Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-02

CHAPITRE II.

Lucette joue un grand Rôle.


LE tems arriva où notre héroïne devoit ſortir de l’obſcurité dans laquelle elle étoit plongée. Nous l’avons vûe juſqu’ici vivre en ſimple particuliere, mener un train honnête & bourgeois, mais à préſent elle peut aller de pair avec la Financiere, & la Dame du plus haut ton. Nous allons jetter ſur ſon nouvel état un coup d’œil reſpectueux,

Un des grands Seigneurs d’Allemagne, auſſi riche que noble ; le Prince de ***, fit le tour de l’Europe par curioſité, ſe croyant animé du deſir de s’inſtruire. On admira ſon mérite par-tout où il paſſa, & l’on jugea qu’il ſeroit un grand homme. Pour acquérir de la célébrité, le Prince de *** prenoit les uſages des lieux où il ſe trouvoit. En Angleterre il étoit politique, & bûvoit du Punsh ; en Hollande il vanta l’État Républicain, & les fromages ; il entaſſa en Eſpagne ſuperlatif ſur ſuperlatif, & reſpecta les Moines ; à Gênes & à Veniſe, il donnoit le pas aux nobles, & jouoit gros jeu ; en Italie, il prit des meſures dans ſes intrigues amoureuſes, s’extaſia en entendant leurs concetti, & baiſa la mule du Pape. Il finit ſes voyages par la France. Il l’avoit réſervée pour la derniere, comme la plus curieuſe. Les beautés de Paris l’enchanterent : après les avoir parcourues légerement ; il voulut imiter, ſelon ſa coutume, ce qu’il voyoit faire. Pour copier tout d’un coup les grands Seigneurs François, il réſolut de s’attacher une Beauté peu farouche, & de manger ſes revenus avec elle.

Incertain ſur qui tomberoit ſon choix, voulant ſe faire conſidérer au plutôt, & craignant de ſe rendre ridicule s’il tardoit long-tems, il apperçut Lucette au ſpectacle ; ſon regard tendre & malin, un ſouris enchanteur, un minois fripon, éveillé, ſa gorge bondiſſante, plus blanche que la gaze légere qui la couvre à demi, des bras potelés, & une main charmante, une taille fine & dégagée, trouverent ſans peine le chemin de ſon cœur. Toute la perſonne de notre héroïne enflamma le Prince de *** ; il ſçut bientôt qu’elle ne paſſoit pas pour la ſévérité même, & il s’en réjouit. Il jugea qu’il ne pouvoit mieux choiſir ; qu’une telle Beauté étoit digne de le rendre célèbre, & méritoit qu’on quittât en ſa faveur les mœurs étrangeres.

Dès le lendemain, le Prince de *** fut chez Lucette ; il lui apprit le pouvoir de ſes attraits : il lui dit : Que voulant montrer qu’il ſavoit les coutumes françoiſes, il avoit deſſein de prendre une maîtreſſe ; qu’il lui accordoit la préférence ; qu’il lui donneroit mille écus par mois, un hôtel, des équipages, &c. Étonnée d’une viſite auſſi conſidérable. Lucette écouta reſpectueuſement le Prince de ***. Elle n’eut pas beſoin de conſulter ſa bonne amie, Madame Commode, pour accepter ſes offres ; elle aſſura le Prince de ſa reconnoiſſance & de ſa fidélité ; il la trouva plus charmante encore qu’il n’avoit cru, & ſe convainquit combien ſon bonheur étoit parfait.

Les amans vulgaires de notre héroïne furent interdits d’avoir un ſi grand Seigneur pour rival ; ils n’étoient point en état de lutter contre lui ; ils ſe fondirent, ils s’éclipſerent à l’aſpect du Prince de *** : de même le ſoleil fait évanouir, en paroiſſant, les brouillards du matin. Monſieur Harpagon eut bien de la peine à prendre congé. Le pauvre homme penſa devenir fou lorſqu’il ſe vit contraint d’abandonner ſa chère amie, qui lui donna à la hâte ſa derniere audience. Son plus grand chagrin fut d’avoir dépenſé des ſommes conſidérables. Il avoit dérangé inſenſiblement ſes affaires ; il ſe trouva réduit à faire une faillite honnête, c’eſt-à-dire, qu’il fit banqueroute ſans s’enrichir. On ne pouvoit aſſez s’étonner qu’un Négociant, jadis à ſon aiſe, & d’une avarice prodigieuſe, pût tomber tout d’un coup dans l’indigence. L’Amour s’applaudiſſoit, & connoiſſoit bien là ſon ouvrage.

