Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-19

CHAPITRE XIX.

Fille entretenue.


L’Amour ne nourrit point. Ceux qu’il comble de ſes plus douces ſaveurs ſont auſſi ſujets aux beſoins de la vie que les malheureux qu’il perſécute. Notre héroïne commençoit à s’appercevoir de cette vérité. Monſieur Lucas, ſongeant peu au lendemain, avoit dépenſé le produit de ſes gages, & au-delà ; il ne pouvoit que ſoupirer. Madame Commode étoit interdite & de mauvaiſe humeur ; & Lucette mortifiée regrettoit le château de Mondor, Mais le ciel fit ſuccéder tout-à-coup à leur abattement l’allégreſſe la plus vive. Il envoya à Lucette un généreux Protecteur, qui fit plus que partager ſon bien avec elle.

Harpagon, riche Négociant, la vit par haſard, & en fut enchanté. Son cœur s’enflamma malgré lui ; il voulut en vain combattre ſes deſirs, il fut contraint de céder. Harpagon étoit d’une avarice affreuſe, il ſe reprochoit juſqu’au néceſſaire. Sa femme n’avoit pû réuſſir à le corriger ; on auroit pris ſes enfans pour les fils de quelque pauvre Artiſan. Cet homme ſi avare & ſi mépriſable, ne laiſſa pas de prétendre au cœur de Lucette. Il ſe douta bien qu’il lui en coûteroit cher : il frémit, & l’amour, ou quelque choſe de plus fort encore, s’emparant tout-à-fait de lui, il réſolut de prodiguer à ſa maitreſſe ce qu’il refuſoit à ſes enfans ; à ſon épouſe, & à lui-même. Notre héroïne reçut un matin ce billet :

« Je ne ſçais ſi le Diable s’en mêle ; mais je vous dirai, Mademoiſelle, qu’on ne peut vous aimer davantage que moi. Un homme qui a grande famille devroit être raiſonnable. Voilà ce que c’eſt que d’être jolie : on ſe fait adorer par-tout, en dépit qu’on en ait. Je ne ſuis pas riche, mais cependant je ſuis en état de reconnoître vos bontés, s’il le faut abſolument. Marquez-moi s’il me ſera permis de vous rendre viſite, & de me déclarer votre petit ſerviteur ». Harpagon.

Lucette répondit, ſous la dictée de Madame Commode, qu’on lui faiſoit bien de l’honneur de jetter les yeux ſur elle ; & qu’elle n’avoit point coutume de refuſer les gens eſtimables.

Elle ſe prépara pour recevoir Harpagon. Madame Commode eut ſoin que rien ne manquât à ſa toilette, & lui donna de judicieux avis. Le nouvel amant ne manqua pas de venir rendre ſes hommages. On fut étonné de le voir vétu ſi uniment ; & on réſolut de ſavoir ſi ſon principal mérite étoit dans ſa bourſe. Notre héroïne écouta ſes diſcours paſſionnés ; elle feignit de douter de la ſincérité de ſon ardeur. Harpagon ravi, enchanté, ne ſe connoiſſant plus, lui mit dans la main un rouleau de louis. À cette preuve d’amour, non équivoque, l’on s’attendrit, & l’on promit de le rendre heureux. Il auroit bien voulu être récompenſé tout de ſuite de la ſomme exceſſive qu’il donnoit ; mais force lui fut d’attendre. Lucette étoit trop inſtruite pour ignorer que la réſiſtance ajoûte un nouveau prix à ce qu’on accorde. Enfin il s’arracha d’auprès de ſa maîtreſſe plus amoureux qu’il n’avoit jamais été. En ſortant il ſoupira ; je crois que Lucette n’en fut pas la ſeule cauſe : la moitié de ſon ſoupir fut au moins pour ſon cher argent.

Après avoir long-tems deſiré de légères faveurs ; après qu’il eut prouvé par ſes préſens la vivacité de ſa paſſion, il entrevit l’inſtant propice ; il s’enhardit : l’heure du berger ſonna, & il cueillit une ample moiſſon de roſes & de myrthes.

La poſſeſſion de Lucette redoubla ſa flamme : pour ſe l’attacher il lui fit une penſion, qu’il lui payoit avec ſoin chaque mois. Elle en tiroit auſſi quelques bagatelles, qui, jointes enſemble, ne laiſſoient pas de faire un objet ; mais Harpagon étoit parvenu à ne rien regretter de ce qu’il donnoit à la maîtreſſe de ſon cœur. Il n’étoit avare qu’au ſein de ſa famille. Il refuſoit les moindres choſes à ſa femme, à ſes enfans tandis qu’il procuroit une vaſte opulence à Lucette, à une fille dont il avoit tout lieu de ne pas admirer la ſageſſe.

Le Lecteur incrédule ſe recriera contre un pareil miracle ; il doit être perſuadé que je n’avance rien. L’on ne voit que trop, de nos jours, des prodiges ſemblables.


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