Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-08

CHAPITRE VIII.

Promeſſe de fuir le Théâtre.


Pendant la diſpute des Médecins, notre héroïne faillit de ſe voir débarraſſée des miſeres de cette vie ; elle eut une criſe violente, & fut long-tems ſans connoiſſance. En vain celle qui la ſoignoit fit retentir la chambre de ſes cris ; les Docteurs, trop attachés à ſoutenir leurs ſentimens, ne l’entendirent pas ; de ſorte que la pauvre fille fut obligée de la ſecourir de ſon mieux.

Lucette, abandonnée des Médecins, commença de craindre ; elle implora, d’une voix éteinte, un ſecours néceſſaire à la plus noble partie d’elle-même. On ſe réjouit de la voir dans de ſi bonnes diſpoſitions, & l’on eſpéra que les Diables ſeroient bien attrapés.

Quand on avertit notre héroïne que le Conſolateur étoit auprès d’elle, ſa douleur ſe calma, ſes forces ſe ranimèrent ; elle ouvrit ſon ame à la joie, & rendit grâce au ciel qui daigne protéger l’infortuné juſqu’à ſon dernier moment. Mais quelle fut ſa ſurpriſe, quand celui qui devoit la conſoler, la remplit de frayeur, de troubles, & lui parla en Juge irrité. « Malheureuſe, lui dit-il, vous êtes perdue ; tremblez, craignez qu’un tardif repentir ne vous ſoit inutile. Vous avez vécu dans un état où l’on ne peut ſe ſauver. L’univers ſe joint avec nous pour le mépriſer. Promettez de renoncer au Théâtre, & je vous abſous. Si vous balancez un inſtant, je vous abandonne, & vous ſerez malheureuſe à jamais. »

Notre héroïne, quoiqu’à l’extrêmité, n’approuva pas un pareil diſcours ; elle fit une choſe incroyable, elle raiſonna : ni de vaines terreurs, ni les préjugés ne purent l’abattre ; elle eut plus de force que n’en auroient à ſa place tels grands hommes qu’on admire, & qui rient des foibleſſes des ſots mortels. « Eh ! qu’importe, dit-elle, pour mon ſalut, que j’aye été Comédienne, ou toute autre choſe ? Doutez-vous qu’il ſoit impoſſible à une fille de mon état de reſter ſage ? Hélas ! parce que j’ai donné l’exemple qu’il s’y trouvoit des Beautés peu cruelles, faut-il prétendre que la vertu ne puiſſe en approcher. J’ai connu pluſieurs Actrices que je n’ai pas malheureuſement imitées, dont la conduite eſt moins reprochable que celle de pluſieurs femmes qui nous critiquent : elles ſont dignes d’être regardées d’auſſi bon œil que la Ducheſſe & la Bourgeoiſe. Nous conſacrons nos talens à repréſenter les actions des Héros, pour inſpirer une noble envie de les imiter, de courir à la gloire, de ſervir ſon pays. Nous obligeons les cœurs durs de répandre des larmes, de s’intéreſſer au ſort du malheureux : l’homme le plus inſenſible, ému par nos accens, ſe remplit d’une douce illuſion ; il ſe croit ami de la bienfaiſance. Nous repréſentons les ridicules, les vices de la ſociété, afin de les faire haïr ; & l’on oſe ſans honte nous mépriſer ! Mais qui ſe rend capable d’un pareil travers ? Les petits eſprits, le menu peuple, les ſots. Je dois pourtant vous dire, à l’honneur de notre ſiécle, qu’on ſecoue un préjugé ſi barbare, & que l’on commence à s’appercevoir qu’un Comédien peut être eſtimable. Ces génies célèbres, dont les ouvrages dramatiques amuſent & poliſſent leurs nations, devroient être enveloppés dans l’anathême prononcé contre nous. Ce ſont eux qui nous engagent à courir une carrière pénible ; nous faiſons nos efforts pour faire ſentir les beautés de leurs écrits ; ſi nous ſommes coupables, ils le ſont d’avantage ; s’ils ne compoſoient des pièces de Théâtre, exiſteroit-il des Comédiens ? Vous n’eſtimez donc guères les gens de Lettres, ou vous raiſonnez bien peu. On nous fait un crime de tirer un certain profit de notre état, de ne pas jouer gratis. Nous ſommes, dit-on, les eſclaves du Public, il peut nous ſiffler ; mais qui ne dépend pas de lui ? Eſt-il quelqu’un qui ne veuille tirer un honnête bénéfice de ſes talens ? Celui qui prononce un diſcours édifiant, ne ſe le fait-il pas payer ? Vous devez ſentir combien vous étiez dans l’erreur. Je promets de n’être plus auſſi ſuſceptible de foibleſſes qu’autrefois. Si je guéris de ma maladie, je me conduirai avec ſageſſe : je renonce à mes vices, à mes penchans ; mais je ne ſçaurois renoncer au Théâtre, à un métier qui me fait vivre, & qui n’a rien que d’honorable ».

