Lucette, ou les Progrès du libertinage/02-05

CHAPITRE V.

Le derriere des Couliſſes.


Notre héroïne paroiſſoit en public comme nous l’avons vu au Chapitre précédent ; mais elle n’étoit plus la même dans le particulier. Elle goûtoit un plaiſir piquant à ſe divertir à petit bruit : elle ſe dédommageoit en cachette de l’apparence de vertu qu’elle s’impoſoit. Loin des regards du ſévere Cenſeur, du Critique malin, elle s’enivroit de plaiſir, & recevoit tour à tour dans ſes bras le Citoyen, l’Officier, le Magiſtrat. Elle dut à ſon hypocriſie une grande réputation, & des amans ſoumis & empreſſés. Elle n’entreprit de feindre avec tant d’art que pour rire des eſprits crédules, & pour duper les ſots : elle ſe contrefit ſi bien, que je penſai la croire un modele de ſageſſe, & que j’allois la propoſer comme telle. Réparons notre erreur.

Il faut que la vertu ſoit un tréſor bien eſtimable, puiſque ceux-mêmes qui la méconnoiſſent, ſe donnent tant de peines & tant de ſoins pour perſuader qu’ils la chériſſent. Lucette étoit trop enchantée de paſſer pour une Lucrèce ; il lui en revenoit de trop grands avantages, pour qu’elle pût ſe réſoudre à détromper perſonne. Elle choiſiſſoit dans le nombre de ſes adorateurs celui qui lui paroiſſoit à ſon aiſe & le plus propre à garder le ſilence ; elle l’éprouvoit longtems, & feignoit de céder à l’amour, quand, l’intérêt ſeul l’animoit. Dès qu’elle s’appercevoit de quelque refroidiſſement, elle jettoit les yeux ſur un autre de ceux qui l’idolâtroient, lui recommandoit la diſcrétion, & lui accordoit la place vacante. Enfin, jamais Actrice ne ſçut mieux jouer ſon rôle.

Orgon ne put la voir ſans reſſentir pour elle un violent amour. Il déclara ſon ardeur, ſoupira, gémit, fit des offres avantageuſes. Il parut à Lucette qu’on ne la ſoupçonneroit jamais d’être favorable à un tel amant. Elle lui permit de venir chez elle quelquefois ; & bien-tôt il n’eut plus rien à deſirer. Cet Orgon avoit au moins ſoixante ans. Il ſe croyoit encore aimable, malgré ſa toux, ſa pituite & ſa goutte. Il cachoit de ſon mieux les ravages du tems ſur ſa perſonne. On ne pouvoit lui faire une peine plus ſenſible que de le traiter de vieillard. Il portoit une perruque blonde, ſe noirciſſoit les ſourcils, & affectoit de ſauter en marchant. Il s’étoit diverti dans ſa jeuneſſe ; il en avoit pris tellement la coutume, qu’il ne pouvoit vivre ſans une bonne amie : le froid des ans n’avoit pû éteindre en lui le goût pour les femmes & pour les plaiſirs. Ce n’étoit point un vieillard farouche, bourru, grondeur ; il aimoit toujours à rire, étoit goguenard, alerte, jovial : mais il auroit dû ſonger qu’il eſt un tems pour tout. Les ſaiſons ſont différentes l’une de l’autre ; le Printems eſt couvert de fleurs, l’automne doit porter des fruits.

Rien de plus comique que de voir Orgon faire le galant auprès de Lucette. Appuyé ſur ſa béquille tremblante, il l’aſſure d’une voix caſſée que ſon ardeur ſera éternelle. S’excuſant ſur la foibleſſe de ſa vue, il porte preſque toujours ſes lunettes quand il eſt chez notre héroïne, afin ; dit-il, de pouvoir mieux admirer les charmes dont la Nature l’a douée. Quelquefois il veut faire le jeune homme, il s’attendrit à ſes genoux, geſticule, s’enflamme, & la fait pâmer de rire. Au reſte, elle ſçut faire payer au vieillard la bonté qu’elle avoit de le ſouffrir, & de feindre d’aimer ſa cacochyme & froide perſonne.

Lucette ne reſtoit qu’un an dans la même ville : elle honoroit de ſes faveurs au moins trois ou quatre citoyens des endroits où elle s’arrêtoit ; ainſi, qu’on juge du nombre des mortels qu’elle peut ſe flatter d’avoir rendu heureux. Je prie quelques-unes des Princeſſes de Théâtre, qui ont parcouru les provinces, de vouloir bien en faire l’addition ; elles ſeules peuvent y parvenir, elles n’ont qu’à calculer leurs tendres aventures.

