d’autres, je le démontrerai peut-être un jour. Mais que diſent ces Livres, remplis de choſes incroyables ? Qui peut s’en amuſer ? Des gens amoureux de chimeres, & qui, s’ils prenoient un grain d’Opium, verroient, en dormant, des prodiges auſſi ſinguliers, que ceux qu’ils daignent lire. On repréſente un monde, & des Êtres inconnus. Ne vaut-il pas mieux dépeindre ſon ſiécle, & des perſonnages que l’on peut rencontrer ? Il me ſemble que le plaiſir du Lecteur doit en être plus vif ; il ſourit alors à des tableaux naïfs de nos mœurs ; & n’a point la honte de s’occuper de Contes-bleux. Cléveland eſt très-beau, ſans doute ; mais peut-on s’intéreſſer à des malheurs, à des ſituations incroyables, & qu’on eſt certain de ne jamais éprouver ? Enfin, je ſuis d’avis qu’on doit écrire tout bonnement, ce qui ſe paſſe chez nous, ce qu’on peut voir & ſentir. Il faut faire avouer que les Romans ne créent point un monde chimérique. Tant pis pour ceux qui penſeront que j’ai tort… & par contre-coup, tant pis pour mon Livre.

J’ai pris la liberté de moraliſer quelquefois, dans le cours de mon Roman. Je craignois que le Lecteur ne fît point attention au but moral, ſi je ne le découvrois à demi. J’ai ménagé cependant la délicateſſe des jeunes gens, & des Dames ; mes Réflexions ſont courtes, elles ne feront bailler qu’une minute.

Mes deux Héros ne ſeront pas auſſi libertins que je les avois d’abord fait paroître. On m’a retranché ſans pitié, les endroits où je prouvois davantage les progrès du vice. Je ſuis tenté de dire comme ce Prédicateur Gaſcon, qui, ſe trouvant court en chaire, s’écria, « Mes Freres, que je vous plains ! vous perdez de belles choſes ! » si mon Livre eſt trouvé bon, j’affirmerai que le meilleur y a reſté ; ſi l’on le juge déteſtable, je ſoutiendrai qu’on n’y a laiſſé que le mauvais. Ainſi, j’ai de grandes obligations à mon ſévère Cenſeur ; il m’a fourni le moyen de prétendre toujours que j’ai produit une merveille ; je ſuis sûr de fermer la bouche à la critique. Il faut avouer pourtant, qu’il eſt bien dur, bien triſte, de voir mutiler ſes pauvres enfans. Que la petite vanité d’un Auteur ſouffre alors ! Chaque ligne qu’on lui raye, eſt un coup de poignard qui lui perce le cœur ; il ſemble qu’on lui raviſſe un laurier, & qu’on ternit ſa gloire. Il n’eſt point d’Ouvrages d’eſprit, depuis l’Encyclopédie juſqu’à l’Almanac de Liége, qui n’ait été vu & revu, lu & relu, avant de ſe montrer au grand jour. Des yeux de Lynx cherchent & démêlent ce qui peut bleſſer le bon ordre. Une main impitoyable biffe d’un ſeul trait, une penſée ſublime, une page, un volume. Ah, que la crainte, trop ſcrupuleuſe, prive quelquefois le Public de beaux morceaux, de productions divines ! L’exactitude avec laquelle on examine un Livre, avant qu’il oſe paroître, doit raſſurer les Ames délicates, & les engager à lire indifféremment tout ce que la Preſſe enfante. Le moindre Écrit n’auroit garde de ſe préſenter dans le monde, ſans avoir un Paſſe-port, bien & dûement conditionné.

Au ſujet des Portraits qui ſont dans mon Ouvrage, je proteſte de nouveau, qu’ils ne regardent perſonne directement. Je les ai tiré du creux de mon cerveau. Quelqu’un qui ne voit le Monde que par le trou d’une bouteille, doit-il être ſoupçonné d’avoir mis par malice, des perſonnages connus dans ſon Livre ? si mes caracteres ont quelques reſſemblances, tant mieux ; j’aurai une imagination qui ſçait peindre la nature. La meilleure piéce que puiſſe me jouer ceux qui croiroient ſe reconnoître, ſera de ne rien dire ; ils me feroient trop d’honneur.


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TABLE
des CHAPITRES
De la troiſieme Partie.



FIN DE LA TABLE
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SUITE
DE LUCETTE,
OU
DES PROGRÈS
DU
LIBERTINAGE.


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CHAPITRE PREMIER.

Lucette ſort d’eſclavage.



P assant, il y a ſix mois, dans la rue Saint-Honoré, je faillis d’être écraſé par un équipage brillant ; tout annonçoit le char d’une Petite-maîtreſſe ; deux grands coquins de laquais, ſembloient de derrière, inſulter tous les paſſans ; le Cocher, à larges mouſtaches, étoit parfumé ; les chevaux paroiſſoient l’être auſſi. Collé contre la muraille, j’eus le tems de conſidérer les dorures & le vernis de la voiture élégante. Un minois féminin me frappa à travers des glaces ; je le conſidère avec reſpect… Qu’on juge de ma ſurpriſe, lorſque je reconnus dans cette Nimphe, dans cette beauté ſi bien parée, la trop foible Lucette, l’héroïne fameuſe d’une de mes brochures.

Je la parcourus long-tems des yeux, avec étonnement. Tout annonçoit autour d’elle l’aiſance & le bonheur. Je la croyois encore dans la triſte demeure où les belles complaiſantes vont pleurer leurs écarts, & n’ont d’autres conſolations que l’idée des plaiſirs qu’elles ont procurés & reſſentis. On m’avoit aſſuré qu’elle y reſteroit juſqu’à la fin de ſes jours ; ainſi, préſumant mon livre fini, je l’avois oubliée tout-à-fait. La reſſemblance d’un autre objet pouvoit me tromper, je doutois du témoignage de mes yeux, quand la dame cria au cocher de fouetter grand train, de ſe dégager de l’embarras ; le ſon de ſa voix acheva de me perſuader que c’étoit elle ; le cocher obéiſſant jure, frappe les chevaux avec délicateſſe ; le char s’ébranle, part comme l’éclair, & me couvre d’un déluge de boue.

Peu chagrin de me voir ſi bien éclabouſſé par mon héroïne, je monte dans un fiacre, je lui ordonne de ſuivre de loin tel caroſſe : je le vois entrer dans la vaſte cour d’un palais ſuperbe ; & l’on m’apprend que c’eſt l’hôtel de Madame Lucette.

Tout ſervoit à me confondre. D’où provenoit la fortune de mon héroïne ? Comment avoit-elle rompu ſes chaînes ? Moi qui me piquois d’être fidéle hiſtorien, je ne devois rien ignorer de ſes moindres avantures ; & j’étois encore à ſavoir des événemens auſſi prodigieux. Jaloux de continuer d’apprendre au Public les folies de mon héroïne, je me ſuis donné tant de ſoins, tant de peines, qu’enfin je ſuis parvenu à découvrir par quels miracles elle étoit libre & à ſon aiſe. Je vais la ſuivre pas-à-pas ; aucune de ſes actions ne m’échappera. J’eſpère avoir de nouveaux ſujets d’aſſurer combien les progrès du libertinage ſont rapides, & que quand le pied a gliſſé une fois, on s’accoutume à faire des faux-pas. Mais avant de faire paſſer ſous les yeux du Lecteur les nouveaux travers que je dois décrire, il faut apprendre comment mes perſonnages ont entrés ſur la ſcène.

La pauvre Lucette s’accoutumoit inſenſiblement à ſa priſon. Ses yeux, las de verſer des larmes, reprenoient leur premier éclat. Elle ſe réſignoit par force, à la cruauté de ſon ſort. Les hiſtoires tant ſoit peu gaillardes de ſes malheureuſes compagnes, leurs propos libertins, leurs chanſons équivoques, la faiſoient ſourire quelquefois. Elle ne regrettoit plus dans le monde que Monſieur Lucas, qui la faiſoit ſouvent ſoupirer le jour, & rêver la nuit. Confondue avec ſes bonnes amies les Recluſes, elle ſongeoit triſtement à ſa foibleſſe, ſource de ſes malheurs. Elle ſe voyoit dans les premiers tems de ſa vie, aimable, fraîche, enjouée ; la gaieté la ſuivoit par-tout, tandis qu’elle étoit ſage. À peine a-t-elle prêté l’oreille au démon tentateur, que le pied lui gliſſe, & qu’elle court de fautes en fautes, ainſi qu’on voit rouler une boule, dès qu’on lui donne le mouvement : alors les ſoucis viennent l’aſſiéger ; les roſes du bonheur ſe fanent bientôt, il n’en reſte plus que les épines. La ſageſſe a bien plus de charmes ; elle ne procure pas des plaiſirs auſſi vifs que les tendres égaremens ; mais elle fait naître en nous la tranquillité, la paix intérieure : on doit la préférer.

Voila ce qui ſe paſſoit dans l’ame de Lucette. Sa rêverie fut troublée par un grand bruit, qu’elle entendit dans la cour ; un Monſeigneur viſitoit la maiſon ; je dis Monſeigneur, parce qu’à préſent il faut Monſeigneuriſer tout le monde. Son nombreux cortége annonçoit l’opulence & le faſte ; les Révérendes Mères le conduiſoient reſpectueuſement ; tout le monde ſe courboit à ſon paſſage. Notre héroïne jette les yeux ſur lui, & ne put retenir un grand cri. L’homme reſpectable tourne la tête, daigne l’honorer d’un coup-d’œil, & rougit en la voyant. Il reprit à la hâte l’uſage de ſes ſens. Diſſimulant ſon trouble, il s’approche de Lucette, au grand étonnement des ſpectateurs, qui, le cou tendu, le regard fixe, la bouche béante, obſervoient tout avec attention, & envioient le bonheur d’une fille mondaine.

« Eh, quoi, la belle enfant, lui dit Monſeigneur, en la gratifiant d’un ſouris, vous êtes logée dans cet Hôtel ! la demeure n’en eſt pas bien agréable. De petites folies vous y ont conduites. Vous déteſtez vos erreurs, j’en ſuis sûr. Il faut pardonner quelque choſe à la jeuneſſe repentante ; allons, réjouiſſez-vous, faites votre paquet. Je vais faire enſorte que demain vous ne ſoyiez plus ici ». Ces douces paroles remplirent de joie notre héroïne. La ſatisfaction qu’elle éprouvoit, jointe à la rencontre inattendue de l’homme auguſte, qu’elle avoit vû jadis un ſimple particulier, qui paroiſſoit ne devoir être jamais un prophane mortel ; tout cela, dis-je, lui coupa la parole, & lui permit de prononcer à peine quelques mots entrecoupés. On éleva juſqu’au Ciel, l’ame généreuſe de Monſeigneur ; on admira ſa piété, ſon zèle pour les orphelins. Sans deſirer d’en voir davantage, il gagna ſon caroſſe d’un air rêveur & diſtrait : on appercevoit pourtant la joie & la ſatisfaction briller ſur ſon viſage. En s’éloignant de l’aimable priſonniere, il la gratifia d’un nouveau ſourire, & d’un ſigne de tête de protection.

Dès qu’il fut parti, on accourut en foule auprès de Lucette, la féliciter de ſa bonne-fortune ; celles qui la dédaignoient avant ſon bonheur, la comblèrent de politeſſes : on la regarda même avec reſpect. Sœur Hargneuſe, chargée de veiller ſur les victimes du plaiſir, & qui ſe plaiſoit à faire enrager mon héroïne, vint la ſupplier de pardonner ſes tracaſſeries, & s’excuſa de ſon mieux. Les compagnes de Lucette, l’aſſurèrent qu’elles étoient déſeſpérées de la perdre, implorèrent ſon humanité pour qu’elle parlât en leur faveur. Lucette promit tout ce qu’on voulut ; elle devoit faire ſortir celle-ci, rendre le ſort de celle-là plus heureux ; mais elle fit comme les Grands ; elle ne ſe piqua pas de tenir parole.

Notre Héroïne attendit le jour avec impatience ; elle crut que la nuit ne finiroit jamais. Il lui tardoit de ſortir d’un lieu où les graces captives feignent de ſe convertir, & ſont chargées de chaînes, au lieu d’être entourées de guirlandes de fleurs. Le jour parut enfin ; elle quitta ſon triſte grabat, & attendit, le cœur palpitant de crainte & d’eſpérance, qu’on vînt la rendre à un monde qu’elle pouvoit encore embellir. Elle n’oſoit ſe fier tout-à-fait aux aſſurances de ſon protecteur ; il pouvoit déja l’avoir oubliée, s’être même moqué d’elle, ou ne pas réuſſir dans ſon deſſein charitable. Notre Héroïne auroit dû ſavoir que rien n’eſt impoſſible aux gens de ſon étoffe, & que lorſqu’ils ont les ſentimens du Monſeigneur qui lui avoit promis de la délivrer, ils ſont loin de dédaigner une jeune beauté.

Mais on appelle Lucette ; elle vole où l’on la demande ; un magnifique caroſſe, eſcorté de deux laquais, l’attend à la porte ; elle s’y précipite ſans écouter les avis des Révérendes Mères, qui l’exhortoient de profiter des bontés de Monſeigneur, de ſe garantir des faux pas ; elle crie, adieu, adieu ; le caroſſe ſemble fendre l’air, & la voila déja au pied d’un grand eſcalier, dans un hôtel magnifique. Elle traverſe, d’un air triomphant, une file d’appartemens ſomptueux ; elle jette en paſſant un œil ſatisfait ſur vingt glaces ; ſe félicite d’être en liberté, & ſe promet de la faire perdre à plus d’un cœur.


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CHAPITRE II.

Elle rentre dans le monde.


On introduit notre Héroïne dans un cabinet délicieux ; les victoires de l’Amour y étoient peintes de mains de Maîtres ; tout annonçoit le plaiſir, & le faiſoit déſirer. Son auguſte Protecteur étoit couché mollement ſur une ducheſſe. « Viens m’embraſſer, petite, lui cria-t-il. Je te félicite ; je ſuis charmé de te voir loin du maudit endroit où tes graces étoient confinées. Eh bien, qu’eſt-ce, mon enfant ? te voila toute honteuſe ! va, raſſure-toi, ne crains pas que je te faſſe des ſermons ennuyeux ; la chair eſt fragile, je le ſçais par expérience. Je t’aime avec encore plus d’ardeur qu’au tems paſſé ; mais ſois ſage & diſcrette ».

Notre Héroïne remercia vivement Monſeigneur. Elle l’aſſura d’une reconnoiſſance éternelle, pour tous ſes bienfaits ; elle fut embarraſſée un inſtant, quand il la preſſa de répondre à ſon amour. Elle avoit fait les plus beaux projets du monde ; elle prétendoit prodiguer rarement ſes faveurs, & même ſe priver tout-à-fait de ces plaiſirs qui ſont les ſeuls biens de la vie. Cependant ſon parti fut bientôt pris ; ſoit que ſon cœur ſentît quelque choſe pour celui qui briſoit ſes chaînes, ou ſoit que l’habitude du mal la rendît moins difficile, elle ſe laiſſa attendrir, malgré ſes ſages réflexions, & ſes deſſeins de mieux vivre à l’avenir : elle crut, ſans doute, que le perſonnage reſpectable qui la faiſoit ſuccomber, empêchoit qu’il n’y eût rien à redire dans ſa faute.

Content de la docilité de Lucette, Monſeigneur voulut apprendre ſon hiſtoire. Peu s’en fallut que notre Héroïne ne ſe fît paſſer pour une Lucrèce. Après qu’elle eut fini ſon récit, il l’aſſura de ſon amitié, qui n’étoit pas peu de choſe dans les circonſtances ; lui promit d’avoir ſoin d’elle, & s’informa comment elle trouvoit le caroſſe, les chevaux, les laquais, qui avoient été la chercher dans ſon triſte réduit ; il voulut ſavoir auſſi ce qu’elle penſoit de l’Hôtel où il la recevoit, des appartemens, & des meubles. Lucette, tant par politeſſe que par ſincérité, proteſta qu’elle n’avoit rien vû de plus magnifique, de mieux entendu, & qui fît davantage l’éloge du Maître. « Je ſuis enchanté que tu me parles ainſi, lui dit Monſeigneur, en lui paſſant la main ſous le menton. Puiſque tu trouves cela ſi beau, je t’en fais préſent ; je ſaiſis avec joie cette occaſion de te faire plaiſir. Le caroſſe t’appartient, cet hôtel auſſi ; à condition que tu me permettras de venir quelquefois à la dérobée ſouper avec toi. Sur-tout, ne vas pas t’aviſer de découvrir mes gentilleſſes au Public ; ce ſont pourtant de petites misères, de pures niaiſeries, qui l’occuperoient peu, auxquelles il eſt accoutumé, & dont il ne feroit que rire ; mais je dois garder le décorum, & me faire reſpecter, à l’aide du miſtère ».

Ainſi Lucette ſe vit tout-à-coup une fortune brillante. Les diamans revinrent encore orner ſa tête, & relever l’éclat de ſa gorge. Ses malheurs paſſés s’effacèrent de ſa mémoire ; elle oublia la maladie trop commune qu’elle avoit éprouvée ; l’état où la misère la réduiſit ; les dégoûts, les humiliations qu’il lui fallut dévorer. Sa proſpérité préſente la fit rire de ſa priſon, de l’envie auſſi-tôt éteinte que formée, de ſe corriger, de mener une vie honnête. La vanité vint remplir ſon cœur. Elle goûtoit la douceur la plus pure. Elle ſe crut preſque dans l’heureux tems où le Prince de ***, ce Seigneur Allemand ſi riche, ſi libéral, lui prodiguoit tous ſes tréſors, & oublioit à ſes pieds ſa grandeur & ſes titres.

Peut-être que le Lecteur eſt impatient de ſavoir quel eſt ce généreux mortel, qui fait tant de bien à notre Héroïne. Je lui demande pardon d’avoir été ſi long-tems à ſatisfaire ſa curioſité. J’eus d’abord de la peine à le reconnoître ; il fallut m’en informer moi-même ; ce n’eſt qu’après d’exactes aſſurances de la vérité, que j’ai voulu dire ſon nom. Je ſuis donc inſtruit à préſent de ce qu’il eſt ; je vais faire part au Lecteur du fruit de mes recherches.