Monſieur Lucas eut plus d’audace que les autres. Le rang de ſon rival ne l’effraya pas ; il crut que la naiſſance & la fortune ne ſçauroient faire oublier à une amante l’objet chéri : il tint ferme, & eut l’honneur de partager avec le Prince.

Lucette, aſſez inſtruite pourtant de ce qui ſe paſſoit dans le monde, fut d’abord inquiette de ſa grandeur. Elle craignoit qu’on ne lui fît un crime de s’égaler aux Dames du premier rang. Le Prince, quoiqu’étranger, lui montra le ridicule de ſes terreurs paniques : pour achever de la tranquiliſer, il lui cita pluſieurs exemples de filles entretenues comme elle, à qui l’on ne diſoit rien.

Notre héroïne raſſurée, s’accoutuma ſi bien à faire la Ducheſſe, que peu s’en fallut qu’elle ne ſe crût une Dame d’importance. Elle ne pouvoit faire un pas ſans ſon carroſſe ; elle devint orgueilleuſe & vaine ; d’une délicateſſe extrême : elle honoroit à peine d’un regard ou d’un ſigne de tête. Elle diſoit à chaque moment : Mes femmes, mes gens. On prétend qu’elle eut même l’effronterie de ſe faire porter un carreau dans un temple, où il étoit du bon ton d’aller : en un mot la tête lui tourna. Je prie le Lecteur de l’excuſer ; les filles de ſon état n’ont guères de cervelle, & le peu qu’elles en ont eſt ſujet à ſe tourner pour la moindre choſe. Toute autre à ſa place ſeroit devenue auſſi fière, impérieuſe, folle, & auroit tenu auſſi ſoigneuſement ſon quant à moi.

Ses gens portoient la petite livrée du Prince. Elle logeoit dans un Palais ſpacieux, meublé par la richeſſe, & par la galanterie. Ses équipages ſuperbes, élégans, éblouiſſoient, enchantoient les yeux. On y voyoit de petits Amours deſſinés de main de Maître, qui entrelaçoient, avec un fin ſourire, ſon chiffre dans celui du Prince ; une guirlande de roſes régnoit autour ; & les Grâces & les Plaiſirs le couronnoient d’un feſton de myrthe. Deux chevaux iſabelles couverts de plumets & de ſtras, traînoient avec fracas les chars de la Belle ; ils lui faiſoient traverſer rapidement Paris. Mais tout cela n’étoit rien en comparaiſon de la parure de Lucette. Les étoffes les plus précieuſes de Lyon & des Indes, ſembloient ſe diſputer l’avantage d’embellir ſes attraits. Une vaſte riviere de diamans de la plus belle eau du monde, ſe confondoit avec la blancheur raviſſante de ſa gorge ; ſes boucles d’oreilles étoient ſi peſantes qu’elles lui enfonçoient preſque la tête dans le cou. Les plus célèbres artiſtes étoient employés pour ſes plaiſirs. Aucun Fermier Général n’avoit une table mieux ſervie que la ſienne. On ne parloit dans Paris que de ſes dépenſes énormes, que de ſes travers.

Au lieu de rire de ſon luxe, au lieu de mépriſer ſa vanité, chacun s’empreſſoit de lui plaire. On couroit en foule faire mille courbettes devant elle ; on célébroit ſes grâces, ſon eſprit, ſes vertus ; on imploroit ſa protection, Les Poètes mêmes vinrent encenſer l’idole ; ils lui dédierent de gros livres, des Tragédies & des Opéra bouffons. Pour avoir l’honneur de ſe faire dire : Cela eſt divin, cela eſt charmant ; ils lui adreſſerent un déluge d’Épîtres, de Bouts-rimés, d’Anagrammes, de Sonnets, de Rondeaux, de Madrigaux, dont ils inonderent les feuilles périodiques, & ſur-tout le Mercure ; ils éleverent juſqu’au ciel ſes talens, ſon ſourire. L’un l’appelloit Cloris, l’autre Aglaé ; celui-là Reine des cœurs ; celui-ci la traitoit de Divinité, de Minerve. Enfin il n’eſt point de fadeur qu’elle n’inſpirât.

Je demande ſi elle n’eſt pas pardonnable d’avoir oublié qu’elle étoit une ſimple mortelle ? Le Lecteur, en liſant ce chapitre, doit s’appercevoir que mon livre n’eſt point tout-à-fait un Roman.


Vignette fin de chapitre
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