Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-03

CHAPITRE III.

Un autre perſonnage reparoit
ſur la ſcène.


Je marchois plongé dans une rêverie profonde, lorſque quelqu’un cria d’une fenêtre, gâre deſſous, & ſauta du premier étage en bas. Le bruit qu’il fit en tombant, je ne le cache pas, me cauſa une terrible frayeur. Revenu à moi-même, j’enviſageai cet homme ſi alerte ; j’eus le tems de le conſidérer ; peu accoutumé, ſans doute, à deſcendre ſi vîte, il fut un inſtant étourdi. Je ne ſaurois exprimer quel fut ma ſurpriſe, de reconnoître dans notre ſauteur, le tendre amant de notre Héroïne ; en un mot, Monſieur Lucas.

J’ignorois qu’il fût ſorti de cette Maiſon où nous conduit le libertinage. J’allois lui témoigner mon étonnement, lorſqu’il ſe mit à courir à toutes jambes. J’ai fait mon poſſible pour m’éclaircir de ce qui lui étoit arrivé, je vais raconter tout ce que j’en ai appris.

Aucune beauté favorable ne tira Monſieur Lucas de ſon Séminaire ; il en étoit digne pourtant ; ſon mérite avoit de quoi tenter ; mais l’uſage n’eſt pas encore venu que les Dames aillent prendre tout de ſuite par la main, celui qui leur inſpire des deſirs illicites ; à juger ſelon les apparences, cet uſage ſi commode, ne tardera pas de paſſer tout d’une voix : le pauvre Lucas étoit né vingt-cinq ans trop tôt.

Il recouvra naturellement ſa liberté, ce tréſor qu’on ne peut trop chérir, qu’on perd ſouvent pour une bagatelle. Le Château qu’il habitoit, quoique d’une grandeur prodigieuſe, eſt à peine ſuffiſant pour contenir un quart de ceux qui méritent d’y être logés. On eſt contraint chaque année, de prier les plus ſages de ſe retirer, ce qu’ils font ſans balancer long-tems. Lucas fit place à d’autres, avec beaucoup de plaiſir.

Il ſortit preſque méconnoiſſable, de l’auguſte Maiſon où le Roi, ſans le ſavoir, avoit eu la bonté de lui donner un appartement. Il étoit auſſi gras qu’un Moine ; ſon triple menton le faiſoit reſſembler à un riche Bénéficier. Il paroiſſoit avoir la force d’Hercule, jointe aux grâces d’Adonis. Le long jeûne où on l’avoit reſtraint, le rendit frais, gaillard & coloré comme un jeune Abbé, & faiſoit s’échapper de ſes yeux, des étincelles de feu. Sa perſonne étoit un tréſor. La Ducheſſe de *** & la Comteſſe de *** l’auroient enrichi, & auroient rendu grâce au Ciel de ſon malheur. Il eut ſouvent envie d’implorer leur généroſité, très-certain de s’acquitter bientôt avec elles ; mais la honte de ſon infortune le retint ; il craignit trop qu’elles ne luſſent ſur ſon front la petite mortification qu’il venoit d’eſſuyer. Le pauvre garçon étoit encore bien novice, pour avoir vu le monde. La Ducheſſe, & ſes pareilles, cherchent-elles la vertu dans ceux qu’elles honorent de leur amitié ? Non, l’air dégourdi, la bonne mine, ont ſeuls le pouvoir de les enchanter ; elles deſirent la jeuneſſe dans leurs galans, & d’autres qualités encore plus précieuſes.

Cependant il falloit vivre. Lucas fit de néceſſité vertu ; il prit du goût pour le travail pendant ſa pénitence. Il écrivoit aſſez bien, il fit valoir ce petit talent dans le lieu de ſa retraite. À force d’écrire des placets, de dolentes miſſives, des promeſſes de mieux vivre à l’avenir, pour les pauvres Reclus ſes compagnons, il avoit amaſſé une modique ſomme. Ce ſecours lui vint fort à propos pour ſubſiſter quelque tems à Paris : car l’on mourroit de faim, dans la Ville la mieux policée, ſi l’on n’étoit induſtrieux ou rampant. Il ne manquoit pas d’aller chaque jour aux Tripots, dans les Académies de jeu. Sa bourſe l’obligeoit de modérer ſon âpreté au gain ; il riſqua ſouvent de la mettre à ſec. La Fortune, qui s’intéreſſe aux malheureux, ſecondoit ſes coups de déſeſpoir, & lui faiſoit retirer ſon épingle du jeu. Ce qu’il gagnoit étoit peu de choſe, parce qu’il hazardoit des minuties ; auſſi ne ſe mettoit-il pas dans le cas de ſe ruiner tout d’un coup. Voilà comme les Joueurs devroient faire, s’ils écoutoient la raiſon.

