Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-05

CHAPITRE V.

Lucette paroît fille
unique.


A midi tout le monde fut levé au château. D’Arneuil & Frivolet paſſerent deux heures à leur toilette. C’étoit la coutume. Je ſçais même, (mais je prie le Lecteur de n’en rien dire,) je ſçais même qu’ils mettoient du rouge. Ils furent ſe promener, en ſe tenant ſous le bras. Ils arriverent ſur une terraſſe ſituée au bout du parc. Un inſtant après ils virent paſſer Lucette. Leur cœur fut d’abord rempli de deſirs illicites. Ils lui font ſigne de s’approcher ; mais plus ils appellent, plus Lucette ſe ſauve. Mon héroïne avoit conclu que tous les hommes reſſembloient au Curé ; que le ſeul moyen d’éviter leur méchanceté étoit de ne leur plus parler. Le Paſteur avoit fait ſon poſſible pour la rejoindre ; mais voyant ſes peines inutiles, il ouvrit les yeux, & retourna vers la ſageſſe.

D’Arneuil & Frivolet coururent apprendre à Mondor qu’ils venoient de rencontrer un ange, une Beauté divine. Quoi ! Meſſieurs, leur dit le Financier, pouvez-vous ſonger à une payſanne ? Ma foi, répondit Frivolet, j’ai toujours été d’avis qu’une petite griſette fait autant de profit qu’une Marquiſe à grande livrée. Pour moi, répondit d’Arneuil je penſe comme l’Abbé : la Ducheſſe de **** m’honora de ſes faveurs ; je fus mille fois plus heureux dans les bras de ſa ſoubrette. Mais des gens comme nous ! s’écria le Financier. On s’informa quelle étoit la Beauté angélique qui tournoit la tête de ces Meſſieurs : on le ſçut bien-tôt, & Mondor, à la priere de ſes deux amis, envoya ordonner à la mere de Lucette de venir au château avec ſa fille. Grand étonnement. — Que nous veut Monſeigneur ? Je n’oſerai jamais paroître devant lui. — Elles ſe raſſurent enfin. Elles prennent leurs corſets des Dimanches : elles arrivent ; on les annonce, & les voilà devant ſa grandeur Financiere.

Lucette parut avec cette aimable rougeur, cet embarras timide, & cet air naïf qui donne tant de grace à la beauté. Sans mentir, elle étoit faite pour plaire : qu’on juge du pouvoir de ſes charmes ; le front du Financier ſe dérida, peu s’en fallut qu’il ne la fit aſſeoir. L’Abbé devint modeſte & réſervé ; le Marquis oublia ſon jargon, il garda le ſilence, ne la regardoit que du coin de l’œil & à la dérobée.

Mondor fit beaucoup de queſtions, auxquelles Lucette répondoit par monoſyllabes ; mais ſa mere, plus hardie, reprenoit la parole ; ſon éloquence villageoiſe ſe montra dans tout ſon jour. « Tenez, je ne ſommes pas accoutumées, ſur votre reſpect, à parler à des Éminences ; mais tout ce que je puis avoir l’honneur de l’avantage de vous dire, c’eſt que ma fille & moi nous ſerons toujours vos très-humbles ſervantes. — Sçait-elle coudre, cette belle enfant ? — Oh ! Monſeigneur, ça fait de ſes doigts tout ce que ça veut. C’eſt grand dommage qu’elle ſoit ſi delicate ! Ce n’eſt pas pour nous vanter, mais je vous aſſure qu’elle eſt un tréſor. Eh ! bien, reprit le Financier, qui vouloit s’aſſurer un tel morceau : « je lui donne une place chez moi, elle aura ſoin de mon linge. Soyez ſage, petite, continua-t-il, en la regardant fixement, « & vous ſerez contente. » Lucette & ſa mere firent de grands remercimens, accompagnés d’autant de révérences. On éleva juſqu’au ciel la vertu, la grandeur, la généroſité de Monſieur le Financier, qui avala gravement l’encens qu’on lui prodiguoit.