Cet homme ſi tendre, ſi galant, dont l’habit inſpire un profond reſpect ; ce mortel qui protége les belles, par-tout autre motif que celui de la charité ; cet amant ſi prodigue eſt, en un mot, l’Abbé Frivolet ; mais ſon état eſt bien changé. Il n’eſt plus au rang de ces petites poupées à tête vuide, de ces demis-êtres qui ſe gliſſent par-tout ſans conſéquence, qu’on trouve à la Cour, à la Ville, aux Spectacles, dans nos Temples, dans une ruelle, à la toilette. Une Dame a ſon chien, ſon perroquet, ſes oiſeaux, & ſon cher Abbé. Nos cheminées ſont ornées de Mâgots de la Chine ; nos Romans, de fadaiſes ; les hommes, de minuties ; & nos Petits-collets ont leur place dans les ruelles, où l’on bâilleroit ſans eux ; ainſi chaque choſe eſt dans l’ordre. Frivolet eſt élevé dans une ſphère différente ; mais les vices charmans, la légereté, l’élégance de ces Meſſieurs, ne l’ont point abandonné. Il a quitté le petit collet. Une riche ſucceſſion l’a mis à ſon aiſe. L’épée au côté, la tête alerte, la phyſionomie libertine, il ſemble avoir été toute ſa vie élevé parmi nos jeunes Seigneurs. On trouve qu’il eſt à ſa place. Le faſte l’environne ; les petits, le vulgaire, éblouis de ſon éclat, de ſes dépenſes énormes, le conſidèrent avec une crainte reſpectueuſe, & lui donnent du Monſeigneur ; ſa naiſſance lui méritoit ce vain titre ; mais à quoi ſert-elle ſans la vertu ? Se propoſant d’acheter une charge brillante à la Cour, & de s’y diſtinguer, Frivolet affecte le maintien d’un Sage, & une conduite à l’abri de la critique ; mais la vérité perce quelquefois, malgré tous ſes efforts. Le jeune étourdi l’emportoit ſouvent ſur l’apparence de l’homme eſtimable. On découvroit de tems-en-tems, le mélange & les ruſes de l’hypocriſie.

Ainſi, qu’on juge de l’effet que faiſoient ſa frivolité, ſon air agréable, & tout ſon perſifflage & ſes galanteries, avec ſes projets & ſon extérieur, qui le faiſoient paroître grave & ſenſé. Je crois qu’un portrait détaillé de ſon aimable perſonne, ne déplaira pas au Lecteur. En ſouriant à la peinture de Frivolet, on doit penſer qu’elle n’eſt qu’une légère eſquiſſe de plus grands originaux.

Il marche d’un air pincé ; ſemble ſe careſſer, & dire à tout le monde : voyez-moi ; ne ſuis-je pas à croquer ? Le feu des deſirs brille dans ſes yeux. Lorſqu’il ne veut que ſe montrer ſenſible à l’indigence d’un jeune objet, il paroît tendre & galant, tant le naturel perce toujours. L’Amour ſemble tenir les cordons de ſa bourſe, qu’il ferme & ouvre à ſon gré. Si la beauté vient implorer ſes vertus, elle ne peut s’empêcher de baiſſer les yeux, & de rougir. Son abord eſt prévenant ; le rire enjoué voltige ſans ceſſe ſur ſes lèvres ; ſes propos feroient dérider la ſévérité même ; il eſt vif, enjoué, folâtre. L’art le plus recherché brille dans ſes habits, le goût & la mode du jour en font le choix. Sa toilette eſt auſſi longue que celle d’une jolie femme, ou d’un petit-maître ; des parfums délicieux ſont répandus ſur lui avec profuſion ; la main légère des Grâces, ſemble avoir pris plaiſir à boucler ſes cheveux. À ſa ſuite vole la gaieté ; au lieu de la triſte ſageſſe, de l’humble modeſtie, de la fatiguante charité, il traîne ſur ſes pas, les amours, les ris & les jeux.

Voila, en racourci, le portrait de Frivolet, Le Lecteur en a vû de foibles traits, lorſqu’il n’étoit qu’Abbé ; il s’apperçoit que ſes défauts agréables ſont dans un plus grand jour, & qu’il les découvre actuellement à ſon aiſe. Au reſte, Frivolet ne cherchoit pas trop à en impoſer ; les bonnes-gens, tout-à-fait ſimples & crédules, étoient les ſeuls qui jugeaſſent de ſa ſageſſe par l’apparence. Il ſe découvroit ſans crainte aux yeux des femmes ; il ſavoit profiter de leur foibleſſe, & les intéreſſer en ſa faveur ; il eſpéroit qu’à force de reſter à leurs genoux, il parviendroit au comble des honneurs, & que ſon ambition ſeroit ſatisfaite par les ſoins de l’amour. Cet homme divin méritoit de faire fortune, dans un ſiècle où le futile a la vogue, où le ſtyle maniéré & fauſſement tendre, fait tomber en extaſe.

Il connoiſſoit trop l’art de charmer, pour manquer de conquêtes ; il étoit même excédé des pourſuites & des minauderies d’une foule de femmes qui briguoient ſes faveurs. Pourquoi donc prit-il Lucette ſur ſon compte ? Parce qu’il s’imaginoit lui avoir fait jadis un grand vol, & parce qu’il eut la fantaiſie de ſe mettre, quoique tacitement, ſur le ton de nos jeunes Seigneurs.

Enfin, quel que fût ſon motif, il mit notre Héroïne dans un état à faire envie à la Maîtreſſe d’un Financier, ou d’un Milord. Elle fit parade de ſes dons ; elle ſe plût à montrer juſqu’où s’étendoit la prodigalité de ſon amant. On la voyoit aux ſpectacles, aux promenades, plus brillante qu’une Ducheſſe ; l’éclat de ſa parure, ſon air étourdi, ſes regards hautains, la décélèrent bientôt, & la firent connoître pour une fille. On chercha long-tems quel étoit celui à qui elle appartenoit. Après qu’on eut paſſé en revue tous les Seigneurs auxquels des femmes pleines d’humanité font tourner la tête, on s’aviſa de la donner au Seigneur duquel j’ai eſquiſſé la perſonne. Si l’on rencontra ſi juſte, c’eſt que le perſonnage étoit connu, & qu’on le jugeoit bien capable d’une telle équipée. Les Filles de la haute volée, qui affichent le vice impunément, c’eſt-à-dire, les Demoiſelles entretenues, ſoupirèrent de dépit.

Notre Héroïne n’étoit pourtant pas heureuſe, malgré les careſſes de ſon amant, & les douceurs dont il la faiſoit jouir. Son cœur ne pouvoit s’empêcher de ſonger quelquefois à l’infortuné Lucas, qu’elle avoit vu traîner avec tant d’ignominie, dans l’affreuſe demeure des Libertins. « Quels maux doit-il ſouffrir ! s’écrioit-elle ſouvent. Le pauvre garçon s’eſt attiré ſes malheurs par ſa faute ; mais il eſt digne de pitié. Hélas, peut-être que l’incertitude où il eſt de ma deſtinée, l’afflige encore plus que ſa ſituation ! il eſt loin de penſer que je ſois ſi riche ; qu’il ſoit en mon pouvoir de le rappeller dans le ſein de Paris, de lui procurer l’aiſance & le bonheur, pourvu toutefois qu’il fût revenu de ſes folies. Ah, volons l’arracher à ſes fers ! Frivolet ne refuſera pas, à ma prière, de s’intéreſſer pour lui ; il croira ne me rendre qu’un ſervice peu important ; je lui devrai la liberté de l’ami de mon cœur, qui me ſera plus cher que tous ceux qui me prodiguent leur bien. Je tromperai Frivolet ; mais qu’importe ; ſes pareils ſont faits pour l’être ».

Cet endroit de mon Livre, fait l’éloge de Lucette ; il prouve que ſon cœur n’étoit faux qu’en faveur de celui qu’elle aimoit dès ſa tendre jeuneſſe ; qu’elle n’étoit changeante, perfide, que lorſqu’il ne s’agiſſoit pas de Monſieur Lucas. Elle employoit ſes charmes à ſéduire ceux dont la folie eſt de ſe ruiner ; elle les trompoit dix fois par jour, & ne ceſſa jamais d’être la ſincère amante de Lucas… À propos de charmes ; le Lecteur doit s’étonner que mon Héroïne ſoit encore capable d’inſpirer de l’amour. Il eſt vrai qu’avant ſa pénitence, ſes attraits étoient furieuſement flétris ; mais le repos qu’on la força de prendre, la privation de cette eſpèce de plaiſir, dont elle feignoit de s’enivrer, avec des gens qu’elle abuſoit ; la vie douce & ſans inquiétude qu’elle mena pendant près d’une année, lui fit reprendre ſon enbonpoint, & redonna quelqu’éclat à ſa beauté. Les roſes de ſon teint s’épanouirent de nouveau, relevèrent la blancheur de ſes lis ; ſes yeux redevinrent brillans ; le corail de ſes lèvres reparut inſenſiblement ; ſon ſouris devint auſſi enchanteur qu’autrefois ; enfin, elle pouvoit faire illuſion ſur ſes avantures, & paſſer encore pour une beauté demi-novice. Si le ſéjour de cette Maiſon, qui ſert de Séminaire aux Grâces qui font des folies, opéroit toujours un ſemblable miracle, on ne la redouteroit pas tant ; l’on verroit bien des femmes demander avec inſtance d’y aller paſſer une quarantaine.

Lucette ſavoit d’ailleurs réparer par l’art, ce qui manquoit à la nature ; la coquetterie a mille moyens de rétablir les ravages du tems & des plaiſirs ; & les hommes aident eux-mêmes au preſtige. Notre Héroïne eſt femme, ainſi elle connoît le pouvoir de la toilette, & l’effet merveilleux d’une couche de blanc, d’un ſoupçon de rouge, & d’une mouche aſſaſſine placée à propos.


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CHAPITRE III.

Un autre perſonnage reparoit
ſur la ſcène.


Je marchois plongé dans une rêverie profonde, lorſque quelqu’un cria d’une fenêtre, gâre deſſous, & ſauta du premier étage en bas. Le bruit qu’il fit en tombant, je ne le cache pas, me cauſa une terrible frayeur. Revenu à moi-même, j’enviſageai cet homme ſi alerte ; j’eus le tems de le conſidérer ; peu accoutumé, ſans doute, à deſcendre ſi vîte, il fut un inſtant étourdi. Je ne ſaurois exprimer quel fut ma ſurpriſe, de reconnoître dans notre ſauteur, le tendre amant de notre Héroïne ; en un mot, Monſieur Lucas.

J’ignorois qu’il fût ſorti de cette Maiſon où nous conduit le libertinage. J’allois lui témoigner mon étonnement, lorſqu’il ſe mit à courir à toutes jambes. J’ai fait mon poſſible pour m’éclaircir de ce qui lui étoit arrivé, je vais raconter tout ce que j’en ai appris.

Aucune beauté favorable ne tira Monſieur Lucas de ſon Séminaire ; il en étoit digne pourtant ; ſon mérite avoit de quoi tenter ; mais l’uſage n’eſt pas encore venu que les Dames aillent prendre tout de ſuite par la main, celui qui leur inſpire des deſirs illicites ; à juger ſelon les apparences, cet uſage ſi commode, ne tardera pas de paſſer tout d’une voix : le pauvre Lucas étoit né vingt-cinq ans trop tôt.

Il recouvra naturellement ſa liberté, ce tréſor qu’on ne peut trop chérir, qu’on perd ſouvent pour une bagatelle. Le Château qu’il habitoit, quoique d’une grandeur prodigieuſe, eſt à peine ſuffiſant pour contenir un quart de ceux qui méritent d’y être logés. On eſt contraint chaque année, de prier les plus ſages de ſe retirer, ce qu’ils font ſans balancer long-tems. Lucas fit place à d’autres, avec beaucoup de plaiſir.

Il ſortit preſque méconnoiſſable, de l’auguſte Maiſon où le Roi, ſans le ſavoir, avoit eu la bonté de lui donner un appartement. Il étoit auſſi gras qu’un Moine ; ſon triple menton le faiſoit reſſembler à un riche Bénéficier. Il paroiſſoit avoir la force d’Hercule, jointe aux grâces d’Adonis. Le long jeûne où on l’avoit reſtraint, le rendit frais, gaillard & coloré comme un jeune Abbé, & faiſoit s’échapper de ſes yeux, des étincelles de feu. Sa perſonne étoit un tréſor. La Ducheſſe de *** & la Comteſſe de *** l’auroient enrichi, & auroient rendu grâce au Ciel de ſon malheur. Il eut ſouvent envie d’implorer leur généroſité, très-certain de s’acquitter bientôt avec elles ; mais la honte de ſon infortune le retint ; il craignit trop qu’elles ne luſſent ſur ſon front la petite mortification qu’il venoit d’eſſuyer. Le pauvre garçon étoit encore bien novice, pour avoir vu le monde. La Ducheſſe, & ſes pareilles, cherchent-elles la vertu dans ceux qu’elles honorent de leur amitié ? Non, l’air dégourdi, la bonne mine, ont ſeuls le pouvoir de les enchanter ; elles deſirent la jeuneſſe dans leurs galans, & d’autres qualités encore plus précieuſes.

Cependant il falloit vivre. Lucas fit de néceſſité vertu ; il prit du goût pour le travail pendant ſa pénitence. Il écrivoit aſſez bien, il fit valoir ce petit talent dans le lieu de ſa retraite. À force d’écrire des placets, de dolentes miſſives, des promeſſes de mieux vivre à l’avenir, pour les pauvres Reclus ſes compagnons, il avoit amaſſé une modique ſomme. Ce ſecours lui vint fort à propos pour ſubſiſter quelque tems à Paris : car l’on mourroit de faim, dans la Ville la mieux policée, ſi l’on n’étoit induſtrieux ou rampant. Il ne manquoit pas d’aller chaque jour aux Tripots, dans les Académies de jeu. Sa bourſe l’obligeoit de modérer ſon âpreté au gain ; il riſqua ſouvent de la mettre à ſec. La Fortune, qui s’intéreſſe aux malheureux, ſecondoit ſes coups de déſeſpoir, & lui faiſoit retirer ſon épingle du jeu. Ce qu’il gagnoit étoit peu de choſe, parce qu’il hazardoit des minuties ; auſſi ne ſe mettoit-il pas dans le cas de ſe ruiner tout d’un coup. Voilà comme les Joueurs devroient faire, s’ils écoutoient la raiſon.

Un de ſes amis fut aſſez dupe pour mépriſer ſon exemple. Il ſe débarraſſa dans un inſtant, de ce qui devoit le faire vivre ſix mois. Déſeſpéré de n’être plus en état de jouer, faute d’eſpèces, il pria Monſieur Lucas de ſe prêter à ſa fantaiſie, de vouloir bien jouer au trente & quarante, tout ce qu’il poſſédoit, contre ſa garderobe. Celui-ci accepta la propoſition ; elle étoit avantageuſe ; il y avoit douze contre un à gagner. Lucas mettoit le demi-tiers de la valeur d’une choſe, encore ſon ami trouvoit-il qu’il apprécioit avec conſcience. Le bonheur lui en voulut tant, qu’il ſe vit maître de la garderobe de celui qui faiſoit ſon dieu du hazard. Il ramaſſa froidement tout ce qui lui appartenoit par droit de conquête & ſouhaita une bonne nuit au malheureux qu’il dépouilloit. Le pauvre Diable, ſans linge & ſans habit, n’eut d’autre parti à prendre, que de retourner chez lui à pied, en faiſant très-maigre chère. On pouvoit contempler en ſa perſonne blême & abbatue, ce que deviennent à Paris la plûpart des jeunes gens.

Monſieur Lucas, enchanté d’être poſſeſſeur d’un bel habit galonné, ſe donna dans le monde pour un homme d’importance. On fait croire tout ce que l’on veut ; on ſe fait recevoir à bras ouverts ; on eſt charmant, adorable, lorſqu’on a le bonheur d’être mis d’une certaine façon. Le perſonnage le plus vertueux, s’il eſt déguenillé, eſt preſque traité de coquin, puiſque l’on n’appelle Honnête-homme, que celui qui peut s’habiller ſuperbement, Monſieur Lucas ſçut jetter de la pouſſière aux yeux ; il ſe fit paſſer pour un Marquis. Il eut l’art d’engager les uns & les autres à lui faire crédit. Son appartement étoit vaſte, bien entendu ; ſa table ſervie avec délicateſſe. Mais tout cela ne lui coûtoit qu’un je vous paierai un jour. Les Marchands accouroient en foule, lui offrir de contenter tous ſes vœux. Comme on le croyoit un homme de condition, l’on n’étoit guères ſurpris qu’il ne payât jamais ſes dettes.

Loin de reſſentir quelquefois des remords, d’abuſer de la bonne foi de tant de monde, Monſieur Lucas ne faiſoit que rire de la crédulité des uns & des autres. Il imaginoit chaque jour de nouveaux moyens pour faire des dupes ; je dois avouer qu’il paroiſſoit en avoir fait une longue étude. Le ſuccès l’encourageoit. Il auroit pouſſé loin ſes tentatives, ſi les progrès qu’il faiſoit dans le vice, en lui inſpirant de nouvelles paſſions, ne lui avoient fait tourner ſes vues d’un autre côté. Ce changement ne vint pas tout-à-coup ; il eut le tems de faire repentir plus d’un honnête Uſurier, à qui l’eſpoir d’un gain conſidérable fit perdre toutes ſes avances.

Il s’étayoit encore par le jeu. Il en tiroit de petites ſommes qu’il faiſoit circuler parmi les plus preſſés de ſes Créanciers ; elles étoient comme autant d’appât, où les ſots venoient ſe prendre. Se plaiſant toujours dans les Tripots, Monſieur Lucas devoit s’attendre à des avantures fâcheuſes. Un grand tumulte arriva dans celui qu’il fréquentoit. Certain fripon ne fut pas aſſez adroit à filer les cartes ; on le prit ſur le fait. Lucas, je n’oſe dire pourquoi, ſoutint qu’on inſultoit à tort un galant-homme. On fut chercher le Commiſſaire, afin qu’il jugeât le différend. Le filou mal-habile, fut convaincu & garotté. L’amant de notre Héroïne, voyant qu’on n’entendoit pas raillerie, & craignant de retourner d’où il ſortoit, s’aviſa de ſauter par la fenêtre. Voilà par quelle avanture il me fit une ſi étrange peur.

J’ai conduit Monſieur Lucas juſqu’au moment où je l’ai rencontré ; le Lecteur eſt inſtruit de ſon Hiſtoire paſſée ; j’aurai ſoin de lui apprendre la ſuite de ſes travers. Je ne lui demande, pour prix de toutes mes peines, que de vouloir bien s’appercevoir du motif qui me fait décrire les progrès du Libertinage.