Un de ſes amis fut aſſez dupe pour mépriſer ſon exemple. Il ſe débarraſſa dans un inſtant, de ce qui devoit le faire vivre ſix mois. Déſeſpéré de n’être plus en état de jouer, faute d’eſpèces, il pria Monſieur Lucas de ſe prêter à ſa fantaiſie, de vouloir bien jouer au trente & quarante, tout ce qu’il poſſédoit, contre ſa garderobe. Celui-ci accepta la propoſition ; elle étoit avantageuſe ; il y avoit douze contre un à gagner. Lucas mettoit le demi-tiers de la valeur d’une choſe, encore ſon ami trouvoit-il qu’il apprécioit avec conſcience. Le bonheur lui en voulut tant, qu’il ſe vit maître de la garderobe de celui qui faiſoit ſon dieu du hazard. Il ramaſſa froidement tout ce qui lui appartenoit par droit de conquête & ſouhaita une bonne nuit au malheureux qu’il dépouilloit. Le pauvre Diable, ſans linge & ſans habit, n’eut d’autre parti à prendre, que de retourner chez lui à pied, en faiſant très-maigre chère. On pouvoit contempler en ſa perſonne blême & abbatue, ce que deviennent à Paris la plûpart des jeunes gens.

Monſieur Lucas, enchanté d’être poſſeſſeur d’un bel habit galonné, ſe donna dans le monde pour un homme d’importance. On fait croire tout ce que l’on veut ; on ſe fait recevoir à bras ouverts ; on eſt charmant, adorable, lorſqu’on a le bonheur d’être mis d’une certaine façon. Le perſonnage le plus vertueux, s’il eſt déguenillé, eſt preſque traité de coquin, puiſque l’on n’appelle Honnête-homme, que celui qui peut s’habiller ſuperbement, Monſieur Lucas ſçut jetter de la pouſſière aux yeux ; il ſe fit paſſer pour un Marquis. Il eut l’art d’engager les uns & les autres à lui faire crédit. Son appartement étoit vaſte, bien entendu ; ſa table ſervie avec délicateſſe. Mais tout cela ne lui coûtoit qu’un je vous paierai un jour. Les Marchands accouroient en foule, lui offrir de contenter tous ſes vœux. Comme on le croyoit un homme de condition, l’on n’étoit guères ſurpris qu’il ne payât jamais ſes dettes.

Loin de reſſentir quelquefois des remords, d’abuſer de la bonne foi de tant de monde, Monſieur Lucas ne faiſoit que rire de la crédulité des uns & des autres. Il imaginoit chaque jour de nouveaux moyens pour faire des dupes ; je dois avouer qu’il paroiſſoit en avoir fait une longue étude. Le ſuccès l’encourageoit. Il auroit pouſſé loin ſes tentatives, ſi les progrès qu’il faiſoit dans le vice, en lui inſpirant de nouvelles paſſions, ne lui avoient fait tourner ſes vues d’un autre côté. Ce changement ne vint pas tout-à-coup ; il eut le tems de faire repentir plus d’un honnête Uſurier, à qui l’eſpoir d’un gain conſidérable fit perdre toutes ſes avances.

