Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-21

CHAPITRE XXI.

Infidélités.


« Oui, mon cher ami, perſonne ne me fut plus cher que vous. Ce ne ſont pas les dons que vous me faites qui font naître ma tendreſſe ; je ſuis jalouſe de poſſéder votre cœur, & non vos biens. Gardez ces préſens qui ne ſauroient me flatter ! mais aimez-moi davantage. Votre amour ſeul fait ma félicité ; puiſſe-t-il durer autant que le mien ! Qui ? moi, prêter l’oreille aux diſcours d’un amant ! ſouffrir à mes côtés un autre que vous ! Non, je le proteſte, je le jure, j’en fais ſerment, je languis lorſque je ne vous vois pas. Tous les hommes enſemble valent-ils mon cher Harpagon.

C’eſt ainſi que parloit Lucette à l’amoureux Négociant, en l’accablant des plus tendres careſſes. Il la preſſoit d’agréer une nouvelle preuve de ſon ardeur ; elle l’acceptoit en la refuſant. Elle lui proteſtoit de m’aimer que lui, lorſqu’elle l’auroit voulu bien loin, tandis qu’un rival fortuné attendoit avec impatience l’heure où il devoit la poſſéder, & recevoir le prix de ſon amour, & de ſes louis d’or.

Ce nouvel adorateur des charmes de notre héroïne, étoit le Chevalier d’Illi, fameux par ſes débauches. Une foule de créanciers le pourſuivoient & ſe plaignoient d’avoir été trompés ; l’un l’accuſoit de ſa miſere, l’autre réclamoit ſa promeſſe ; celui-ci le conjuroit de le contenter au moins en partie ; celui-là s’abandonnoit au déſeſpoir. Mais le Chevalier, ſourd à leurs cris, ſe rioit de leurs plaintes, de leurs menaces ; il ne trouvoit rien de ſi ridicule que de payer ſes dettes ; il laiſſoit cette foibleſſe aux gens du peuple, ou à ceux qui ſe piquent encore de faire les ſages ; il ne ſe ſervoit de ſon argent que pour ſes plaiſirs, & croyoit ne pouvoir mieux l’employer. Il pria Madame Commode de s’intéreſſer en ſa faveur auprès de Lucette. Elle ſe ſeroit fait conſcience de le chagriner ; c’étoit, à ſon avis, le meilleur garçon du monde. Il lui donna cinquante louis pour remettre à la Belle, & dès le lendemain, on lui rapporta que ſon mérite avoit fait impreſſion, & que s’il ſe préſentoit chez Mademoiſelle Lucette, à huit heures du ſoir, il ne pouvoit manquer d’être bien reçu.

Harpagon ſortit enfin, perſuadé que Lucette étoit folle de lui ; il fit place au chevalier qui ne manqua pas d’arriver à l’heure préciſe. Notre héroïne l’attendoit avec tous ſes attraits, ouvrages de la nature & de l’Art. On fit ſonner bien haut ce qu’on faiſoit pour lui ; il demanda qu’on ſe rendît plus coupable, & l’on jugea à propos d’appointer ſa requête. Le Chevalier n’eut point lieu de regretter ſes préſens ni ceux qu’il fit par la ſuite. Lucette le convainquit avec adreſſe, qu’il étoit l’amant préféré. Comment ne l’auroit-il pas cru ? Elle flattoit ſon amour-propre ; il fut auſſi dupe que le Négociant. Un troiſième vint bientôt partager ſon bonheur que chacun s’imaginoit de poſſéder ſeul.

Un certain Monſieur Maſſif, qui de ſimple Rat-de-cave, étoit parvenu à une place conſidérable dans la Finance, fut ſéduit, enflammé, pétrifié, à la vûe de notre héroïne ; elle lui parut un friand morceau, il réſolut d’en tâter. Il l’aborda pluſieurs fois humblement en ſe mordant les lévres, en s’enflant dans ſa petite taille. Ses diſcours ſérieux & comiques, ſa balourdiſe, ſon air empeſé & ruſtre ennuyerent à périr celle qu’il prétendoit charmer. Voyant que le récit de ſon tendre martyre ne la portoit point à la

douceur, qu’une étincelle du feu qui
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du Libertinage.

l’enflammoit, ne rejailliſſoit point ſur Lucette, il réſolut de frapper le dernier coup, & de recourir à des armes qui fléchiſſent la plus cruelle. Il lui envoya cette lettre :

Mademoiselle,

« Il vous plaira recevoir par la préſente une lettre de change payable à vûe, montante à la ſomme de 2500 liv. valeur reçue comptant. Songez au plus humble des vôtres. » Massif.

Ce langage énergique fit impreſſion ; elle penſa qu’un homme qui écrivoit ſi bien devoit avoir de l’eſprit & du mérite ; ſa figure lui parut ſupportable. Elle ſe reſſouvint qu’on lui avoit dit que tous les gens à talens n’avoient pas trop à ſe louer de la Nature. Maſſif ſuivit de près ſa lettre ; on le trouva moins gauche, & moins lourd ; on s’étonna de n’avoir pas apperçu plutôt en lui mille belles qualités. On lui ſourit, on fut ſenſible à ſes careſſes ; il vit briller la joie dans les yeux de ſa maîtreſſe ; il y vit ſuccéder tour à tour la vivacité du deſir, & une tendre langueur. Enfin, il fut convaincu qu’il s’étoit ſervi d’un moyen excellent, & ſans lequel on court riſque de ſe conſumer vainement en ſoupirs. Heureux celui qui poſſede le ſecret du demi-Financier & qui peut le mettre en uſage ! mais plus heureux encore celui qu’on en diſpenſe !

Fin de la premiere Partie.