Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-03

CHAPITRE III.

Grande ſageſſe de notre héroïne.


Lucette ne comprit preſque rien à tout ce que lui dit ſa mere ; cependant elle promit d’être ſage, & fit tout ſon poſſible pour tenir parole. Elle évita les hommes ; de ſi loin qu’elle en appercevoit un, elle ſe ſauvoit auſſitôt. Elle s’étoit mis une ſinguliere idée dans la tête. En réfléchiſſant ſur l’hiſtoire de ſa mere, elle conclut en elle-même que les hommes étoient méchans, qu’ils mordoient les filles qui s’approchoient d’eux, qu’enſuite le venin gagnoit, & qu’on ne pouvoit plus cacher ſon malheur. Il n’y a qu’une villageoiſe qui puiſſe être ſi naïve. Les habitantes des villes ſont plus inſtruites, l’exemple les éclaire, à douze ans on n’a plus rien à leur apprendre.

Mon héroïne devint un petit lion ; Tircis, qui jouoit ſi bien de la muſette ; Lucas, qui chantoit avec grace ; Colin, qui danſoit ſi légerement, furent étonnés de ſa méchanceté. Le Dimanche au ſoir, ſous l’ormeau, ils étoient obligés de ſe tenir à dix pas d’elle. Eux qui ſe voyoient les coqs du village, que toutes les filles recherchoient, avoient lieu d’être ſurpris de ſa cruauté. Plus d’une bergere rioit ſous cape, & diſoit tout bas : elle y viendra.

Une fille doit avoir le cœur ſenſible à quelque choſe ; ſi elle fuit ſon prochain, elle aime Dieu. Lucette étoit portée à la tendreſſe ; elle ſe rendit dévote. Elle reſtoit à l’égliſe le plus qu’il lui étoit poſſible. Elle y pouſſoit des ſoupirs enflammés ; elle y méditoit ſur l’amour de Dieu. Elle n’avoit point tout cet attirail ſi cher aux bigotes, une grande coëffe, une croix longue d’un pied, une robe lugubre, arrangée ſingulierement : cet habit-là ne donne point la vertu. Lucette, avec ſa cotte ordinaire avoit plus de dévotion que la vénérable la plus embéguinée. C’étoit un plaiſir de la voir ; elle marchoit modeſtement, les bras croiſés, la tête baiſſée ; ſon viſage tranquille annonçoit la ſérénité de ſon ame.

Le Curé du village, qui à peine entendoit ſon breviaire ; Paſteur patelin & careſſant, à la face bourgeonnée, au ventre épais & maſſif, enfin, aſſez ſemblable à un gros Prieur : ce Curé-là fut enchanté de ſa jeune paroiſſienne. Il lui fit ordonner de venir chez lui. Lucette y fut toute tremblante. Elle craignoit d’avoir commis, ſans y penſer, quelque énorme péché. « Approchez-vous, ma fille, lui dit le Paſteur dès qu’il l’apperçut ; aſſeyez-vous bien près de moi ; vous êtes un aimable enfant ; votre vertu vous conduira droit en paradis. — Monſieur, vous avez bien de la bonté. — Plus je vous regarde, plus je vous trouve charmante. Ces tendres colombes ont des attraits inconnus aux femmes mondaines. Il faut que je vous embraſſe. La pauvre petite ! elle a peur. » Je ne doute pas que Monſieur le Curé n’ait eu d’abord de bons deſſeins. Il vouloit, ſans doute, exhorter Lucette à perſiſter toujours dans la ſageſſe : mais le diable qui ne dort jamais, réſolut de tenter le bon-homme ; il l’échauffa ſi rudement, qu’à peine pouvoit-il ſe modérer. « Oh ! çà, petite, continua le papelard, je vous… adore. Voyez ce que c’eſt d’être ſage ! Tout s’embellit. Quels yeux ! quelle bouche ! Vous avez des couleurs admirables. Vos bras ſont à manger… Ah !… que la vertu eſt une bonne choſe » ! Lucette immobile écoutoit le Paſteur avec reſpect. Le bon-homme, profitant de ſon ſilence, promenoit une main hardie ſur une gorge raviſſante. « Que faites-vous, s’écria Lucette, d’une voix entrecoupée ? Hélas !… ma chere fille, lui dit le Paſteur en ſoufflant, vous êtes ſi ſage, je dois vous aimer tant… qu’en vérité… » À ces mots il la ſaiſit, l’embraſſe avec ardeur ; il la portoit déja ſur ſa couchette : notre héroïne alloit céder ; une douce langueur s’emparoit de ſes ſens, elle ſoupiroit ; mais tout à coup elle ſongea à ſa mere, la crainte la prit, elle ſe débarraſſe des mains du Curé & diſparoît comme un éclair.


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