Il s’étayoit encore par le jeu. Il en tiroit de petites ſommes qu’il faiſoit circuler parmi les plus preſſés de ſes Créanciers ; elles étoient comme autant d’appât, où les ſots venoient ſe prendre. Se plaiſant toujours dans les Tripots, Monſieur Lucas devoit s’attendre à des avantures fâcheuſes. Un grand tumulte arriva dans celui qu’il fréquentoit. Certain fripon ne fut pas aſſez adroit à filer les cartes ; on le prit ſur le fait. Lucas, je n’oſe dire pourquoi, ſoutint qu’on inſultoit à tort un galant-homme. On fut chercher le Commiſſaire, afin qu’il jugeât le différend. Le filou mal-habile, fut convaincu & garotté. L’amant de notre Héroïne, voyant qu’on n’entendoit pas raillerie, & craignant de retourner d’où il ſortoit, s’aviſa de ſauter par la fenêtre. Voilà par quelle avanture il me fit une ſi étrange peur.

J’ai conduit Monſieur Lucas juſqu’au moment où je l’ai rencontré ; le Lecteur eſt inſtruit de ſon Hiſtoire paſſée ; j’aurai ſoin de lui apprendre la ſuite de ſes travers. Je ne lui demande, pour prix de toutes mes peines, que de vouloir bien s’appercevoir du motif qui me fait décrire les progrès du Libertinage.

Quelques jours après que Lucas eut fait le ſaut périlleux, dont je viens de parler, il lui arriva un bonheur après lequel il ſoupiroit depuis long-tems ; c’eſt-à-dire que le haſard lui fit trouver ſa chère Lucette. Il la cherchoit envain, après avoir ſçu qu’elle n’étoit plus captive. Il ſeroit mort vingt fois d’amour & de douleur, ſi la mode n’en étoit paſſée. L’envie lui prit d’aller un Dimanche au bal de Saint-Cloud. L’endroit où l’on danſe rétentiſſoit d’applaudiſſemens ; on admiroit la légèreté, les grâces d’une Beauté pimpante, qui danſoit une Allemande, avec toute la prétention poſſible. Afin de prendre ſa part du plaiſir, il s’éleva de ſon mieux ſur une chaiſe, au riſque de ſe caſſer le cou. Que devint-il, lorſqu’il vit que ce charmant objet, cette Nimphe ſi brillante & ſi dégourdie, étoit celle qu’il déſiroit depuis long-tems ; ſon adorable Lucette ! Il eut toutes les peines du monde à s’empêcher de troubler la danſe, en volant à ſes pieds ; jamais Allemande ne parût ſi longue ; jamais on n’a tant maudit & rigodons & gavottes, que Monſieur Lucas dans ſon impatience. Enfin Lucette eſſouffla, mit ſur les dents les plus vigoureux ſauteurs du bal. Elle couroit en triomphe ſe rafraîchir, quand Lucas vint tout-à-coup la couvrir de baiſers, la preſſer dans ſes bras. Elle recevoit de ſi vives careſſes avec modeſtie & ſans attention, parce qu’elle croyoit qu’on la félicitoit ſur la fineſſe de ſa jambe, ſur les grâces de ſa danſe. Son cœur qui palpita, lui fit lever les yeux ; elle penſa s’évanouir en reconnoiſſant l’objet de ſes ſoupirs, celui à qui elle devoit la première leçon d’amour. Ils s’écartèrent inſenſiblement des allées fréquentées ; que de choſes n’avoient-ils pas à ſe dire ! Lucas s’écria cent fois qu’il étoit le plus heureux des hommes, puiſqu’il avoit retrouvé la Beauté qu’il aimeroit toute ſa vie, Lucette l’aſſura qu’elle ne l’avoit pas oublié un ſeul inſtant. Elle lui apprit en peu de mots ſa fortune, & le conjura de venir la voir le plus ſouvent qu’il pourroit. Lucas le promit, & fut exact à tenir parole.

Voilà ce que je préſume qu’ils ſe dirent dans cette première entrevue. Je n’étois point avec eux, ainſi je ne puis rien aſſurer ; je ne fais que parler par conjecture. Je n’ai garde d’imiter les faiſeurs de Romans modernes, qui rapportent une converſation ſecrette de leurs Héros, avec autant de détail & d’aſſurance que s’ils avoient été cachés dans un coin, afin d’écouter juſqu’aux moindres paroles. Ces Meſſieurs devroient bien conſidérer que la vraiſemblance & le bon ſens ſont furieuſement choqués ; & que les gens raiſonnables ont ſujet de s’égayer à leurs dépens. Mais ils ſe figurent faire des merveilles, en écrivant tout d’une haleine, dix pages de fadeurs.


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