Quelques jours après que Lucas eut fait le ſaut périlleux, dont je viens de parler, il lui arriva un bonheur après lequel il ſoupiroit depuis long-tems ; c’eſt-à-dire que le haſard lui fit trouver ſa chère Lucette. Il la cherchoit envain, après avoir ſçu qu’elle n’étoit plus captive. Il ſeroit mort vingt fois d’amour & de douleur, ſi la mode n’en étoit paſſée. L’envie lui prit d’aller un Dimanche au bal de Saint-Cloud. L’endroit où l’on danſe rétentiſſoit d’applaudiſſemens ; on admiroit la légèreté, les grâces d’une Beauté pimpante, qui danſoit une Allemande, avec toute la prétention poſſible. Afin de prendre ſa part du plaiſir, il s’éleva de ſon mieux ſur une chaiſe, au riſque de ſe caſſer le cou. Que devint-il, lorſqu’il vit que ce charmant objet, cette Nimphe ſi brillante & ſi dégourdie, étoit celle qu’il déſiroit depuis long-tems ; ſon adorable Lucette ! Il eut toutes les peines du monde à s’empêcher de troubler la danſe, en volant à ſes pieds ; jamais Allemande ne parût ſi longue ; jamais on n’a tant maudit & rigodons & gavottes, que Monſieur Lucas dans ſon impatience. Enfin Lucette eſſouffla, mit ſur les dents les plus vigoureux ſauteurs du bal. Elle couroit en triomphe ſe rafraîchir, quand Lucas vint tout-à-coup la couvrir de baiſers, la preſſer dans ſes bras. Elle recevoit de ſi vives careſſes avec modeſtie & ſans attention, parce qu’elle croyoit qu’on la félicitoit ſur la fineſſe de ſa jambe, ſur les grâces de ſa danſe. Son cœur qui palpita, lui fit lever les yeux ; elle penſa s’évanouir en reconnoiſſant l’objet de ſes ſoupirs, celui à qui elle devoit la première leçon d’amour. Ils s’écartèrent inſenſiblement des allées fréquentées ; que de choſes n’avoient-ils pas à ſe dire ! Lucas s’écria cent fois qu’il étoit le plus heureux des hommes, puiſqu’il avoit retrouvé la Beauté qu’il aimeroit toute ſa vie, Lucette l’aſſura qu’elle ne l’avoit pas oublié un ſeul inſtant. Elle lui apprit en peu de mots ſa fortune, & le conjura de venir la voir le plus ſouvent qu’il pourroit. Lucas le promit, & fut exact à tenir parole.

Voilà ce que je préſume qu’ils ſe dirent dans cette première entrevue. Je n’étois point avec eux, ainſi je ne puis rien aſſurer ; je ne fais que parler par conjecture. Je n’ai garde d’imiter les faiſeurs de Romans modernes, qui rapportent une converſation ſecrette de leurs Héros, avec autant de détail & d’aſſurance que s’ils avoient été cachés dans un coin, afin d’écouter juſqu’aux moindres paroles. Ces Meſſieurs devroient bien conſidérer que la vraiſemblance & le bon ſens ſont furieuſement choqués ; & que les gens raiſonnables ont ſujet de s’égayer à leurs dépens. Mais ils ſe figurent faire des merveilles, en écrivant tout d’une haleine, dix pages de fadeurs.


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CHAPITRE IV.

Quelqu’un cherche à faire connoiſſance
avec le Lecteur.


Notre Héroïne fit croire à Monſeigneur, que Lucas étoit ſon couſin. Elle l’engagea à le protéger. Le crédule Frivolet ſe laiſſa perſuader aux diſcours de ſa tendre amie ; il la félicita d’avoir un parent qui paroiſſoit être un brave garçon ; & l’avertit, en ſouriant, d’empêcher ſon cœur de ne rien reſſentir pour ſes proches, ou de ſonger qu’il falloit des diſpenſes de Rome. Elle ſe comporta comme ſi elle en avoit fait emplette ; & ne craignit point de commettre un grand crime. Il eſt comme cela, un nombre infini de Couſins & de Couſines, qui ne ſont parens que du côté gauche ; l’Amour les rapproche, & les joint par des liens qui ſont beaucoup plus précieux que ceux du ſang.

Frivolet n’eut qu’à dire un mot en faveur du prétendu Couſin de notre Héroïne, pour lui procurer une fortune honnête. Il fit ſon éloge chez le Marquis de *** ; aſſura qu’il lui étoit recommandé par quelqu’un qui méritoit des égards. (Pouvoit-on ſe douter qui c’étoit ?) Sur les bonnes qualités qu’il lui prêta, le Marquis fut curieux de le voir. Monſieur Lucas accourut bien vîte ; ſa phyſionomie eut le bonheur de plaire. Dans trois jours, le fortuné Lucas fut inſtallé dans la maiſon du Marquis de ***, & honoré du brillant emploi de Secrétaire.

La Place étoit lucrative. Le rang que tenoit le Marquis, faiſoit ramper ſous lui beaucoup de Supplians. Ne ſe ſouciant point de ſe mêler d’affaires, il ſe repoſoit de tout ſur une perſonne diſcrette ; & cet homme de confiance étoit ordinairement Monſieur le Secrétaire. Lucas fut gratifié des mêmes avantages. Il recevoit gravement les courbettes, les prières des très-humbles Cliens. Ce qui lui faiſoit prendre tant de patience, c’eſt que ſouvent on appuyoit une harangue, une ſupplique, d’une douzaine de Louis-d’or. Cette vue l’enchantoit, il admiroit l’éloquence du donneur ; ſa cauſe étoit excellente, & preſque gagnée ; avis au Lecteur. Un autre agrément acheva de mettre notre Secrétaire moderne au comble de ſes vœux. Le Marquis de *** voulut qu’il eût ſoin de régler ſes finances. Ainſi les revenus du bon Seigneur paſſoient tous par ſes mains. Arrivoient-ils ſains & entiers dans la bourſe du Maître ?

Le Marquis paſſoit pour un homme habile ; la Renommée publioit qu’il débrouilloit les choſes les plus obſcures ; qu’il n’étoit occupé que du ſoin de protéger la Veuve & l’Orphelin. Et ſi pourtant il n’étoit pas un mot de tout cela ; il pouvoit s’intéreſſer à la Veuve… oui… mais il falloit qu’elle fût jolie. Eh ! comment, dira-t-on, jouiſſoit-il d’une réputation auſſi fameuſe ? Le monde eſt rempli de gens crédules ; le travail du Secrétaire ſe mettoit ſur le compte du Maître. Tandis qu’on attendoit audience dans ſon antichambre, il dormoit ſouvent tranquillement dans ſon lit. On le croyoit quelquefois occupé à l’examen de piéces importantes, lorſqu’il étoit dans les bras d’une de ſes Maîtreſſes. Voilà le portrait en raccourci, de Monſieur le Marquis de *** ; je n’ai peint perſonne directement ; mais j’ai peint beaucoup de monde en général.

Lucas avoit-il le mérite ſuffiſant pour la place que je lui fais occuper ? Je réponds, n’importe. Eſt-il le ſeul qui ſoit dans un poſte dont il eſt indigne ; qui ſe donne pour un homme expert, tandis qu’il n’eſt qu’un ignorant ? D’ailleurs, les lumières de la raiſon ſuffiſent pour nous rendre capables de bien des choſes ; ce que faiſoit Lucas ne demandoit preſque que ſon ſecours ; & le penchant au mal ne l’avoit point étouffée tout-à-fait en lui.

Monſieur le Secrétaire, admis à la familiarité du Maître, ſe trouvoit quelquefois dans ſon appartement, lorſqu’il recevoit des viſites. Il eut occaſion de faire de belles connoiſſances ; pluſieurs l’honoroient beaucoup, & lui auroient été très-utiles, ſi ſa conduite avoit été plus ſage. D’autres étoient nuiſibles & dangereuſes ; & ce fut directement à celles-là qu’il s’attacha.

Certain Grand-Seigneur venoit ſouvent chez le Marquis de ***. Il ſourioit chaque fois à Lucas ; cauſoit avec lui des heures entières ; ne ſe plaiſoit que dans ſa compagnie. Monſieur de Ricdin, c’eſt ainſi que je nommerai ce Seigneur, auroit eu bien de la peine à rétablir ſa réputation délabrée ; il étoit connu pour avoir des idées ſingulières ; le beau ſexe ne l’aimoit pas trop ſur-tout. Il engagea Monſieur Lucas à venir le voir ſouvent ; il profita d’une invitation qu’il regardoit comme un honneur. On l’avertit du tort qu’il alloit ſe faire, il n’en fit que rire. Quelle délicateſſe pouvoit avoir un homme accoutumé à ſe livrer à tous les travers ?

Me permettra-t-on d’avertir le Lecteur, que je ne parle point ici de Ricdin ſans une bonne raiſon à nous connue. Je le ferai reparoître ſur la ſcène, ainſi que d’autres perſonnages. Il faiſoit naître des incidens ſinguliers, donnoit un nouveau ſpectacle des folies & des travers des hommes. On l’auroit vu… mais neſcio vos.

Notre libertin auroit dû pourtant ſe corriger, à la vue d’un malheureux qui ſe repentoit, mais trop tard, d’avoir trop ſuivi le torrent des plaiſirs. Que ne frémiſſoit-il, que ne redoutoit-il ſon ſort ! Cet infortuné venoit ſolliciter une grâce depuis long-tems. Ses cheveux blanchis lui donnoient un air reſpectable ; ſon viſage pâle, exténué annonçoit des beſoins preſſans ; ſes habits étoient la livrée de l’indigence. Un jour qu’il attendoit dans l’antichambre, ſelon ſon ordinaire, quelques larmes s’échapèrent de ſes yeux ; Lucas en fut témoin, s’approcha de lui avec bonté, le prit en particulier, le pria de lui apprendre ce qui l’amenoit chez Monſieur le Marquis, & ce qui cauſoit ſes vives douleurs.

« Hélas, mon cher Monſieur, s’écria le triſte vieillard, je ne puis parvenir à parler à Monſeigneur. On dit qu’il s’intéreſſe aux malheureux ; j’en ſuis perſuadé. Je voudrois le ſupplier de me faire renfermer dans le fond de quelque priſon ; j’y aurois au moins la ſubſiſtance ». Une ſemblable demande étonna très-fort Lucas ; elle lui parut même un peu ridicule. « Ah, continua le Vieillard, ſi j’avois prévu que je duſſe un jour languir dans la misère, je me ſerois conduit différemment. Si notre tranquillité eſt intéreſſée à ce que nous ne liſions pas dans l’avenir, il faut avouer auſſi que nous en ſerions plus ſages. Mon hiſtoire n’eſt malheureuſement que trop commune ; elle eſt toute ſimple, je vais vous la dire en peu de mots.

» Il y avoit toute apparence qu’un jour je devois jouir d’une fortune honnête. Mon père fit ſes efforts pour m’inſpirer la ſageſſe. Je me moquai de ſes conſeils ; les exhortations, les menaces, furent inutiles. Le goût pour les femmes ſe développa de bonne heure dans mon cœur. À ſeize ans j’aimai avec tranſport, certaine fille de notre voiſinage. Je volois mon Père, afin d’être en état de combler ma Maîtreſſe de préſens. À dix-ſept ans, je devins amoureux d’une Actrice ; j’abandonnai la maiſon paternelle pour la ſuivre, & j’emportai tout ce qui tomba ſous ma main. À dix-huit ans, j’avois mangé trente-mille francs. Je revins dans ma famille ; je proteſtai que j’étois répentant, on me crut. À dix-neuf ans, je jouai avec fureur. À vingt, je fripponai. À trente, je me mariai, & j’entretins une Laïs avide. À quarante, j’étois accablé de dettes. À cinquante, tout mon bien étoit diſparu. À ſoixante, je perdis ma femme ; je prodiguai le peu qu’elle me laiſſa, à des femmes que j’adorois, ſans ſonger à mes enfans. Enfin, à préſent, je ferois peut-être encore quelques folies, ſi la nature & l’indigence ne m’en empêchoient. Qu’il faut de ſoins, pour ſe garantir de céder à ſes penchans ! Si l’on écoute un inſtant la voix de ſes deſirs, on chancelle ; fait-on une faute, on en commet deux ; on s’habitue au mal, & l’on donne dans mille travers, ſans s’en appercevoir. Hèlas, que les hommes ſont foibles, que je ſuis à plaindre ! »

Monſieur Lucas fut touché du récit du Vieillard. Il porta le Marquis de *** à l’envoyer dans une de ſes Terres, où il mena une vie paiſible avec ſes enfans, qui, à force d’entendre l’hiſtoire de leur Père, comprirent qu’on n’étoit heureux, qu’en aimant la ſageſſe. À quelque choſe malheur eſt bon.

Notre Secrétaire ne fit aucune réflexion ſur ce que lui avoit raconté le Vieillard. Voulant l’oublier tout-à-fait, parce que cela paroiſſoit trop triſte, il ſe diſſipa de ſon mieux. L’idée de Lucette, qu’il adoroit toujours, acheva d’éclaircir le ſombre qui lui reſtoit. Il vola auprès d’elle, chercher la joie & les plaiſirs. Aux genoux d’un objet enchanteur, on éprouve rarement l’ennui ; on ſe rit des leçons de la Sageſſe.


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CHAPITRE V.

Rien de plus clair.


Notre Héroïne avoit perdu depuis long-tems tout ſentiment de pudeur ; mais elle n’avoit pas encore pouſſé l’effronterie, l’oubli de la vertu, juſqu’à ſon comble. Elle ſembla tout-à-coup y parvenir. Tandis que le Prince de *** l’enrichiſſoit, elle ſe montroit dans le monde avec retenue ; elle rougiſſoit de paſſer pour une fille ſans honneur. Ne pouvant cacher tout-à-fait ce qu’elle étoit, elle faiſoit entrevoir certaine apparence de ſageſſe. À préſent, les préjugés ſont diſparus ; elle ſe trouveroit ridicule d’avoir la moindre crainte. Une conduite réſervée lui paroît enfantillage. Le bon ton, ſelon elle, eſt de s’abandonner publiquement à ſes travers, de braver la critique, d’être folle, libertine aux yeux de l’Univers entier.

Elle ne ſuit que trop ces coupables maximes. Les plaiſirs les plus bruyans ſont ſeuls capables de lui plaire. Lorſqu’elle donne matière à une Hiſtoire bien plaiſante, elle eſt au comble de la joie. Son unique occupation eſt d’imaginer de nouveaux amuſemens. Elle marche en ſautant, rit, folâtre, lutine tout le monde, caſſe une garniture de cheminée, & jette au feu, par diſtraction, la divine brochure qui la raviſſoit ; ſa tête eſt dans un mouvement perpétuel ; ſa phiſionomie a quelque choſe de piquant & de mutin, qui la rend adorable. L’indécence règne dans ſes diſcours. Aux promenades, aux ſpectacles, elle ſemble prendre à tâche de s’afficher. Son langage & ſon maintien décellent ſes mœurs ; elle regarde effrontément tout le monde, ſourit en minaudant, & éclatte de rire. On diroit qu’elle veut paſſer pour folle. Sa conduite devient ſi ſingulière, ſi bizarre, que Monſeigneur oſe rarement lui rendre ſes viſites ſecrettes.

Notre Héroïne ne ſe gênoit pas même devant lui ; elle l’avertiſſoit qu’une foule d’amans ſoupiroit pour ſes charmes, qu’elle ſe feroit conſcience de leur être cruelle. Elle lui racontoit ſes caprices, ſes folies. Elle lui diſoit que Monſieur Lucas étoit ſon ami. Si Monſeigneur prenoit de l’humeur, elle boudoit, le prioit de ne plus revenir ; ſes yeux verſoient quelques larmes ; elle s’écrioit qu’un autre ſeroit trop heureux de l’avoir avec tous ſes défauts. Monſeigneur prit patience. Las de voir ſes exhortations inutiles, il réſolut d’attendre que la ſatiété modérât la fougue de ſes ſens.

Lucas étoit reçu chez notre Héroïne, ſans aucune précaution. Il venoit à heure indue, ſe retiroit ſouvent à midi. Il jouiſſoit des mêmes faveurs que Frivolet. On auroit pu douter lequel des deux entretenoit l’idole, ſi le ſens commun n’avoit dit que Monſeigneur étoit ſeul en état de le faire. Lucas étoit privilégié ainſi que lui, quoiqu’il ne donnât rien ; mais c’eſt l’uſage ; on voit arriver cela tous les jours ; on n’y fait plus attention.

Monſieur le Secrétaire auroit eu trop à ſe glorifier, s’il avoit été le ſeul heureux. Il eut bientôt une foule de rivaux, dont il ne put ſe diſſimuler la gloire. Lucette, accumulant étourderie ſur étourderie, prêtoit l’oreille aux fleurettes ; croyoit ſans peine qu’on l’adoroit ; & ne faiſoit point mourir ſes amans à force de rigueurs. Lucas ſuivit l’exemple de Frivolet ; il laiſſa ſa bonne amie contenter tous ſes caprices. Son amour-propre ſe trouva pourtant étrangement bleſſé ; il ſe flattoit que Lucette n’étoit infidelle que pour lui ; il eut la douleur d’être convaincu du contraire.

Aucun frein ne retient actuellement notre Héroïne. Elle penſe que les deſirs doivent être ſatisfaits auſſitôt que formés ; que l’on doit tirer vanité de ſe livrer à tous ſes goûts. L’homme le plus vain, le plus fat, qui promet le moins d’être diſcret, eſt celui qu’elle préfère. On la voit tantôt avec un Petit-Maître élégant, tantôt avec un Abbé amoureux de ſon mérite ; aujourd’hui avec un jeune Conſeiller pincé, charmé de ſa figure ; & demain, avec un Mouſquetaire. Elle a ſoin que ſes actions ne ſoient point équivoques ; elles ſe fait connoître de ſon mieux. Elle ſeroit déſeſpérée ſi l’on ceſſoit une minute de la regarder comme une femme charmante, qui conſacre ſes momens à la joie, s’égare dans les bras de l’Amour, & ſe moque du qu’en-dira-t-on.

