Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-03

CHAPITRE III.

Notre héroïne ſe fait Actrice.


Nous pourrions faire comme les Chinois, nous chagriner quand il fait beau tems, dans la crainte du mauvais. Ceux qui jouiſſent d’un bonheur complet ne peuvent attendre que des revers ; ceux, au contraire, qui ſont dans l’infortune, ont lieu d’eſpérer un ſort plus tranquille. Toutes ces belles réflexions ſont pour dire au Lecteur, que tout change dans le monde, que rien n’eſt ſtable, que la félicité ne dure qu’un inſtant. Notre héroïne le connut par expérience.

Elle avoit paſſé ſix mois dans le faſte & dans l’opulence ; le Prince de *** étoit plus amoureux & plus libéral que jamais, lorſqu’il apprit la mort de ſon pere. Il fut contraint de s’arracher d’entre les bras de ſa maîtreſſe : il courut dans le fond de l’Allemagne, modérer une partie de ſa dépenſe ; mais il eut la gloire de s’être fait en France, une réputation brillante : on en parla long-tems comme d’un Seigneur aimable, qui ſavoit vivre, & que la capitale eût bientôt poli.

Lucette fut inconſolable une ſemaine entiere ; elle perdoit tout d’un coup ſa grandeur, ſes revenus. Le Lecteur penſe peut-être qu’il lui reſte encore aſſez pour paroître pluſieurs années avec éclat ; dût-il ne pas me croire, je vais lui découvrir la vérité. Notre héroïne n’avoit guères ſongé au lendemain ; elle prodiguoit d’une main ce qu’elle recevoit de l’autre ; rien n’étoit trop cher pour elle. Le départ ſubit du Prince de *** la plongea dans un grand embarras ; elle fut réduite à vendre ſes diamans pour payer ſes dettes : enfin, ſoit que dans le tems de ſa bonne fortune elle ait ménagé, comme une novice, la bourſe de ſon amant ; ou ſoit qu’elle ait beaucoup donné à Monſieur Lucas, ce qui me paroît aſſez vraiſemblable, il lui reſta à peine mille écus.

Il ne tenoit qu’à elle de finir au plutôt ſon eſpece de veuvage, de remplacer le Prince de ***. Elle étoit devenue à la mode : Financiers, Robins, Ducs, la ſollicitoient de leur faire l’honneur de les ruiner ; mais elle fut ſourde à leurs prieres. Un grand deſſein l’agitoit depuis quelque tems ; qu’on juge ſi la ſageſſe le lui inſpiroit ? Elle vouloit ſe faire Comédienne. En vain entreprend-on de la détourner d’une pareille idée ; remontrances, craintes, préjugés, tout eſt inutile. La félicité des filles de théâtre lui paroît au-deſſus de toutes celles qu’on peut goûter dans le monde : « Une Actrice, dit-elle à ceux qui veulent la faire changer de réſolution : une Actrice jouit de la douceur de montrer chaque jour ſes charmes au Public : elle entend ce doux murmure que fait naître la vûe d’un objet aimable ; elle voit le Spectateur enchanté, applaudir tour-à-tour à ſes talens & à ſes attraits ; une foule d’amans ſoupirent à ſes pieds ; on fait ſa cour à une Comédienne par goût & par vanité ; chacun lui prodigue ſes biens ; heureux celui ſur qui elle fait tomber un regard favorable !

Ainſi penſoit Lucette d’un état que l’on eſtime & que l’on mépriſe ; elle ne le voyoit que du bon côté. Si quelqu’un lui eût appris comment agiſſent les Comédiens de Province, un peu différens de ceux de Paris ; ſi l’on eût pû lui découvrir leurs cabales, leurs tracaſſeries, leur haine contre les talens ; ſi elle avoit connu leurs petites intrigues, leur orgueil ; ſi elle avoit ſçu ce qu’un débutant ſouffre de la hauteur, de la malice de ſes Confreres ; elle auroit bien vîte renoncé à un métier honorable, qui n’eſt flétri que par les vices de ceux qui l’embraſſent.

