Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-00

PRÉFACE

Qu’on fera bien de lire,
malgré l’uſage.


LAccueil que le Public a bien voulu faire à cet Ouvrage, dont la ſeconde Édition preſque épuiſée, m’a encouragé à le continuer. Il m’a paru que je ne devois pas laiſſer toujours mes Héros en priſon. J’oſe eſpérer qu’il aura la même indulgence pour cette troiſième Partie, que pour les deux premières.

J’ai à me louer du Public, parce que mon Livre s’eſt bien vendu ; mais mon Libraire y a ſeul trouvé ſon compte ; je n’en ſuis pas plus heureux. Beaucoup de perſonnes ont cru que je n’avois écrit que pour le plaiſir de compoſer un Ouvrage dangereux aux mœurs. Je proteſte ici, qu’elles ſe ſont bien trompées ; elles ne m’ont ſans doute jugé que ſur le titre. Si on avoit lu mon Livre, non comme un Roman frivole, mais comme un Ouvrage qui renfermoit quelque apparence d’utilité, on auroit vu que je cache ſous des fleurs, une morale ſévère. En amuſant mon Lecteur, je fais mes efforts, pour lui prouver combien on doit ſe tenir ſur ſes gardes. J’inſtruis ſans affectation. Je mêle, le plus adroitement qu’il m’eſt poſſible, l’utile avec l’agréable. C’eſt-là, je crois, le vrai genre du Roman.

En annonçant les Progrès du Libertinage, je penſai dire aſſez quel étoit mon but. Pouvois-je m’imaginer, qu’on m’accuſeroit de me plaire à peindre le vice, exprès pour le faire aimer ? Il faudroit que je fuſſe bien fou, ou bien mépriſable. Crainte qu’il ne ſe trouve encore quelqu’un qui ne s’apperçoive pas, (ou qui le feigne) du motif qui m’a mis la plume à la main, je déclare que les gens vertueux doivent me ſçavoir quelque gré. Mon Livre eſt plus utile qu’un traité de morale, ſi j’oſe parler ainſi. La ſeule apparence d’un homme moraliſte, fait bailler & tomber en ſyncope. Que ſeroit-ce, ſi l’on prétendoit faire lire une pieuſe inſtruction, à nos Petits-maîtres, aux Coquettes du jour ? Les trois quarts de la France auroient bientôt des vapeurs. Voit-on ſur la toilette de nos Élégans, dans le ſac à ouvrage de nos jeunes Marquiſes, le bon Sénéque, l’ennuyeux Paſcal ? Ce ſeroit un prodige encore plus grand, que de rencontrer un Auteur ſans prétention, ſans vanité.

Comme l’on ne ſe doutera pas que j’aie voulu prêcher perſonne, on s’arrachera mon Livre des mains, on le lira avec fureur. Alors, c’eſt au Lecteur à profiter, ſinon, tant-pis pour lui. Il me ſuffit, pour ma conſolation, d’avoir démontré qu’une foibleſſe en fait commettre une autre ; & qu’ainſi l’on doit veiller avec ſoin à ſa conduite. Une jeune fille, ſurtout, apprendra beaucoup dans mon Livre. Elle ſçaura que la moindre petite tentation, doit, être rejettée ; que le Diable eſt quelquefois bien fin. Telle Beauté qui fait un faux pas, en peut faire cinquante tout de ſuite. Le monde eſt rempli d’exemples de ce que je dis ; l’Hiſtoire en fourmille. Cléopatre, Reine d’Égypte, fut ſage tant qu’elle mépriſa la fleurette ; à peine ſe fut-elle permis d’avoir un Amant, qu’elle accorda ſes faveurs à Céſar, à Marc-Antoine, à Auguſte même, à Hérode dit-on, & peut-être à cent autres. Qu’on en ſoit sûr, ſi la fière Lucrèce avoit ſatisfait un inſtant les deſirs de Tarquin, elle l’eût chéri toute ſa vie ; elle auroit ſouri à une foule d’Adorateurs. Peut-être ſe tua-t-elle afin de s’empêcher de ſuccomber. Le remede ſeroit un peu violent ; je ne conſeille pas aux Belles de s’en ſervir.

Je veux déclarer ici, par modeſtie, que je ſçais qu’un fort galant-homme jetta les deux premieres Parties de cet Ouvrage par la fenêtre. Le titre ſeul révolta ſa vertu. Il craignit de ſe ſouiller en liſant un tel livre. Voilà ce que c’eſt auſſi de ne pas faire des Titres à double face ; c’eſt-à-dire, galans pour les uns, & édifians pour les autres ! Combien d’Auteurs mettroient leur amour-propre à couvert, ſi l’on jugeoit d’un Ouvrage au ſeul aſpect du Frontiſpice !

