Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-06

CHAPITRE VI.

Tentation.


Sil eſt difficile à un homme de triompher de ſes deſirs, il l’eſt bien davantage à ce ſexe que tout ſollicite à ſuivre la nature & les plaiſirs. On doit eſtimer celle qui peut nous réſiſter quelques jours ; elle a nos efforts & ſon penchant à ſurmonter : elle ſe prive d’un bonheur que ſes ſens lui font rechercher, & de la gloire de rendre heureux un amant, qui lui devroit tout.

Lucette ſe promettoit de ſuivre les avis de ſa mere : elle prétendoit être toujours ſage ; mais elle n’avoit pas prévu combien il eſt difficile d’y réuſſir. À peine fut-elle au château, que les diſcours des domeſtiques, ſur-tout l’air galant de certain valet-de-chambre, & les careſſes que lui faiſoient l’Abbé, le Marquis & Mondor ; enfin, que tout ſe réunit pour l’ébranler vivement. Ce valet-de-chambre appartenoit à d’Arneuil ; ils s’imitoient ſi bien l’un & l’autre, le domeſtique attrappoit ſi bien les airs étourdis du maître, que, lorſqu’ils étoient enſemble, on croyoit voir deux Seigneurs élégans.

Lucette ſe ſentit tout-à-coup agitée, un feu violent s’empara d’elle, ſes regards devinrent plus vifs & plus timides, le mouvement de ſa gorge devint plus précipité : ſa vivacité ordinaire ſe changea en une douce langueur : la nuit, le ſommeil fuyoit loin de ſa paupiere ; elle ne faiſoit que ſe tourner dans ſon lit. Elle ſoupiroit ; elle ſentoit qu’il lui manquoit quelque choſe. À force de regarder le valet-de-chambre, elle parvint à le voir avec plaiſir. Un jour il lui ſerra la main, elle en fit autant ; leurs regards ſe rencontrerent, & l’amour ſe gliſſa dans leur cœur ; au moins ſi ce ne fut pas l’amour, c’étoient des deſirs délicieux, aimables fils de la volupté. Il lui propoſa un tour de promenade dans le parc. Lucette réſiſta long-tems, mais enfin elle conſentit à le ſuivre. L’heureux valet-de-chambre, au comble de ſa joie, lui tint les plus tendres diſcours ; elle les écoutoit en ſoupirant tout bas : il la conduiſit dans un endroit écarté du parc ; Lucette s’en apperçut, mais elle n’eut pas la force de s’en plaindre : ſon cœur palpitoit, à peine pouvoit-elle ſe ſoutenir. Ils arriverent au fond d’un boſquet charmant, le ſoleil n’y pénétra jamais ; ſi Mars y avoit amené Vénus, il n’auroit pû découvrir ſon bonheur au jaloux Vulcain. dans cet aſile du myſtere s’élevoit un lit de fleurs, qui ſembloit inviter à s’aſſeoir. Le valet-de-chambre pria Lucette de ſe repoſer un inſtant, elle comprenoit le danger de lui obéir ; il l’en preſſa encore, & elle ne put réſiſter à la tentation.

Ils furent quelque tems ſans parler. Lucette rompit le ſilence. Soyez ſage, lui dit-elle, d’une voix étouffée. Je vous le promets, répondit le valet-de-chambre, en ſaiſiſſant une de ſes mains, qu’il couvrit de baiſers. Il devint plus téméraire, il colla ſes lévres ſur celles de Lucette : ce baiſer enflammé acheve de la troubler ; elle le ſerre avec ardeur contre ſon ſein : le valet-de-chambre hors de lui, promene ſes regards ſur mille beautés ; déja leurs ſoupirs mutuels annonçoient leur bonheur : Lucette étoit ſans mouvement, le valet-de-chambre alloit être vainqueur ; il approchoit du moment fortuné, lorſque de grands éclats de rire l’arrêterent, & firent revenir Lucette à elle-même. Le valet-de-chambre regarde, il apperçoit l’Abbé à travers les feuillages, qui depuis long-tems les obſervoit, il ne jugea pas à propos de reſter dans le boſquet, il abandonna ſa proie. Lucette voulut cacher ſa confuſion, elle alloit prendre la fuite ; mais l’Abbé la retint par ſa robe & l’en empêcha.