Une flâme brûlante la dévore. Il ſemble qu’elle ſoit dans cet âge où le peu d’habitude qu’on a des plaiſirs, les fait ſouhaiter avec ardeur. Plus elle ſatisfait ſes penchans, plus elle deſire de s’y livrer. Peu ſcrupuleuſe ſur la manière de ſe contenter, on prétend, mais je n’oſerois l’affirmer, on prétend qu’elle laiſſe prendre à ſes deux grands laquais, d’autres privautés que celles de lui donner quelquefois le bras. Lucette croit avoir de très-bonnes raiſons pour mener une vie libertine. Quel agrément a-t-on, demande-t-elle aux ſévères cenſeurs, lorſqu’on ſe refuſe les moindres plaiſirs, lorſqu’on ne s’écarte jamais de la ſageſſe ? On languit, on périt d’ennui, on végète.

Mon Héroïne s’abandonne à tous ſes penchans, affiche tous ſes travers, nargue le Public, ſe perſuade même d’en être conſidérée à cauſe de ſes folies. À qui reſſemble-t-elle, mon cher Lecteur ? À ces femmes agréables, que nous contemplons chaque jour : oh, rien n’eſt plus clair !


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CHAPITRE VI.

Monſieur Lucas a la conſcience large.


Lucas chercha quelque moyen de ſe conſoler des infidélités de ſa Maîtreſſe. Il n’en imaginoit aucun, lorſque l’Amour, touché de ſa douleur, lui fit oublier ſon ingrate. Deux beaux yeux ſe chargèrent du ſoin de calmer ſes maux, & le rendirent inconſtant. Certaine Marchande de Modes ſut triompher de ſon cœur. Il la vit, la trouva charmante, lui découvrit ſes feux, en fut écouté. Il crut avoir perdu juſqu’au ſouvenir de ſa perfide. La nouvelle conquête qu’il venoit de faire, le laiſſa quelque tems ſe morfondre, ſe conſumer en ſoupirs ; il faut bien ſe faire valoir. Enfin, le voyant enflâmé autant qu’il étoit poſſible, & ſur le point de ſe déſeſpérer, elle jugea à propos de s’attendrir.

Cette Marchande de modes, n’eſt point d’un rang obſcur ; il faut bien ſe garder de la confondre avec ces petites mijaurées, qu’on ne regarde qu’en paſſant ; à qui l’on compte fleurette une minute, que l’on careſſe & qu’on dédaigne. Celle pour qui ſoupire Monſieur Lucas, peut être regardée comme leur Reine. Sa boutique eſt le rendez-vous de nos jeunes Seigneurs ; il eſt ignoble d’acheter ailleurs que chez elle. Son magazin eſt fourni de toutes ces frivolités, de ces jolis petits riens, qu’on vend ſi cher. Elle eſt la Marchande à la mode ; les Grâces lui ſervent de filles de boutiques. Si malheureuſement elles ne ſe trouvoit pas dans ces endroits fameux, plus fréquentés même que l’Opéra bouffon, ils ſeroient bientôt déſerts ; nos Marquis auroient des vapeurs, & s’écrieroient, que tout eſt perdu.

Dès qu’un Médecin a la vogue, il eſt couru de tout le monde, fût-il un ignorant. Une belle a les mêmes priviléges ; dès que ſes charmes ont fait du bruit, elle eſt sûre d’être lorgnée juſque dans l’âge décrépit. Notre Marchande de modes, accueillie avec enthouſiaſme, la première fois qu’elle paroit, entend toujours autour d’elle, le bruit flatteur des éloges qu’on lui donne. Je dois avouer qu’elle eſt digne de ſa gloire ſuprême. Rien de plus charmant que ſon joli minois. Ses deux grands yeux bleus font voir ſans ceſſe le Paradis ouvert. Une tendre langueur, répandue ſur ſon viſage, ſe mêle agréablement avec un air ſpirituel. Elle a cet embonpoint qui pare la beauté. Ce que l’on entrevoit à travers ſon mouchoir, laiſſe imaginer mille choſes que l’œil ne peut pénétrer. Sa taille un peu ronde, fait naître l’envie de la preſſer. Sa main donne un nouveau prix à ce qu’elle préſente ; qui pourroit ne pas acheter ce qui vient d’une ſi belle main ? Qu’on juge combien Monſieur Lucas étoit heureux. Il jouiſſoit d’un bonheur après lequel ſoupiroit tout Paris. Pourquoi étoit-il plus fortuné que tant d’honnêtes gens ; que moi, par exemple ?

Mais cet objet ſi charmant a des défauts, qui égalent pour le moins ſes appas. Elle eſt coquette, vaine, méchante. Lorſqu’on croit l’avoir adoucie à force d’amour, on eſt loin de ſon compte. L’intérêt la guide dans toutes ſes tendreſſes. Sans la paſſion qu’elle a pour l’or, elle ſeroit un vrai dragon ; il ſeroit très-difficile de la ſubjuguer. Monſieur le Secrétaire lui parut riche & prodigue ; elle ſe flatta d’éprouver ſon humeur libérale. Cet eſpoir ſeul l’humaniſa.

Monſieur Lucas s’apperçut bientôt du foible de la Marchande. Il comprit que s’il vouloit la conſerver, il devoit ſe montrer généreux. La petite Marchande étoit jolie, il ne pouvoit la quitter dans un jour ; eût-elle été moins attrayante, il auroit différé de rompre avec elle, exprès, pour montrer à Lucette qu’il l’abandonnoit, ou qu’ils n’avoient rien à ſe reprocher. D’ailleurs, cette nouvelle Maîtreſſe étant adorable, il avoit tout lieu de croire que ſon Inconſtante ſeroit accablée de dépit & de jalouſie. Mais il falloit avoir de quoi débourſer. Son petit revenu n’étoit qu’à peine ſuffiſant pour ſatisfaire à ſes dépenſes. Quel parti prendre ? Renoncera-t-il à ſa conquête, au plaiſir de déſeſpérer Lucette ? Non, il n’avoit pas tant fait de progrès dans le vice, pour s’arrêter à moitié chemin ; une bagatelle ne pouvoit plus le retenir. Il forma un deſſein qu’il auroit rejetté avec indignation, avant ſa quatrième faute, & même peut-être avant la troiſième. Nos paſſions, nos foibleſſes & nos crimes, ſont enchaînés l’un à l’autre.

J’ai déja dit que le Marquis de *** avoit une confiance aveugle en ſon Secrétaire. Monſieur Lucas l’en récompenſa. Je dois dire pourtant à ſon honneur, qu’il ne ſe décida pas tout d’un coup à le friponner. Le peu de vertu qui lui reſtoit, ſe révolta, lorſqu’il fut prêt à ſe décider ; la voix du remord ſe fit entendre. Son cœur agité lui reprocha juſqu’à l’idée d’un pareil crime. « Quoi, s’écria-t-il, en fondant en larmes, je puis me réſoudre à tromper, à trahir mon Bienfaiteur ! Eſt-ce ainſi que je me rends digne de ſes bontés ? Vais-je lui prouver ma reconnoiſſance en le volant ? Abandonnons plutôt un projet ſi coupable… Mais me priverai-je pour toujours de la vue de ma Marchande ? Que pourrai-je lui dire ? Elle me chaſſera honteuſement d’auprès d’elle, & j’en mourrai. Elle accuſera mon avarice, plutôt que mon impuiſſance. Eh bien, méritons ſa tendreſſe ; l’amour me ſervira d’excuſe. »

Cette belle concluſion l’enhardit. Il porta une main tremblante dans la caſſette du Marquis. Il fut réſervé d’abord ; ce qu’il déroboit étoit ſi peu de choſe, qu’il étoit impoſſible de s’en appercevoir. Il obligea ſa Maîtreſſe à ſe contenter des modiques préſens qu’il lui faiſoit. Elle feignit de n’en pas deſirer de plus conſidérables ; cependant elle ſavoit l’engager chaque jour à redoubler. Lucas alloit en ſoupirant au tréſor commun ; il déteſtoit ſa foibleſſe ; ce n’étoit qu’avec une extrême répugnance, qu’il s’emparoit d’une petite ſomme. Il ne faiſoit que glaner ; il n’oſoit enfoncer la main dans la bourſe du Marquis ; il n’en raſoit que la ſuperficie.

Mais inſenſiblement il s’accoutuma à careſſer l’argent de Monſieur le Marquis de ***. Il crut que ce Seigneur étoit encore trop heureux, de ce qu’il vouloit bien partager avec lui. Ce n’étoit plus pour une bagatelle qu’il ſe tranſportoit au coffre fort. Ses démarches étoient trop précieuſes ; il auroit craint d’être déshonoré. Cependant il jugea à propos d’épargner l’argent comptant, crainte d’être découvert. Il inventa mille ruſes, pour tromper le bon Seigneur, qui ne s’apperçut jamais de rien, & qui auroit parié mille louis, que Monſieur Lucas étoit la perle des Secrétaires. Il vendoit, à ſon nom, tantôt une choſe, tantôt l’autre. Si quelquefois ſa conſcience lui reprochoit ſes mauvaiſes actions, il trouvoit le moyen de la faire taire. « Parbleu, diſoit-il en lui-même, pourquoi le partage des biens n’eſt-il pas fait avec plus de juſtice ; pourquoi tout eſt-il d’un côté, & rien de l’autre ? Quel mal fais-je, en m’emparant du ſuperflu d’un homme riche ? Si c’eſt un ſi grand mal de grapiller ſur le prochain, que ne punit-on tant de gens qui s’en mêlent ? tels par exemple, que les gens d’affaires, de loi ; la plûpart des états ; & ſur-tout ces ſangſues engraiſſées de la ſubſiſtance du peuple ; & puis encore les… &c. &c… »

Je craindrois trop de déshonorer ma plume, en rapportant le reſte des réflexions de l’indigne Lucas. J’en dis aſſez pour montrer comment un apprentif Filou devient bientôt maître paſſé. La jolie Marchande de modes étoit la cauſe des friponneries de Monſieur le Secrétaire ; elle en étoit la cauſe innocente. Pouvoit-elle préſumer que ſes charmes corrompiſſent les cœurs, & les portaſſent au crime ? Si elle avoit ſoupçonné Lucas d’une ſi grande infamie, elle auroit craint d’approcher d’un pareil monſtre. La beauté des femmes nous conduit ſouvent dans un abîme de malheurs ; mais elles ne s’en doutent pas.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE VII.

Notre Héroïne fait la Chattemitte.


On vit tout-à-coup un grand changement dans Lucette. Elle renonça à la coquetterie, à la parure, aux plaiſirs. Elle ne voulut plus recevoir perſonne, mena une vie retirée, jeûna, fit pénitence. Une pareille métamorphoſe remplit d’étonnement tous ceux qui connoiſſoient notre Héroïne. Les libertins en firent de mauvaiſes plaiſanteries ; les gens crédules crièrent au miracle ; les dévotes firent beaucoup de bruit d’une converſion auſſi ſubite.

Afin que rien ne troublât ſa ſolitude & ſes oraiſons, Lucette abandonna ſon hôtel, & fut demeurer dans un quartier tout oppoſé. La maiſon qu’elle prit, étoit ſimple, annonçoit le ſéjour de la piété, de la pénitence. Tout y reſpiroit l’amour de Dieu, le détachement du monde. Les meubles étoient propres, mais ſans faſte ; commodes, ſans être recherchés. La moindre apparence du luxe étoit banie de chez elle. Mais on y voyoit avec profuſion, de ces tableaux, de ces images, que les ames pieuſes révèrent. Dans chaque chambre, non dans un coin, mais dans l’endroit le plus apparent, étoit un Oratoire. Des livres de dévotion tout ouverts, expoſés à la vue, comme ſans deſſein, témoignoient qu’on les liſoit ſouvent. Enfin, rien n’étoit oublié de ce qui pouvoit atteſter la haute ſageſſe de la Maîtreſſe de la maiſon.

Le voiſinage de Lucette fut bientôt en extaſe. Sa réputation finiroit comme beaume. On la contemploit avec reſpect. Chacun bénit le Ciel d’avoir conduit une femme ſi vénérable dans le quartier. On le croyoit ſanctifié & à l’abri du tonnerre. Elle faiſoit le ſujet des converſations ; on atteſtoit ſon nom ; on la jugeoit digne d’occuper une place dans la Fleur des Saints. Les époux la citoient pour exemple à leur chaſte moitié ; les mères à leurs filles. Si quelque impie avoit oſé médire en Public de notre dévote, on l’auroit mis en pièces. Plus d’une Belle ſe promit de l’imiter ; elles ne croyoient pas de riſquer ſi peu, ou, pour mieux dire, elles ignoroient la douceur de marcher ſur ſes traces.

Eh ! qui auroit pu douter de la vertu de notre Héroïne ? Elle eſt affublée d’une robe noire, dont les manches lui vont juſqu’au bout des doigts ; ſes coiffes ſont de batiſte, elles lui couvrent le viſage, & laiſſent à peine entrevoir le bout de ſon nez. Une eſpèce de guimpe garantit ſa gorge de tout regard profane. Elle met encore par-deſſus tout cela, une large capotte. Un prodigieux chapelet pend à ſes côtés, les reliquaires qui y ſont attachés, font un carillon charmant. Elle marche lentement, la tête baiſſée, les mains jointes contre ſa poitrine. On l’entend marmotter toujours quelques prières entre ſes dents. Si quelqu’un lui parle, elle répond gravement, ſans jamais lever les yeux. On diroit qu’elle fait ſa réſidence ordinaire dans les Égliſes ; elle y reſte des journées entières ; elle les fait retentir du bruit de ſes ſoupirs, & des hèlas qu’elle pouſſe juſqu’au Ciel. Une foule de pauvres l’environne ; elle eſt toujours prête à les combler d’aumônes. En un mot, il eſt impoſſible de faire, avec plus d’art, la Chattemitte.

Le Lecteur veut ſavoir quelle raiſon porte notre Héroïne à ſe contrefaire juſqu’à ce point. Je vais la lui découvrir. Monſeigneur lui remontra tant le tort qu’elle ſe faiſoit, en agiſſant ſans feinte, le mépris qu’on auroit pour elle ; qu’il la fit réſoudre à changer de conduite. Il lui fit enviſager le plaiſir que l’on goûte à paſſer pour tout autre que l’on n’eſt, à mener une vie dévote, pénible en public, gracieuſe en ſecret. « On jouit, lui dit-il, des agrémens attachés à la ſageſſe, des éloges qui lui ſont dûs, ſans être obligé de la ſuivre, ſans en éprouver l’amertume. D’ailleurs, continua-t-il, tu as tellement affiché tes paſſions, qu’il ne m’eſt plus poſſible, en conſcience, de t’honorer de mes viſites. Je t’avertis que ſi tu ne ſuis mes conſeils, je vais être forcé de t’abandonner. Laiſſe-toi diriger par ton meilleur ami. Un peu d’hipocriſie dans ce ſiècle, nous ſied à merveille, nous conduit au bonheur. Si tu adoptes mes idées, tu pourras m’être utile ; je te prouverai que je ne ſuis point ingrat des ſervices que me rendent les Dames ».

Lucette fit quelques réflexions avant de ſe décider : elle comprit l’avantage dont elle jouiroit, & conſentit enfin à tout ce qu’exigeoit Monſeigneur. Il lui découvrit ſes projets, elle les applaudit.

La voilà donc Dévote. Il faut avouer que je ne m’attendois pas à lui voir jouer un ſi ſingulier perſonnage. Elle groſſit le nombre de ces femmes qui ſe prétendent dans le chemin du Ciel, & qui ſe croient les ſeules ſauvées. Elles médiſent ſaintement du prochain ; s’enflâment par un ſaint zèle, juſqu’à le haïr, juſqu’à le déteſter ; elle s’imaginent avoir les meilleures raiſons pour être méchantes, vindicatives, & fauſſes… Elles ont au moins quelques vertus ; & mon Héroïne n’en a que l’apparence. Je ne dois donc pas la placer dans cette claſſe. Elle doit plutôt être miſe au nombre des Bigottes, de ces harpies femelles, qui portent le trouble, la diſcorde, dans la ſociété ; trompent le Ciel & les hommes ; & ſauteroient aux yeux de celui qui croiroit leur zèle apocrif. Ces femmes ſont pourtant charmantes ; elles font tacitement des heureux.

La triſteſſe ſembloit ſuivre notre Héroïne. Elle paroiſſoit privée du commerce des hommes, & ne s’occuper que de la prière ; mais ce n’étoit qu’extérieurement. Loin des regards du Public, elle ſongeoit à tout autre choſe qu’à des Oraiſons. Cette ſévérité répandue ſur ſon viſage, cet air de mortification, diſparoiſſoient bientôt, pour faire place à la joie la plus vive, au tendre ſourire. Ses yeux s’enflâmoient tout-à-coup ; les Grâces quittoient, en ſouriant, leur voile lugubre ; notre Héroïne redevenoit elle-même, c’eſt-à-dire, une péchereſſe trop attrayante.

Monſieur Lucas, irrité contre Lucette, boudoit depuis long-tems, & faiſoit ſes efforts pour l’oublier dans les bras de ſa Marchande de modes. Il ignoroit la plaiſante comédie qu’elle jouoit ; il la croyoit encore dans ſon ſuperbe Hôtel, occupée à augmenter le nombre de ſes ſoupirans. Notre Héroïne lui fit ſavoir ſon changement de demeure, & lui marqua de venir ſouper avec elle, le plus ſouvent qu’il pourroit. Le vuide de ſon cœur, & ſa ſolitude, la firent ſonger à ſon ami ; elle ſentit qu’elle avoit beſoin de ſa compagnie, & qu’il lui falloit quelqu’un pour diſſiper l’ennui d’une vie dévote. Monſieur le Secrétaire voulut faire le petit cruel ; mais tout en réfléchiſſant s’il répondroit aux deſirs de Lucette il ſe trouva chez elle, ſans s’en appercevoir.

Il crut long-tems rêver. Ce qui ſe préſentoit à ſes yeux lui ſembloit un ſonge. Quoi, Lucette, ſi folle, ſi étourdie, eſt devenue la tranquillité même ! elle a donc renoncé à ſes erreurs, à ſes travers ! Ce prodige eſt incroyable. Le pauvre garcon jettoit des yeux ſtupéfaits autour de lui ; la ſurpriſe lui coupoit la parole. Après s’être bien divertie de ſon embaras, Lucette lui découvrit tout le miſtère ; elle lui prouva que tout ce qu’il voyoit, n’étoit qu’un jeu. Ce fut encore un nouveau ſujet d’étonnement pour Lucas. Il s’étoit perſuadé que ſon Amante avoit été inſpirée du Ciel ; qu’elle alloit faire pénitence de ſes péchés. Il admiroit ſa ferveur, ſans être tenté de l’imiter. Convaincu du contraire, il plaiſanta beaucoup de ſa ſimplicité. Il eut lieu de ſe convaincre que les Dévotes ſavent aſſaiſonner les plaiſirs.