Remplie de projets, d’eſpérances ; ſa mémoire accablée d’un nombre prodigieux de rôles ſérieux ou comiques, notre héroïne partit avec gaieté pour Rouen ; les Directeurs l’avoient engagée ſur ſa bonne mine, perſuadée qu’une Actrice ſi jolie ne pouvoit manquer de réuſſir. Monſieur Lucas lui ſouhaita un heureux voyage, répandit quelques-larmes, promit de faire en ſorte de venir admirer ſes talens.

Le jour du début de Lucette fut auſſi marqué par celui d’une autre Proſélyte. Celle-ci étoit laide, mais elle donnoit une nouvelle vie aux perſonnages qu’elle repréſentoit : on croyoit les voir, les entendre ; la douleur d’Andromaque, le tendre amour de Zaïr ſembloit l’animer. Lucette n’avoit aucun talent pour le théâtre ; mais elle étoit jeune & aimable, tous les cœurs furent enchantés à ſa vûe ; elle intéreſſa. Sa compagne fit rire. Notre héroïne fut applaudie avec tranſports, & l’autre fut ſifflée à double carillon.

Un coup d’eſſai auſſi flatteur ne manqua pas de la tranſporter de joie ; elle ſe crut un prodige. Elle commença de refuſer les rôles qu’on lui donnoit ; voulut choiſir à ſa fantaiſie ; ne fut jamais de l’avis des autres ; reſſembla bientôt à tous ſes camarades ; & eut ſouvent des maladies de commande.

Elle ſe trouvoit aux aſſemblées de la troupe ; elle propoſoit vingt piéces à la fois, les rejettoit les unes après les autres ; ſe plaignoit, crioit, ſi bien que le Directeur étoit encore trop heureux de conſentir à tout ce qu’elle vouloit. On l’avertit un jour qu’on devoit lire une piéce nouvelle, que l’Auteur préſentoit lui-même ; elle fit attendre juſqu’à midi, ſelon la coutume : ſa toilette du matin l’avoit retenue. La lecture commença : elle s’entretint de parure avec ſes compagnes ; écouta leurs contes plaiſans ; dit des riens à l’oreille de l’une & de l’autre ; minauda ; répondit aux agaceries du premier & du ſecond Acteur ; éclatoit de rire, s’excuſoit, & faiſoit une plus grande ſaute. La lecture de la piéce finie, que le pauvre Auteur ſur les épines avoit récitée d’une voix tremblante à ſes reſpectables juges, il fallut recueillir les ſuffrages pour ſavoir ſi elle devoit être reçue ou non. Chacun donna ſon avis, ſelon ſes caprices ; quand le tour vint à Lucette de dire ſon ſentiment, elle fut étonnée qu’on la crût capable de ſe connoître en ouvrages d’eſprit ; elle eut beau proteſter qu’elle n’y entendoit rien, on lui dit que l’uſage vouloit que les Comédiens, habiles ou non, jugeaſſent les piéces de théâtre ; elle avoua enfin que rien n’étoit plus juſte ; elle prononça oui, pour le drame en queſtion, & il fut reçu. L’Auteur crut qu’il ne s’agiſſoit plus que d’écrire ſes rôles, pour que la piéce fût jouée : mais il ſe trompoit. L’un trouva le ſien trop froid ; l’autre ſe plaignit qu’on lui eût préféré un tel ; celui-ci décrioit ſa mémoire ; celui-là ſuppoſoit des études preſſées. En vain le pauvre Auteur ſupplioit, alloit, venoit, trottoit. Lucette même ſe rendit difficile, prit de l’humeur, elle fit faire vingt changemens à ſon rôle, & le refuſa enſuite nettement. Ce ne fut qu’à la trentième viſite que lui fit l’Auteur qu’elle ſe réſolut par grâce de lui faire l’honneur de l’accepter.

Notre héroïne joignit enfin quelques talens à ſes charmes ; attrapa l’uſage du théâtre, & profita des leçons de ſes Confreres. On la vit par-tout avec plaiſir, ſa réputation la devancent dans les villes où elle alloit ; mais comme j’ai déja dit, elle étoit belle, & c’en étoit aſſez.


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