Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-04

CHAPITRE IV.

Beaux ſentimens.


Si Lucette mérita les ſuffrages du Public par l’art qu’elle mit dans ſes rôles, elle s’attira ſon eſtime par ſa conduite. Bien différente de quelques Actrices, qui ſe livrent publiquement à la joie & aux plaiſirs, & des Amans deſquelles chacun pourroit faire le Catalogue Alphabétique, elle menoit une vie ſimple, honnête, uniforme ; on l’auroit priſe pour une Bourgeoiſe. Ce n’étoit qu’au théâtre qu’elle étaloit des robes ſuperbes. Elle n’imploroit point le ſecours de ſa toilette, du rouge & du blanc, pour ſe montrer hors de la ſcène : ſon air étoit doux & modeſte ; elle peignoit ſur ſon viſage l’ingénuité d’une Agnès, & marchoit les yeux baiſſés.

Un phénomène auſſi ſingulier attira l’attention de tout le monde ; elle devint le ſujet des converſations des Caffés, des Petits-maîtres, des bonnes-gens. On deſira de lui faire perdre cette vertu qui la rendoit célèbre. De mauvais plaiſans la trouverent ridicule ; mais notre héroïne les laiſſa dire, & parut encore plus réſervée. On s’étonna de lui voir jouer avec tant de feu les rôles d’Amoureuſe, pluſieurs firent inutilement leurs efforts pour lui faire reſſentir ce qu’elle exprimoit ſi bien.

Il eſt des êtres frivoles, eſpéces de papillons peints de diverſes couleurs, qui viennent au ſpectacle, non pour entendre, ni pour admirer les ouvrages des grands Maîtres ; mais pour voltiger de couliſſe en couliſſe, de Danſeuſe en Danſeuſe, d’Actrice en Actrice ; ils ſe mettent en frais de plaiſanteries fades, de diſcours doucereux & gaillards. Ces petites machines animées, qui peuvent avoir donné l’idée du mouvement perpétuel, ſont tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre : parlent auſſi haut que l’Acteur ; éclatent de rire dans l’endroit le plus touchant d’une Tragédie ; ſe placent effrontément au milieu du théâtre ; ſourient à droite, à gauche ; ſe careſſent, tendent la jambe, & reſſemblent de loin à des Pantins, placés pour la décoration.

Lucette ne jugea point à propos d’écouter leur verbiage ; au grand étonnement de ces Meſſieurs, elle fut inſenſible aux choſes fines qu’ils lui adreſſerent ; elle n’étoit occupée que de ſon rôle, & ne daignoit ſeulement pas ſourire. Ils furent obligés de l’abandonner, & trouverent aſſez de quoi ſe dédommager.

Quand quelque libertin, raſſuré par l’état de notre héroïne, oſoit lui parler ſans façon, elle prenoit un air ſi courroucé, ſi noble, ſi vertueux ; elle lui diſoit avec tant de modeſtie qu’il ſe trompoit, que le pauvre homme, pétrifié, perdoit toute ſon audace, & devenoit bientôt auſſi retenu, auſſi timide, qu’il avoit été d’abord entreprenant.

On ne l’abordoit que pour la féliciter ſur ſon jeu ; les yeux ſeuls exprimoient ce que l’on n’oſoit dire. Elle avoit bien une foule de ſoupirans ; mais ils gardoient autour d’elle un profond ſilence. Il ſe trouva pourtant des incrédules (ce ſiécle en eſt rempli) qui douterent de ſa ſageſſe. On voyoit avec ſurpriſe une Actrice ſe faire reſpecter. Nous ne ſommes plus accoutumés aux miracles.


Vignette fin de chapitre
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