Notre Héroïne n’auroit peut-être pas gardé long-tems l’attirail incommode de la bigotterie, ſi ſon miroir ne l’avoit aſſurée qu’il embelliſſoit ſes charmes. Elle conſultoit ſa toilette avec autant de ſoin que lorſqu’elle brilloit dans le monde. L’Art arrangeoit ſa guimpe, ſa longue coîffe. Soyons-en sûr, une Dévote eſt coquette ; ſon amour-propre s’applaudit de ſa parure ; elle s’habille pieuſement avec goût : elle penſe être plutôt vue des hommes que des Anges.


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CHAPITRE VIII.

La vertu des Femmes tient à peu de
choſe.


Monseigneur agiſſoit en fin renard. Il trouve ſon compte dans l’hypocriſie de notre Héroïne. Elle lui fait naître des occaſions dont il ſçait profiter. Plus d’une gentille poulette tombe ſous ſa patte, qui ſe fût moquée de ſes ruſes, ſans les ſoins officieux de Lucette ; elle veut envain s’envoler, il la pourſuit ; elle ne bat que d’une aîle, il l’attrape ; la pauvre petite devient ſa proie ; & il court en croquer une autre.

C’eſt un dangereux mortel, que l’Abbé Frivolet. On en a vu des preuves non-équivoques. Ce Chapitre va mettre le comble à ſa gloire. Il faut avouer auſſi que mon Héroïne le ſeconde de ſon mieux. Il doit conſerver beaucoup de reconnoiſſance de ſes bontés, en dépit de l’amour-propre. Le motif qui la fait agir eſt tout ſimple. Elle s’appercevoit, quelqu’eſſort qu’elle fît pour n’en rien voir, que ſes charmes périclitoient tous les jours. Le ſens commun lui diſoit que Monſeigneur prendroit impitoyablement congé d’elle ; alors, adieu l’aiſance : car, qui auroit voulu ſe ruiner pour des appas ſur le retour, ou poſtiches, tandis qu’on a preſque gratis, des tendrons jeunes & appétiſſans ? Ce ſiécle-ci eſt fort commode. Il lui falloit donc répondre aux vœux de Frivolet, s’employer à varier ſes plaiſirs. On ne voit que trop de ces beautés, jalouſes d’obliger leur prochain ; après avoir été la complaiſance même, elles engagent les autres à le devenir à leur tour.

Les avantures de mon Héroïne, & ſes voyages, lui avoient ouvert l’eſprit. Elle avoit beſoin d’une grande habileté, d’une fine politique, afin de parvenir à contenter Monſeigneur. Elle montra qu’elle poſſédoit tous les dons requis. Ce qu’elle entreprenoit, étoit capable d’épouvanter la femme la moins timide. Il s’agiſſoit de paroître toujours ſuivre la ſageſſe, & d’égarer inſenſiblement des cœurs, qui ſe prétendiſſent enflâmés du feu divin, qui pouvoient prendre la mouche au moindre mot. Lucette oſa courir les riſques de l’entrepriſe, & eut l’art de rèuſſir. Ce qui enhardit notre Héroïne, c’eſt qu’elle ſavoit que la nature perd rarement ſes droits, & que la chair eſt bien foible.

Les trois quarts des Dévotes de Paris, s’aſſembloient ſouvent chez-elle ; l’envie de s’édifier les y amenoit. Parmi le nombre, il en étoit beaucoup de jolies, dont l’œil fripon, tout-à-la-fois languiſſant & éveillé, dénotoit des combats intérieurs, & les efforts du Malin. La ruſée Lucette les conduiſit dans le piége, leur fit faire faux-bon à l’honneur, qu’elles défendoient depuis long-tems. Frivolet jouiſſoit du fruit de ſes travaux, & achevoit d’ébranler les ames naïves qu’elle rendoit chancelantes. Il eſt à remarquer que mon Héroïne ne s’adreſſoit point à ces Dévotes amphibies, c’eſt-à-dire, à ces femmes qui ſont & pieuſes & libertines, & qui lui promettoient une victoire aiſée. Il eût été trop dangereux de ſe découvrir à leur regard ; elles ſont ordinairement plus difficiles que des Lucrèces. Notre Héroïne n’en vouloit qu’à ces beautés qui font ſonner bien haut leurs vertus, & pour qui le moindre plaiſir eſt un crime. Elle en triomphoit ſans beaucoup de peine ; elle alloit juſques dans les moindres replis de leur ame, chercher, émouvoir la ſenſibilité.

Voici comme elle s’y prenoit ordinairement, pour ſéduire la jeune Dévote qui lui paroiſſoit mériter de l’être. Elle gagnoit d’abord ſa confiance, ſon eſtime. Elle louoit ſes charmes, plaignoit le monde d’en être privé. La flatterie commençoit à dérider le front de la belle ; Lucette s’en appercevoit & prenoit courage. Elle vantoit les plaiſirs des mondains, en feignant de les décrier ; en détailloit les charmes, les agrémens, ſous prétexte d’en montrer l’horreur. Les peintures étoient vives, le cœur de l’innocente s’échauffoit ; ſes joues ſe couvroient d’un vif incarnat, elle ſoupiroit. Lucette, attentive à ſes moindres actions, mettoit d’un côté, tout ce que la volupté a d’affreux ; & de l’autre, tout ce qu’elle a de douceur. Elle faiſoit adroitement pancher la balance du côté des plaiſirs. Enfin, pour frapper le dernier coup, elle adreſſoit ce diſcours à la Dévote émue. « Croyez-vous, ma chère enfant, qu’il faille ſe priver tout-à-fait des amuſemens ? Détrompez-vous ; ils ſont preſque tous honnêtes ; ce n’eſt que l’abus qu’on en fait, qui les rend pernicieux. Eh, que ſeroit-ce de nous, ſi nous vivions dans la langueur, dans l’oubli de nous-mêmes ! Une tendre foibleſſe eſt permiſe ; elle eſt la preuve d’une ame ſenſible ; mais il faut ſuccomber rarement, & avec raiſon. Par exemple, qu’un homme reſpectable vous proteſte qu’il vous aime, l’accuſerez-vous de mentir ? ce ſeroit lui faire trop d’injure. Qu’il exige de vous un aveu, une marque certaine de votre amour, aurez-vous la cruauté de le refuſer ? Eh, que vous en reviendra-t-il ! Rien ; le plaiſir de le déſeſpérer. Sommes-nous ſur la terre, pour haïr ce que l’on chérit généralement ? Si c’étoit un mal de ſe livrer quelquefois aux mouvemens de ſon cœur, le Ciel les étoufferoit en nous. N’allez pas vous imaginer que celles qui affectent le plus d’être ſages, le ſoient dans la réalité. Elles ſuivent avec moins d’ardeur l’ivreſſe de leurs ſens. Enfin, ma chère fille, défaites-vous de vos préjugés. L’amitié que j’ai pour vous, m’engage à vous parler de la ſorte. Nous ne devons nous diſtinguer de la foule des Péchereſſes, que par notre retenue ; elles s’enivrent chaque jour de plaiſir ; nous les goûtons avec modération : c’eſt là ce qu’on appelle ſavoir ſe rendre heureux, & marcher ſur les pas de la Sageſſe ».

Cet indigne diſcours, ſi faux dans ſes principes, ſi ridicule, dont les conſéquences ſont ſi mauvaiſes, étoit regardé comme un Oracle, par les Beautés naïves qui l’écoutoient. Il faut quelquefois ſi peu de choſe pour nous ſéduire. Elles réſiſtoient d’abord à la perſuaſion, s’indignoient qu’on leur parlât ainſi ; mais inſenſiblement, elles le trouvoient ſenſé, prêtoient l’oreille, ne ſavoient que répondre, & deſiroient d’être convaincues. Monſeigneur arrivoit à propos ; Lucette ſe retiroit, en ſuppoſant une affaire preſſée ; il achevoit de perſuader la belle incrédule, & de diſſiper ſes doutes. Je remarquerai que la Dévote qui s’étoit une fois laiſſée tenter, s’abandonnoit bientôt à mille égaremens ; tant il eſt vrai qu’il n’y a que le premier pas qui coûte.

Notre Héroïne ſçait ainſi retirer du bon chemin, plus d’une aimable Agnès, qui fut victime de ſa crédulité. Elle trompe avec art, & ſourit à l’objet qu’elle a deſſein de perdre. Elle careſſe, afin de mieux enfoncer le poignard. Qui pourroit la ſoupçonner d’être auſſi vicieuſe ? On auroit rougi de l’accuſer de la moindre foibleſſe ; les yeux à peine en auroient été crus. Les fréquentes viſites de Monſeigneur, faiſoient briller davantage ſa vertu, donnoient un nouvel éclat à ſa réputation. Qui ſe ſeroit imaginé qu’un autre ſentiment que l’amour de la ſageſſe, le conduiſoit chez notre Héroïne ?

Un jour que Lucette étoit ſeule, il entra en éclatant de rire. Surpriſe des effets de ſa bonne humeur, elle attendit qu’ils ſe fuſſent calmés ; mais elle eut beſoin de toute ſa patience ; les éclats de rire ne finiſſoient point. « Parbleu, » s’écria Frivolet, lorſqu’il fut las de ſe dilater la rate, « l’avanture eſt tout-à-fait comique ; je veux bien te la raconter, tu vas rire auſſi bien que moi ; elle prouve, on ne peut mieux, que la vertu des femmes tient à peu de choſe.

» Tu ſçais que je ſuis un petit fripon dangereux auprès des Dames. Je ſuis sûr de dégotter un Amant en titre, ancien ou moderne, cela m’eſt égal. Pour revenir à mon Hiſtoire ; je m’aviſai, il y a huit jours, d’aller voir la petite Marquiſe de *** ; c’eſt bien la femme la plus ſingulière que je connoiſſe. Elle s’aviſe de pouſſer les grands ſentimens, de vouloir paſſer pour ſage. La folle ! comme ſi c’étoit la mode à préſent. Mais ſon minois eſt des plus gentils ; elle a des yeux qui démentent toujours ſes paroles ; une bouche charmante, des bras merveilleux, une taille à croquer. Je trouvai auprès d’elle, à ſes genoux, je crois, le Comte de ***, cet éternel ſoupirant, qui aſſiége dans les règles une Belle, qui ſeroit anéanti, ſi l’on ſe rendoit avant d’être au bout du roman. Au reſte, c’eſt un brave garçon, qui a le cœur ſur les lèvres. Dès que je parus, il ſe déconcerta, fit la grimace. La petite Marquiſe, qu’il excédoit, ſans doute, ſe ranima, me lorgna, m’agaça, & je devins du dernier mieux avec elle. Le pauvre Comte s’en apperçut, & ſortit déſeſpéré. Le lendemain il vint me voir. Vous me perdez, s’écria-t-il, je ſuis abîmé, noyé. Je le priai de s’expliquer. Il me conta qu’il adoroit la Marquiſe, juſqu’à en être fou ; qu’il ſe conſumoit auprès d’elle, depuis ſix mois, ſans être plus avancé que le premier jour. Je ſuis certain, continua-t-il, que vous allez d’abord emporter la place, car je vous connois, je ſçais que vous n’êtes point ſcrupuleux ; vous allez me faire donner au plutôt mon congé. Je viens vous prier, mon cher Frivolet, d’épargner au moins vos amis ; ne m’enlevez pas cette conquête ; vous n’en n’avez déja que trop. Je lui ai répondu que j’étois fâché qu’il ſe trouvât en concurrence avec moi, & que je ne voyois point qu’il me fallut déſerter de chez la Marquiſe, parce qu’il s’étoit épris pour ſes beaux yeux. Monſieur le Comte s’eſt retiré, ſans avoir la force de parler. J’ai crains qu’il ne fît la folie de prendre de la mort-aux-rats. J’ai continué de voir la Marquiſe ; je lui ai juré que je l’aimois ; dans quatre jours je l’ai convertie. Enfin, hier, elle me donna rendez-vous dans une petite maiſon, près des Boulevards. Je rencontrai par hazard le pauvre Comte, je lui ai tout appris ; j’ai pouſſé la bonté d’ame, juſqu’à lui permettre d’aller à ma place au rendez-vous. Il y a volé, la Marquiſe s’eſt évanouie, a eu des vapeurs, a jetté feu & flâmes contre moi ; puis, enfin, a rendu le Comte heureux. Ils ſont à préſent, les meilleurs amis du monde. Cette hiſtoire n’eſt-elle pas tout-à-fait burleſque ? Elle mérite, ma foi, d’être imprimée ; la poſtérité s’en divertiroit ; elle prouve ma thèſe : la vertu des femmes tient à peu de choſe ».

Lucette s’amuſa beaucoup de l’avanture ; la concluſion de Frivolet ne lui parut que trop certaine ; ſon exemple en atteſtoit la vérité. Combien de Belles, qui liront cet ouvrage, ſont peut-être, ou ſeront bientôt, dans le cas de ne pouvoir la mettre en doute ! S’il ſe trouvoit encore des incrédules, la fin de ce Chapitre, les convaincra tout-à-fait.

Notre Héroïne vit entrer chez elle, quelques jours après le récit de Monſeigneur, une jeune fille de quinze à ſeize ans, belle comme on peint Vénus. Ses yeux étoient baignés de larmes ; elle paroiſſoit plongée dans la plus vive douleur. « Ah ! lui cria-t-elle, en ſe précipitant à ſes genoux, daignez, Madame, avoir pitié d’une malheureuſe que tout perſécute. Recevez-moi auprès de vous ; vos leçons, votre exemple, me feront aimer la vertu, qu’on veut envain me faire haïr. Soyez mon Ange tutélaire ; je me jette dans vos bras. Pourrez-vous apprendre, ſans frémir d’horreur, qu’une mère cherche à porter ſa fille au crime ? Oui, Madame, la mienne me déteſte, m’accable de mauvais traitemens, parceque je rejette avec indignation ſes conſeils pernicieux. Un Grand-Seigneur me trouve à ſon gré ; il offre une groſſe ſomme ſi je veux conſentir à ſes deſirs infâmes ; je mépriſe, comme je dois, un bien acheté par le déshonneur. Ma Mère me preſſe de me rendre aux vœux de mon Amant. Irritée de mes refus, qui devroient l’enchanter, elle trouve chaque jour des prétextes de me tourmenter. J’ai ſupporté avec patience ſes injures, les triſtes effets de ſa haîne. J’offrois au Ciel mes perſécutions mes chagrins ; je le priois de pardonner à une mère ſéduite. Mais, ce matin, elle a pouſſé l’oubli des devoirs les plus ſacrés… j’en rougis de honte… elle a… je ne puis achever… elle a introduit dans ma chambre celui qui voudroit corrompre mon innocence. Épargnez-moi la confuſion de vous détailler cette ſcène d’horreur. Ma vertu m’a ſecourus ; je me ſuis arrachée des bras de mon indigne Amant, & même de ceux de ma mère, qui faiſoit ſes efforts pour m’arrêter. Voilà, Madame, le récit de mes infortunes ; j’accours dans votre maiſon, comme dans un aſile ſacré. Refuſerez-vous de protéger une malheureuſe, qui ne voit perſonne ſur la terre, de plus digne que vous, de la ſecourir, & qui connoiſſe mieux le prix de la ſageſſe ? »

Notre Héroïne ne put s’empêcher de ſourire. Elle aſſura cette fille vertueuſe de ſon amitié, de ſon eſtime. Elle lui permit de reſter dans ſa maiſon tant qu’elle le jugeroit à propos. Trop heureuſe, s’écria-t-elle, de trouver l’occaſion d’obliger les orphelins, & d’être utile à la vertu opprimée !

Qui n’auroit cru que cette beauté ſi farouche, qui réſiſtoit avec tant d’opiniâtreté à des offres brillantes, & aux ſollicitations de ſa mère ; qui n’auroit penſé, dis-je, qu’elle ne devoit jamais faire de faux-pas ? Cependant, trois jours après ſon arrivée chez Lucette, elle eſt moins ſcrupuleuſe, commence à s’étonner de ſa ſimplicité, & de jetter un coup-d’œil à la dérobée, ſur un charmant petit mortel. Cet homme ſi dangéreux & ſi aimable, n’eſt autre choſe que Monſeigneur. Elle s’adoucit, s’humaniſe peu-à-peu, & lui laiſſe prendre ce qu’elle vouloit conſerver toute ſa vie. Elle retourne chez ſa Mère, débaraſſée de ſes préjugés ; fait ſans peine ſa paix avec elle, en lui apprenant qu’elle eſt prête de rendre heureux le Seigneur magnifique qui a daigné l’honorer d’un regard. La bonne femme, charmée de voir ſa fille ſi obéiſſante, la livre à ſon Amant, reçoit la ſomme promiſe, & ſe conſole du deshonneur de ſa chère fille, en comptant les louis qui lui en reviennent.


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CHAPITRE IX.

Le maſque tombe.


Notre Héroïne ne ſe contente pas de paſſer pour dévote. Elle prétend faire croire qu’elle poſſède un tréſor, dont les plus ſaintes femmes ſe ſont ſouvent débarraſſées, & qu’elles ſeroient même fâchées d’avoir. Les bonnes-gens ajoutent foi à ſes diſcours. Ce dernier article de ſainteté, ce prodige qu’on voit ſi rarement, trouve pourtant des incrédules. On refuſe de la croire capable d’un effort ſi magnanime. Elle a beau faire entrevoir que le ſouffle impur du vice ne l’a jamais ſouillée, on ne peut ſe réſoudre à la mettre au nombre des Veſtales, dans la crainte, ſans doute, qu’elle ne s’ennuiât en ſi petite compagnie. On eſt bien perſuadé qu’elle mène une vie édifiante ; mais on doute qu’elle n’ait point été foible, au moins une fois ; qu’elle ait toujours évité des piéges où il eſt ſi doux de ſe laiſſer prendre. L’exiſtence du Phénix paroîtroit moins impoſſible.

