Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-01

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LUCETTE
OU
LES PROGRÈS
DU LIBERTINAGE.
SECONDE PARTIE.
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CHAPITRE PREMIER.

Amour Romaneſque.



L E Lecteur a grand tort, s’il penſe que mon héroïne oublie Monſieur Lucas. Elle eſt loin de ſonger à une pareille inconſtance. Il lui eſt plus cher que jamais. Je doute même qu’il fût en ſon pouvoir de ceſſer [de] l’aimer ; & quand même elle le pourroit, voudroit-elle renoncer à un amour qui fait tout le bonheur de ſa vie ?

Je ne veux point imiter ces Auteurs qui inondent Paris de Romans frivoles. Leurs héros langoureux ſoupirent dès la premiere page, & leur amour ne finit qu’avec le livre. Ils prétendent nous amuſer par un fade récit des tourmens qu’endure une Belle, épriſe du mérite d’un galant Cavalier, qui, de ſon côté, ſe conſume pour ſes beaux yeux : laiſſons-les remplir quatre cents pages de déclarations, de mépris, de ruptures, de raccommodemens, de billets doux ; ils font bailler plus d’un Lecteur qui croit admirer & s’attendrir. Qu’on me permette pourtant de rendre ici juſtice à la fidélité de Lucette. Son amour paroîtra romaneſque, d’accord ; mais puiſque je veux peindre toutes les foibleſſes auxquelles nous ſommes ſujets, dois-je taire celle qui ſéduit la Nature entiere ?

Lucette n’étoit contente qu’auprès de ſon cher Lucas, elle y ſongeoit ſans ceſſe ; tout lui retraçoit un objet aimé. Pour elle les plaiſirs ceſſoient d’être tels quand il falloit les goûter ſans Lucas. Si Harpagon, ſi Maſſif &c. &c. l’ont vue plongée dans une tendre ivreſſe, ſe livrer à leurs tranſports, c’eſt qu’alors une douce illuſion s’emparoit de ſes ſens ; elle ſe retraçoit un bonheur paſſé, ou à venir ; elle croyoit preſſer dans ſes bras l’amant pour qui ſeul elle voudroit exiſter.

Monſieur Lucas n’étoit pas moins épris de notre héroïne. Il avoit coutume de la viſiter chaque jour, il lui prodiguoit des plaiſirs dont rien n’altéroit la douceur : ſes rivaux n’avoient que l’apparence, mais lui jouiſſoit de la réalité. Son habit de livrée ne faiſoit aucune peine à Lucette. Eh ! que lui importoit de quelle façon fût mis ſon cher Lucas, pourvû qu’il l’aimât toujours ? Elle exigeoit ſeulement qu’il vînt ſouvent l’aſſurer de ſa tendreſſe, & qu’il eût ſoin de n’arriver qu’à la brune.

De quelles inquiétudes ne fut-elle pas ſaiſie, lorſque quinze jours s’écoulerent ſans quelle eût vû ſon amant, ſans recevoir de ſes nouvelles ? La crainte & la jalouſie l’agiterent tour-à-tour. Elle pleuroit en ſecret la perte de ſon ami, quand elle ſentit que des bras s’entrelaçoient autour d’elle ; la joie ſuccéda bientôt à la douleur, dès qu’elle eût jetté les yeux ſur celui qui l’accabloit de careſſes ; c’étoit Monſieur Lucas. Elle voulut en vain lui reprocher les chagrins qu’une ſi longue abſence lui avoit cauſés ; ſa voix expira ſur ſes lévres ; ſes yeux ſe remplirent de larmes délicieuſes & ſe fermerent ; elle n’eut de force que pour s’abandonner au doux ſentiment qui vint s’emparer de ſon être. Revenue de ſon trouble, de ſon ivreſſe, elle conſidére ſon amant ; mais elle jette un cri de ſurpriſe : elle s’apperçoit qu’il eſt couvert d’or des pieds juſqu’à la tête.

Ce n’eſt plus ce Lucas triſtement accablé ſous le poids d’une lourde livrée, bigarrée de diverſes couleurs ; c’eſt un Petit-Maître élégant. Son habit charme la vue par ſa ſymétrie & par ſon bon goût ; il paroît fait par la main des Grâces : il eſt d’un drap gris, galonné à la Grecque, & la doublure eſt d’une étoffe de ſoie rouge. Un chapeau bordé lui couvre l’oreille gauche ; ſa bourſe, qui paroît attachée au ſommet de ſa tête, eſt poudrée à blanc, & lui cache les épaules ; ſon épée, plus grande que lui, a la botte du bretteur, & un fourreau verd ; le bruit des breloques de ſa montre l’annonce de deux cents pas. En tournant ſur un talon & en minaudant, il apprit à Lucette par quel prodige il ſe voyoit un homme du bon ton.