Le Lecteur eſt peut-être ſurpris que mon héroïne ait pû parler ſi long-tems, tandis qu’elle étoit à l’extrêmité : mais eſt-il plus naturel qu’un héros de tragédie bleſſé mortellement, & ſur le point d’expirer, vienne tenir ſur la Scène un long diſcours, vienne faire un pompeux étalage de ſes ſentimens ; & que ſon ame attende, pour s’envoler, qu’il n’ait plus rien à dire ?

Lucette parloit avec tant de pétulance, qu’il fut impoſſible au Conſolateur de l’interrompre. Mais l’effort qu’elle fit penſa lui coûter cher : une toux ſéche la ſaiſit tout-à-coup, ſa langue & ſes ſens ſe glacèrent, une ſueur froide lui couvrit tout le corps, elle tomba dans un évanouiſſement profond. Le Conſolateur lui cria long-tems de profiter de ſes avis, malgré qu’elle fût hors d’état de l’entendre ; mais alors rien ne s’oppoſoit à ſon zèle, il pouvoit ſe flatter de triompher : il la crut morte, la plaignit, proteſta, comme s’il en avoit été ſûr, qu’elle endureroit d’horribles tourmens ; il ſe retira en marmotant Amen.

Notre héroïne, revenue enfin de ſon évanouiſſement, ne ſe ſentit plus la même. La criſe qu’elle venoit d’éprouver lui avoit été très-fatale. Sa tête étoit peſante, ſa poitrine embarraſſée ; elle crut s’appercevoir que ſa derniere heure approchoit : alors ſa fermeté l’abandonna ; les menaces du Conſolateur achevèrent de la troubler. Elle ſe repréſentoit un Juge ſévere, qui ne la faiſoit comparoître devant lui que pour l’accabler de ſa fureur ; il peſoit les moindres actions : une ſeule faute ſuffiſoit pour la perdre ; ainſi quels ſupplices ne devoit-elle pas éprouver ? En vain s’excuſoit-elle ſur la foibleſſe humaine, ſur ſa raiſon trompée… Notre héroïne frémit, elle devint auſſi naïve qu’elle étoit avant de ſortir de deſſous les yeux de ſa mere ; alors elle deſira vivement de ſuivre les conſeils de celui qui devoit la conſoler, la raffermir contre les terreurs de la mort.

Tremblante, hors d’elle-même, n’ayant qu’un ſouffle, Lucette promet publiquement de renoncer au Théâtre ; chacun ſe réjouit de ſa ſoumiſſion : on l’aſſure qu’elle peut mourir en repos, qu’elle doit être certaine maintenant d’être comblée de la gloire des élus. Peu s’en fallut même qu’on ne lui ſouhaitât une fin prochaine, dans la crainte que le Démon ne s’emparât d’une proie qui lui échappoit.


Vignette fin de chapitre
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