Le Lecteur voudroit-il exiger que je lui fiſſe un détail des travers, des foibleſſes de mon héroïne ? On peut ſe les repréſenter, ſans que je les dépeigne. Des parties ſecrettes, des ſoupers fins ; entrevues ; faveurs accordées auſſi tôt que refuſées ; préſens de robes, de bijoux, d’argent ; filets tendus à propos ; caprices ; tromperies ; voilà l’abrégé de la vie de plus d’une Comédienne : c’eſt auſſi l’eſquiſſe de celle de notre héroïne. Vouloir en dire davantage, ce ſeroit entreprendre l’impoſſible, & ſe mettre à même d’écrire un gros in-folio.

Lucette eut deux amans dans une petite ville de province, dont je vais tracer ici le portrait. Ils étoient Magiſtrats, aſſez riches, & prodigues pour leurs maîtreſſes. Notre héroïne jugea à propos de s’en faire des amis. Ces deux Robins ſe regardoient comme des gens d’importance ; ils avoient autant d’orgueil l’un que l’autre, mais ils ne ſe reſſembloient point en bien des choſes. Criſippe, que Lucette aimoit le mieux, & qui payoit davantage, étoit d’une fatuité ſinguliere, vif, étourdi, parlant avec feu, prompt comme du ſalpêtre : il avoit un ſoin infini de ſon petit individu. La propreté ſembloit avoir broſſé ſon habit ; ſes cheveux longs, bouclés avec grâce, lui tomboient ſur les épaules avec dignité : parfumé des eſſences les plus agréables, ils s’annonçoit de loin, il exhaloit une douce odeur. Maragowon, l’autre Magiſtrat, étoit ſec, décharné, ſombre & rêveur : une perruque énorme le couvroit preſque tout entier ; il marchoit d’un pas grave, l’air rebarbatif, les ſourcils toujours froncés ; ils ne ſe déridoit qu’auprès des femmes ; à le voir, on l’auroit cru accablé des plus grandes affaires, & l’ennemi du genre humain ; il étoit impérieux & bruſque ; ſa vue effrayoit la veuve & l’indigent, que ſon état l’obligeoit d’accueillir. Il faiſoit haïr, au lieu de faire aimer la Juſtice. Notre héroïne ſçut pourtant l’amadouer. Que le pouvoir des femmes eſt admirable !

Ils ne croyoient pas poſſéder la même maîtreſſe. Lucette avoit ſoin de leur marquer à chacun une heure différente. Ils étoient plus aſſidus chez elle qu’au Barreau, & n’y dormoient pas comme à l’Audience. En vain les pauvres plaideurs les ſupplioient de terminer leurs débats ; en vain l’on gémiſſoit de leur nonchalance ; ils ne s’occupoient que de Lucette. Combien de procès fit-elle traîner en longueur ! Plus d’une cauſe ſeroit encore pendante ſi elle n’étoit partie enfin, pour le bonheur des Cliens, & en dépit des Juges, qui ſongerent long-tems à ſes appas, aſſis ſur les fleurs de lys, & en décidant les affaires les plus graves.

Monſieur Lucas écrivoit ſouvent à notre héroïne ; il l’aſſuroit que les faveurs des Ducheſſes ne valoient pas un ſimple baiſer pris ſur ſa bouche. Il voulut être témoin lui-même de ſes talens ; il vint la trouver à Bordeaux. La joie de Lucette fut extrême lorſqu’elle apperçut ſon amant ; ſa tendreſſe redoubla : Lucas la convainquit que ſon amour étoit auſſi vif que jamais. Il fut en extaſe, il fut plongé dans un voluptueux délire, quand il la vit déployer ſes grâces ſur la Scène ; il craignoit de rêver : les applaudiſſemens qu’on prodigua à ſa maitreſſe lui pénétrèrent juſqu’au cœur. Revenu de ſon ivreſſe, il jura que Lucette étoit de beaucoup au-deſſus de ce que la renommée en publioit ; il offrit de le ſoutenir contre qui que ce fût.

Le Lecteur ne s’attendoit guères que Monſieur Lucas devînt un héros ; je ne m’en doutois pas non plus. Cependant le voilà un homme redoutable, prêt pour un rien à ſe couper la gorge. L’air de Paris eſt peut-être la cauſe de ſa valeur. Il a fréquenté long-tems ces terribles mortels, que l’on nomme Tapageurs, qui traînent une épée énorme, & qui, ſe fiant ſur leur adreſſe, ſont toujours prêts à vous inſulter ; leur folie a gagné juſqu’à lui ; il ſçait par cœur toutes leurs belles maximes ; il ſe fait une gloire de les imiter : il va la tête haute, le regard effronté, la mine grenadiere & le chapeau ſur les yeux. Il met tout ſon honneur à dégaîner ſouvent. Il rougiroit ſi, pour un mot, une vétille, il manquoit de propoſer un cartel. Il compte avec emphaſe les diſputes qu’il a eues, les coups d’épée qu’il a portés : il prétend être brave, & cherche à ôter la vie à de bons citoyens, plutôt que de courir ſe diſtinguer dans les armées, contre les ennemis de l’État. En parlant, il vous regarde fixement : applaudiſſez à ce qu’il dit, ou, ſinon, battez-vous. Monſieur Lucas eſt prêt de ſe choquer d’un rien, répond des paroles piquantes, cherche bien-tôt diſpute, veut qu’on lui rende raiſon, & qu’on ſoit étourdi comme lui, en dépit qu’on en ait. En un mot, c’eſt un fort mauvais Sujet.