« La Ducheſſe de ***, lui dit-il, & la Comteſſe de ***, vont ſouvent chez le Seigneur que je ſervois. Je remarquai pluſieurs fois que ces deux Dames me regardoient. Cette découverte m’engagea de redoubler tous mes ſoins, pour achever de me rendre joli garçon. Je ne me bornai point à vouloir plaire à une ſeule ; je formai le deſſein de les charmer toutes deux : l’entrepriſe étoit difficile ; leur caractere étoit bien différent l’un de l’autre. La Ducheſſe de ***, a la démarche grave, l’air fier & hautain ; elle eſt dévote, & peut avoir quarante cinq ans. La Comteſſe de *** eſt jeune & belle, vive & légere, enjouée & coquette. Cependant, comme elles me lorgnoient ; je me mis dans la tête que je pourrois parvenir à les obliger de m’accorder au moins leur protection. Mon Maître m’envoya porter une lettre à la Comteſſe ; je la trouvai ſeule, il me prit un petit friſſon ; mais je rappellai bientôt mon audace. Ah ! c’eſt vous, Champagne, me dit elle en riant ? Eh ! bien, comment vont les plaiſirs ? un jeune garçon comme vous ne doit pas manquer de maîtreſſe ! — Je vous proteſte pourtant, Madame, que je n’en ai aucune. — En êtes-vous fâché ? Oui, l’on eſt jeune, il faut un amuſement. Mon ſilence répondoit pour moi. Oh ! çà, continua la Comteſſe, en me regardant fixement, je veux vous en donner une de ma main. Soyez ſage, on s’intéreſſe à vous : revenez dans huit jours ; j’ai des réflexions à faire, j’ai quelqu’un à congédier dont je ne ſuis plus contente.

» J’avois ouï dire qu’il eſt des femmes de la premiere diſtinction qui ont des bontés pour des gens qui ne valent guères mieux que moi, & je conclus en moi-même que la Comteſſe m’avoit peut-être jugé digne des ſiennes. Mille chimeres me paſſerent par la tête. Je ne déſirois une fortune brillante que pour avoir la douceur de la partager avec vous, ma charmante Lucette.

» J’aurois bien voulu ſçavoir ſi la Ducheſſe penſoit auſſi avantageuſement ſur mon compte ; je ne tardai pas à m’en éclaircir. Elle vint dîner à l’Hôtel ; après le repas, elle voulut aller ſeule prendre l’air dans le jardin. Elle m’apperçoit dans une allée retirée, où je rêvois à mes bonnes fortunes : elle m’appella, & je l’abordai reſpectueuſement. Eh ! bien, Champagne, me dit-elle, d’un ton myſtique : Vous conduiſez-vous avec ſageſſe ? le ſéjour de Paris eſt dangereux, on y trouve mille occaſions de mal-faire. — Hélas, Madame, je les évite de mon mieux. — Se pourroit-il qu’un jeune homme eût ſoin de fuir le libertinage ? j’ai peine à vous croire. — Je fais mon poſſible, Madame, pour me bien conduire, & j’oſe me flatter de réuſſir un peu. — Du moins votre cœur a-t-il été ſenſible aux attraits de quelques Beautés ? — Non, Madame ; d’ailleurs un pauvre garçon tel que moi, ſoupireroit vainement. — Ne dites pas cela, Monſieur Champagne : vous me charmez ! Un cœur tout neuf ! c’eſt un tréſor » !

» Vous méritez qu’on vous veuille du bien. Je ferai votre fortune, à cauſe de vos vertus. Quelqu’un parut au bout du jardin ; la Ducheſſe n’eut que le tems de me ſourire ; elle me tourna le dos, & tira ſes heures dans leſquelles elle feignit de lire.

» Je fus pénétré de joie après cet entretien ; je crus pouvoir compter ſur la protection de la Ducheſſe. Je me peignis le plaiſir qu’on devoit goûter à ſe voir l’ami d’une grande Dame ; je n’oſois pourtant me promettre un bonheur auſſi complet. Elle a une telle réputation de ſageſſe ; ſes habits lugubres, ſes coîffes de batiſte, ſes aumônes publiques annonçent une dévotion ſi exemplaire qu’on ſe feroit lapider, ſi l’on en doutoit. Au moins, me diſois-je, je dois être sûr qu’elle s’intéreſſe à mon ſort.

