Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-04

CHAPITRE IV.

Où le Lecteur voit arriver de nouveaux perſonnages.


Le village où naquit mon héroïne étoit de la dépendance d’une des terres de Mondor. C’étoit un grave Financier, que ſes confreres croyoient un homme ſpirituel, parce qu’il étoit exceſſivement riche. Il avoit près du village un ſuperbe château. Le prince de *** en avoit un non loin de-là ; mais il paroiſſoit une chaumiere, en comparaiſon de celui de Mondor. Notre nouveau Midas réſolut d’y venir paſſer une partie de la belle ſaiſon. Un perſonnage de ſon importance ne manque pas de courtiſans. Il engagea ſes plus affidés à l’accompagner. Les carroſſes ſont prêts, les poſtillons, les laquais courent devant les équipages ; on diſſipe l’ennui par des ariettes de l’Opéra bouffon, qu’on a eu ſoin d’apprendre par cœur, & qu’on trouve ſublimes ; on chante, on fait bonne chere, on arrive avec fracas.

J’eſpere que le Lecteur ne ſera pas fâché de voir deſcendre de caroſſe cette pétulante compagnie.

Une maſſe informe de chair ſe préſente d’abord à la portiere ; elle paſſe de côté, deux laquais la ſoutiennent & la poſent doucement à terre : cette eſpèce de petit monſtre eſt Monſieur Mondor. Il eſt haut de trois pieds & demi : il chancelle ſur ſes groſſes & courtes jambes ; il ſouffle avec bruit ; ſa tête a preſque autant d’empleur que tout ſon corps. Un Petit-maître s’élance de la voiture en ſifflant ; ſon habit lui va juſtement au milieu des cuiſſes ; ſon chapeau lui couvre le ſommet de la tête, & il porte un bouquet qui lui cache la moitié de l’eſtomac. Ce Pantin animé eſt le Marquis d’Arneuil ; il jouiſſoit d’un grand nom, mais ſans bien : les femmes, à qui il reſſembloit aſſez, faiſoient les frais de ſon entretien ; Mondor lui prêtoit ſouvent de groſſes ſommes, enchanté qu’un Seigneur tel que lui vint ramper chaque jour dans ſon hôtel. Un jeune homme ambré, parfumé, & mis avec élégance, ſe précipite de la voiture : il fait une pirouette & prononce deux ou trois phraſes de l’Académie des Dames. Ce perſonnage intéreſſant, cette petite poupée eſt un Abbé ; il ſe nomme Frivolet ; il eſt chéri dans tous les cercles ; ſes diſcours ne cauſent point de vapeurs ; il parle galanterie, a toujours le mot pour rire : il pourroit dans le beſoin réciter Grécourt & La Fontaine ; il eſt amateur de muſique, préfere les Italiens aux Comédiens François : auſſi Dieu ſçait comme on admire ſon génie ! Heureux qui peut entendre un inſtant Monſieur l’Abbé ! Partagé de pluſieurs bénéfices, il s’en ſervoit pour ſes plaiſirs & pour le bien de ſes amies. Comme le reſte de la compagnie de Mondor ne conſiſte qu’en perſonnages ſubalternes, je ne juge point à propos de les dépeindre au Lecteur.

Cette grave ſociété fut à peine deſcendue au château, qu’on ſe trouva briſé, excédé. Notez bien qu’ils n’avoient pourtant fait que trente lieues dans le caroſſe d’un Fermier général. Mondor congédia bruſquement le Bailli & le Curé qui venoient faire leur compliment, & implorer ſa protection en faveur des pauvres gens du village. On mangea, en ſe plaignant beaucoup de la fatigue, des mets légers & délicats, & l’on courut s’enſevelir mollement dans des lits voluptueux, baſſinés avec ſoin.


Vignette fin de chapitre
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