Lucette, ou les Progrès du libertinage/01-07

CHAPITRE VII.

Grande victoire.


Notre héroïne enviſagea tout d’un coup la faute qu’elle alloit faire ; elle remercia le ciel d’avoir envoyé l’Abbé ſi à propos ; elle ſe promit d’être plus ſur ſes gardes. Frivolet ne ceſſoit pas de rire : il ſaiſit bruſquement Lucette, elle ſe défend de ſon mieux, malgré un trouble ſecret qui la preſſe de céder. Quoi ! lui dit l’Abbé en riant, vous voulez faire la cruelle ! ſongez-donc que j’ai vu. Lucette lui repréſenta qu’il étoit attaché à l’égliſe, & que ſon état lui défendoit d’approcher des femmes. L’Abbé redoubla ſes éclats de rire, & ſe rendit plus téméraire. Il ſe préſentoit fiérement, ſûr d’emporter la victoire au premier aſſaut ; mais il connut bien-tôt qu’il ſe trompoit : Lucette cria, ſe débattit, le répouſſa, le mordit & l’égratigna d’importance. M. l’Abbé hors d’haleine & tout en ſang, fut contraint de remettre la partie à une autre fois. Il s’éloigna furieux, en prononçant de ces gros mots qu’il n’avoit ſûrement pas appris dans ſon breviaire. On s’apperçut du ravage que notre héroïne avoit fait ſur ſa perſonne. Sa vue redoubla la bonne humeur ; vingt lignes de pluſieurs figures géométriques lui traverſoient le viſage, le bigarroient à merveille. Frivolet, ſans ſe déconcerter, aſſura la compagnie qu’il venoit de la chaſſe, qu’il avoit couru les bois en héros, & que des épines audacieuſes l’avoient mis dans l’état où l’on le voyoit : on fit ſemblant de le croire.

Notre héroïne, fière d’avoir emporté la victoire, répara ſon déſordre, & retourna modeſtement au château. Le valet-de-chambre vouloit ſe rendre heureux, en dèpit de tous les Abbés du monde ; il lui étoit facile, dès la premiere nuit, de gagner la chambre de Lucette ; il le lui dit à l’oreille, mais elle prit un air de dignité qui en impoſa : le valet-de-chambre conclut en lui-même qu’il devoit attendre un tems favorable.

Lucette ne conſerva pas ſans peine ſon honneur. Il lui falloit réſiſter aux diſcours tendres de l’Adonis valet-de-chambre, aux propos fades & étourdis de d’Arneuil, au patelinage de l’Abbé, & aux offres bruſques du Financier. La pauvre fille étoit chaque jour en grand danger de ſuccomber. On doit lui ſçavoir gré d’une réſiſtance qui dura, compte fait, un mois & demi. Frivolet prétendoit ſe venger de ſes égratignures : il la preſſoit furieuſement ; & elle étoit ſouvent obligée, pour l’arrêter, de joindre la force à la ſageſſe. Le Marquis venoit en pirouettant lui conter mille ſornettes ; ſa main careſſoit légerement le mouchoir qui cachoit la gorge de Lucette ; il lui fredonnoit une ariette de l’Opéra bouffon ; il vouloit lui montrer par-là qu’il étoit un homme du bel air & un ſçavant. Le Marquis avoit raiſon. L’on rougiroit de trouver frivole l’Opéra-comique. Il eſt d’uſage de s’orner la mémoire des beautés du Roi & du Fermier, & de celles d’On ne s’aviſe jamais de tout, Lucette l’écoutoit avec plaiſir, mais elle lui réſiſtoit courageuſement, malgré toutes ſes belles chanſons. Notre Petit-maître n’étant pas capable d’un grand effort, & perſuadé qu’il en viendroit enfin à bout, ſe retiroit après une légere attaque. Pour le Financier, il y avoit encore un certain mérite à lui être cruelle. Son embonpoint énorme l’empêchoit d’être téméraire auprès des femmes ; mais il les preſſoit la bourſe à la main. Chaque jour il perſécutoit Lucette ; il lui faiſoit ſes propoſitions d’un air de hauteur qui la révoltoit ; elle détournoit ſes yeux de deſſus lui, mais elle lorgnoit ſon or.

J’ai caché juſqu’à préſent au Lecteur une petite foibleſſe de mon héroïne. Je la croyois de peu de conſéquence ; je m’apperçois que j’étois dans l’erreur. La vérité, dont je fais profeſſion, m’oblige à ne rien taire.

On ſe rappellera que Lucette avoit gardé les moutons, & n’étoit qu’une petite payſanne, avant d’entrer chez Mondor. Lucas conduiſoit ſon troupeau dans la même plaine où Lucette menoit le ſien. Tous les deux jeunes & villageois, ils s’occupoient à jouer à des jeux innocens. Ils ignoroient le plaiſir que l’on peut goûter lorſqu’on eſt deux. Il s’embraſſoient avec joie, & bornoient là tous leurs plaiſirs. Lucette s’accoutuma à voir Lucas, elle ne pouvoit vivre ſans lui ; lorſque ſa mere lui eut appris ſon hiſtoire, elle réſolut d’être ſage & de fuir les garçons. Ce ne fut qu’avec peine qu’elle s’éloigna de ſon cher ami. Le pauvre Lucas penſa mourir de douleur, lorſqu’il éprouva ſes cruautés. Il avoit l’ame bonne, il ſe réjouit, lorſqu’il ſçut que Mondor venoit de la faire une groſſe Dame. Lucette ne pouvoit s’empêcher de ſonger à Lucas. Elle ſoupiroit, & auroit bien voulu lui parler quelquefois. Un jour, qu’elle alloit au village prochain, elle eut le bonheur de le rencontrer. Il l’aborda chapeau bas, avec tout le reſpect poſſible. Lucette ſçavoit l’uſage du monde, elle n’étoit plus ſi farouche, & n’avoit garde de fuir les garçons. Lucas déploya ſon éloquence champêtre pour la féliciter ; il lui témoigna la douleur d’être long-tems privé de ſa préſence ; & l’aſſura qu’il prenoit la liberté d’être toujours ſon ſerviteur. Les diſcours de Lucas n’avoient pas l’élégance de ceux qu’on tenoit au château, mais ils plurent davantage à notre héroïne. Elle l’aſſura qu’elle lui vouloit du bien. Lucas fut enchanté : on voyoit briller dans ſes yeux la joie & les deſirs. Il ſe hazarda de faire quelques careſſes, on ne ſe fâcha pas ; il redouble, on ſoupire ; il s’émancipoit, mais enfin Lucette l’arrêta, & lui ordonna de la laiſſer pourſuivre ſon chemin toute ſeule. Le pauvre garçon fut obligé de lui obéir.

Mon héroïne, échappée encore à ce danger, vit avec plaiſir & avec chagrin Lucas s’éloigner d’elle. Elle eut le tems de faire des réflexions ; elle conclut, en elle-même, qu’il eſt bien difficile à une jeune fille de réſiſter à la nature.


Vignette fin de chapitre
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