» J’eus bientôt lieu de douter de l’effet de mes charmes ſur la Ducheſſe, & d’être convaincu qu’elle m’avoit fait des promeſſes de grand Seigneur. Je vis tout-à-coup mes eſpérances détruites, ma petite fortune renverſée.

» La Comteſſe de ***, faiſoit à chaque inſtant mon éloge. Champagne, diſoit-elle, eſt un garçon accompli, vif, alerte, prompt & fidéle. Quand on la plaiſantoit ſur l’intérêt qu’elle ſembloit prendre à ma perſonne, elle répondoit avec eſprit & faiſoit de nouveau mon panégyrique. La Ducheſſe, au contraire, s’écrioit que j’étois balourd, imbécile, un tant ſoit peu ivrogne ; elle plaignoit mon Maître d’avoir un ſi mauvais Sujet : enfin elle en dit tant, que, deux jours après la converſation du jardin, l’on jugea à propos de me mettre à la porte.

» Je me trouvai donc ſur le pavé, preſque ſans reſſource. C’eſt alors que je maudis mon ſot orgueil, qui m’avoit fait eſpérer tant de félicités. Pardon, ma divine Lucette, ſi je n’ai point eu recours à vous, ſi je vous ai caché l’embarras que je craignois d’éprouver. J’étois bien sûr que vous auriez éloigné de moi l’indigence ; mais je craignois de vous chagriner en vous apprenant ma ſituation ; je craignois que mon amour ne parût alors intéreſſé.

» Plongé dans une profonde mélancolie, je rêvois ſans ſonger à rien, lorſqu’un des gens de la Ducheſſe de *** m’aborda, & m’apprit que ſa Maîtreſſe vouloit me parler. J’y vole au plutôt ; on m’annonce, j’entre. Elle étoit dans ſon Oratoire. Vous voyez, me dit-elle, ce que j’ai déja fait pour vous, & l’envie qu’on a de vous rendre ſervice. Étonné d’un pareil langage, j’allois lui répondre que juſqu’à préſent… Elle m’interrompit en me mettant une bourſe dans la main. — Tenez, je m’intéreſſe aux malheureux ; habillez-vous de maniere que l’on puiſſe ſans honte vous voir quelquefois. Si vous êtes diſcret, rien ne vous manquera. Je la remerciai le mieux qu’il me fut poſſible, & je courus chez un Tailleur. Je retournai le lendemain chez la Ducheſſe, je la trouvai encore dans ſon Oratoire, couchée mollement ſur un canapé voluptueux. Elle fut enchantée de me voir ſi bien paré, & m’ordonna de m’aſſeoir à côté d’elle. Que vous dirai-je de plus ? La Ducheſſe a lieu de ſe louer de ma perſonne : pour reconnoître mes ſoins, elle me fait un revenu fort honnête. Elle veut que chaque ſemaine je lui rende viſite, & me recommande ſur-tout de garder le ſilence. Elle n’a dit tant de mal de moi, & ne m’a fait chaſſer de chez mon ancien Maître, qu’afin qu’on ne ſe doute jamais que j’ai l’honneur d’être ſi avant dans ſes bonnes grâces.

» Je me ſouvins d’aller chez la Comteſſe. Elle me trouva à merveille, dans ma nouvelle décoration. Elle me dit que j’étois ſi bien comme cela, qu’elle vouloit me mettre en état d’y reſter toujours. Je bégayai un remerciment ; ſes yeux s’animerent, elle me prit la main, des mots entrecoupés, ſon trouble, ſon ſilence, m’apprirent que tout m’étoit permis ; l’on encouragea mes attaques timides, & je comblai les deſirs de la Comteſſe.

» Me voilà donc enrichi par les dons de deux femmes qui m’adorent. Je ſuis au rang de ces mortels heureux à qui l’on prodigue non-ſeulement les faveurs les plus délicieuſes ; mais à qui l’on rend la fortune favorable, & qu’on entretient dans l’aiſance : ils jouiſſent d’un bonheur qu’on ne ſçauroit trop envier, & d’une partie duquel tant de gens ſe contenteroient ».

Notre héroïne prit part à la deſtinée agréable de Monſieur Lucas ; s’il lui avoit été poſſible, elle l’auroit aimé davantage à cauſe de la reſſemblance de ſa fortune & de la ſienne : elle s’étonna qu’il y eût des hommes entretenus comme des femmes. Lucas lui apprit que rien n’étoit ſi commun dans le monde : ils ſe moquerent beaucoup de la folie de ceux qui s’imaginent donner de l’amour en faiſant des préſens ; & qui ne ſongent pas que les tendres objets qu’ils enrichiſſent, ſe ſervent de leurs dons pour ſe réjouir loin d’eux & pour rire à leurs dépens.


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