Ce prodige étonnant, que Lucette annonçoit, fut cauſe de ſa diſgrâce. Il fit tomber tout-à-coup le maſque qui la couvroit. Pourquoi la ſotte alloit-elle avancer une choſe dont il eſt ſi facile de douter, & que tout le monde eſt tenté de nier ? Ignoroit-elle qu’on a convaincu de menſonge, des Belles, que leur âge & leur innocence mettoient à l’abri du ſoupçon ? Ma foi, le revers innatendu qui vint la faire connoître pour ce qu’elle étoit, fut ſon ſeul ouvrage. La Sotte ne devoit point chercher à trop éblouir les yeux, en ſe faiſant paſſer pour une femme unique. Elle fut juſtement punie de ſa hardieſſe à choquer la vraiſemblance & nos uſages.

Elle ſoutient donc que ſa vertu n’a jamais chancelé ; mais c’eſt avec une délicateſſe infinie, qu’elle le donne à entendre. Il eſt des choſes qu’il faut voiler, afin de les rendre plus frappantes. Rien de ſi plaiſant, que de la voir les yeux baiſſés, & d’un air Agnès, aſſurer qu’elle n’a point, par un évanouiſſement, encouragé un téméraire, & fait faire naufrage à ſa ſageſſe. Notre fauſſe dévote ſe ſervoit de détours adroits, pour exprimer qu’elle maintint toujours le gouvernail de ſa raiſon. Elle avoit ſoin pourtant d’être intelligible. On comprenoit qu’elle ſe diſoit auſſi innocente que dans ſa première jeuneſſe. Tous ces diſcours laiſſoient de ſingulières idées ; ils troubloient un peu l’imagination ; mais les bonnes Dévotes ſe flattent que leurs termes miſtiques ſavent gazer l’indécence de leurs propos.

Le jour où Lucette devoit être démaſquée & perdre le fruit de ſes ſoins, où ſon étalage de vertu devoit la couvrir de honte ; ce jour qu’elle étoit parvenue à ne plus craindre, parce qu’elle regardoit ſon exiſtence future comme chimérique, arriva tout-à-coup, la remit à ſa place, & prouva combien on ſe trompe quelquefois lourdement. Ah, ſi le Ciel permettoit que l’hypocriſie fût ainſi démaſquée, que nous ſerions ſurpris ! qu’on riroit des mines & des grimaces de ceux dont les vices paroîtroient au grand jour !

Mon Héroïne ſortoit au matin d’une de ces Meſſes qu’on appelle de Pareſſeux, où il eſt du bon ton d’aller, où nos jeunes Seigneurs vont étaler leur fatuité, & nos Petites-Maîtreſſes leurs grâces négligées. On n’étoit point étonné de voir Lucette dans un temple à pareille heure ; elle y reſtoit du matin au ſoir ; douze Meſſes ſembloient à peine lui ſuffire. Un homme, d’un embonpoint prodigieux, dont l’habit étoit éclatant d’or, marchoit derrière elle avec fracas. Un bon Bourgeois, voiſin de Lucette, accompagnoit cette lourde maſſe de chair. « Monſieur le Financier, lui dit-il en riant, vous devriez remettre des fonds à cette ſainte perſonne qui paſſe là ; elle en feroit des charités aux pauvres ; leurs prières, jointes aux ſiennes, obtiendroient du Ciel la rémiſſion de vos péchés, ſi cela étoit poſſible. Elle eſt d’ailleurs fort ſage, & qui plus eſt, encore fille ».

Monſieur le Financier fût tenté de voir ce miracle de dévotion. Notre Héroïne s’approche avec modeſtie ; le Financier la conſidère, & éclatte de rire. Lucette le regarde à ſon tour, frémit en reconnoiſſant en lui Mondor, ce grave Midas, Seigneur de ſon village. « Parbleu », s’écrie l’homme aux zéros, en ſe faiſant guinder dans ſon caroſſe, « ſi toutes vos Vierges ſont comme celle-là, il faut avouer qu’elles ſont aſſez commodes. Je me rends caution que Madame en impoſe un peu. Certain jour, grâce à mes ſoins… Je ſuis un terrible mortel. Ma foi le plaiſir ne vaut pas la peine. Je me reſſouviens encore des fatigues que j’eus à eſſuyer. On ne doit pas deſirer avec tant d’ardeur, ce qui coûte ſi furieuſement à poſſéder. Je ſuis plus ſage, moi, car enfin, que cherche-t-on, ſi ce n’eſt l’amuſement ? Or, foi de Financier, on a tort ; & je ſoutiens, comme poſe zéro & retient tout, qu’un parterre bien cultivé a toujours des charmes »… Le Midas dit beaucoup d’autres impertinences, tandis qu’on le voituroit à ſon hôtel. Cette avanture lui paroît ſi plaiſante, qu’il la raconte à chaque inſtant ; il force tout le monde l’entendre, la recommence vingt fois, & l’entrelarde de ſes louanges. Je préſume qu’il ne ceſſera de la réciter, qu’en rendant ſon ame matérielle à la boue dont elle ſortit.

Pour revenir à notre Héroïne, elle cria à l’impoſture, s’emporta pieuſement contre le Financier, l’accabla de ſaintes médiſances, de reſpectables calomnies ; elle appella, ſelon l’uſage, le Ciel, à témoin de ſon innocence. On ne ſavoit trop que croire : on commençoit à l’accuſer de menſonge. Elle gagnoit lentement ſon domicile, la ſérénité ſur le viſage, & le trouble dans le cœur, lorſqu’une nouvelle infortune acheva de la déſeſpérer, & deſſilla une partie des yeux, que ſon manège & ſes ruſes avoient trop éblouis.

Un caroſſe à ſix chevaux, retenu par un embarras, la contraignit de s’arrêter un inſtant. Sa coîffe & ſa capote lui cachoient le viſage, mais de façon pourtant qu’il étoit aiſé de la reconnoître. Son amour-propre auroit eu à ſe plaindre, ſi elle avoit voilé tout-à-fait ſes traits. Le Seigneur qui étoit dans l’équipage, honoroit les paſſans d’un coup-d’œil, ſans doute pour ſe diſtraire. Il jetta par hazard les yeux ſur Lucette. Afin de s’aſſurer mieux ſi ce n’étoit point une illuſion, il s’avance hors de la portière ; sûr-de ſon fait, il pouſſe un grand cri, & s’écrie, en ſe frappant les mains : « Quoi, c’eſt toi, Mademoiſelle te voila dans un plaiſant équipage. Dis moi donc quel eſt ton métier ? tu n’eſt plus ſi jolie qu’autrefois. Au diable, ſi j’avois envie de te faire rouler caroſſe. Quelqu’un t’entretient-il encore ? C’eſt apparemment un homme lugubre, j’en juge au moins par les habits que tu portes ». L’accent étranger de celui qui parloit, glaça les ſens de la pauvre Lucette ; elle voulut feindre en vain de le méconnoître. Elle ne fut que trop certaine que c’étoit le Prince de ***, ce Grand Seigneur Allemand, qui lui fit jouer autrefois un ſi grand rôle. Il revenoit à Paris pour y reprendre les belles manières, qu’un long ſéjour dans ſes terres, commençoit de lui faire oublier. Notre Héroïne pétrifiée, n’eut pas la force de parler. Le Prince de *** ne ſachant que penſer de ſa rêverie, & voyant que l’embarras des caroſſes s’écouloit inſenſiblement, ordonna au cocher de fouetter, & partit en ſouhaitant à notre Héroïne une pratique comme lui.

Dès qu’il fut loin, Lucette reſpira, ſon effronterie revint. Elle alloit proteſter qu’on ſe méprenoit, mais les huées qui s’élevèrent tout-à-coup, la forcèrent de ſe taire. Ceux qui avoient été témoins de la ſcène du Financier, en conclurent que ſa ſageſſe étoit ſuſpecte, & qu’on pouvoit ſe moquer ſans crainte des apparences. Les brocards, les plaiſanteries dont on l’accabloit, la rempliſſoient de confuſion & de rage. Une foule de peuple, amaſſée autour d’elle, lui lançoit mille quolibets ; chacun excitoit ſa bonne humeur à ſes dépens. Parmi les ris & le tumulte, un honnête homme éleva ſa voix en faveur de la déſolée Lucette. « On voit ſouvent, s’écria-t-il, la vertu ſoupçonnée mal-à-propos. Devons-nous ajoûter foi aux diſcours des Grands-Seigneurs ? Ne ſavons-nous pas qu’ils ne cherchent que les occaſions de s’amuſer ; & qu’ils ſe font peu de ſcrupule de s’égayer aux dépens de nous autres pauvres Diables ? » En prononçant ces belles choſes, le diſcoureur fendoit la preſſe, afin de s’approcher de celle que la calomnie tourmentoit. « Venez, diſoit-il en l’abordant, ſainte perſonne, dignes de nos reſpects. Offrez au Ciel la mortification que vous eſſuyez aujourd’hui. Voilà mon bras, permettez que j’aie l’honneur de vous reconduire chez vous, & de vous garantir des inſultes d’une populace aveugle. Votre rare vertu… quoi, c’eſt Lucette, s’écria l’homme officieux, en l’enviſageant ; voilà donc cette fière Veſtale ! on a bien raiſon de douter de ſa ſageſſe ». À ces mots, il ſe gliſſe dans la foule, & ſe dérobe bientôt à tous les regards. Ce perſonnage étoit Monſieur Maſſif qui acheta jadis les bonnes graces de Lucette. Il n’eſt point encore devenu Financier ; mais il eſpère que ſon éloquence & ſon mérite, c’eſt-à-dire ſes billets au porteur, le feront dans peu parvenir au comble de la fortune. Les huées, les éclats de rire, le bruit, le tumulte, redoublèrent. On accompagna la fauſſe Dévote juſques chez elle, en l’accablant de moqueries & d’inſultes. La populace reſta longtems devant ſa porte, à faire ſon panégirique, à célébrer une ſi rare vertu ; peu s’en fallut qu’on ne la canonisât à coup de pierres, & qu’on ne caſſât toutes ſes vîtres.

Quand l’infortune en veut une fois à quelqu’un, elle ſemble s’acharner à ſa perte. Lucette commençoit à peine à reprendre ſes eſprits ; la foule du peuple, que ſon avanture avoit amaſſée, s’étoit à peine écoulée, lorſqu’on vint la prier de venir aſſiſter un malade qui ſe mouroit. Charmée que ſa diſgrace ne fût pas encore tout-à-fait connue, & ſe flattant de ratrapper l’eſtime du Public, elle ſe tranſporta dans l’endroit où ſa préſence étoit déſirée. Elle arrive, la chambre étoit remplie d’une troupe de Dévotes qui marmotoient des oraiſons pour les trépaſſés. On la reçoit avec reſpect ; elle s’approche du lit du mourant, afin de lui adreſſer un diſcours pathétique, & de l’exhorter à ſonger à ſon ſalut. Elle commence ſa harangue miſtique ; le Moribond, réveillé à ſa voix, lève la tête, la regarde languiſſamment, & s’écrie : « Ô Ciel ! quel monſtre m’a-t-on amené ? Eſt-ce pour inſulter à mes maux, que cette malheureuſe ſe préſente ici ? » Lucette, accablée comme d’un coup de foudre, reconnut dans celui qui touchoit à ſa dernière heure, ſon fameux Amant, l’avare & le prodigue Harpagon. Elle tomba dans un fauteuil, un torrent de larmes coula de ſes yeux malgré elle. « Oui, reprit l’agoniſant Harpagon, je ſuis un malheureux pécheur ; mais plût à Dieu que je n’euſſe jamais vu cette femme, dont l’habit ſingulier m’étonne ; & qui cherche sûrement par ſa feinte dévotion, à abuſer de la crédulité des gens ſimples. Mon travail & mes épargnes auroient procuré un ſort honnête à ma famille. Je fis connoiſſance avec cette hypocrite ; elle eut l’art de me ruiner inſenſiblement. Je lui prodiguois tous mes biens, tandis que je refuſois le néceſſaire à ma triſte famille. Après m’avoir dépouillé de ma fortune, l’ingrate m’abandonna en faveur d’un homme riche, m’accabla de mépris ; digne récompenſe de mes travers, & qu’on doit attendre de ſes pareilles ! La misère que j’éprouvai, conſterna ma femme ; elle mourut bientôt de chagrin. Mes enfans, contraints de mener une vie malheureuſe, maudiront ſouvent la conduite d’un père qui ne leur laiſſe, pour tout préſent, que l’indigence, & ſon exemple à redouter. Sans les charmes de cette Sirène, ſans mes foibleſſes, qu’elle ſavoit faire naître, ma femme & mes enfans jouiroient encore du bonheur. Hèlas, que je crains mon dernier inſtant ! Les remords me déchirent. J’expire aux yeux de l’artiſan de toutes mes peines. Puiſſe ma mort lui ſervir de leçon » !

À ces mots, le miſérable Harpagon ferma les yeux pour toujours. Les Dévotes qui étoient accourues dans ſa chambre, ſe jettèrent ſur Lucette, l’égratignèrent, la meurtrirent de coups de poings, & la jettèrent à la porte, en s’écriant qu’elle déshonoroit leur auguſte Corps.

Confondue, anéantie, & connue pour ce qu’elle étoit, mon Héroïne prit bien vîte ſon parti. Elle renonça à l’hypocriſie, au ridicule d’affecter une vertu dont l’on eſt incapable. Les déſagrémens qu’on éprouve à ſe voir démaſquer, les dégoûts qui ſont attachés à la vie bigotte, la firent entrer dans une autre carrière. Elle déménagea à la hâte, fut demeurer dans un quartier éloigné, & ſe redonna de nouveau pour une beauté ſenſible aux ſoupirs des Galans ; pourvu toutefois, qu’ils les accompagnaſſent de ce précieux métal, ſans lequel on ne peut rien. Aux plaiſirs qu’elle goûtoit, aux amuſemens qui la ſuivoient par-tout, elle ne ſe ſeroit point apperçue de ſon changement d’état : le peu de retenue qu’elle met dans ſes caprices, l’avertit ſeule qu’elle ne ſe donne plus pour Dévote. Elle ſe livra publiquement à ſes travers ; jadis elle les couvroit du voile du miſtère. Voilà toute la différence.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE X.

Le petit Incrédule.


Le Lecteur s’intéreſſe-t-il aſſez à Monſieur Lucas, pour deſirer de ſavoir quel eſt ſon ſort ? Il me mortifieroit extrêmement, ſi mes principaux perſonnages ne l’occupoient un peu. Voyons quelles ſont les occupations de notre Secrétaire. Selon la coutume des foibles humains, il donne ſûrement dans de nouveaux travers. Les vices dont il a été capable, lui ont frayé un chemin à de nouvelles erreurs.

La Capitale de la France, & même les Provinces, ſont remplies d’une foule de gens, qu’on appelle Eſprits-forts, ſans doute par ironie, à cauſe de leur foibleſſe. Les uns, penſant ce qu’ils diſent, ſe font gloire de douter de tout ; les autres, affectant d’être plus éclairés que le vulgaire, ſe moquent tout haut des vérités ſacrées qu’ils révèrent tout bas. On diroit que la mode eſt venue de faire l’incrédule. Il eſt du bon ton d’avoir des idées à ſoi, de ſe déclarer un petit Philoſophe, & de chercher à détruire la Religion. Tel, qu’on ſoupçonne à peine de ſavoir lire, eſt un ſavant en incrédulité, qui ne va pas moins s’ériger qu’en Légiſlateur, pour peu que vous l’échauffiez. La manie d’être Impie, Athée, Pyrronien, eſt auſſi commune que la manie d’être Poète, Auteur, Tragédien. On s’emporte, on crie, on clabaude ſans s’entendre ; on fait gémir la raiſon & le bon ſens. Mais c’eſt l’ordinaire, dès qu’on prétend ſapper la Religion, on renverſe tous les principes reçus, la ſaine morale, les loix du bon ordre & de la raiſon ; l’on bouleverſa l’hiſtoire, on obſcurcit les vertus ; mais qu’importe, on ſe diſtingue.

Monſieur Lucas ne pouvoit pas manquer de rencontrer des Eſprits-forts. Il n’entendit rien d’abord à leurs propos. Enſuite, il les trouva extravagans. Las de les écouter ſans rien dire, il voulut ſe mêler de diſcourir, de criailler avec eux. Nos prétendus Philoſophes lui parurent du commencement, dénués de raiſon ; il refuſoit même de les entendre. Peu-à-peu, il s’adoucit, ſe mêloit dans le cercle, ſe hauſſoit ſur ſes pieds, crainte de perdre une parole. Il en vint enfin juſqu’à les approuver, les ſoutint de ſon mieux, & ſe trouva, ſans même s’en douter, un petit Incrédule.

D’abord il ne doutoit que ſur des bagatelles, des minuties ; mais inſenſiblement il fit des progrès dans l’impiété. Il crut entrevoir des erreurs dans les choſes reſpectables ; rien ne lui parut à l’abri de ſes critiques. Il prétendoit pénétrer l’obſcurité des miſtères. Sa raiſon voulut comprendre une Religion établie par un Dieu. Lui, qui ne pouvoit définir le moindre ouvrage de la nature, prétendit ſavoir les choſes les plus relevées. Il oſa interroger le Créateur de l’Univers, le citer à ſon tribunal. Il crut ſe convaincre que les hommes ne ſuivoient qu’une étincelle de clarté, au lieu d’un rayon de lumière, parce que ſes foibles yeux ne pouvoient percer la nuit qui cache la vérité. Il vit des contradictions, des menſonges apparens dans la ſource des vertus, c’eſt-à-dire, dans la Religion, parce que ſon eſprit étoit trop borné, pour comprendre autre choſe que ce qui frappoit ſes ſens.

L’Amant de notre Héroïne fut quelque tems ſans oſer rendre publiques ſes penſées. Il ſe contentoit de lâcher un petit mot, de ricaner, de lever les épaules, lorſqu’on parloit de Religion. Mais il s’enhardit enfin, il leva le maſque de l’impiété. Il argumentoit en forme, contre ceux qui ſe déclaroient bons Chrétiens. Dès que quelqu’un ſe montroit ſimple & crédule, (ce ſont les épithètes qu’il leur donnoit), il les regardoit d’un œil de dédain. Je dois avouer qu’il étoit très-difficile de lui réſiſter. Il avoit la meilleure poitrine du monde, & des poumons excellens. Ceux qui diſputoient avec lui, couroient riſque de devenir ſourds ; peu s’en falloit qu’ils ne fuſſent martires de la bonne cauſe.