Je dirai tout de ſuite, pendant que je ſuis en train d’être modeſte, qu’on me reproche de ne pas mettre aſſez d’avantures, aſſez de merveilleux dans mes Romans. On n’y trouve, dit-on, que ce que l’on voit tous les jours dans le monde ; que ce que l’on ſçait, pour ainſi-dire, par cœur. Il me paroît que cette critique fait mon éloge. J’ai l’imagination auſſi romaneſque que d’autres, je le démontrerai peut-être un jour. Mais que diſent ces Livres, remplis de choſes incroyables ? Qui peut s’en amuſer ? Des gens amoureux de chimeres, & qui, s’ils prenoient un grain d’Opium, verroient, en dormant, des prodiges auſſi ſinguliers, que ceux qu’ils daignent lire. On repréſente un monde, & des Êtres inconnus. Ne vaut-il pas mieux dépeindre ſon ſiécle, & des perſonnages que l’on peut rencontrer ? Il me ſemble que le plaiſir du Lecteur doit en être plus vif ; il ſourit alors à des tableaux naïfs de nos mœurs ; & n’a point la honte de s’occuper de Contes-bleux. Cléveland eſt très-beau, ſans doute ; mais peut-on s’intéreſſer à des malheurs, à des ſituations incroyables, & qu’on eſt certain de ne jamais éprouver ? Enfin, je ſuis d’avis qu’on doit écrire tout bonnement, ce qui ſe paſſe chez nous, ce qu’on peut voir & ſentir. Il faut faire avouer que les Romans ne créent point un monde chimérique. Tant pis pour ceux qui penſeront que j’ai tort… & par contre-coup, tant pis pour mon Livre.

J’ai pris la liberté de moraliſer quelquefois, dans le cours de mon Roman. Je craignois que le Lecteur ne fît point attention au but moral, ſi je ne le découvrois à demi. J’ai ménagé cependant la délicateſſe des jeunes gens, & des Dames ; mes Réflexions ſont courtes, elles ne feront bailler qu’une minute.

Mes deux Héros ne ſeront pas auſſi libertins que je les avois d’abord fait paroître. On m’a retranché ſans pitié, les endroits où je prouvois davantage les progrès du vice. Je ſuis tenté de dire comme ce Prédicateur Gaſcon, qui, ſe trouvant court en chaire, s’écria, « Mes Freres, que je vous plains ! vous perdez de belles choſes ! » si mon Livre eſt trouvé bon, j’affirmerai que le meilleur y a reſté ; ſi l’on le juge déteſtable, je ſoutiendrai qu’on n’y a laiſſé que le mauvais. Ainſi, j’ai de grandes obligations à mon ſévère Cenſeur ; il m’a fourni le moyen de prétendre toujours que j’ai produit une merveille ; je ſuis sûr de fermer la bouche à la critique. Il faut avouer pourtant, qu’il eſt bien dur, bien triſte, de voir mutiler ſes pauvres enfans. Que la petite vanité d’un Auteur ſouffre alors ! Chaque ligne qu’on lui raye, eſt un coup de poignard qui lui perce le cœur ; il ſemble qu’on lui raviſſe un laurier, & qu’on ternit ſa gloire. Il n’eſt point d’Ouvrages d’eſprit, depuis l’Encyclopédie juſqu’à l’Almanac de Liége, qui n’ait été vu & revu, lu & relu, avant de ſe montrer au grand jour. Des yeux de Lynx cherchent & démêlent ce qui peut bleſſer le bon ordre. Une main impitoyable biffe d’un ſeul trait, une penſée ſublime, une page, un volume. Ah, que la crainte, trop ſcrupuleuſe, prive quelquefois le Public de beaux morceaux, de productions divines ! L’exactitude avec laquelle on examine un Livre, avant qu’il oſe paroître, doit raſſurer les Ames délicates, & les engager à lire indifféremment tout ce que la Preſſe enfante. Le moindre Écrit n’auroit garde de ſe préſenter dans le monde, ſans avoir un Paſſe-port, bien & dûement conditionné.

Au ſujet des Portraits qui ſont dans mon Ouvrage, je proteſte de nouveau, qu’ils ne regardent perſonne directement. Je les ai tiré du creux de mon cerveau. Quelqu’un qui ne voit le Monde que par le trou d’une bouteille, doit-il être ſoupçonné d’avoir mis par malice, des perſonnages connus dans ſon Livre ? si mes caracteres ont quelques reſſemblances, tant mieux ; j’aurai une imagination qui ſçait peindre la nature. La meilleure piéce que puiſſe me jouer ceux qui croiroient ſe reconnoître, ſera de ne rien dire ; ils me feroient trop d’honneur.


Vignette fin de chapitre
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