Notre héroïne fut effrayée quand elle connut ſes nouveaux travers ; elle lui conſeilla de quitter ſa mine effrontée ; il leva les épaules, & lui rit au nez : elle le conſidéra longtems avec ſurpriſe. Lorſqu’il lui rendoit viſite, au lieu de lui parler de ſon amour, de profiter de ſon bonheur, il ſe promenoit dans la chambre d’un air martial, faiſoit le ſpadaſſin, tiroit au mur tierce, quarte, ſe mettoit en garde, s’eſcrimoit, & vouloit abſolument que Lucette lui apprît ſi elle le trouvoit bien ſous les armes, & ce qu’elle penſoit de ſa botte ſecrette.

Elle eſpéroit le guérir de ſa manie ; mais il lui arriva une affaire qui l’obligea de s’éloigner au plutôt. Il ne manquoit pas d’aller chaque ſoir applaudir ſa chere amie. Dans un morceau qu’elle récitoit, & qu’on écoutoit attentivement, quelqu’un du parterre éternua. Monſieur Lucas prit la mouche : il le déterra dans la foule ; prétendit qu’il éternuoit par malice, & lui propoſa de mettre l’épée à la main. L’autre eut beau proteſter que c’étoit par mégarde, qu’un rhume de cerveau le tourmentoit même depuis long-tems ; ſes raiſons furent inutiles ; à force d’être inſulté, il fallut ſortir. Monſieur Lucas étoit habile à l’eſcrime ; il bleſſa dangereuſement ſon adverſaire ; le pauvre homme mourut pour avoir éternué. Monſieur Lucas fut en triomphant prendre congé de notre héroïne, qui ſe déſeſpéra, s’arracha les cheveux. Il revint au plus vîte à Paris. C’eſt par de tels exploits qu’il ſe diſtingua : il s’acquit dans la Capitale la réputation de fameux Bretteur.

Notre héroïne fut preſque charmée de le voir partir ; elle craignoit trop qu’il ne ſe fît tuer près d’elle. Tous ces petits Férailleurs trouvent enfin quelqu’un qui a la bonté de les mettre à la raiſon. Elle le ſçavoit auſſi bien que moi, & ſe préparoit chaque jour à recevoir la nouvelle de la mort de Monſieur Lucas.

On ne s’apperçut point de la crainte qui l’agitoit. Elle diſſimula ſa douleur & la ſupporta en héroïne. Soit pour chaſſer la triſte idée dont ſon ame étoit remplie, ſoit pour quelqu’autre raiſon, elle augmenta le nombre de ſes favoris, & leur diſtribuoit en cachette, tour-à-tour, ſes faveurs.

Le Lecteur s’étonnera qu’aucun indiſcret n’ait démaſqué Lucette, n’ait voulu goûter le plaiſir de ſe vanter de ſa bonne fortune. Il lui arriva ce qu’on ne verra jamais ; ſes amans garderent le ſilence, ſans doute pour ne pas ceſſer de ſe divertir des bonnes gens qui élevoient juſqu’aux nues ſon innocence & ſes vertus.

Ses camarades ſe louerent auſſi de ſa douceur : ils connurent, par expérience, combien elle étoit complaiſante & humaine. Souvent Oroſmane, après avoir poignardé Zaïre, ſoupoit tête-à-tête avec elle. Un mariage qui ſe faiſoit ſur la Scène devenoit quelquefois réel pour une nuit. Andromaque jettoit feu & flamme contre Achille, & le recevoit dans ſes bras. Tancrède reſſuſcitoit bientôt ſur le ſein de ſa maîtreſſe. Je n’aurois jamais fini ſi j’entreprenois de décrire les différentes manieres dont Lucette démentoit ſes rôles. Il ſemble qu’une haîne contre les Auteurs l’oblige ſans pitié de bouleverſer toutes leurs pièces. S’ils ont repréſenté une telle héroïne cruelle à un des perſonnages de leur drame, elle ſe plaît à ſe regarder de bon œil, par malice dément ce que dit ſa bouche. Si elle doit adorer Titus, Zamore, être fidelle à ſon époux, elle fait auſſi-tôt le contraire. Il n’eſt aucun Auteur d’Opéra bouffon qui s’entende ſi bien qu’elle à faire une parodie. En quittant la Scène, elle court contredire ſon rôle, la pièce & l’Auteur. Enfin, le Public doit être perſuadé qu’il n’eſt rien de ſi plaiſant ni de ſi bizarre que le derriere des couliſſes.


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