Notre Savant moderne donnoit chaque jour dans une nouvelle incrédulité ; ce matin il n’étoit que chancelant, ce ſoir il eſt impie. Aujourd’hui on le voit Déiſte, demain il deviendra Athée ; après quoi Pyrronien ; enſuite Janſéniſte, Moliniſte, &c. &c. C’eſt un Caméléon, qui change vingt fois de couleur. Et tout cela, ſelon lui, c’étoit pour courir après la vérité. Voilà comme ſont tous ceux qui s’aviſant de douter, par air, ou par principe. Ils jouiſſent à peine d’un inſtant de repos ; leur conſcience les tourmente ſans ceſſe, ils ſont plus agités qu’une mer orageuſe. S’ils ſuivoient tout uniment la religion de leurs pères, ils ſeroient heureux ; mais ils préférent le trouble & l’incertitude, aux charmes de la paix de l’ame.

Dans un certain Caſſé, où s’aſſembloient jadis les Beaux eſprits, & qui n’eſt plus que le rendez-vous des Bavards, des gens déſœuvrés, ou des talens poſtiches, Monſieur Lucas eut une terrible diſpute ſur le Déiſme. Son Adverſaire lui parla avec force, lui ferma la bouche par des citations ſavantes. On crut pourtant qu’il étoit vaincu, parce que ſa voix foible avoit peine à ſe faire entendre, au lieu que celle de Lucas faiſoit autant de bruit que le tonnerre, & faiſoit trembler les vîtres. Le reſte de la diſpute fut remis au lendemain. La partie adverſe de notre Secrétaire, ne manqua pas de ſe trouver à l’heure indiquée. Lucas ſe fait long-tems attendre ; il arrive enfin. L’autre veut reprendre où l’on en étoit reſté la veille ; mais l’Amant de notre Héroïne, le prie d’excuſer, & veut l’engager à parler plutôt de l’incertitude où l’on eſt dans ce monde, des moindres vérités. L’honnête homme, à qui il avoit promis de traiter de toute autre choſe, n’eut d’autre parti à prendre, que celui de ſe retirer, en levant les épaules, & en ſe moquant du grand nombre de fous dont fourmille ce ſiècle.

Il arriva un jour une avanture plus comique à Monſieur le Secrétaire, qui peint bien nos petits Incrédules, & ce qu’ils gagnent à s’époumoner. Il livra un furieux combat de gueule, à certain Quidam, qui ſe trouva d’un avis différent du ſien. Il s’agiſſoit, je crois, de ſavoir s’il falloit être Athée ou Pyrronien. On voit que la diſpute étoit fort utile. L’Athée, c’étoit Monſieur Lucas, crioit à pleine tête, & par conſéquent devoit l’emporter. Le Pyrronien tint ferme. Après que l’un & l’autre eurent allégué leurs raiſons, qu’on eut crié, clabaudé, juré, extravagué, on ſe ſépara enfin, au bout de trois grandes heures, chacun ſe flattant d’avoir remporté la victoire. Le hazard fit retrouver quelques jours après, Monſieur Lucas à côté du Pyrronien. Il faiſoit un étalage de ſes doutes. Quoi, Monſieur, s’écria Lucas, vous êtes encore Pyrronien ; je ne vous ai pas fait changer d’avis ! Quoi, s’écria celui-ci, vous êtes encore le même, vous n’avez pas goûté mes raiſons ! Je vous demande excuſe, je croyois vous avoir perſuadé de la vérité de ce que je vous ai dit.


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CHAPITRE XI.

Belle union.


Cependant Monſieur Lucas voyoit toujours Lucette. Il ſe déclaroit toujours épris pour ſes beaux yeux, & voloit ſoupirer à ſes genoux, d’amour & de plaiſir. Lucette le recevoit en tout tems avec joie ; elle éprouvoit ſans ceſſe pour lui la même ardeur, & lui donnoit des preuves non équivoques de ſa flâme. Leur amour parut tout-à-coup prendre de nouvelles forces. Ils devinrent inſéparables, ne pouvoient plus ſe quitter un moment qu’avec chagrin. Quand Monſieur le Secrétaire étoit loin de mon Héroïne, il périſſoit d’ennui ; lorſque Lucette étoit privée de ſon cher Lucas, tout l’excédoit, lui paroiſſoit mauſſade. On voyoit l’allégreſſe ſe répandre ſur ſon viſage, ſes yeux ſe ranimer, dès qu’il approchoit d’elle. Jamais la ſympathie n’a uni deux cœurs ſi étroitement. Pourquoi s’aimèrent-ils avec tant de conſtance, d’un amour éternel, qui n’eſt plus de mode ? Parce qu’ils avoient les mêmes penchans, les mêmes foibleſſes, & qu’ils étoient auſſi vicieux l’un que l’autre.

La Marchande de modes qu’avoit eu Monſieur Lucas, l’obligea, par la froideur avec laquelle elle le reçut, à rompre avec elle. Un nouvel amoureux ſe préſentoit ſur les rangs, plus illuſtre & plus en état d’être prodigue que Monſieur le Secrétaire. Elle jugea à propos de lui accorder la préférence. La petite Marchande crut avoir lieu de ſe flatter qu’elle avoit ſongé la première à une rupture ; ainſi, ſa vanité n’eſſuya aucune mortification. Je veux l’avertir pourtant, dût-elle lire cet ouvrage, & en crever de dépit, que ſi elle avoit tardé un ſeul jour à congédier Lucas, il alloit la prier de permettre qu’il ſe retirât. Il ne feignit de l’aimer, que pour faire pièce à Mon Héroïne ; il ne lui juroit l’amour le plus tendre, que par manière de converſation.

Eh ! peut-on partager ſon cœur en deux ? On voltige de Belle en Belle ; on friſe le ſentiment ; on revient toujours à celle de qui l’on eſt véritablement épris, à qui l’on a fait des infidélités paſſagères, de peu de conſéquence. C’eſt ce qu’a fait l’Amant de mon Héroïne ; il retourna vers elle auſſi tendre, auſſi amoureux que jamais ; & c’eſt ainſi que l’on agit tous les jours dans le monde, où l’on doit ſavoir ce que l’on fait.

Les deux perſonnages de cette Hiſtoire, c’eſt-à-dire Lucas & Lucette, ſe mettent une ſingulière fantaiſie dans la tête. Non content de s’adorer, de ſe le répéter ſans ceſſe, de jouir de toutes les douceurs que ſe procurent deux amans bien unis, ils forment le deſſein… le dirai-je ?… de ſe marier. Ils s’imaginent ſans doute que les plaiſirs de l’himen ſont plus piquans que ceux de l’amour. Si telle eſt leur idée, il faut avouer qu’ils ſont encore bien novices.

Je crains que le Lecteur n’aille m’imputer de mettre l’himénée au rang des progrès du libertinage. Je le prie de ne me pas croire capable d’une telle extravagance. Quoique Auteur de Roman, j’oſe me flatter d’avoir le ſens-commun. Je ſçais que le mariage eſt un lien ſacré, utile à l’État & à la Religion. En ſe rangeant ſous ſon joug, on devient ſage, ou l’on paroît du moins vouloir ceſſer d’être libertin. Je ne veux ſeulement que donner à entendre dans ce chapitre, qu’il eſt des gens qui ſe marient à propos de bote. Que pouvoient prétendre mes deux Héros, en s’uniſſant ? Monſieur Lucas n’avoit-il pas tâté de Lucette à ſon gré ? Lucette pouvoit-elle deſirer quelque choſe de nouveau de Monſieur Lucas ? Non. Ils faiſoient donc une inſigne folie de ſe réſoudre à devenir époux : car, & je prie le Lecteur de n’en rien dire, pourquoi ne voit-on guères de mariages ? C’eſt que les Beautés modernes ſe font ſcrupules d’être cruelles à leurs Amans, & que dès qu’on eſt content de part & d’autre, on n’a plus rien à ſouhaiter. Je crois que l’himen, tous ſes avantages à part, fut inventé pour ſatisfaire la paſſion des hommes. Celui que l’Amour a ſçu rendre heureux, eſt donc un prodige, ou de conſtance ou de bêtiſe, de recourir encore à l’himenée ; mais peut-être cherche-t-il par-là, un remède pour éteindre ſon ardeur.

Mes deux Héros ne s’inquiétèrent pas s’ils ſeroient aſſez riches pour nourrir leurs enfans, quel état ils leur feroient prendre. De pareilles bagatelles les occupèrent peu. Ils avoient pourtant lieu d’y ſonger. Leur fortune auroit ſuffi à des gens ſages, rangés ; mais elle leur paroiſſoit très-médiocre. Elle avoit peine, en effet, à ſatisfaire à leurs folles dépenſes. Le goût de la bonne chère, & de tous les plaiſirs, les dominoit. Ils auroient cru tout perdu, s’ils s’étoient privés d’un amuſement, de la moindre fantaiſie. Monſeigneur fit un préſent conſidérable à Lucette, pour lui tenir lieu de dot ; le Marquis de *** donna une groſſe ſomme à Monſieur Lucas, afin de l’indemniſer des frais de la noce ; & tout cela fut bientôt englouti.

Monſieur Lucas écrivit à ſes parens, comme c’eſt la règle. Ils furent étonnés qu’il vécût encore. Lucette fut obligée de ſonger à ſa mère ; elle lui marqua qu’elle vouloit s’unir en légitime nœud, avec Lucas, que le hazard lui avoit fait rencontrer à Paris. Elle la prioit auſſi, ſelon l’uſage, de vouloir bien donner ſon conſentement. La bonne femme penſa mourir d’aiſe, tandis que le Curé du Village lui liſoit la Lettre de ſa fille. Elle courut, en ſautant de joie, apprendre que ſa chère Lucette n’étoit pas morte. Elle lui envoya ſon agrément, ſa bénédiction, & lui fit ſavoir qu’elle ſe préparoit à aller au plutôt l’embraſſer. Mon Héroïne reçut froidement les marques d’amitié de ſa mère, n’y penſa plus, & hâta l’inſtant de ſon mariage.

Il eſt arrivé. Monſieur Lucas, couvert d’un bel habit neuf, & des gants blancs à la main, ſuit, le cœur palpitant de joie, ſa Maîtreſſe à l’autel. Lucette eſt brillante comme un ſoleil ; une couronne de fleurs eſt ſur ſa tête ; elle tient, en guiſe d’éventail, un magnifique bouquet, dont l’odeur parfume, ſon paſſage ; mais quelqu’un obſerva malignement que les roſes étoient fanées. Sa robe reſſemble à celle d’une Princeſſe ; ſon teint n’a pas beſoin des ſecours du fard. Un vif incarnat, colore ſes joues, & les embellit. Les attraits de la pudeur relèvent l’éclat de ſes charmes. J’ai remarqué qu’une jeune Épouſée a le front couvert de rougeur, pendant le premier jour de ſon mariage. Je ſçais bien pourquoi la petite perſonne rougit ; elle n’eſt pas auſſi naïve qu’elle veut le paroître ; elle s’occupe d’avance, de ce qui doit ſe paſſer.

Revenons à nos Perſonnages. La cérémonie commence ; le oui délicieux, & quelquefois fatal, eſt prononcé. Les voilà pour toute la vie enchaînés enſemble. Ils ne pourront plus ſe ſéparer… Quoi, pour toute la vie ! c’eſt bien long ! Ils ſe rendent dans l’endroit préparé pour la fête ; on ſe livre à la joie, on chante, on rit, on danſe ; cela ſe fait ordinairement ; ſans, doute afin d’étourdir les nouveaux mariés, & de les empêcher de faire des réflexions. Comme la coutume eſt de régaler ſes amis le jour de ſes noces, & de ſe montrer prodigue lorſqu’on devroit commencer à ſe rendre économe, mes perſonnages donnent un repas ſomptueux. Ils dépenſent dans un ſoir, ce qui auroit ſuffi à les entretenir dans le cours d’une année. Je vois que l’on conduit nos époux au lit nuptial ; on les contraint de rougir à force de les accabler de propos indécens, de contes plus qu’équivoques, qu’on batiſe du nom de plaiſanteries innocentes ; mais l’uſage le veut ainſi. La Mariée ſe couche, ne ſe fait point enſeigner ce qu’elle doit faire ; l’amour & le deſir ferment les rideaux.

Monſieur Lucas ne trouva rien de nouveau, dans la poſſeſſion de ſon Épouſe. Ce que ſouhaite vainement l’himen, avoit diſparu depuis longtems ; mais c’eſt encore l’uſage dans notre ſiècle : il me paroît qu’on ne l’abolira pas de ſitôt ; il eſt trop commode & trop agréable.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE XII.

Qui peint au naturel.


Rien n’eſt plus joli que le jour du mariage. L’allégreſſe y règne ; l’Époux eſt tendre, complaiſant ; l’Épouſe eſt ſincère, charmante. Les plaiſirs paroiſſent devoir être éternels. On ne parle que de divertiſſemens, de fidèles amours. On éloigne avec ſoin, tout ce qui peut donner la moindre idée de chagrins, d’inquiétude. Le bonheur ſe montre ſous mille formes enchantereſſes ; ſon nom eſt dans la bouche, tandis qu’il enivre les cœurs. Mais quelle différence le lendemain !

À peine fut-il arrivé ce lendemain ſi terrible, qui fait s’envoler en fumée toutes les douces eſpérances, qui détruit ce que l’himen a d’agréable, pour laiſſer voir les remords, les ſoucis dont il eſt accompagné ; à peine Lucette s’étoit flattée d’un avenir heureux, que Monſieur Lucas devint ſombre, rêveur. Des journées entières s’écouloient, ſans qu’il prononçât une parole. Il jettoit ſur notre Héroïne des regards farouches, inquiets. Elle le conjura de dépoſer dans ſon ſein, le ſujet de ſes douleurs ; mais ce fut en vain ; il s’obſtina à garder le ſilence. Elle eut beau lui dire qu’elle étoit la moitié de lui-même, qu’elle devoit partager ſes chagrins, & qu’il étoit de ſon devoir de ne lui rien cacher. Enfin, il lui apprit que ſa triſteſſe venoit des embarras qu’il prévoyoit dans ſon ménage. Elle ne fit que rire de ſes craintes.

Si nos Époux enviſageoient de loin la misère, ils ne ſe précautionnoient pas contre ſes approches. Ils dépenſent le plus qu’il leur eſt poſſible. Leur table eſt toujours ſervie avec profuſion. Lucette met chaque jour des robes de prix. Monſieur Lucas joue gros jeu, perd ſouvent, & gagne peu. Chacun eſt bien-venu chez eux : on diroit qu’ils ont pris à tâche de ſe ruiner. Malgré les plaiſirs dont ils ſe font ſuivre à prix d’argent, Ils ne ſont pas plus heureux. Lucas commence à s’ennuyer auprès de ſa chère Lucette ; il évite ſes careſſes, il bâille dans ſes bras. Ce n’eſt qu’à force de ſollicitations, & par crainte de la chagriner tout-à-fait, qu’il jette ſur elle un regard demi-amoureux, qu’il ſe réſout de ſatisfaire quelquefois aux loix du mariage. Il la fait reſſouvenir ſi rarement qu’il eſt ſon époux, que peu s’en faut qu’elle ne l’oublie.

Mon Héroïne fut étonnée de la conduite de ſon mari ; mais elle eut lieu de l’être davantage, lorſqu’il lui tint ce diſcours. « Ma Femme, puiſque le Ciel a voulu que vous le ſoyiez, hâtons-nous d’avoir un enfant ; c’eſt la conſolation des pères. Sachez que dès que nos vœux ſeront exaucés, nous ferons lit à part. Si par malheur nous groſſiſſions notre famille, nous la verrions mourir de faim à nos yeux. Nous pourrons laiſſer quelque choſe à un fils unique, & nous n’aurions que l’indigence à donner aux autres. Ainſi, je conclus qu’il nous faudra faire lit à part ».

Ne trouvant pas ſon compte à ce ſingulier calcul, Lucette fit tous ſes efforts pour en démontrer le ridicule. Elle eut beau s’élever contre une ſi biſarre politique, en peindre les abus ; Monſieur Lucas ne lui donnoit point d’autre réponſe, ſinon, que tel étoit la mode, qu’il falloit la croire excellente, ou paſſer pour Viſigots. Ne pas la ſuivre, s’écrioit-il, ſeroit du dernier Bourgeois.

Ce ne fut pas là le ſeul ſujet de chagrin que mon Héroïne eut à eſſuyer. Son Époux, jadis ſi doux, ſi galant, devint tout-à-coup bourru, & qui pis eſt, jaloux. Il prit autant garde à ſes actions, à ſes démarches, qu’il les avoit dédaignées autrefois. Il prétend ſavoir ce qu’elle fait chaque inſtant, rien ne lui échappe, il l’épie avec ſoin ; la moindre bagatelle l’allarme ; un clin d’œil, un regard lui fait prendre la mouche. Pourquoi notre Secrétaire juge-t-il Lucette ſi ſujette à caution ? Les foibleſſes paſſées de ſa chère moitié, lui font craindre d’autres faux pas. Elle aima trop, ſe dit-il en lui-même, à être courtiſée, à obliger ſon prochain, pour ne pas s’être fait une habitude d’être douce & humaine. Ces réflexions que je ſuis contraint de trouver juſtes, le rendirent ſoupçonneux. Il ſe repentit d’avoir épouſé une femme qui ignoroit juſqu’au mot de rigueur. Il eut mieux aimé s’être uni avec une Lucrèce, qui l’auroit fait ſoupirer vingt-ans à ſes pieds, avant de lui permettre de baiſer le bout de ſes doigts. Il portoit à tout moment une main inquiette à ſon front.

Les bontés que Lucette avoit eues pour Monſieur Lucas, firent la cauſe de ſes chagrins. Il les lui reprochoit chaque jour. « Non, ce n’eſt point par amitié, lui diſoit-il quelquefois, en la repouſſant loin de lui, que vous m’écoutâtes dans notre Village, que vous me laiſſâtes cueillir une fleur précieuſe. L’amour du plaiſir & du libertinage, vous fit me combler de faveurs ; vous en auriez fait autant à un autre que moi, j’en ſuis certain. J’ai lieu de me tenir ſur mes gardes, & de veiller à votre conduite. Puiſque vous me permîtes de vous faire un enfant, du moins, ſi je ne l’ai pas fait, à qui en eſt la faute ? Vous accorderiez le même privilége à un autre. Puiſque je vous ai charmée, on peut eſpérer de vous plaire. Puiſque j’ai ſçu vous ſéduire long-tems, on en viendroit encore à bout. Retirez-vous, malheureuſe. Ah, que je vous déteſte » !