Dès le même jour, Lucette fut inſtallée au château. Sa mere parcourut en ſautant tout le village ; elle annonça avec pétulance le ſuprême bonheur de ſa fille.

Mondor pria le Marquis & l’Abbé de reſpecter Lucette. « Ce n’eſt point-là, leur dit-il, une fille de Paris, qui feint de rougir à des propos auxquels elle eſt accoutumée. Je parirai cent louis qu’elle eſt encore novice. Heureux celui qu’elle aimera ! N’ayons pas à nous reprocher de l’avoir conduite au mal. »

D’Arneuil & Frivolet approuverent le diſcours de Mondor : ils lui promirent d’être ſages ; mais au fond du cœur ils ſçavoient bien qu’ils ne lui tiendroient gueres parole. En effet, à peine l’eurent-ils quitté, qu’ils furent chacun de leur côté, pour tâcher de trouver Lucette ſeule.

Le Marquis fut le plus heureux, il la joignit dans une chambre réculée, où quelques affaires l’appelloient. Il l’aborda ſi bruſquement, qu’il lui fut preſqu’impoſſible de l’éviter. « Vous allez faire bien des conquêtes ici, lui dit-il : ma reine, vous êtes au mieux. Oh ! çà, ne ſoyez pas méchante. Je ſçais, lui répondit Lucette, en rougiſſant, que tous les hommes ſe moquent des filles. — « Fiez-vous à moi, je vous conduirai dans Paris ; là je vous donnerai de grands laquais, vous ſerez une Dame d’importance, vous brillerez plus qu’une Ducheſſe. » Lucette ne répondoit rien : le Marquis ſûr de la victoire, attaquoit en téméraire ; mais notre héroïne fit un eſſort, & s’échappa ſans peine d’entre ſes bras.

Elle ſe croyoit hors de danger, lorſqu’elle rencontra l’Abbé. « Bon jour, mon ange, lui dit-il, d’un air patelin : j’eſpere que nous ſerons amis. Vous avez de l’eſprit, vous comprendrez ce que vaut un homme tel que moi. Point de façons, viens m’embraſſer. » Lucette ſe ſentoit moins diſpoſée à réſiſter à Frivolet. Elle le regarde avec plaiſir, l’Abbé profite de ſon trouble ; mais lorſqu’il croyoit ſe rendre heureux, elle revint à elle-même, ſonge au danger qui la menace, ſe ſauve à la hâte, & laiſſe Monſieur L’Abbé fort ſurpris d’une fuite ſi imprévue.

Cependant notre Financier ſongeoit avec plaiſir à ſa nouvelle gouvernante. Il avoit eu le tems de conſidérer ſes grâces. La volupté enflamma ſes ſens preſqu’uſés : il déſiroit de ſe trouver tête à tête avec Lucette ; il fit ſi bien que, ſans qu’on eût lieu de le ſoupçonner, il put l’entretenir en liberté.

Notre héroïne continua d’être une Lucréce ; elle fut ſourde aux belles paroles du Financier qui, s’enflammant de plus en plus, voulut prendre quelques libertés ; ſon prodigieux embonpoint l’embarraſſe : après avoir ſué vainement, il fut obligé d’abandonner ſa proie. Enfin pour derniere reſſource, il préſenta à Lucette un ſac plein d’or, qu’elle eut la modeſtie de refuſer.

Le Lecteur jugera par ce trait inouï, que mon héroïne n’étoit jamais ſortie de ſon village. Il eſt rare de voir un Financier ſoupirer vainement ; une fille de ſeize ans d’une ſageſſe exemplaire, & qui refuſe un préſent conſidérable : j’ai lieu de craindre qu’on ne m’accuſe d’écrire une hiſtoire romaneſque.


Vignette fin de chapitre
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