Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-02

CHAPITRE II.

Comment une mere doit inſtruire ſa fille.


La mere de Lucette la prit un jour en particulier, & lui parla ainſi : « Vous devez commencer à vous défier des hommes : vous voilà dans un âge où il eſt dangereux d’être ignorante ſur certaines choſes. Le meilleur moyen que j’aye de vous inſtruire, eſt de vous apprendre ce qui m’eſt arrivé ; rien n’eſt plus utile que l’exemple, & ſur-tout l’exemple d’une mere.

» Par malheur pour moi, je fus long-tems une ſotte ; j’ignorois abſolument tout. Ma mere eut la mauvaiſe politique de me cacher ce que je devois ſçavoir, elle fit la réſervée : elle croyoit qu’en éloignant de moi toute idée du mal, je ne le connoîtrois jamais, & n’aurois pas beſoin de leçon. Ma bonne mere me laiſſa faire à ma fantaiſie : elle me vit courir ſans crainte avec les garçons du village. Je devins grande, je parus jolie, on me le dit, & j’accordai, ſans ſcrupule, bien des petites libertés. Je ne me doutois point que les hommes fuſſent différens de moi : je les cherchois toujours ; ſans en ſçavoir la raiſon, je ne me trouvois bien qu’avec eux. Un ſoir que j’étois par hazard dans ce bois qui eſt au bout de la prairie, je rencontrai Mathieu. Ce Mathieu étoit un garçon fort aimable, de bonne humeur, jeune, brun & vigoureux. Il m’embraſſa, je fus émue ; il redouble, je ſoupire ; il me ſerre dans ſes bras, mon ſein s’agite ; enfin, il m’apprit que les hommes ne nous reſſembloient qu’en apparence. Je n’avois garde de m’oppoſer à ce qu’il exigeoit de moi, il me faiſoit trop de plaiſir ; & puis, grace à ma mere, je croyois faire un action très-permiſe : elle me parut ſi naturelle ! Je revins à la maiſon enchantée de mon bonheur & de mes découvertes, je réſolus pourtant de lui cacher que j’étois ſi ſçavante : je craignois apparemment qu’elle ne m’enlevât mon maître, & qu’elle ne voulût auſſi s’en faire inſtruire. Chaque jour je faiſois des réflexions ſur mon aventure du bois. J’étois étonnée ; j’avois de nouveaux doutes ; Mathieu voulut contenter ma curioſité, il ne me laiſſa rien ignorer ; je lui faiſois ſouvent répéter ſes leçons. Au bout de quelques mois je me ſentis malade, j’eus des maux d’eſtomac ; mais je devins beaucoup plus groſſe. Je le fis remarquer à Mathieu ; il rougit, il ſe troubla, & depuis ce fatal moment je ne l’ai plus revu. J’ai appris long-tems après, qu’il s’engagea dans la ville prochaine ; il fut combattre les ennemis, & ils tuerent le pauvre garçon. Je fus quelques jours inconſolable. Je ſongeois à le remplacer, quand ma mere, me regardant attentivement, pouſſa un grand cri, & s’évanouit. J’eus beaucoup de peine à la faire revenir ; lorſqu’elle eut repris l’uſage de ſes ſens, au lieu de me remercier, elle entra dans une furieuſe colere : malheureuſe, me dit-elle, vous avez donc oublié la vertu ! Pardonnez-moi, lui dis-je, j’ai toujours été ſage. Il y paroît, me repliqua-t-elle ! votre taille prouve votre mauvaiſe conduite. Oh ! lui dis-je, je me porte fort bien, depuis quelque tems je deviens groſſe & graſſe à merveille. — Mais vous allez ſans doute avec un garçon ? — Hélas ! M. Mathieu m’a quittée, j’en ſuis encore toute triſte : je l’aimois tant ! Il venoit chaque ſoir me trouver au fond du bois ; là nous reſtions deux heures enſemble. Ma mere s’emporta, me dit qu’une fille honnête n’agiſſoit pas comme moi. Je n’en fçavois rien, lui répondis-je. Elle me mena à dix lieues d’ici chez une de ſes couſines, à qui elle recommanda le ſecret. J’accouchai d’un enfant qui mourut dès qu’il fut né, & nous revinmes enſuite, comme ſi de rien n’étoit. Les gens du village me trouverent plus jolie qu’avant ma rencontre avec Mathieu. Ils diſoient que j’avois l’air plus mutin & plus vif qu’autrefois. Ma mere, ſans m’en dire la raiſon, chercha quelque nigaud qui voulût de moi. Votre pere me demanda en mariage ; l’accord ne tarda pas à ſe faire. Je vivois contente avec lui ; nous ſerions encore heureux ; mais un jour je m’aviſai de lui conter les bons procédés que Mathieu avoit eus pour moi. Il fit le diable à quatre, voulut battre ma mere & je m’échappai fort à propos. On me fit connoître mon tort ; on nous racommoda. Votre pere prit ſon parti. Je m’apperçois pourtant qu’il eſt ſouvent de mauvaiſe humeur ; ſans doute qu’il ſonge encore à la confidence que je lui fis.

» Vous voyez qu’une fille ignorante eſt plus ſujette à mal faire qu’une autre. Je n’ai pas voulu vous laiſſer dans l’erreur. Oui, les hommes nous cherchent avec ſoin ; ils nous font goûter des plaiſirs infinis : mais à peine n’ont-ils plus rien à deſirer, qu’ils mépriſent celle qui fut trop facile. Croyez-moi, Lucette, n’écoutez jamais les amans, ils vous tromperoient : vous ne pourrez pas au moins pécher, comme moi, par ignorance. Songez-y, ma chere fille, le plaiſir ne dure qu’un moment, & les regrets durent toujours. »


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