L’infortunée ne pouvoit répondre que par des larmes. Son cruel Époux les voyoit couler, ſans éprouver la moindre émotion. Elle ſe repentit de la faute qu’elle avoit faite ; elle ſentit combien il étoit ridicule de s’unir avec un homme qui nous connoît trop. Puiſſe-t-elle ſervir de leçon au trois-quarts du Beau ſexe ! Soyez avare de vos faveurs à celui qui veut devenir votre Époux : ſi par malheur il vous fait faire une tendre folie, uniſſez-vous avec un autre Amant, ſi vous aimez votre repos & le ſien.

Madame Lucette prit bientôt ſon parti. Elle parvint à ſe conſoler de la mauvaiſe humeur de ſon cher Époux. Pour ne plus s’appercevoir de ſon indifférence, de ſa mauſſaderie, elle s’aviſa de faire à ſon tour des réflexions. Elle ſongea qu’il avoit des défauts, qu’il étoit inſupportable, qu’il devoit ſe trouver trop heureux de poſſéder une femme comme elle. De pareilles idées la conduiſirent à rire de la ſimplicité qu’elle avoit eue de ſe chagriner. Elle ſe dit tout bas, qu’une jolie femme ne manque pas de moyens pour ſe venger d’un mari jaloux.

Sa conſcience ne s’oppoſa point aux infidélités qu’elle projettoit. Il lui falloit de nouveaux ſoupirans, afin d’aſſaiſonner ſa vengeance & la rendre plus délicate. Monſeigneur étoit trop ancien, pour qu’elle crût pouvoir oublier avec lui, les griefs de ſon Époux ; & quand même elle eût jugé à propos de ſe contenter de Frivolet, elle auroit été obligée de s’en paſſer. Monſeigneur lui avoit donné ſon congé ; elle l’ennuyoit depuis long-tems. Certaine fille de l’Opéra eut le ſecret de le charmer, il la mit dans ſes meubles. Il attendoit qu’elle lui donnât des vapeurs, qu’elle l’excédât, afin de la quitter, & de faire la fortune de quelqu’autre Beauté commode. Mon Héroïne ſupporta, avec fermeté, cette diſgrâce. Ses regards, ſes agaceries, ſes airs coquets, lui procurèrent bientôt une foule d’Amans officieux. Ils ſe firent un plaiſir de l’aider à tromper Monſieur Lucas. Elle ſavoit faire naître les occaſions d’employer leur zèle. Une femme mariée ſe rend ſans peine ſavante dans l’art des ſtratagêmes amoureux.

Le tendre Lucas, de ſon côté, s’étoit fait une Maîtreſſe, afin de perdre un peu l’air grave que donne l’himenée. Il faiſoit ſes efforts pour éloigner l’ennui qui galope toujours après les gens mariés. Il fuyoit ſa chère Épouſe autant que la peſte. Elle, de ſon côté, ne le voyoit qu’avec dégoût, l’évitoit avec ſoin. Ainſi, qu’on juge du beau ménage qu’ils faiſoient enſemble. Le Lecteur trouveroit ridicule le train de vie de mes perſonnages, s’il n’étoit peut-être dans le même cas, ou ſi l’exemple de ce qui ſe paſſe chez les gens du bon ton, ne le rendoit indulgent.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE XIII.

Nouvelle preuve des progrès du
Libertinage.


 
 


……Celui qui lit cet Ouvrage, eſt prié de mettre ici tout ce qu’il pourra imaginer qui ait rapport à ce qu’indique ce Chapitre. Il n’a qu’à conſidérer ce qui ſe paſſe tous les jours dans la bonne Ville de Paris, & par le monde, ſans oublier de jetter les yeux ſur lui. J’avois trouvé de quoi compoſer un Chapitre aſſez étendu ; mais j’ai mes raiſons pour ſupplier le Lecteur de le faire lui-même. Mon but, en écrivant ce Livre, eſt de lui apprendre à ſe tenir ſur ſes gardes. Or, je ferai bien plus d’impreſſion ſur ſon eſprit, en l’engageant à ſe tracer un tableau des libertinages du ſiècle. Tel un jeune Écolier, ſans comparaiſon, s’inſtruit davantage en faiſant un thème, qu’en écoutant les doctes leçons de ſon Précepteur. D’ailleurs, on ne s’eſt point encore aviſé de l’expédient que j’imagine. Il eſt fort ſingulier de vouloir métamorphoſer un grave Lecteur en Poète. Si l’on ne goute pas mon nouveau ſyſtême, j’aurai le ſort de la plûpart de nos gens à projets ; & je me conſolerai de ſon peu de réuſſite, par la gloire de l’avoir formé.


CHAPITRE XIV.

À quoi doivent s’attendre les Débauchés.


Les adverſités fondirent tout-à-coup ſur mes perſonnages. Monſieur le Marquis de *** s’apperçut des vices & des friponneries de ſon Secrétaire ; il le chaſſa honteuſement de chez lui. Une Dame, qui protégeoit Lucette, pour raiſon à elle connue, ſe laiſſa enlever de ce monde, par une mort ſubite.

Les voila donc dénués de leurs plus chers Protecteurs. Ce coup leur fut ſenſible. Ils ſe flattèrent de réparer d’auſſi grandes pertes. Séduits par les chimères qu’ils ſe mettoient en tête, ils eſſuièrent leurs larmes, & ſe conſolèrent bientôt. Au lieu de ménager leur finance, ils inventent mille moyens de la dépenſer. Le luxe les environne avec encore plus d’éclat qu’auparavant. Les plaiſirs les ſuivent. Ils ſe comportent comme ſi leur bourſe ne devoit jamais tarir. Inſenſés qu’ils étoient, l’avenir ne les inquiétoit pas ! Ils ne maudirent que trop leur ſécurité ! Ils s’apperçoivent enfin que leurs fonds baiſſent. Ils veulent envain ſe diſſimuler leur infortune ; ils s’avouent, en gémiſſant, qu’ils ſont ruinés.

Mais ils ne ſe croyoient pas ſans reſſource. Ils comptoient ſur leurs connoiſſances ; ils s’attendoient que des amis généreux ouvriroient leur bourſe, & qu’ils y puiſeroient au gré de leurs deſirs. Ils eſpéroient ſurtout beaucoup, de ces gens qui les conduiſirent dans le crime, de ces riches Libertins dont ils partagèrent les folies & les débauches. Leurs yeux ſe deſſillèrent, les Amis feignirent long-tems de ne pas s’appercevoir de leur indigence ; & lorſqu’ils ne purent l’ignorer, ils furent inſenſibles à leurs prières, à leurs larmes. Ceux qui les avoient entraînés dans l’abîme, écoutèrent froidement le recit de leur infortune, les plaignirent avec hauteur, & leur donnèrent, à peine, de modiques ſecours. Lucette courut aux pieds de Monſeigneur, lui détailler ſes diſgrâces, ſa triſte ſituation. Il la reçut avec indifférence, lui dit qu’il falloit être ſage, lui fit remettre une bagatelle, & la fit prier de ne plus l’honorer de ſes viſites.

Quel coup de foudre pour mes malheureux perſonnages ! Ils ſe voyoient dédaignés de ceux dont ils attendoient le plus de compaſſion. Toutes les portes leur étoient fermées ; ou, ſi l’on avoit la bonté de les accueillir, c’étoit avec une froideur, une arrogance, qui les couvroit de honte. On les honoroit de cette fauſſe pitié, qui ſe fait tant valoir ; de ces bienfaits, plus accablans que le refus même. Leur cœur ſe briſoit chaque jour. Tout le monde ſembla les abandonner d’un commun accord ; chacun évitoit leur préſence. Jadis une compagnie brillante s’aſſembloit chez eux ; perſonne ne vient les chercher maintenant ; ils ne voient plus que des viſages de mauvais augure : on craint de troubler leur ſolitude : on les fuit comme des gens dangereux : on rougiroit de les regarder. Voilà le digne prix qu’on réſervoit à leurs travers.

Une foule de Créanciers vint achever de les écraſer. L’un redemandoit une dette criarde ; l’autre exigeoit le paiement d’une Lettre-de-change, d’un billet à ordre ; & tous vouloient être ſatisfaits ſur le champ. Que pouvoient faire nos infortunés ! Ils remontrèrent envain leur impuiſſance, leur misère. Ils eurent beau les ſupplier de leur accorder au moins certains délais ; les barbares furent ſourds à leurs cris, à leurs repréſentations. Ils firent des frais énormes. De ſorte que Lucas & Lucette ſe trouvèrent devoir trois fois plus.

Les malheureux dont j’écris l’hiſtoire, traînoient leurs jours dans les chagrins affreux, & dans les plus vives allarmes. Ils craignoient à chaque inſtant, d’être arrachés de chez eux, & conduits avec ignominie dans le fond d’une priſon, où l’indigence & le déſeſpoir auroient bientôt terminé leur vie. Les avides Créanciers eurent recours à un moyen plus doux, afin d’être rembourſés. Ils les dépouillèrent de tout ce qu’ils poſſédoient ; on enleva leurs meubles ſans aucune pitié ; on les vendit à vil prix avec éclat ; on les réduiſit à la dernière extrêmité ; on leur laiſſa à peine un méchant grabat.

Contraints de ſe réfugier dans un galetas, ils y furent déplorer leurs égaremens. L’aſile où les entraîne leur fatale deſtinée, auroit fait horreur, & rempli de pitié l’homme le moins ſenſible. Quelle différence des maiſons ſomptueuſes qu’ils habitoient autrefois, avec le triſte galetas où ils ſont maintenant ! La muraille noire & crevaſſée, n’a d’autres tapiſſeries que les toiles d’araignées. Loin d’être plafonné, le plancher, ouvert de toutes parts, ne ſçauroit les garantir des injures de l’air. Leurs meubles pourroient s’emporter aiſément ſous le bras. Ce qu’ils appellent un lit, eſt auſſi dur que les carreaux dont il eſt élevé de deux pieds tout au plus. Dénués des moindres commodités de la vie, ils ne peuvent que gémir, & pouſſer des ſanglots entrecoupés. Quelquefois, en jettant un œil abattu autour d’eux, ils repaſſent dans leur eſprit, le bonheur, l’aiſance dont ils ont joui. Alors des torrens de larmes s’échappent de leurs yeux.


Vignette fin de chapitre
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CHAPITRE DERNIER.

Où l’Auteur termine ſon Livre, parce
que ſes Héros meurent.


Pour comble d’infortune, ils furent attaqués des maux cuiſans que la débauche traîne après elle. Une horrible maladie vint les ſaiſir ; elle étoit d’autant plus affreuſe, qu’elle étoit l’aſſemblage de mille maux différens. Une ſeule des douleurs qu’ils éprouvoient, auroit ſuffi pour les accabler, & pour mériter tout l’arc de la Médecine.

À qui recourir dans leurs beſoins preſſans ? Quel mortel ſecourable, enfant d’Eſculape, daignera les viſiter ? Hèlas ! la plûpart de ces Meſſieurs ſont intéreſſés ; ils ne font rien pour rien. Un Médecin ignorant eut l’humanité de grimper dans leur réduit. Il frémit d’horreur à la vue de leur triſte état : il les ſoulagea de ſon mieux ; mais il ne fit que les tourmenter, & qu’accelérer la pointe de leurs douleurs aiguës. Peut-être que quelques-uns de ſes Confrères, qui jouiſſent d’une ſi grande renommée, & qui ſont appellés à la Ville, à la Cour, auroient calmé la maladie de mes Héros ; mais ces fiers Docteurs ont-ils le tems de ſonger aux malheureux ?

Un voiſin charitable s’offrit de les faire conduire à l’Hôpital. Ce ſeul mot fit tomber Lucette évanouie, & faillit de faire tourner la tête à Lucas. Le voiſin approuva leur délicateſſe, les ſoigna chaque jour avec bonté ; partageoit avec eux ſon néceſſaire. Il fit enfin en leur faveur tout ce qui dépendoit de lui. Cet homme ſi humain languiſſoit dans un état obſcur ; le travail de ſes mains lui procuroit modérément les beſoins de la vie. Il plaignit mes perſonnages, les ſecourut avec zèle, tandis que le riche orgueilleux les laiſſoit périr dans la misère ; rien n’eſt plus naturel ; on ne doit attendre de la pitié que des gens qui ſont eux-mêmes dans le cas d’en avoir beſoin.

Cependant une maigreur affreuſe les minoit inſenſiblement. Ils reſſembloient à des ſpectres. Leurs yeux éteints avoient peine à ſoutenir la clarté. Un viſage pâle, livide ; une poitrine foible ; une voix caſſée & mourante ; tout cela annonçoit les progrès du mal. Leur corps dépériſſoit chaque jour. Enfin, ils ne peuvent plus ſe ſoutenir ; ils n’ont qu’un ſouffle ; leurs jambes tremblantes s’affoibliſſent à chaque pas. Le moindre mouvement leur arrache des cris. Ils ſe partagent leur lit de douleur ; un peu de paille, c’eſt tout le ſuperflu qu’il leur eſt poſſible de ſe donner. Ils tombent, & s’étendent en gémiſſant, ſur ce funeſte grabat.

Ils appellent la mort avec des cris plaintifs ; elle tarde à ſatisfaire leur impatience. Une criſe, un redoublement terrible, leur fait eſpérer qu’elle s’approche. Alors, le repentir vient déchirer leur cœur ; ils craignent de lever les yeux vers le Ciel. Les pleurs qu’ils répandent, adouciſſent un inſtant leurs maux. Quelquefois ſe regardant languiſſamment, ils s’accablent de reproches ; rejettent l’un ſur l’autre les crimes qu’ils ont commis. « C’eſt toi, s’écrie Lucette, preſque expirante, c’eſt toi qui fut l’unique cauſe de mes malheurs. Hèlas, ſans la première foibleſſe dont tu me rendis coupable, j’aurois peut-être ignoré juſqu’au nom du vice ! Pourquoi t’ai-je connu ? Ah, je devois te haïr, te déteſter ! Non, lui diſoit Lucas au comble du déſeſpoir, non, je n’étois pas réſervé à tant d’infortunes. L’amour que tu m’inſpiras, fit naître mes vices & mes diſgraces. Que n’ai-je ſçu me défier de tes charmes, & braver mes penchans » !

Souvent, chacun d’eux s’accuſe d’être le ſeul Auteur de tout ce qui leur arrive. « Je t’ai perdu, malheureuſe que je ſuis, s’écrie Lucette, d’une voix étouffée. Les maux que je te vois ſouffrir, redoublent les miens. Sans moi, tu jouirois d’un ſort agréable. C’eſt ton Amante qui te prive du bonheur, & qui t’arrache le jour. Daigneras-tu me pardonner ? Qui peut appaiſer mes juſtes remords ! crie Lucas en ſanglottant. J’ai plongé dans un abîme de douleurs, une infortunée, qui, ſans moi, goûteroit les charmes du repos. J’ai corrompu ſon innocence. Je l’ai conduite de foibleſſes en foibleſſes, de misère en misère. Déteſte, mon aimable Lucette, le criminel qui t’entraîne avec lui. Tu dois abhorrer l’artiſan de tes chagrins, ceſſe de me regarder avec des yeux attendris ; laiſſe-moi mourir ſans me plaindre ; ne prononce mon nom qu’avec horreur ».

C’eſt ainſi qu’ils ſe faiſoient les derniers adieux. Ils touchoient au terme fatal de leur vie ; le jour alloit s’éteindre à jamais pour eux. Leur ſang circuloit à peine ; ils n’articuloient plus que des ſons confus ; les ombres de la mort les environnoient déja, lorſqu’un grand bruit ſe fait entendre dans l’eſcalier ; une foule, de gens montent avec fracas ; une femme s’écrie, où ſont-ils ces pauvres enfans, que je les voie. Elle arrive, elle entre ; nos moribonds pouſſent un foible cri ; & elle s’évanouit. C’étoit la mère de Lucette.

Elle venoit à Paris, afin de ſe réjouir avec eux. Pluſieurs bonnes gens de ſon Village, l’accompagnoient. Elle s’étoit donné tant de mouvement, qu’elle avoit appris leur demeure. On avoit eu la cruauté de lui cacher leur triſte état. Quel ſpectacle pour une mère ! Après avoir repris l’uſage de ſes ſens, elle contempla long-tems en ſilence, l’affreuſe ſcène qui frappoit ſes regards. Immobile, entre les deux grabats de nos déplorables Époux, elle jettoit des yeux baignés de larmes, tantôt ſur l’un, tantôt ſur l’autre. Elle voyoit ſa fille, & la cherchoit encore. Lucette, en reconnoiſſant ſa mère, s’étoit couvert le viſage de ſes mains ; elle vouloit cacher ſon infamie & ſa confuſion. Lucas, ſoulevant ſa tête, s’efforçoit de prononcer quelques mots. Si la mère de notre Héroïne étoit ſaiſie de ſurpriſe & d’effroi, ceux qui étoient venus avec elle, ne l’étoient pas moins. « Oh, ma fille, » s’écria-t-elle, en ſe précipitant ſur le lit de Lucette, & en la ſerrant dans ſes bras, « dans quelle misère êtes-vous plongée » ! La pauvre Lucette ne répondoit rien ; les ſanglots & les larmes lui coupoient la parole. « Éloignez-vous, lui dit Lucas, nous méritons la haîne de tout le monde. Oh, mes amis ! continua-t-il, en adreſſant la parole aux gens de ſon Village. « Vous voyez combien le ſéjour de la campagne eſt préférable à celui des Villes ; vous vivez en paix & dans l’innocence ; & moi… & moi… » Il ne put en dire davantage.

L’infortunée Lucette eut enfin la liberté de parler. « Ma Mère, s’écria-t-elle, vous venez pour recevoir mon dernier ſoupir. Votre fille meurt dans le crime, & accablée de remords. Puiſſe ſon exemple être utile, & apprendre qu’on doit mettre un frein à ſes paſſions ! Si j’eus toujours chéri la ſageſſe, ſerois-je auſſi malheureuſe ?… Oh, ma Mère… » À ces mots elle expira, ſes yeux ſe fermèrent avec ceux de Lucas.

La chambre rétentit long-tems des gémiſſemens de tous les ſpectateurs, & des cris redoublés de la Mère de Lucette ; elle s’arracha les cheveux, ſe meurtrit le viſage. La bonne femme retourna bien vîte dans ſa chaumière. Plût-à-Dieu que ma fille ne l’eût jamais quittée, diſoit-elle en chemin. Voilà pourtant quelles ſont les ſuites des progrès du Libertinage !


FIN.